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Le droit moderne du contrôle judiciaire de l’action administrative sur le fond émerge avec la répudiation d’une conception particulière de la primauté du droit centrée sur le pouvoir judiciaire et la reconnaissance du principe selon lequel la retenue judiciaire est de mise à l’égard de certaines décisions administratives. Tout en acceptant que les décideurs administratifs puissent interpréter le droit aux fins de l’exercice de leur mandat, l’approche traditionnelle veut que le dernier mot en la matière revienne aux cours de justice. Cette doctrine trouve son expression classique dans l’oeuvre du juriste britannique Albert Venn Dicey pour qui les juges, « plutôt que le gouvernement, incarnent la dignité éminente de l’État[1] » et sont les gardiens ultimes de la légalité :

Any official who exceeds the authority given him by the law incurs the common law responsibility for his wrongful act ; he is amenable to the authority of the ordinary Courts, and the ordinary Courts have themselves jurisdiction to determine what is the extent of his legal power, and whether the orders under which he acted were legal and valid. Hence the Courts do in effect limit and interfere with the action of the « administration »[2].

À la fin des années 1970, sous l’influence du développement de l’État administratif sur le plan à la fois légal, social et politique, l’idée selon laquelle le rôle de dire le droit appartient, en toutes circonstances, aux cours de justice est confrontée directement à l’intention du législateur de déléguer à des organismes administratifs des pouvoirs d’interpréter certaines dispositions législatives pour accomplir leur mission, intention exprimée parfois explicitement au moyen des clauses privatives. Mettant en exergue la tension sous-jacente au rapport entre les principes constitutionnels de la primauté du droit et de la suprématie législative, cette confrontation révèle l’inadéquation de la conception de la primauté du droit axée exclusivement sur le pouvoir judiciaire et conduit à l’émergence du principe de la déférence judiciaire qui implique l’adoption par les cours de justice d’une attitude de respect à l’égard de la volonté du législateur de s’en remettre à des décideurs administratifs relativement à certaines questions.

Par le fait même, le rôle des cours de justice en matière de contrôle de l’action gouvernementale devient plus nuancé et plus complexe — « plus subtil », selon l’expression de la juge Wilson[3] — et consiste désormais dans la recherche constante du juste équilibre entre la primauté du droit et le principe de la suprématie législative. Concrètement, il implique le respect par les cours de justice, simultanément, de leur obligation de s’assurer que tout pouvoir de l’administration est fondé et exercé dans les limites fixées par le droit ainsi que de leur devoir d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice par l’administration des pouvoirs conférés par la loi.

Pendant les 40 années suivantes, la Cour suprême du Canada a multiplié les efforts pour définir la démarche à suivre afin que les cours de révision puissent accomplir cet exercice sensible de conciliation. Le chemin s’est révélé ardu et sinueux, plusieurs cadres d’analyse s’étant succédé au fil des ans. En 2016, dans un plaidoyer en faveur de la stabilité dans ce domaine du droit, le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale compare le droit administratif à un « chantier de construction perpétuel où une équipe monte des structures qu’une autre équipe démolit plus tard pour en monter d’autres, sans suivre, apparemment, de plan d’ensemble[4] ». Rendu le 19 décembre 2019, l’arrêt Vavilov[5] représente la dernière tentative de la plus haute instance du pays d’établir un cadre d’analyse permettant de déterminer le degré de déférence requis lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative. Après avoir constaté de nouveau « que la promesse de simplicité et de prévisibilité formulée à cet égard [par la jurisprudence antérieure] ne s’est pas pleinement réalisée[6] », la Cour suprême déclare son intention de profiter de cette occasion afin de rendre le droit relatif au contrôle judiciaire « plus certain, cohérent et facile à appliquer[7] ».

Le présent article résulte d’une interrogation quant à l’aptitude de l’approche contemporaine de l’arrêt Vavilov à apporter davantage de certitude dans ce domaine du droit. Notre analyse part du constat que l’instabilité qui caractérise historiquement le droit du contrôle judiciaire est liée à l’incapacité des approches adoptées successivement par la Cour suprême à guider de manière appropriée les cours de révision dans la réalisation de leur mission de recherche de l’équilibre entre les principes de la primauté du droit et de la suprématie législative. Dans la première partie du texte, un retour sur les cadres d’analyse précédents nous permettra de relever, au sein de leurs structures, les éléments qui les ont rendus inaptes à permettre une expression substantielle suffisante de chacun de ces deux principes constitutionnels et d’apaiser ainsi la tension sous-jacente à leur relation. Dans la seconde partie du texte, nous aborderons, à la lumière de cette évolution jurisprudentielle, le cadre d’analyse actuel pour discuter de ses points forts et de ses points faibles eu égard à l’objectif poursuivi par la Cour suprême d’une plus grande certitude juridique.

1 Les sources de déséquilibre au sein des cadres d’analyse en vigueur avant l’arrêt Vavilov

Trois moments charnières marquent le droit moderne du contrôle judiciaire de l’action administrative : l’émergence, à la fin des années 1970, du principe de la déférence judiciaire en rupture avec l’approche traditionnelle fondée sur la prééminence du judiciaire en matière d’interprétation du droit (1.1) ; le remplacement, à la fin des années 1980, de l’approche traditionnelle par catégories de questions par une approche contextuelle (1.2) ; et l’adoption, à la fin des années 2000, d’une approche mixte — résultat de la superposition sur l’analyse contextuelle d’une analyse par catégories de questions (1.3).

1.1 La déférence judiciaire et l’approche traditionnelle par catégories de questions : l’arrêt SCFP (1979) 

Traditionnellement, les cours de justice ont fait appel à la doctrine de l’ultra vires pour contrôler les décisions de l’administration gouvernementale sur le fond. Selon celle-ci, les questions sur lesquelles un organisme administratif se prononce dans l’exercice de son mandat appartiennent à deux catégories : les questions relatives à l’étendue de sa compétence et celles qui relèvent pleinement de l’exercice de sa compétence. Pour ce qui est de la première catégorie, un décideur administratif n’a pas le droit de commettre d’erreur : s’il le fait, les cours de justice doivent intervenir afin de l’empêcher d’outrepasser sa compétence. En revanche, il peut faire certaines erreurs à l’égard de la seconde catégorie, l’intervention judiciaire n’étant justifiée dans cette situation qu’en présence d’erreurs de droit apparentes à la face du dossier, à l’exclusion d’erreurs de fait et de simples erreurs de droit[8]. En pratique, les cours de justice ont considéré les questions relatives à la compétence comme « préliminaires » ou « préalables » à l’analyse, une erreur à leur sujet menant automatiquement à l’invalidation de la décision contestée et à la fin de l’examen[9].

Reflet de la conception diceyenne du principe de la légalité, la doctrine des questions préalables a été vivement critiquée pour sa propension à favoriser l’interventionnisme judiciaire au détriment de la volonté du législateur de s’en remettre à des décideurs administratifs pour l’interprétation de certaines dispositions législatives. En effet, étant donné le manque de critères permettant de distinguer objectivement les questions relatives à la compétence de celles qui relèvent pleinement de son exercice, les cours de révision pouvaient substituer librement leurs propres interprétations du droit à celles qui avaient été adoptées par les décideurs administratifs.

La Cour suprême répond directement à cette critique, en 1979, dans l’arrêt de principe Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick[10]. Dans une décision unanime, le juge Dickson admet sans détour que « parler de “question préliminaire ou accessoire” [ne] facilite [pas] la détermination de la compétence [du décideur administratif] », car « l’on peut subdiviser presque toutes les affaires soumises à un tribunal administratif en plusieurs points ou questions et en qualifier un, probablement sans trop de difficultés, de “question préliminaire ou accessoire”[11] ». Pour pallier cette difficulté, il exhorte les tribunaux à se prémunir contre la tentation « de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu[12] ». Deuxièmement, il introduit une norme de contrôle qui reconnaît et commande un devoir de déférence judiciaire quant aux questions qui relèvent pleinement de l’exercice de la compétence du décideur administratif. Sur ce type de questions, les cours de justice ne devraient intervenir qu’en présence d’une interprétation manifestement déraisonnable, c’est-à-dire « déraisonnable au point de ne pouvoir rationnellement s’appuyer sur la législation pertinente[13] ». La Cour suprême admet ainsi qu’une disposition législative peut engendrer plusieurs interprétations raisonnables et que, sur certaines questions, la priorité doit être accordée aux interprétations retenues par les décideurs administratifs plutôt qu’à celles qui ont été effectuées par les cours de justice[14].

