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Pendant la période 2014-2018, l’Assemblée nationale du Québec a adopté plusieurs lois régissant le domaine municipal, dont certaines ont un effet direct et significatif sur les rapports collectifs du travail entre les salariés et les employeurs de ce secteur. Il en est ainsi de la Loi favorisant la santé financière et la pérennité des régimes de retraite à prestations déterminées du secteur municipal[1] et de la Loi concernant le régime de négociation des conventions collectives et de règlement des différends dans le secteur municipal[2]. La première avait pour objet de remodeler tous les régimes de retraite municipaux en raison de leurs déficits alors jugés excessifs par les autorités gouvernementales et municipales ainsi que d’assurer leur permanence[3]. La seconde loi[4] introduit un nouvel encadrement à l’égard de la tenue de la négociation collective entre les syndicats et les employeurs municipaux et du règlement des différends qui peuvent en découler. Cet encadrement se démarque de manière importante de celui du Code du travail[5] qui régissait jusqu’alors la totalité des aspects des rapports collectifs de travail de toutes les catégories de salariés municipaux.

Le présent article porte sur la seconde loi, que nous désignons ci-après « Loi 110 », et poursuit trois objectifs. Nous nous intéressons d’abord à la toile de fond qui en explique les fondements. Nous présentons par la suite son contenu détaillé[6] en faisant ressortir, au passage, les principales différences au regard du régime qui avait cours jusqu’en novembre 2016 en vertu du Code. Enfin, nous concluons notre analyse par quelques réflexions d’ordre général sur les choix d’ordre politique et technique qui ont guidé l’État-législateur dans la rédaction de cette pièce législative.

1 La toile de fond du nouvel encadrement

1.1 L’origine de la Loi concernant le régime de négociation des conventions collectives et de règlement des différends dans le secteur municipal

Au fil des années, les acteurs patronaux avaient d’abord souhaité puis réclamé l’adoption d’un nouveau régime de négociation collective et de règlement des différends. De manière plus immédiate, le livre blanc publié par l’Union des municipalités du Québec (UMQ) en novembre 2012[7] soulevait la nécessité de revoir le cadre législatif des relations du travail propre au monde municipal pour contenir les déficits des régimes de retraite ainsi que la croissance des coûts de la rémunération. L’UMQ déplorait à ce sujet la faiblesse du rapport de force des municipalités qui, selon elle, résultait du régime de négociation en vigueur de même que des règles relatives à l’arbitrage des différends chez les policiers et les pompiers, qui auraient entraîné une spirale ascensionnelle des conditions de travail.

Les élus municipaux reprochaient en premier lieu à l’encadrement en place de créer un déséquilibre dans le rapport de force entre les parties à la négociation puisque les municipalités devaient obéir aux mêmes règles que les employeurs privés alors qu’elles s’en distinguent sous plusieurs aspects. On mentionnait à ce propos, et à titre illustratif, leur obligation de rendre des comptes aux citoyens de leur territoire plutôt qu’à des actionnaires privés, la nature des services fournis, sans oublier l’impossibilité pour ces entités de délocaliser leurs activités et, à la limite, celle de déclarer faillite.

En second lieu, les règles sur l’arbitrage des différends pour les unités de policiers et de pompiers, notamment la présence d’un arbitre unique agissant de manière ponctuelle de même que le caractère inapproprié et incomplet des critères décisionnels prévus dans le Code[8], auraient mené à des hausses salariales et à des conditions de travail trop généreuses pour ces catégories de salariés. Les effets d’entraînement des décisions arbitrales sur les autres groupes d’employés auraient conduit à des difficultés majeures dans le contrôle des dépenses municipales. Dans une perspective plus large, le premier rapport de la Commission de révision permanente des programmes, instituée en 2014, constatait que les transferts financiers du gouvernement du Québec aux municipalités avaient grandement augmenté au cours des dernières années. Cette commission reprenait aussi à son compte la recommandation du livre blanc de l’UMQ quant à la nécessité d’apporter des modifications réglementaires et législatives « afin de donner aux municipalités des outils permettant de mieux contrôler la rémunération de leurs employés[9] ».

Les mêmes préoccupations se sont traduites par la suite dans le libellé de l’Accord de partenariat avec les municipalités pour la période 2016-2019 entre le gouvernement du Québec et la Fédération québécoise des municipalités, l’Union des municipalités du Québec, la Ville de Montréal et la Ville de Québec[10]. Par cette entente conclue en 2015, l’État s’engageait notamment à examiner, en consultation avec les acteurs du milieu, « certains éléments du processus de négociation collective, du processus d’arbitrage des différends pour les policiers et les pompiers et du champ d’application de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la construction. Le gouvernement s’engage[ait] à présenter des modifications législatives à ce sujet à la session du printemps 2016[11] ».