Le juge Dickson explique ouvertement que l’assouplissement de l’approche traditionnelle en matière de révision judiciaire à travers la reconnaissance du principe de la déférence judiciaire est requis afin de respecter « la volonté du législateur » de conférer le règlement de certains différends « en dernier ressort » à des décideurs administratifs, volonté manifestée explicitement, en l’espèce, par la présence d’une clause privative protégeant la décision administrative à l’encontre de la révision judiciaire. À cette raison principale, il en ajoute pourtant une autre, soit la nécessité pour les cours de révision de respecter l’expertise spécialisée de certaines composantes de l’administration et d’accepter de s’en remettre à celle-ci à certains égards[15]. Cet ajout aura des conséquences importantes sur l’évolution du droit du contrôle judiciaire.

La reconnaissance, dans l’arrêt SCFP, du principe de la retenue judiciaire à travers l’introduction de la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable est vite devenue une mesure insuffisante compte tenu de l’objectif d’assurer, dans les limites constitutionnelles, la pleine expression de l’intention du législateur. En effet, étant donné qu’elle fait dépendre le devoir de déférence judiciaire de l’appartenance de la question à l’étude à l’une ou l’autre des catégories de questions reconnues par la doctrine du vires, la nouvelle approche est tributaire des carences inhérentes à l’approche par catégories de questions. En « l’absence de principe cohérent pour distinguer ce qui est préliminaire de ce qui ne l’est pas[16] », peu d’obstacles se dressent en vue de dissuader les cours de révision de classifier une question dans la catégorie de questions touchant à la compétence et de la soumettre ainsi à un contrôle judiciaire sans restriction. Sur le plan pratique, la mise en garde de l’arrêt SCFP et des arrêts subséquents préconisant l’utilisation de la doctrine des questions préliminaires « avec beaucoup de circonspection[17] » s’est montrée trop peu contraignante et inapte à guider l’examen judiciaire vers la prise en considération convenable de l’intention du législateur. L’approche par catégories de questions sera donc abandonnée pour répondre à ces défauts.

1.2 L’approche contextuelle : les arrêts Bibeault (1988) et Southam (1997)

En 1988, la Cour suprême remplace l’approche par catégories de questions par une approche contextuelle dans l’arrêt Union des employés de service, Local 298 c. Bibeault[18]. Sous la plume du juge Beetz, une cour unanime part du constat qu’il n’est possible de distinguer les questions relatives à la compétence de celles qui relèvent pleinement de son exercice « que par une qualification plus ou moins formaliste qui risque souvent d’être arbitraire, et qui risque surtout d’étendre indûment le pouvoir de contrôle et de surveillance des tribunaux supérieurs[19] ». Tout en soulignant que le « fondement théorique » de la doctrine du vires est « inattaquable » et que « [l]e principe même ne pose aucune difficulté », la Cour suprême constate qu’« il en va autrement de son application » à cause du caractère insuffisamment déterminé — « de la nature fluide » — du concept de compétence[20]. Pour cette raison, la question à se poser en vue de déterminer si une condition est relative à la compétence ne doit plus être celle de savoir, dans l’abstrait, si cette condition est préalable à l’exercice de la compétence d’un décideur administratif, mais plutôt celle de déterminer si le législateur a voulu qu’une matière donnée relève pleinement de la compétence de ce décideur[21]. Autrement dit, pour déterminer si une question mérite ou non la déférence judiciaire et éviter ainsi de porter atteinte à la suprématie législative par une inflation indue du pouvoir de contrôle judiciaire, il est nécessaire de sonder la volonté du législateur à travers un exercice d’interprétation législative forcément contextuel. Bref, « une question qui “touche la compétence” s’entend simplement d’une disposition à l’égard de laquelle la norme de contrôle appropriée est celle de la décision correcte, en fonction du résultat de l’analyse [contextuelle][22] ».

La recherche de la volonté du législateur dans le cadre de l’analyse contextuelle, que la Cour suprême appelle « pragmatique ou fonctionnelle », s’effectue à travers ses manifestations à la fois explicites et implicites. Explicitement, l’intention du législateur de soustraire une décision administrative au contrôle judiciaire peut se manifester par la présence d’une clause privative[23] ; et son intention de soumettre une décision administrative à l’examen judiciaire, par la présence d’un droit d’appel. Implicitement, la volonté du législateur s’exprime à travers le degré d’expertise dont bénéficie le décideur administratif relativement à la question examinée. Le juge Beetz précise, à ce propos, que la cour de révision doit se pencher sur « l’objet de la loi qui crée le tribunal, la raison d’être de ce tribunal, le domaine d’expertise de ses membres, et la nature du problème soumis au tribunal[24] » afin de déceler le degré de proximité existant entre la question présentée au décideur administratif et le niveau de son expertise. Plus ce lien est étroit, plus il est probable que le législateur a voulu soustraire la question à un examen judiciaire sévère. Toutefois, aucun principe n’est proposé au sein de l’approche contextuelle pour guider l’analyse lorsque les critères explicites — l’existence ou l’absence de clause privative — et les critères implicites — l’expertise relative du décideur administratif — utilisés pour interpréter la volonté du législateur mènent à des conclusions contradictoires. Cette absence marquera le développement de l’approche contextuelle.

Les indices implicites de la volonté du législateur découlant de l’expertise relative du décideur administratif acquerront, en pratique, de plus en plus de poids dans l’analyse et finiront par surpasser les expressions manifestes de cette volonté. En 1989, dans l’arrêt Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), appelée à se prononcer sur la norme de contrôle applicable en appel d’une décision administrative, la Cour suprême distingue l’appel prévu par la loi du contrôle judiciaire et affirme que « les décisions d’un tribunal administratif ne doivent faire l’objet [de] retenue que si le législateur a clairement exprimé son intention de les protéger par des clauses privatives[25] ». Le juge Gonthier ajoute pourtant immédiatement dans un obiter dictum que « [l]e principe de la spécialisation des fonctions justifie cependant la retenue judiciaire » même dans le contexte d’un appel prévu par la loi, s’il s’agit « des questions qui relèvent parfaitement du champ d’expertise [du tribunal administratif][26] ». En 1993, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, la Cour suprême fait un pas de plus et admet que la déférence judiciaire est de mise à l’égard des matières liées à l’expertise spécialisée du décideur administratif malgré l’absence d’une clause privative[27]. Cette évolution est achevée, un an plus tard, dans l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers) où l’intention explicite du législateur de soumettre une mesure administrative à un examen judiciaire serré au moyen d’un droit d’appel est directement démentie en raison du haut degré de spécialisation de l’organisme administratif[28]. Dans une décision unanime, le juge Iacobucci reconsidère les propos tenus, en obiter dictum, par le juge Gonthier dans l’arrêt Bell Canada et écrit ceci : « même lorsqu’il n’existe pas de clause privative et que la loi prévoit un droit d’appel, le concept de la spécialisation des fonctions exige des cours de justice qu’elles fassent preuve de retenue envers l’opinion du tribunal spécialisé sur des questions qui relèvent directement de son champ d’expertise[29] ».

Désincarnée de la volonté du législateur relativement à l’intensité du contrôle à être exercé par les cours de justice, l’expertise devient alors un élément autonome de l’analyse contextuelle, voire « le facteur le plus important qu’une cour doit examiner pour arrêter la norme de contrôle applicable[30] ». L’existence des clauses privatives pour protéger les mesures administratives ou, au contraire, des droits d’appel pour donner carte blanche à l’examen judiciaire n’est plus qu’un facteur parmi les autres à pondérer.

Le délaissement d’une analyse par catégories de questions — qui consiste essentiellement dans un exercice de classification — au profit d’une approche contextuelle — qui implique la pondération d’une pluralité de facteurs — conduit naturellement à des résultats plus nuancés au détriment des réponses claires positives ou négatives. Cette conséquence est pourtant accentuée dans l’évolution de l’approche contextuelle par la relativisation du rôle conféré dans l’analyse aux manifestations explicites de la volonté du législateur. En effet, l’idée selon laquelle la retenue judiciaire se manifeste à des degrés variables, situés entre les deux extrémités représentées par la norme de la décision correcte et la norme de la décision manifestement déraisonnable, s’en est suivie presque automatiquement.

Dans l’arrêt Pezim, le juge Iacobucci affirme déjà qu’il existe « toute une gamme de normes allant de celle de la décision manifestement déraisonnable à celle de la décision correcte[31] » et qu’en l’espèce, compte tenu à la fois de l’existence d’un droit d’appel et de l’expertise hautement spécialisée du décideur sur la question examinée, cette norme « se situe entre ces deux extrêmes[32] ». Trois ans plus tard, dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, il introduit une troisième norme de contrôle intermédiaire, soit la norme de la décision raisonnable simpliciter : celle-ci exige davantage de retenue que la norme de la décision correcte, mais moins de déférence que la norme de la décision manifestement déraisonnable[33]. La Cour suprême admet alors sans détour que « la nécessité de trouver une solution mitoyenne dans les cas [des décisions des tribunaux spécialisés assujetties à un droit d’appel] est presque une conséquence inévitable de [sa] jurisprudence en matière de norme de contrôle[34] ». Cette reconnaissance complète le processus d’élaboration de la méthode pragmatique et fonctionnelle[35].

À la suite de cette évolution durant les années 1990, l’analyse pragmatique et fonctionnelle est devenue trop malléable pour accompagner correctement les cours de révision dans leur mission de contrôler la légalité de l’action administrative sans faire obstruction à l’autonomie conférée par la loi aux décideurs administratifs. En 2003, le juge Iacobucci évoque cette difficulté dans l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan[36] lorsqu’il décline l’invitation de multiplier davantage les normes de contrôle ou de reconnaître le caractère variable en degré de déférence de la norme de la décision raisonnable. Il précise que le concept de déférence judiciaire « fait appel à l’autodiscipline », car les cours de justice doivent souvent accepter un raisonnement qu’elles n’auraient pas fait elles-mêmes, et que cette discipline serait éliminée si l’on reconnaissait la possibilité de la multiplication des normes de contrôle ou de leur fluctuation : « les cours pourraient décider que des décisions sont déraisonnables en ajustant la norme plus près de la norme de la décision correcte au lieu d’expliquer pourquoi la décision n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé[37] ».

En effet, étant donné que « [l]a teneur d’une norme de contrôle est essentiellement définie par la question que la cour doit se poser », la multiplication des normes de contrôle « obligerait la cour à se poser des questions différentes[38] ». Or, bien qu’elle soit imaginable sur le plan sémantique, la définition de nouvelles questions est un exercice voué à l’échec sur le plan conceptuel et donc dépourvu de résultat effectif.

Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79[39] rendu la même année, le juge LeBel constate que ce défaut caractérise déjà l’analyse pragmatique et fonctionnelle, car il est tout aussi impossible de distinguer sur le plan conceptuel entre les deux normes de la déférence judiciaire existantes que d’en ajouter de nouvelles. Selon la jurisprudence, la norme de la décision raisonnable simpliciter consiste à se demander si la décision « n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé », alors que la norme de la décision manifestement déraisonnable pousse plutôt à déterminer s’il est « flagrant » ou « évident » ou « manifeste » qu’il en soit ainsi[40]. Cette distinction sur le plan du langage se révèle pourtant illusoire, car le qualificatif « déraisonnable », comme d’ailleurs les adjectifs « irrationnel » et « illégal », ne supporte pas en réalité de degrés d’intensité ou de comparaison. Le juge LeBel note qu’il n’y a « aucune différence qualitative réelle entre ces définitions d’une analyse axée sur la recherche d’un fondement rationnel[41] » :

[C]omment, par exemple, une décision non « fondée sur une explication raisonnable » (et donc « simplement » déraisonnable) se distingue-t-elle d’une décision qui ne peut « raisonnablement s’appuyer » sur la législation pertinente (et qui est donc manifestement déraisonnable) ? En fin de compte, la question essentielle demeure la même pour les deux normes : la décision du tribunal est-elle conforme à la raison[42] ?

Deux conséquences découlent de ce défaut. D’une part, comme l’appréhendait le juge Iacobucci dans l’arrêt Ryan, l’absence de frontière précise entre les deux normes de la déférence judiciaire favorise en pratique le « glissement » vers la norme de la décision correcte, en permettant à une cour de révision « de faire implicitement ce qu’elle rejette explicitement, soit modifier une décision qu’elle juge incorrecte, et non seulement une décision sans fondement rationnel[43] ». D’autre part, l’idée même que la déférence judiciaire puisse intervenir à des degrés d’intensité différents selon le contexte est incompatible « avec les exigences d’un régime juridique fondé sur la règle de droit[44] ». Elle fait violence à notre conception actuelle de la justice, en ce qu’elle suppose qu’une décision simplement déraisonnable doit être maintenue à l’occasion d’un examen selon la norme la moins sévère de la décision manifestement déraisonnable.

En rétrospective, l’approche contextuelle a été portée davantage par la volonté de développer une culture de déférence et de contrecarrer l’interventionnisme judiciaire à l’égard des décisions administratives que par la poursuite de la volonté du législateur[45]. L’expertise relative du décideur administratif devient l’élément le plus important de l’analyse, même en présence d’une prescription explicite de la loi militant à l’encontre de la déférence judiciaire. L’absence de critère « fort » pour décider en faveur ou en défaveur de la déférence judiciaire lorsque les facteurs contextuels conduisent vers des conclusions opposées rend le cadre d’analyse trop flexible et ainsi inapte à guider correctement l’exercice du pouvoir de contrôle par les cours de révision. Concevoir l’obligation de déférence à des degrés variables embrouille les frontières entre la norme de la décision correcte et les normes fondées sur le caractère raisonnable et peut encourager de façon « paradoxale », comme le notait le juge LeBel[46], l’intervention judiciaire au détriment de la volonté du législateur. Afin de pallier la trop « grande souplesse » de l’analyse pragmatique et fonctionnelle, la Cour suprême s’attelle à fournir davantage de « repères concrets » pour guider l’analyse dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick[47].

1.3 L’approche mixte : l’arrêt Dunsmuir (2008)

L’approche adoptée dans l’arrêt Dunsmuir implique le retour à une analyse par catégories de questions sans l’abandon de l’analyse contextuelle. Le nombre de normes de contrôle est alors réduit à deux : la norme de la décision correcte qui autorise l’intervention judiciaire et la norme de la décision raisonnable — résultat de la fusion entre les deux anciennes normes du caractère raisonnable — qui commande la retenue judiciaire[48]. Pour arrêter la norme applicable, il n’est pourtant plus « toujours nécessaire de se livrer à une analyse [contextuelle] exhaustive[49] ». À voir, car la jurisprudence permet de déceler des catégories de questions qui appellent « généralement[50] » ou « habituellement[51] » l’application de l’une ou l’autre des deux normes de contrôle. La norme de la décision correcte s’applique :

  1. aux questions constitutionnelles ;

  2. aux questions « touchant véritablement à la compétence[52] » ;

  3. aux questions de droit générales qui sont à la fois d’une importance capitale pour le système de justice dans son ensemble et étrangères au domaine d’expertise du décideur administratif ;

  4. aux questions visant la délimitation des compétences respectives de tribunaux administratifs spécialisés concurrents[53].

En revanche, la norme de la décision raisonnable s’applique :

  1. aux questions découlant de l’interprétation par le décideur administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie[54] » ;

  2. aux questions touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique ;

  3. aux questions de droit et de fait intimement liées[55].

Ce ne serait que dans l’éventualité où, à la première étape de l’analyse, cet exercice de classification dans les catégories issues de la jurisprudence se révélerait non concluant que la cour de révision procéderait, à la seconde étape, à l’analyse contextuelle afin de déterminer la norme de contrôle applicable[56]. Renommée « analyse relative à la norme de contrôle », celle-ci implique la pondération des mêmes quatre facteurs consacrés par la jurisprudence antérieure[57], sans qu’il soit pourtant désormais nécessaire de les considérer tous[58].