Pour étayer leur argumentation sur le déséquilibre présumé dans le rapport de force entre les parties à la négociation et réclamer du gouvernement des changements d’importance à cet effet, les signataires de cet accord, nommément la Fédération québécoise des municipalités (FQM), l’UMQ[12] ainsi que les maires de la capitale nationale et de la métropole, se sont surtout appuyés sur les données produites par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Outre son mandat général établi à l’article 2 de sa loi constitutive, cet organisme gouvernemental doit, sur une base annuelle, comparer l’évolution de la rémunération globale des salariés régis par une convention collective dans les secteurs public et parapublic (la fonction publique proprement dite, le réseau de l’éducation et celui de la santé et des services sociaux) avec celle des autres salariés québécois[13].

Sur la base de cette comparaison, des écarts de rémunération globale entre les administrations publiques québécoise et municipale, exprimés en fonction des coûts aux employeurs, sont de l’ordre de 35,0 % en 2019. Ceux-ci ont tout de même rétréci, en baisse de six points et demi de pourcentage pendant la période 2016-2019, soit de 41,5 % à 35,0 % selon les résultats de cette enquête annuelle[14].

Depuis plusieurs années, les acteurs patronaux du secteur municipal avaient aussi rappelé, en maintes occasions, que la perte de leur droit de lock-out en 1982[15], conjuguée aux coupes de rémunération décrétées cette année-là à l’égard des salariés des secteurs public et parapublic[16], avait créé, sinon accentué la disparité par rapport à la rémunération des salariés de l’univers municipal. À certains moments, cette situation a même conduit quelques grandes villes à regretter de ne pas avoir le pouvoir de fixer d’autorité les conditions de travail en cas d’impasse dans la négociation collective.

Pour impressionnant et significatif que soit cet écart de 35,0 %, quelques observations s’imposent néanmoins. D’abord, comme le montre le tableau de l’ISQ comparant les différences de rémunération globale entre le secteur de l’administration publique québécoise et les autres secteurs considérés, tous les indices sont défavorables au premier, exception faite du sous-groupe composé des salariés non syndiqués du secteur privé dont la rémunération globale serait de 6,7 % moindre en 2019[17]. On peut alors s’interroger sur le sens des inégalités observées et y voir un retard plutôt qu’une avance dans la rémunération du personnel de l’administration publique proprement dite.

Ensuite, signalons que les données recueillies auprès des unités du monde municipal ne concernent que les municipalités et les villes de 25 000 habitants et plus et qui comptent au moins 200 employés[18]. Par voie de conséquence, les résultats obtenus dans cette enquête annuelle doivent être relativisés car, ainsi que l’a déjà démontré l’ISQ pour les municipalités de grande taille, leur dimension joue un rôle significatif pouvant créer un biais à la hausse de la rémunération globale, et ce, pour la majorité des emplois considérés[19]. Notons en particulier que 21,9 % de la population vivait dans des municipalités locales de moins de 10 000 habitants. En contrepartie, celles-ci représentaient 91,9 % du nombre total de ces entités locales de gouvernance[20].

Au surplus, dans le mémoire qu’elle a déposé lors des consultations particulières sur le projet de loi 110, la FQM soulignait que les disparités salariales s’avéraient souvent de moindre importance dans les plus petites municipalités que celles qui étaient observées dans les plus grandes. À l’appui de son point de vue, elle indiquait qu’une analyse sommaire des conventions collectives conclues par ses membres révélait que ces dernières ne visaient qu’un nombre limité de salariés et que « la rémunération des employés municipaux y est moindre que ce que présente l’Enquête sur la rémunération des salariés produite par l’Institut de la statistique[21] ».

1.2 Le règlement des différends pour les policiers et pompiers : un regard rétrospectif

Les acteurs patronaux du monde municipal ont, depuis longtemps, vivement critiqué le système d’arbitrage des différends entre les municipalités ou les régies intermunicipales et les syndicats de policiers et de pompiers. À ce propos, rappelons que durant la période 1980-2000 pas moins de quatre groupes ministériels avaient été mis sur pied pour étudier cette question spécifique[22], sans compter les quelques observations formulées par des intervenants externes, notamment par les membres de la Commission consultative sur le travail et la révision du Code en 1985[23].