L’approche mixte ajoute aux problèmes qui caractérisent l’approche contextuelle, sur lesquels elle ne se penche que partiellement, les difficultés inhérentes à une approche par catégories. En effet, les catégories de questions établies dans l’arrêt Dunsmuir sont insuffisamment déterminées pour constituer des repères effectifs et encadrer l’exercice du contrôle judiciaire[59]. Faute de critère cohérent permettant de délimiter utilement les contours de certaines catégories de questions, trop peu de limites encadrent le choix par les cours de révision de la norme de contrôle. Au premier titre, la réintroduction de la catégorie des questions relatives à la compétence fait revivre les difficultés qui ont poussé la Cour suprême à abandonner la doctrine des questions préalables dans l’arrêt Bibeault. L’ajout du qualificatif « véritable » ne change rien au fait que, sans un devoir de considérer d’autres facteurs contextuels, une question peut être classifiée pratiquement sans obstacle dans la catégorie des questions « touchant véritablement à la compétence » et se voir assujettie ainsi à la norme de contrôle de la décision correcte.

La distinction entre les questions de droit, les questions de fait et les questions mixtes de droit et de fait pose des difficultés similaires. Dans l’arrêt Southam, le juge Iacobucci reconnaît que la distinction est « difficile à faire » et que « [p]arfois, ce qui semble être une question de droit et de fait se révèle une question de droit, ou vice versa[60] ». Il constate qu’une question « susceptible de se présenter à nouveau dans bon nombre de cas dans le futur » est une question de droit mais que, en même temps, « plus le niveau de généralité de la proposition contestée se rapproche de la particularité absolue, plus l’affaire prend le caractère d’une question d’application pure, et s’approche donc d’une question de droit et de fait parfaite[61] ». La frontière n’est pas plus nette entre les questions de droit et les questions de fait, les observations factuelles ayant une incidence directe sur l’interprétation des questions de droit[62]. En somme, la qualification d’une question comme étant une question de droit, de fait ou mixte ne résulte pas d’une détermination objective en fonction de critères généraux préétablis, ainsi que le sous-tend l’approche par catégories, mais elle se présente davantage tel un problème de degré fortement tributaire du contexte.

De surcroît et par voie de conséquence, les catégories de questions mises en évidence dans l’arrêt Dunsmuir ne sont pas mutuellement exclusives. Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association[63], par exemple, l’interprétation par un décideur administratif d’une disposition de sa loi constitutive fixant le terme à l’intérieur duquel une enquête doit être menée peut être classifiée tant dans la catégorie de questions découlant de l’interprétation par le décideur administratif de sa loi constitutive que dans celle de questions touchant véritablement à la compétence, vu qu’elle concerne le délai légal d’exercice d’un pouvoir délégué[64]. Dans ces circonstances, s’il fallait éviter un choix purement arbitraire, l’appel aux facteurs contextuels pour opérer la classification serait inéluctable[65].

L’arrêt Dunsmuir et la jurisprudence subséquente fournissent pourtant très peu d’indications tant à l’égard des circonstances dans lesquelles l’analyse contextuelle est requise qu’en ce qui concerne les facteurs à considérer et le poids à accorder à chacun d’entre eux dans ladite analyse. L’absence de directives suffisantes quant au rôle réservé à l’analyse contextuelle au sein de l’approche mixte confère aux cours de révision l’entière latitude, pour procéder à une analyse contextuelle complète, d’effectuer une analyse partielle en faisant appel à certains facteurs contextuels à l’exclusion d’autres ou simplement de ne pas se référer ouvertement aux facteurs contextuels[66]. De plus, à la suite de l’abolition de la norme de contrôle intermédiaire de la décision raisonnable simpliciter, norme précisément conçue pour rendre compte de la présence d’un mécanisme d’appel à l’encontre de la décision d’un tribunal spécialisé[67], non seulement les dispositions législatives prévoyant des droits d’appel sont dépourvues d’effet prépondérant, mais elles n’en produisent désormais aucun[68]. La norme de contrôle appliquée dans les appels à l’encontre des décisions administratives est effectivement celle de la décision raisonnable[69]. La mise en garde du juge Rothstein dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, selon laquelle « en reconnaissant l’expertise comme motif indépendant justifiant en soi la déférence […], [la cour] s’écarte de la recherche de l’intention du législateur » avec le risque « de déterminer à la place du législateur les circonstances qui commandent ou non la déférence[70] », n’est pas sérieusement considérée. La juge Abella ira jusqu’à affirmer ouvertement que la norme de la décision raisonnable devrait prévaloir « qu’il y ait ou non de droit d’appel ou de clause privative — soit nonobstant le libellé de la loi[71] ».

L’incapacité de l’approche mixte à baliser l’exercice du contrôle judiciaire a eu pour conséquence d’exacerber à la fois les craintes liées au resurgissement de l’interventionnisme judiciaire[72] et, à l’opposé, les inquiétudes visant l’abandon par les cours de justice de leur mission de contrôle de la légalité de l’action administrative[73]. Sur le plan de la détermination de la norme de contrôle applicable, les motifs du juge Rothstein et ceux du juge Cromwell dans l’arrêt Alberta Teachers rendent bien compte de cette réalité. Préoccupé par la facilité avec laquelle la cour de première instance fait appel à la catégorie de questions « touchant véritablement à la compétence » pour justifier l’intervention judiciaire selon la norme de la décision correcte, le juge Rothstein, qui écrit pour la majorité, remet en cause sinon l’existence du moins l’utilité de cette catégorie de questions, qui « sème la confusion tant chez les juges que chez les avocats[74] », et évoque la possibilité de ne plus la reconnaître aux fins du contrôle judiciaire[75]. Pour atténuer cette tendance, il établit, en même temps, une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable l’emporte lorsqu’un décideur administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat[76].

Dans des motifs concurrents, le juge Cromwell exprime de sérieuses préoccupations à l’égard de la position adoptée par la majorité. Bien qu’il reconnaisse que, « sur le plan analytique, l’appellation “question de compétence” n’a aucun rôle à jouer au quotidien dans le contrôle judiciaire de l’action administrative[77] », il considère que, sur le plan théorique, le droit du contrôle judiciaire ne peut pas faire fi du concept de « compétence » — concept central de la mission des cours de justice qui consiste à s’assurer que l’administration n’outrepasse pas les limites de sa compétence — et que les propos de la majorité doutant de l’existence des questions de compétence « minent l’assise du contrôle judiciaire des actes de l’Administration[78] ». À son avis, la protection constitutionnelle de la primauté du droit « n’assure pas simplement le contrôle judiciaire au regard de la norme de la décision raisonnable, elle garantit le contrôle judiciaire d’une décision sur la compétence au regard de la norme de la décision correcte[79] ». C’est pourquoi il s’oppose à l’établissement de la présomption préconisée par la majorité qu’il qualifie de « pour ainsi dire irréfutable » et refuse d’admettre « que les questions de compétence pourraient en fait ne pas exister du tout[80] ».

L’existence de la présomption est confirmée, deux ans plus tard, dans l’arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission). Dans une décision unanime, à laquelle souscrit le juge Cromwell, la Cour suprême reconnaît explicitement que la présomption peut être réfutée soit par la démonstration de l’appartenance de la question en cause à l’une des catégories de la norme de la décision correcte précisées dans l’arrêt Dunsmuir, soit à la suite d’une analyse contextuelle[81]. Sur le plan de la certitude juridique, cette reconnaissance est pratiquement sans effet. Dans l’arrêt Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., par exemple, les cinq juges majoritaires prônent la déférence et appliquent la norme de la décision raisonnable après avoir considéré, au regard des catégories de questions de la norme de la décision correcte et à la suite d’une analyse contextuelle très mince, que la présomption n’a pas été rebutée[82]. En revanche, les quatre juges minoritaires sont conduits par le souci de tracer les limites légales de l’action administrative : ils procèdent à une analyse contextuelle poussée, en insistant notamment sur l’existence d’un droit d’appel, pour conclure à l’application de la norme de la décision correcte.

Ces tendances centrifuges se manifestent non seulement sur le plan de la détermination de la norme de contrôle, mais également sur celui de l’application de la norme de contrôle unifiée de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême affirme que « [l]e caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit[83] ». Autrement dit, le caractère raisonnable d’une décision administrative est jugé en fonction à la fois du résultat qu’elle produit et des motifs sur lesquels elle s’appuie. La Cour suprême ajoute pourtant immédiatement, en citant avec approbation David Dyzenhaus, que la déférence judiciaire requiert « une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision[84] ».

Dans l’arrêt Alberta Teachers, la Cour suprême juge effectivement la décision administrative raisonnable en se fondant sur les motifs que le décideur administratif aurait pu donner. Pour procéder ainsi, elle retient pourtant que l’absence de motifs en l’occurrence découlait du défaut des parties de soulever le point litigieux devant le décideur administratif. En même temps, le plus haut tribunal du pays signale que cette façon de procéder ne va pas jusqu’à permettre à la cour de révision de remplacer une analyse qu’elle juge déraisonnable par sa propre justification du résultat[85]. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor)[86] rendu le lendemain, cette mise en garde est pourtant amenuisée de façon draconienne. À l’unanimité, la Cour suprême conclut que l’arrêt Dunsmuir n’impose pas « deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat » et que l’insuffisance des motifs « [ne] permet [pas] à elle seule de casser une décision[87] ». Enfin, elle suggère, en citant de nouveau Dyzenhaus, que « la cour de justice doit d’abord chercher à compléter [les motifs non tout à fait convenables] avant de tenter de les contrecarrer[88] ». Subséquemment, d’autres interprétations administratives non motivées sont jugées raisonnables à la lumière des motifs qui pourraient être donnés à l’appui[89] et sur la base de la reconnaissance d’une expertise générale du décideur administratif en matière d’interprétation de sa loi constitutive[90].

À juste titre, cette position a été amplement critiquée, car elle est difficile à défendre à la lumière tant de la primauté du droit que du principe de la suprématie législative[91]. Comme le rappelle le juge Morissette, l’objectif à poursuivre n’est pas la déférence judiciaire en soi, mais la réalisation de la volonté du législateur dans le respect des limites constitutionnelles : « this predisposition for deference is not a guarantee of perfection in all things. A comment attributed to Gerald Le Dain reminds us that “[n]ot all Labour Boards are chaired by Paul Weiler”[92] ».

En somme, à cause du caractère insuffisamment déterminé des catégories de questions que l’analyse contextuelle ne pallie pas, l’approche mixte établit peu de balises à l’exercice du pouvoir de contrôle judiciaire de l’action administrative. Elle se révèle source de grande instabilité en suscitant des prises de position aux antipodes — certaines étant motivées par le souci de promouvoir la déférence judiciaire au nom du respect de la volonté du législateur ; d’autres, par celui de garantir la légalité de l’action administrative en vertu du principe de la primauté du droit — tant sur le plan de la détermination de la norme de contrôle applicable que sur celui de l’application de la norme de la décision raisonnable. L’approche contemporaine en matière de contrôle judiciaire de l’arrêt Vavilov s’inscrit, dans un esprit de réforme, dans ce contexte particulier.

2 L’approche contemporaine contextuelle de l’arrêt Vavilov

Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême adopte d’emblée un cadre d’analyse révisé pour déterminer la norme de contrôle applicable en révision judiciaire d’une décision administrative sur le fond. Puis elle fournit « des indications additionnelles » afin d’encadrer l’examen selon la norme de la décision raisonnable. Concernant le premier aspect de la décision, soit la « nouvelle voie à suivre » pour arrêter la norme de contrôle, l’arrêt Vavilov attaque, les unes après les autres, les sources de déséquilibre qui caractérisent les approches précédentes et, de ce point de vue, assoit fermement le droit du contrôle judiciaire (2.1). Le risque pour ce droit de se retrouver dans des sables mouvants est davantage présent au regard du second aspect de la décision — le contrôle en vertu de la norme de la décision raisonnable (2.2).

2.1 La détermination de la norme de contrôle applicable

L’approche adoptée dans l’arrêt Vavilov en matière de norme de contrôle s’avère solidement ancrée dans le principe de la suprématie législative. En rupture nette avec sa jurisprudence antérieure, la Cour suprême distingue entre l’appel, dont la source est législative, et le recours en contrôle judiciaire, qui relève du pouvoir inhérent des cours supérieures de justice. Désormais, la cour de révision saisie d’un appel d’une décision administrative doit recourir aux normes généralement retenues en appel[93], normes établies dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen[94]. La norme de la décision correcte s’applique aux pures questions de droit, alors que la norme de l’erreur manifeste et dominante vaut pour les questions de fait ainsi que les questions mixtes de fait et de droit, en l’absence d’une erreur de principe dissociable dans la détermination ou dans l’application de la norme juridique pertinente[95]. À noter que, en dépit « [d’un élargissement considérable des] circonstances dans lesquelles les juges généralistes pourront substituer leur propre opinion à celle des décideurs spécialisés[96] », les effets réels de ce changement jurisprudentiel peuvent être plus mitigés : étant donné la frontière perméable entre les questions de droit, les questions mixtes et les questions de fait[97], les cours de révision sont invitées à jouer un « jeu de classification », selon l’expression de Paul Daly, et, indubitablement, elles conservent alors une marge de manoeuvre significative quant au degré de déférence judiciaire à privilégier[98]. Conséquemment, le cadre d’analyse révisé adopté dans l’arrêt Vavilov sert exclusivement à arrêter la norme de contrôle applicable dans un recours en contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond.

Les juges majoritaires reconnaissent ainsi un rôle prépondérant dans l’analyse à la volonté explicite du législateur d’assujettir une décision administrative à un droit d’appel, rôle que celle-ci a dû graduellement céder à l’expertise relative du décideur administratif au fil des arrêts Pezim[99], Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia[100], Dunsmuir[101], McLean[102] et Capilano[103]. Pour procéder de cette manière, la Cour suprême précise que « la principale raison d’être de la norme de contrôle fondée sur la déférence en droit administratif est le respect du choix d’organisation institutionnelle du législateur consistant à déléguer certaines questions à des décideurs non judiciaires par voie législative[104] ». Or, comme « le choix du législateur n’est pas unidimensionnel[105] », car il peut pointer tant en faveur qu’en défaveur de la retenue judiciaire, reconnaître à l’expertise une place autonome dans l’analyse relative à la norme de contrôle serait une incohérence[106]. Autrement dit, en l’absence d’un droit d’appel faisant état explicitement de l’intention du législateur dans le sens contraire, l’obligation de déférence judiciaire découle du fait même de la délégation du pouvoir discrétionnaire, indépendamment de l’expertise relative du décideur administratif ou de la présence des clauses privatives[107]. C’est pourquoi, vidée de son contenu, l’analyse contextuelle n’a plus de rôle à jouer à l’étape de la détermination de la norme de contrôle applicable[108].

La Cour suprême établit plutôt une présomption générale selon laquelle la norme applicable dans un recours en contrôle judiciaire est celle de la décision raisonnable. La présomption, qui s’impose chaque fois qu’une cour examine une décision administrative, ne vise plus seulement les questions découlant de l’interprétation par un décideur administratif de sa loi habilitante[109]. Elle provient du « fait même que le législateur choisit de déléguer le pouvoir décisionnel » nonobstant l’expertise relative du décideur[110].

La présomption est réfutable. Elle se trouve, avant tout, renversée lorsque la loi elle-même établit une norme de contrôle différente. En vertu du principe de la suprématie législative, les cours de révision doivent respecter les dispositions législatives prescrivant la norme de contrôle applicable, pourvu que celles-ci s’inscrivent dans les limites tracées par la Constitution[111]. La présomption est aussi réfutée si la question examinée appartient à l’une des catégories de questions de la norme de la décision correcte dont le nombre est réduit à trois : les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs. L’application de la norme de la décision correcte relativement à ces catégories de questions découle du principe de la primauté du droit qui exige « une cohérence et une réponse décisive et définitive [de la part des cours de justice] » à l’égard de ces questions[112].