Lors de l’étude du projet de loi 110, les intervenants patronaux ont de nouveau fait valoir leurs critiques à l’égard du système d’arbitrage. Ils ont surtout mis l’accent sur le résultat jugé trop favorable, qualifié de spirale inflationniste sur le plan salarial, des sentences arbitrales tenant lieu de conventions collectives pour les unités de négociation de policiers et de pompiers ainsi que sur le caractère ponctuel des mandats confiés aux titulaires de la fonction arbitrale nommés par le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale désigné ci-après « ministre du Travail », à la suite d’une demande formulée par l’une ou l’autre des parties. Craignant que les sentences ne soient biaisées en raison du mécanisme en place pour trancher les conflits d’intérêts découlant de la négociation des conventions collectives, la partie patronale a souvent réclamé la mise sur pied d’un tribunal spécialisé permanent.

Cependant, il y avait davantage. Les autorités municipales ont souvent mis en cause certains critères devant guider les tiers décideurs pour rendre leurs sentences, surtout celui de l’équité externe, c’est-à-dire les comparaisons entre les conditions de travail des différents corps policiers et de groupes de pompiers de taille comparable, en raison de leur impact sur les salaires et certaines clauses à incidence financière des autres catégories de personnel. Enfin, les municipalités ont longtemps réclamé la prise en compte obligatoire de leur situation fiscale et financière dans les motifs à l’appui des décisions arbitrales.

C’est dans cette optique qu’à la suite des recommandations du quatrième des groupes de travail mentionnés précédemment, soit le comité Boivin, du nom de son président[24], l’État avait, entre autres changements, modifié le périmètre décisionnel de l’arbitre en l’obligeant dorénavant à considérer les conditions de travail des autres salariés de la municipalité, soit le critère de l’équité interne. La loi avait également ajouté un troisième critère, celui de la conjoncture économique et salariale pour l’ensemble du territoire du Québec[25]. Il devenait alors impossible d’isoler le groupe de policiers ou de pompiers et de comparer uniquement leurs conditions de travail avec celles de leurs collègues d’autres municipalités. De surcroît, les précisions apportées au Code permettaient d’élargir les fondements des décisions arbitrales en introduisant la possibilité, sous réserve d’une preuve présentée à cet effet, de tenir compte d’autres considérations probantes, par exemple la richesse foncière de l’entité municipale ou sa situation fiscale[26]. Malgré ces modifications introduites en 1996 et les résultats plutôt positifs de l’évaluation réalisée par le ministère du Travail sur leurs effets[27], la séquence des événements relatés plus haut montre bien que les administrations municipales se sont de nouveau montrées insatisfaites des effets engendrés par le système arbitral ainsi amendé. Elles ont persisté, 20 ans plus tard, à dénoncer la spirale ascendante des salaires versés aux corps policiers municipaux[28].

Pour compléter ce panorama du contexte général ayant conduit le gouvernement à donner une suite favorable aux pressions exercées par les administrations municipales en vue de mieux les outiller par rapport à la négociation collective, nous considérons comme nécessaire d’ajouter une dernière pièce au dossier : celui des travaux du comité Thérien-Morency, du patronyme des coprésidents issus du ministère du Travail, d’une part, et du ministère de la Sécurité publique, d’autre part. Mis sur pied en mai 2012 afin d’améliorer le régime particulier de négociation et d’arbitrage des policiers et des pompiers, ce comité réunissait, en plus des deux coprésidents, des représentants patronaux et syndicaux du milieu visé[29]. Les travaux, menés jusqu’en mai 2013, avaient permis, selon toute vraisemblance, de dégager un consensus sur quelques changements à apporter au régime alors en vigueur. Bien qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de rapport officiel et définitif de ce groupe de travail tripartite, nous estimons important de faire état des changements qu’il préconisait, d’autant plus que certains d’entre eux auraient été l’objet d’un consensus entre ses membres[30].

Conscientes de la nécessité de raccourcir la durée du processus menant à la conclusion d’une convention collective ou à l’imposition d’une sentence arbitrale de différend[31], les parties avaient d’abord accepté l’idée d’amorcer la phase des pourparlers 6 mois avant l’échéance de la convention collective en cours. Elles étaient ensuite convenues de limiter à 9 mois la durée totale du processus après l’échéance de la convention ou de la sentence arbitrale antérieure, période au cours de laquelle serait obligatoirement intervenu un médiateur-arbitre en cas d’impasse de la négociation directe. De plus, ce tiers aurait, au besoin, bénéficié d’un délai de 2 mois pour rendre sa décision après le délibéré. Enfin, les sentences auraient eu une durée obligatoire de 3 années, contrairement à la situation en vigueur alors que les arbitres pouvaient, à leur discrétion, décider d’une durée variant de 1 à 3 années.

En somme, les parties en étaient arrivées à un accord en vue de discipliner la conduite de la négociation puisque la durée maximale du processus et, le cas échéant, celle de la phase de l’arbitrage auraient totalisé 15 mois. Cependant, la question du calendrier n’était pas la seule en cause. En rendant obligatoire la médiation-arbitrage, alors que cette dernière était facultative puisqu’elle nécessitait l’accord des deux parties[32], les acteurs acceptaient, en quelque sorte, de rendre moins formaliste et plus souple l’intervention arbitrale. À cette dimension s’ajoutait le fait que la présence des assesseurs à l’étape de l’élaboration de la décision arbitrale pouvait faciliter l’acceptation de compromis ou, du moins, contribuer à l’élaboration de sentences mieux adaptées aux différents contextes de travail.

Enfin, bien qu’il ait clairement manifesté son intention de réduire sa participation financière par rapport à la rémunération des arbitres, le ministère du Travail aurait envisagé la possibilité d’accorder une aide pécuniaire aux municipalités et aux unités syndicales de petite taille[33].

Manifestement, ces éléments de nature consensuelle, axés surtout sur le déroulement du processus, n’ont pas été retenus par le gouvernement dans l’élaboration du projet de loi 110. Celui-ci a plutôt épousé la thèse selon laquelle il s’avérait nécessaire de modifier substantiellement le régime de négociation de l’ensemble du secteur municipal plutôt que de tabler sur ces quelques points de convergence.

2 L’analyse du contenu de la loi

2.1 Les observations générales

Déposé en juin, le projet de loi 110 a fait l’objet de consultations particulières en août. Celles-ci ont été suivies, en septembre et en octobre, de son étude détaillée par la Commission permanente de l’aménagement du territoire (CPAT), de laquelle relèvent les affaires municipales, et de son adoption en novembre 2016. À l’étape des consultations particulières, les parlementaires ont reçu 20 groupes qui s’intéressaient directement au contenu du projet de loi 110, principalement les regroupements patronaux et syndicaux ainsi que les maires des villes de Montréal, de Québec et de Rimouski[34].

Cinq constatations retiennent l’attention. La première a trait à l’énoncé de l’objet de la loi. Son article premier édicte quatre principes directeurs qui doivent guider la détermination des conditions de travail dans les municipalités. Selon le premier principe, la loi donne d’abord la primauté, avant toute autre considération, à l’obligation pour ces dernières de fournir des services publics de qualité et d’utiliser de manière judicieuse le produit des taxes et des tarifs qu’elles perçoivent. Le deuxième principe affirme que le recrutement et la rétention d’employés qualifiés commandent des conditions de travail « justes et raisonnables ». Le troisième exige le maintien d’un rapport approprié entre les salaires et les avantages sociaux des diverses catégories de personnel, tandis que le quatrième consacre la prérogative des employeurs dans l’embauche et la gestion de leur main-d’oeuvre.

L’enchâssement de ces principes dans la partie préliminaire du texte de loi revêt une grande importance dans la mesure où son contenu doit être pris en considération pour en appliquer et en interpréter les dispositions[35]. Le poids accordé à ces principes s’est d’ailleurs traduit par le temps consacré à l’examen de cet article premier lors de l’étude détaillée du projet de loi, comme en témoigne le compte rendu des échanges entre les parlementaires[36].

Tout en affirmant vouloir respecter les droits d’association et de négociation des salariés du secteur municipal, le ministre responsable des affaires municipales a, tout au long des travaux parlementaires, justifié l’introduction de ces principes directeurs et les traits particuliers du nouveau régime en invoquant le caractère spécifique des employeurs visés par la loi. En guise d’illustration, il a notamment cité le fait que ceux-ci ne négocient pas au bénéfice des actionnaires d’une entreprise privée, le devoir qu’ils ont de rendre des services aux citoyens de leur territoire à même des ressources financières prélevées par des taxes et des tarifs et l’impossibilité pour eux de déménager leurs activités sous d’autres cieux ou celle de faire faillite en cas de grave impasse financière[37].

La portée de l’énoncé de principe formulé à l’article premier de la loi trouve son importance la plus manifeste dans les liens que celui-ci entretient tant avec l’exercice de la négociation qu’au regard des critères décisionnels imposés aux arbitres en cas de différend. C’est d’ailleurs pour éviter que les employeurs s’autorisent d’une acception très large de leurs droits de direction, notamment en matière de gestion des effectifs[38], que le législateur a édicté un troisième alinéa[39]. Cet ajout a pour but de tempérer une interprétation trop stricte de ces principes directeurs, interprétation qui aurait eu pour effet de limiter le droit de négocier ou de soumettre à l’arbitrage une matière relevant du champ des conditions de travail[40].