De toute évidence sensible aux défauts inhérents à toute analyse catégorique et particulièrement à ceux qui ont marqué l’évolution du contrôle judiciaire, la Cour suprême circonscrit, en vingt paragraphes d’explications détaillées, les limites des catégories de questions de la norme de la décision correcte dans le but d’enrayer, ou du moins de rendre très difficile, la possibilité de leur extension indue à l’avenir. D’abord, en ce qui concerne l’étendue de la catégorie des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, la Cour suprême précise que la suppression de l’ancien critère additionnel de définition du manque d’expertise relative du décideur administratif[113] « ne veut pas dire que les questions d’importance capitale forment désormais une vaste catégorie fourre-tout à laquelle s’applique la norme de la décision correcte[114] ». Ces questions sont, au contraire, limitées à celles qui sont « susceptibles d’avoir des répercussions juridiques significatives sur le système de justice dans son ensemble ou sur d’autres institutions gouvernementales », « des conséquences juridiques […] sur une vaste gamme d’autres régimes législatifs » ou « des répercussions qui transcendent la décision en cause[115] ». Il n’est pas suffisant qu’un conflit soit « d’intérêt public général » pour que la question entre dans cette catégorie[116]. À l’aide d’exemples, la Cour suprême signale que la jurisprudence ne reconnaît qu’un nombre restreint de questions comme faisant partie de cette catégorie[117] et qu’elle refuse, en revanche, d’admettre cette appartenance dans le cas d’un grand nombre de questions[118].

Ensuite, la Cour suprême se résout à mettre fin à la reconnaissance de la catégorie de questions relatives à la compétence, en achevant ainsi le travail entamé 30 années plus tôt dans l’arrêt Bibeault et poursuivi dans l’arrêt Alberta Teachers. Elle conclut au caractère inopérable de cette catégorie en rappelant l’impossibilité d’en définir les contours : « en théorie, toute contestation d’une décision administrative peut être qualifiée de question qui “touche à la compétence”, en ce sens qu’elle sème un doute à savoir si le décideur était habilité à agir comme il l’a fait[119] ».

Enfin, la proposition des amici curiae, c’est-à-dire de reconnaître les questions de droit qui « sèment constamment la discorde ou la dissension interne au sein d’un organisme administratif et qui mènent à l’incohérence du droit[120] » comme une catégorie additionnelle de questions assujetties à la norme de la décision correcte, est prudemment déclinée. Pour justifier son refus, la Cour suprême invoque le caractère hypothétique de la question, mais aussi l’existence d’autres mécanismes — les processus de conciliation internes et, ultimement, l’intervention du législateur — pour y faire face. Somme toute, sans « fermer de manière définitive la porte[121] » à la reconnaissance éventuelle d’une catégorie supplémentaire de questions assujetties à la norme de la décision correcte, les juges majoritaires estiment que l’ensemble des situations permettant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est pour le moment couvert.

Le redéfinition du cadre d’analyse permettant de déterminer la norme de contrôle applicable répond à l’absence de repères concrets suffisants et à l’excès de malléabilité qui ont caractérisé les approches précédentes dans cette matière. La nouvelle approche permet d’espérer que « les parties cessent de débattre des critères applicables et fassent plutôt valoir leurs prétentions sur le fond », comme le souhaitait le juge Binnie dans l’arrêt Dunsmuir[122], au profit d’une plus grande prévisibilité et stabilité du droit du contrôle judiciaire sur ce plan. La norme de contrôle à retenir devrait être dans la plupart des cas celle de la décision raisonnable, conformément à la volonté du législateur de conférer la prise de certaines décisions à des composantes de l’administration. Les efforts déployés par la Cour suprême pour délimiter soigneusement les situations où la primauté du droit exige l’application de la norme de la décision correcte réduisent le danger d’interférence par les cours de justice qui voudraient aller en ce sens.

Bien qu’il soit trop tôt pour formuler des conclusions fermes à ce sujet, un an et demi seulement s’étant écoulé depuis l’arrêt Vavilov, la jurisprudence récente confirme cette analyse. Au Québec, la norme de contrôle de la décision raisonnable a été appliquée dans la très grande majorité des cas par la Cour supérieure[123]. Mis à part une question constitutionnelle liée à la validité d’une disposition règlementaire[124], la norme de la décision correcte a été retenue à l’égard d’une question relative à la portée du privilège relatif au litige[125] et de l’interprétation, à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne[126], de la notion d’« état civil[127] », en raison de leur appartenance à la catégorie des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Si une certaine certitude semble désormais acquise sur le plan de la détermination de la norme de contrôle, des risques d’instabilité subsistent quant à l’application de la norme de la décision raisonnable.

2.2 L’examen selon la norme de la décision raisonnable

En reconsidérant la façon laconique dont la question de l’application appropriée de la norme de la décision raisonnable est abordée par la jurisprudence antérieure, la Cour suprême juge nécessaire d’y remédier et donne des « indications plus précises » en la matière. De manière générale, ces indications incitent les cours de révision à rester sur la voie de la recherche de l’équilibre entre leur mission de contrôle de la légalité de l’action administrative et leur devoir de mettre en oeuvre la loi (2.2.1). Certaines affirmations des juges majoritaires pourraient cependant compromettre cet objectif (2.2.2).

2.2.1 Les efforts pour assurer la stabilité du cadre d’analyse contemporain

La Cour suprême rappelle d’abord que la distinction entre le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable et l’examen en vertu de la norme de la décision correcte réside au premier titre dans la méthode. Au moment du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision « doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif[128] ». La cour de révision « ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème[129] ». Autrement dit, l’examen commence par l’observation des motifs donnés avec « une attention respectueuse » dans le but de déceler le raisonnement suivi par le décideur pour arriver à sa conclusion[130].

Les motifs, lorsque l’obligation de motiver existe, constituent donc le « mécanisme principal » permettant de juger du caractère raisonnable d’une décision administrative[131]. Le contrôle judiciaire en vertu de la norme de la décision raisonnable porte à la fois sur le résultat et le processus[132]. Les juges majoritaires insistent sur la nécessité de développer une « culture de la justification[133] ». Ils affirment qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable », que « le décideur doit également, au moyen de [motifs], justifier sa décision » et que, contrairement à ce que laissait entendre la jurisprudence antérieure, « un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être […] tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné[134] ». Lorsque les motifs donnés comportent une lacune fondamentale, il n’appartient pas à la cour de révision d’élaborer des motifs pour confirmer la décision administrative[135]. Tout au plus peut-elle « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées[136] ».

La Cour suprême retient aussi que l’analyse selon la norme de la décision raisonnable est foncièrement contextuelle. Évincés à l’étape de la détermination de la norme de contrôle applicable, les facteurs contextuels deviennent essentiels à celle de l’examen sur le fond. En fait, bien que la norme de la décision raisonnable soit une norme unique et que le contexte n’influe pas sur le degré d’intensité de l’examen, les contraintes d’ordre contextuel, qu’elles soient juridiques ou factuelles, circonscrivent le champ à l’intérieur duquel une décision administrative est raisonnable[137]. L’expertise relative du décideur administratif peut jouer notamment sur sa latitude de prendre une décision raisonnable. En effet, advenant la démonstration par un décideur administratif de la mise à contribution de son expertise et de son expérience institutionnelle dans la prise de la décision, la cour de révision doit accorder une « attention respectueuse » à ces considérations, car elles pourraient expliquer « un résultat qui semble déroutant ou contre-intuitif à première vue[138] ».

Enfin, sur le plan des lacunes, la Cour suprême explique qu’une décision administrative est déraisonnable si elle n’est pas fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent ou si elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles du dossier. Sans dresser une « liste de vérification[139] », les juges majoritaires énumèrent, parmi ces limites, les dispositions législatives habilitantes, les autres règles de droit applicables, les principes d’interprétation législative, la preuve dont disposait le décideur administratif, les observations des parties, les pratiques et les décisions administratives antérieures de même que l’incidence de la décision sur l’individu visé.

La teneur générale de ces indications témoigne de la volonté de la Cour suprême d’immuniser le cadre d’analyse contemporain à l’encontre à la fois des tendances interventionnistes et des attitudes de laisser-aller de la part des cours de révision. Ainsi, les juges majoritaires insistent sur l’importance de procéder à une « évaluation sensible et respectueuse » de la décision, mais ils affirment, en même temps, de manière répétée, que l’examen prescrit doit être « rigoureux » et qu’« il ne s’agit pas d’une “simple formalité” ni d’un moyen visant à soustraire les décideurs administratifs à leur obligation de rendre des comptes[140] ». Une lacune « fondamentale » dans les motifs, notamment l’omission d’en justifier « un élément essentiel », rend la décision déraisonnable[141]. En revanche, les motifs « ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » ni en faisant fi du cadre institutionnel dans lequel la décision a été rendue[142]. La cour de révision ne doit pas se livrer à « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur[143] ». Au contraire, pour invalider une décision, une lacune doit être « grave » et « suffisamment capitale et importante », une « erreur mineure » et des lacunes « simplement superficielles et accessoires » n’entraînant pas cet effet[144].