La deuxième constatation qui retient l’attention a trait à une dimension davantage politique, celle de confier l’application de la Loi 110 au ministre responsable des affaires municipales[41]. De prime abord, cette décision surprend puisque la loi porte uniquement sur les relations du travail, champ de l’action gouvernementale qui relève habituellement du ministre du Travail. L’étonnement provient aussi de ce que le gouvernement a choisi d’ignorer le consensus auquel en étaient arrivés les acteurs du milieu au cours des travaux du comité Thérien-Morency[42].

D’ailleurs, contrairement aux intervenants patronaux de ce secteur, les organisations syndicales ont unanimement dénoncé, dans leurs mémoires déposés en commission parlementaire, ce transfert de responsabilité ministérielle en ce qu’il écartait deux des mandats essentiels confiés au ministre du Travail : celui « de favoriser l’établissement ou le maintien de relations harmonieuses entre employeurs et salariés ou les associations qui les représentent » et celui « d’adapter les régimes de relations du travail et les normes du travail à l’évolution des besoins des personnes, du marché du travail et de l’économie[43] ».

Selon le point de vue des organisations syndicales, le ministre des Affaires municipales et de l’Habitation[44] désigné ci-après « ministre des Affaires municipales », ne présenterait pas les mêmes garanties d’impartialité et de neutralité dans le domaine des relations du travail que le ministre du Travail parce que la nature de certains de ses mandats attesterait une grande proximité avec les municipalités, notamment le fait de les assister dans l’exercice de leurs fonctions[45]. La Loi 110 attribue d’ailleurs au ministre des Affaires municipales le pouvoir :

  • de recommander au gouvernement la nomination des membres d’un conseil de règlement des différends (art. 10) ;

  • de nommer les arbitres uniques (art. 45) ;

  • d’établir un programme d’aide financière pour les parties engagées dans un processus arbitral (art. 34 al. 2) ;

  • de donner suite ou non à une demande de nomination d’un mandataire spécial (art. 41).

En faisant le choix politique d’élargir le champ de compétence de ce ministre au détriment de celui du Travail, nous sommes d’avis que l’État a épousé la thèse véhiculée par les représentants du palier local de gouvernance. Selon notre point de vue, ceux-ci attribuaient au ministère du Travail un préjugé favorable envers les institutions syndicales, considérant que s’étaient révélées vaines toutes leurs démarches antérieures en vue de modifier substantiellement le régime d’arbitrage.

La troisième constatation, qui découle de la précédente, consiste en l’abrogation de la section du Code qui encadrait jusqu’alors le processus de la négociation collective et l’arbitrage obligatoire chez les policiers et les pompiers municipaux[46]. Ce n’est pas ici une suppression anodine puisque le législateur a, par la Loi 110, instauré un régime de relations du travail d’exception à l’égard d’une portion importante du salariat. Ainsi, toutes les personnes salariées comprises dans le secteur municipal évoluent maintenant dans un environnement mixte : d’une part, celui du Code en ce qui a trait à la qualification juridique de salarié, à l’accréditation, aux dispositions relatives à la protection de l’emploi en contexte syndiqué et à celles qui concernent les services essentiels[47] ; d’autre part, celui de cette loi particulière quant au déroulement de la négociation et au règlement des différends.

Pareille situation contribue à un éparpillement encore plus marqué de la législation du travail : en effet, le Québec compte actuellement plusieurs systèmes de représentation collective visant des travailleurs déjà exclus de l’application du Code en raison des liens particuliers les unissant à un donneur d’ouvrage ou à un employeur[48]. À une énumération assez longue, il faut maintenant ajouter les salariés du secteur municipal même si ces derniers possèdent cette qualification juridique au sens du Code. En réalité, la dispersion des lois du travail n’est pas tout à fait récente, car l’État québécois confie parfois à des ministères sectoriels le soin de concevoir des régimes de rapports collectifs du travail ou quelques-uns de leurs aspects pour certains groupes de travailleurs. Rappelons quelques exemples de ce phénomène : 

  • le mode de détermination des unités de négociation dans le secteur de la santé et des services sociaux qui, depuis 2003, relève du ministre titulaire de ce portefeuille ;

  • la conception par le ministère de la Justice du régime de négociation collective des procureurs aux poursuites criminelles et pénales, adopté en 2004 ;

  • la conception par le ministère de la Culture et des Communications du régime de représentation collective des artistes créé en 1987[49].

Cette orientation politique répond sans doute à des considérations pratiques mais, du même coup, elle comporte le risque d’accentuer la dispersion des lois du travail et de conduire à des incohérences entre les principes et les modalités régissant les divers régimes de négociation collective.

La quatrième constatation porte sur le champ d’application de la Loi 110, en l’occurrence sur la définition législative du « secteur municipal », tel qu’il est prévu dans l’article 2. Outre les municipalités locales et régionales de comté, les régies intermunicipales et les communautés urbaines[50], la définition englobe maintenant les offices municipaux d’habitation institués en vertu de la Loi sur la Société d’habitation du Québec[51] et les sociétés paramunicipales à but non lucratif, dont les budgets sont adoptés par les élus du palier local, de même que celles dont les conseils d’administration sont majoritairement composés de membres de conseils municipaux.

Toutefois, l’aspect qui ne manque pas de surprendre est le fait que le législateur a aussi décidé d’inclure les sociétés de transport en commun dans le champ d’application de la loi, qui, jusqu’à ce moment-là, étaient considérées comme un « service public » et, à ce titre, assujetties uniquement aux dispositions du Code et plus particulièrement à celles qui concernent la détermination et le maintien de services essentiels. Cette inclusion entraîne une conséquence importante pour ces entreprises et les syndicats visés puisqu’ils se trouvent désormais soumis au régime particulier de négociation collective régissant les salariés municipaux autres que les policiers et les pompiers, selon le chapitre III de la loi.

À l’appui de ce choix, le ministre des Affaires municipales et parrain de la loi a fait valoir que ces sociétés de transport n’étaient pas des entreprises privées se faisant concurrence et qu’elles étaient financées, en bonne partie, par le produit des taxes imposées aux citoyens[52]. À cet argument, ajoutons que le champ d’application de la loi a été calqué, selon les propos mêmes du ministre, sur celui de la Loi favorisant la santé financière et la pérennité des régimes de retraite à prestations déterminées du secteur municipal qui avait attisé la colère des milieux syndicaux et des salariés lors de son adoption en 2014[53].

La cinquième et dernière constatation porte sur les calques du Code. En effet, la Loi 110 lui emprunte plusieurs dispositions, souvent avec les adaptations nécessaires, qui sont, pour la plupart, tirées des sections I et II de son chapitre IV ou inspirées d’autres articles. Ainsi les articles 81 à 87 et 139 du Code se retrouvent presque intégralement aux articles 21 à 24 et 36 du nouveau régime, tandis que ses articles 14 et 29 sont directement inspirés du libellé des anciens articles 99.4 et 99.7. Ces emprunts ne doivent cependant pas faire illusion. Les dispositions empruntées ou qui ont inspiré le législateur dans la rédaction de la Loi 110 n’altèrent pas le nouveau cadre juridique sur la négociation et le règlement des différends. Elles ne touchent effectivement que la conduite et la procédure à suivre à l’occasion d’un arbitrage de différend qui est obligatoire pour les policiers et les pompiers et volontaire pour les autres groupes de salariés.

2.2 Les balises temporelles de la négociation

La loi modifie substantiellement le processus de la négociation pour tous les groupes de salariés, et ce, à deux titres : d’abord, elle établit un calendrier plus contraignant ; ensuite, elle fixe des règles particulières sur la durée des conventions collectives et des sentences arbitrales.

2.2.1 Le calendrier de la négociation

Le législateur a introduit un calendrier précis du déroulement de la négociation, c’est-à-dire une série de délais pour accélérer la durée du processus et discipliner, en quelque sorte, un mécanisme jugé trop lourd ou inefficace. Rappelons à ce propos que les travaux menés par le comité Thérien-Morency, consacrés au régime de négociation des policiers et des pompiers, avaient permis de dégager un accord sur la pertinence d’un meilleur encadrement de l’ensemble du processus[54].

Le souci de fixer des balises temporelles enlève de la souplesse à la négociation, processus qui se prête difficilement à un cadre trop rigide ou mécanique. On comprend cependant sa raison d’être lorsqu’on rend obligatoire, de manière automatique ou discrétionnaire, des interventions externes à un ou à quelques moments de cette dynamique.

Ainsi, dans le cas des groupes de policiers et de pompiers, la phase des pourparlers débute le 90e jour précédant l’expiration de la convention collective en vigueur ou le jour de l’accréditation d’un nouveau syndicat (art. 4 al. 1). Elle est suivie d’une période obligatoire de médiation si une entente n’est pas intervenue au cours des 240 premiers jours, c’est-à-dire pendant environ 8 mois de cette étape de la négociation. L’article 5 prévoit en effet qu’au terme de ce laps de temps l’employeur, ou à défaut le syndicat, doit aviser le ministre du Travail qui désigne alors un médiateur chargé de les aider à régler leur différend. La loi prévoit en outre que ce ministre peut, de son propre chef, procéder à cette nomination en cas d’inaction des parties. Ce dernier a choisi, semble-t-il, de ne pas agir d’office, en harmonie avec une approche plus volontariste.