Plus particulièrement, les décideurs administratifs ne sont pas tenus « d’appliquer les principes d’equity et de common law de la même façon qu’une cour de justice », mais ils doivent tout de même les harmoniser avec leur propre contexte administratif[145]. Ils « ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi », mais « s’il est manifeste que le décideur administratif aurait pu fort bien arriver à un résultat différent s’il avait pris en compte un élément clé du texte, du contexte ou de l’objet d’une disposition législative, le défaut de tenir compte de cet élément pourrait alors être indéfendable et déraisonnable dans les circonstances[146] ». Ils ont la faculté d’apprécier librement la preuve qui leur est soumise, mais ils ne peuvent pas s’y méprendre fondamentalement ou ne pas la prendre en considération[147]. Ils doivent « s’attaquer de façon significative » aux arguments principaux formulés par les parties, sans pour autant être obligés de les aborder tous[148]. Ils ne sont pas formellement tenus de suivre leurs décisions antérieures, mais ils doivent expliquer un écart par rapport à une pratique ou à une jurisprudence de longue date[149].

En somme, considérée dans son ensemble, la démarche de l’arrêt Vavilov en matière de contrôle selon la norme de la décision raisonnable dévoile à la fois la préoccupation de la Cour suprême de promouvoir la déférence judiciaire afin de donner plein effet à l’intention du législateur et son souci d’outiller suffisamment les cours de révision pour leur permettre d’effectuer un contrôle réel et effectif de la légalité de l’action administrative. Certains propos de l’opinion majoritaire sont susceptibles néanmoins d’ouvrir une brèche dans cet édifice soigneusement bâti.

2.2.2 Les risques d’instabilité du cadre d’analyse contemporain

Des affirmations de la majorité de la Cour suprême au sujet des contraintes juridiques qui circonscrivent le champ discrétionnaire risquent de compromettre la stabilité du cadre d’analyse contemporain. À l’égard de la façon dont le régime législatif applicable encadre l’action administrative, les juges majoritaires affirment ce qui suit :

Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne permet pas au décideur administratif de s’arroger des pouvoirs que le législateur n’a jamais voulu lui conférer […].

La question de savoir si une interprétation est justifiée dépendra du contexte, notamment des mots choisis par le législateur pour décrire les limites et les contours du pouvoir du décideur […] Bref, selon le libellé des dispositions législatives habilitantes, certaines questions touchant à la portée du pouvoir d’un décideur peuvent se prêter à plusieurs interprétations, alors que d’autres questions ne sauraient commander qu’une seule interprétation[150].

En ce qui concerne les limites découlant des principes juridiques d’interprétation législative, les juges majoritaires ajoutent que le décideur administratif doit interpréter la disposition contestée « d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause », sans pouvoir « adopter une interprétation qu’il sait de moindre qualité — mais plausible — simplement parce que cette interprétation paraît possible et opportune » et que « parfois […] l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle-ci[151] ». L’idée d’une « seule bonne interprétation » d’une disposition habilitante n’est pas tout à fait neuve. Dans l’arrêt McLean, en 2013, tout en constatant qu’au moins deux interprétations étaient possibles en l’occurrence, le juge Moldaver notait ceci : « Lorsque les méthodes habituelles d’interprétation législative mènent à une seule interprétation raisonnable et que le décideur administratif en retient une autre, celle-ci est nécessairement déraisonnable, et nul droit à la déférence ne peut justifier sa confirmation […] Mais, je le répète, nous ne sommes pas saisis de l’un de ces cas clairs[152]. »

Sur le plan théorique, la référence à une seule interprétation possible à l’endroit des dispositions législatives décrivant « les limites et les contours du pouvoir du décideur » et des « questions touchant à la portée du pouvoir d’un décideur » pose problème en ce qu’elle renvoie directement au concept traditionnel du vires et, de ce fait, elle ne participe pas du registre conceptuel de l’examen en vertu de la norme de la décision raisonnable[153]. Cette affirmation contredit l’assise même du principe de la déférence judiciaire qui repose sur la prémisse selon laquelle une disposition législative peut engendrer plusieurs interprétations raisonnables. Le juge Morissette explique ainsi cette incompatibilité conceptuelle :

There is a conceptual incompatibility between the standard of « correctness » (which […] refers, but only in a fictitious sense, to the order of Truth and Falsehood : it looks at the issue to be resolved as though the process was akin to flicking a switch, on or off) and the standard of « reasonableness » (which instead involves a gradation of intensity in the soundness of the motivation : it looks at the issue as though the process was akin to handling a rheostat or a cursor). In short, the former postulates a difference of essence, the latter a difference of degree […].

It is […] likely that […] different statutory decision-making powers do in fact accord with different, broader or narrower, ranges of reasonableness. What is important, though, is that while these ranges may limit in varying degrees the available choices of answers, they never impose, to paraphrase Hart, the answer itself[154].

La possibilité d’une pluralité d’interprétations raisonnables est la condition sine qua non de l’introduction de la norme de la décision manifestement déraisonnable dans l’arrêt SCFP[155]. Dans l’arrêt Domtar inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), la juge L’Heureux-Dubé affirme que « [l]’interprétation des lois a cessé, aux fins du contrôle judiciaire, d’être une science nécessairement “exacte” », que la « conclusion initiale à l’effet que le législateur admet, aux fins du contrôle judiciaire, plusieurs lectures possibles et rationnelles d’une même disposition législative devient […] capitale » et que ce constat représente à la fois « le point de départ nécessaire d’un débat portant sur le pouvoir de contrôle et de surveillance des cours de justice » et « le fil directeur à l’aide duquel l’opportunité d’un contrôle judiciaire doit, en définitive, être analysée[156] ». La juge Arbour le répète dans l’arrêt Ivanhoe inc. c. TUAC, section locale 500 : « la reconnaissance par le législateur et les tribunaux de la multiplicité de solutions qui peuvent être apportées à un différend constitue l’essence même de la norme de contrôle du manifestement déraisonnable, qui perdrait tout son sens si l’on devait juger qu’une seule solution est acceptable[157] ».

Cette incongruité théorique n’est pas sans conséquence sur le plan pratique. L’idée d’« une seule interprétation » possible détourne le regard des cours de révision de la justification de la décision par le décideur administratif et les amène à se poser la question de « l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur[158] ». En réagissant à l’irruption dans le droit du contrôle judiciaire de la référence à une « seule bonne réponse » en matière d’interprétation législative dans l’arrêt McLean, Frank Falzon remarque la présence de cet incitatif :

[The « one right answer idea »] subtly shifts the Court’s focus away from the policy reasons for deference into a narrow inquiry about whether there is « no ambiguity » […] From a purely psychological standpoint, this shift in analytical focus inevitably turns the court away from the reasons for deference, and invites judicial intervention based on the court’s own assessment of the « clarity » of the provision[159].

Or, vu que la distinction entre l’examen selon la norme de la décision raisonnable et la révision selon la norme de la décision correcte consiste essentiellement dans la méthode, le changement de perspective influe sur la discipline des cours de révision dont dépend, comme le soulignait le juge Iacobucci dans l’arrêt Ryan[160], l’exercice avec justesse du pouvoir de contrôle judiciaire. En fait, se demander si une disposition législative donnée supporte une seule ou plusieurs interprétations raisonnables implique nécessairement de s’engager sur la voie de l’interprétation législative de novo et, une fois sur cette voie, peu de place demeure pour la déférence[161]. La Cour suprême en saisit d’ailleurs le lien et le danger lorsqu’elle précise ceci :

[M]ême si la cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas procéder à une analyse de novo ni déterminer l’interprétation « correcte » d’une disposition contestée, il devient parfois évident, lors du contrôle de la décision, que l’interaction du texte, du contexte et de l’objet ouvre la porte à une seule interprétation raisonnable de la disposition législative en cause ou de l’aspect contesté de celle‑ci[162].