Si l’impasse persiste toujours au terme du mandat du médiateur dont la durée ne peut excéder 120 jours (art. 6 al. 1), le dossier est déféré à un conseil de règlement des différends. Composé de trois membres, celui-ci doit rendre une décision arbitrale définitive dans un délai de 6 mois suivant sa formation, laps de temps auquel peuvent s’ajouter deux prolongations accordées par le ministre des Affaires municipales et dont la durée est de nature discrétionnaire (art. 28).

L’imposition d’un échéancier au tiers décideur n’est pas novatrice : les anciennes dispositions du Code obligeaient déjà l’arbitre du différend à rendre sa sentence dans un délai de rigueur. Celui-ci pouvait cependant être prolongé d’un nombre précis de jours, et plutôt à la demande de l’une des parties ou de l’arbitre lui-même[55], conformément à une conception plus proche des parties.

En posant l’hypothèse que la phase des pourparlers en direct entre les parties dure 240 jours, soit le laps de temps conduisant à la nomination d’un médiateur, et en limitant l’action des tiers intervenants aux délais minimaux prévus par la loi, c’est-à-dire 60 jours pour le médiateur et 120 jours pour le conseil d’arbitrage, on peut estimer à 480 jours civils — ou à 16 mois environ — la durée totale du temps requis pour régler un dossier. Ce laps de temps s’avère légèrement supérieur à celui qui était avancé dans le scénario présenté par le comité Thérien-Morency[56]. En pratique, il demeure difficile d’apprécier la longueur probable du processus se concluant par une sentence arbitrale, car la durée des interventions externes est sujette à des prolongations. À cette considération s’ajoute le fait qu’une période de temps plus ou moins longue peut survenir entre le dépôt du rapport du médiateur (art. 9) et la date de prise du décret constituant le conseil de règlement du différend[57].

La Loi 110 établit également une séquence temporelle obligatoire qui fixe la durée du processus de négociation à l’égard des unités de salariés autres que celles des policiers et des pompiers. Auparavant, le Code n’en réglait pas la durée, si ce n’était que par le dépôt possible d’une nouvelle requête en accréditation dans les circonstances prévues par son article 22. Même si les pourparlers peuvent évidemment débuter avant l’échéance de la convention collective, c’est un délai préfix de 150 ou de 180 jours après l’acquisition du droit de grève qui déclenche la nomination automatique d’un médiateur par le ministre du Travail, évidemment s’il n’y a pas eu conclusion d’une convention à ce moment (art. 38 al. 1 et 2).

Cet intervenant doit agir dans un délai préétabli de 60 jours qui, à l’instar du calendrier établi chez les policiers et les pompiers, peut être prolongé d’une durée identique. En supposant que la négociation directe ait duré 150 jours après l’acquisition du droit de grève et qu’elle ait été suivie d’une médiation d’une durée de 60 jours, on peut estimer qu’il s’écoulerait 210 jours, c’est-à-dire 7 mois environ, avant que l’une des quatre possibilités suivantes survienne :

  1. la poursuite de la phase de médiation pour une période supplémentaire de 60 jours à la demande commune des parties ou du médiateur (art. 39 al. 3) ;

  2. la poursuite de la négociation, avec ou sans l’aide d’une personne-ressource désignée par le ministre du Travail ;

  3. l’intervention potentielle d’un autre tiers, appelé « mandataire spécial » (art. 40 et 41), ce qui n’empêche pas, le cas échéant, la poursuite d’une grève ;

  4. le recours à un arbitrage volontaire à la suite d’une demande commune des parties (art. 44 al. 1)[58].

Nous trouvons difficile de nous prononcer sur le réalisme d’un tel calendrier. D’une part, l’exercice de la négociation peut débuter, voire se conclure avant l’expiration de la convention alors en vigueur ; d’autre part, le différend persiste parfois après l’intervention du médiateur, ce qui fait en sorte que le conflit prendra fin à une date indéterminée. Il reste certain, par contre, que l’instauration d’un échéancier, rendu nécessaire par l’obligation de recourir à un intervenant externe à un moment fixé à l’avance, limite la marge de manoeuvre laissée aux parties dans la conduite de leurs pourparlers, et qu’elle ne permet pas de rendre compte de la diversité des situations qui peuvent survenir. À titre d’exemple, qu’arriverait-il si l’une ou l’autre des parties ou les deux manifestaient le besoin de recourir aux services professionnels du médiateur mais après que ce dernier aurait été dessaisi du dossier, c’est-à-dire au terme de son intervention obligatoire de 120 jours ? Comment imaginer que ce tiers puisse encore agir au même titre de médiateur, alors que cette étape aurait été épuisée ?