Simplement affirmer qu’« il devient parfois évident » qu’une seule interprétation d’un texte législatif est possible ne tient toutefois pas lieu d’explication quant à la façon d’éviter le risque pour les cours de révision de s’éloigner de la méthode prescrite en vue du contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

Une décision récente de la Cour supérieure du Québec, (Les avocats et notaires de l’État québécoise (LANEQ) c. Tribunal administratif du travail), illustre bien ce problème[163]. La mesure administrative contestée en l’occurrence est une décision du Tribunal administratif du travail rejetant une demande du syndicat professionnel Les avocats et notaires de l’État québécois pour inclure certains juristes dans son unité de négociation. Après avoir rappelé les principes de l’arrêt Vavilov et déterminé que la norme de contrôle à privilégier en l’espèce est celle de la décision raisonnable, la Cour supérieure commence d’abord par énumérer les « contraintes juridiques qui s’imposaient » au décideur administratif, tout en faisant ses propres « constats » quant à leur étendue et à leur signification[164]. Elle analyse ensuite, à la lumière des principes juridiques ainsi déterminés, les motifs donnés par le Tribunal administratif du travail pour justifier l’exclusion des juristes en question de l’unité de négociation. Enfin, elle annule la décision en concluant que « l’interprétation que [le Tribunal administratif du travail] fait de diverses exclusions invoquées est déraisonnable soit parce qu’elle ne tient pas compte des contraintes juridiques applicables, soit parce qu’elle fait fi de règles d’interprétation incontournables » et que, d’ailleurs, « une seule interprétation raisonnable de celles-ci est possible[165] ». Cette voie se révèle d’autant plus périlleuse, du point de vue du principe de la suprématie législative, qu’une conclusion selon laquelle « un résultat donné est inévitable » permet à la cour de révision de ne pas renvoyer l’affaire au décideur administratif pour qu’il revoie sa décision à la lumière des motifs qu’elle a donnés et de rendre la décision à sa place[166]. Comme l’explique de façon très pédagogique le juge Moore de la Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt récent Syndicat de l’enseignement de Champlain c. Commission scolaire Marie-Victorin, « le juge [qui] procède à une interprétation de novo des dispositions législatives visant ainsi à retenir le sens qu’il privilégie », au lieu de se demander si l’interprétation donnée par le décideur est raisonnable, applique dans les faits « erronément » la norme de la décision correcte[167].

Pour rendre justice aux motifs de la majorité dans l’arrêt Vavilov, il est nécessaire de souligner que, pendant qu’elle soulève la possibilité d’une seule interprétation raisonnable à l’égard de certaines dispositions législatives, la Cour suprême répète aussi que, « en règle générale, il y a lieu de faire preuve de déférence envers l’interprétation que donne le décideur du pouvoir que lui confère la loi[168] » et que « l’interprétation à laquelle se livre le décideur administratif […] pourrait sembler bien différente de celle effectuée par la cour de justice », « l’expertise spécialisée et l’expérience des décideurs administratifs [pouvant] parfois les amener à s’en remettre, pour interpréter une disposition, à des considérations qu’une cour de justice n’aurait pas songé à évoquer[169] ». Ces précisions devraient être pleinement considérées pour empêcher une cour de révision de mener un examen selon la décision correcte sous le couvert de l’annonce de l’application de la norme de la décision raisonnable. La décision de la Cour supérieure dans l’affaire Les avocats et notaires de l’État québécois, par exemple, ne réfère pas une seule fois à l’expertise du Tribunal administratif du travail, alors que la question examinée se trouve au coeur de son expertise.

En somme, au-delà de l’incongruité théorique, les indications de la Cour suprême concernant les limites à l’exercice du pouvoir discrétionnaire découlant du régime législatif applicable et des principes d’interprétation des lois pourraient nuire à la stabilité du cadre d’analyse contemporain, et ce, parce qu’elles incitent à un glissement vers la méthode d’analyse selon la norme de la décision correcte au moment de la conduite d’un examen en vertu de la norme de la décision raisonnable. Afin de contrecarrer ce risque, on ne doit pas interpréter ces affirmations des juges majoritaires en vase clos, mais en tenant dûment compte de l’ensemble des motifs de la Cour suprême qui, de façon générale, prônent la déférence judiciaire relativement aux décisions administratives correctement motivées. Plus important encore, ces affirmations ne doivent pas affaiblir la vigilance des cours de révision de s’attacher fermement à la méthode propre à l’examen selon la norme de la décision raisonnable en se rappelant ces propos du juge Iacobucci : « Une cour qui applique la norme de la décision raisonnable doit toujours évaluer si la décision motivée a une base adéquate, sans oublier que la question examinée n’exige pas un résultat unique précis[170]. »

En fin de compte, ces indications fournies par la Cour suprême n’étaient pas nécessaires. À la lumière de l’approche adoptée dans l’arrêt Vavilov au sujet du contrôle selon la norme de la décision raisonnable, il est, en fait, inutile de savoir si une disposition législative supporte ou non plusieurs interprétations. Plus une disposition législative est claire, plus la décision administrative qui s’en éloigne se révèle difficile à motiver et, conséquemment, facile à infirmer pour manque de justification à la suite d’une analyse attentive des motifs donnés.

Conclusion

La complexité est inhérente au droit du contrôle judiciaire qui doit, en calibrant le concept de déférence judiciaire, à la fois permettre aux cours de justice de vérifier que l’administration exerce ses pouvoirs à l’intérieur des limites établies par la loi et garantir qu’elles n’interviennent pas indûment en empêchant les décideurs administratifs d’accomplir le rôle qui leur revient en vertu de la loi. La tâche est ardue non seulement en raison de la tension sous-jacente à la relation entre la primauté du droit et la suprématie législative, mais aussi de « la diversité des décisions et des décideurs que doit prendre en compte cette méthode[171] ». Comme le rappelle le juge Morissette, « a world, where the immanent normativity of self-enforced bright-line rules would make the existence of most courts a costly pointless appendage to the machinery of the state, is not within reach[172] ». Dès lors, l’objectif à atteindre sur le plan du contrôle judiciaire de l’action administrative n’est pas tant la simplification, mais un certain degré de stabilité et de prévisibilité.

Bien que l’approche contemporaine de l’arrêt Vavilov doive, comme toute doctrine de common law, subir le test ultime de la jurisprudence, quelques conclusions préliminaires quant à sa capacité de se rapprocher de cet objectif peuvent être formulées dès maintenant à la lumière des sources d’instabilité ayant caractérisé les cadres d’analyse antérieurs. Sur le plan de la détermination de la norme de contrôle applicable, le cadre d’analyse révisé de l’arrêt Vavilov permet d’espérer plus de cohérence et de certitude judiciaire. Il établit plusieurs repères concrets pour encadrer l’analyse en accordant un rôle prédominant à la volonté explicite du législateur, en instituant une présomption générale de déférence et en délimitant méticuleusement les catégories de questions de la norme de la décision correcte permettant de la rebuter.

Le risque d’instabilité subsiste en revanche sur le plan de l’application appropriée de la norme de contrôle de la décision raisonnable. Le talon d’Achille du cadre d’analyse contemporain se trouve dans les affirmations des juges majoritaires quant à la possibilité d’une seule interprétation raisonnable à l’égard de certaines dispositions législatives « touchant à la portée du pouvoir d’un décideur[173] ». Ces indications créent de la confusion sur le plan conceptuel et risquent, en pratique, d’embrouiller la frontière entre les deux normes de contrôle au détriment de l’autodiscipline des cours de révision. Un tel résultat n’est pourtant pas implacable, car, lorsqu’ils sont considérés globalement, les motifs de la Cour suprême offrent suffisamment de points d’appui pour permettre aux cours de révision d’adopter une approche véritablement contextuelle et respectueuse de la volonté du législateur. Des propos bien mesurés témoignent de la recherche de l’équilibre entre la primauté du droit et la suprématie législative ainsi que du souci d’inculquer une attitude de déférence chez les cours de révision.

La jurisprudence devra être scrutée dans cette perspective, et seul l’avenir dira si, contrairement aux attentes explicites des juges majoritaires, le résultat de l’arrêt Vavilov s’apparente davantage « à celui [qui est] obtenu par un ingénieur de circulation routière dont les mesures audacieuses visant à réduire la congestion à l’heure de pointe ne font en fin de compte que déplacer le problème d’une intersection à une autre sans économie globale de temps ou d’argent pour les automobilistes[174] ».