Une autre illustration des limites inhérentes à l’intervention d’un médiateur à un moment prédéterminé du processus de négociation a trait à la survenance possible d’une grève avant qu’entre en scène ce tiers aidant. Nous songeons en effet à une situation où le syndicat exercerait son droit de grève dès l’expiration de la convention collective dans la mesure où il se serait préalablement conformé aux exigences du Code relativement à l’avis de négociation de 90 jours avant l’échéance de la convention (art. 52 al. 2), au respect de cette période de négociation (art. 53) ainsi qu’aux obligations découlant du maintien de services essentiels jugés suffisants (art. 111.0.18 et 111.0.23 al. 3 ; art. 111.0.19) et de la transmission de l’avis de grève (art. 111.0.23). En pareille circonstance, la grève surviendrait avant l’intervention d’un médiateur, à moins que les parties n’en aient demandé toutes deux la nomination avant le délai obligatoire de 150 ou de 180 jours, comme le prévoit le deuxième alinéa de l’article 39 de la Loi 110.

On pourrait soutenir que l’imposition d’un calendrier découle de l’obligation nouvelle de recourir à un médiateur à un moment prédéterminé du processus, s’il advenait que la négociation directe n’aboutisse pas à un accord. En réalité, l’État aurait pu opter pour des dispositions analogues et bien rodées en vigueur dans les secteurs public et parapublic du Québec[59], le Code canadien du travail[60] et la majorité des provinces canadiennes. Dans ces systèmes de rapports collectifs du travail, l’aide d’un conciliateur ou d’un médiateur demeure obligatoire avant de pouvoir recourir à la grève ou au lock-out. Toutefois, à la grande différence du contenu de la Loi 110, ce sont alors l’une ou l’autre des parties ou les deux, si la demande de conciliation ou de médiation est commune, qui déterminent le moment de recourir à un tiers selon leur lecture de l’état de la négociation et de l’usage possible de l’épreuve de force : « Normally, before they may resort to a strike or a lockout, labour relations legislation requires them to go through a conciliation or mediation process, usually under the auspices of the labour ministry[61]. »

L’interdiction du droit de lock-out dans les municipalités[62] explique peut-être la formule retenue par le législateur. Quoi qu’il en soit, si le principe général rapporté au paragraphe précédent devait s’appliquer au secteur municipal, l’employeur qui demanderait seul l’aide d’un médiateur se trouverait du même coup à faciliter l’accès du syndicat au droit de grève.

2.2.2 La durée des conventions collectives et des décisions arbitrales

Au contraire de la règle générale du Code qui fixe une durée minimale d’une année pour les conventions collectives mais aucune durée maximale, à l’exception des premières conventions et de celles qui sont conclues dans les secteurs public et parapublic, la Loi 110 établit, pour toutes les catégories de salariés, ce minimum à 5 années (art. 50), y compris dans le cas d’une première convention. Pour quelle raison le législateur a-t-il jugé nécessaire de prescrire pareille durée minimale au risque de provoquer un allongement significatif de la période de négociation que l’imposition d’un calendrier contraignant cherche précisément à raccourcir ?

En préservant le principe du déplafonnement de la durée des conventions établi en 1994[63], la loi tend probablement à favoriser des accords de longue durée qui peuvent, à certaines conditions, faciliter une plus grande stabilité dans le fonctionnement des organisations municipales et dans leurs relations du travail avec les syndicats[64]. En revanche, la période minimale de 5 années, préfixée par la loi, restreint la liberté contractuelle et réduit la marge de manoeuvre laissée aux parties, qui pourrait leur être nécessaire pour s’adapter à des réalités changeantes, par exemple des fusions d’organismes ou des changements administratifs d’importance. Au surplus, cette règle particulière ignore l’exception prévue en 1994 relativement aux premières conventions dont la durée maximale est limitée à 3 années, précisément pour permettre aux parties de s’acclimater à un nouveau contexte de rapports collectifs du travail.

Enfin, soulignons que l’État avait senti le besoin, au moment de ces modifications apportées au Code en 1994, de se prévaloir également d’une exception pour les secteurs public et parapublic en se limitant, en sa qualité d’employeur, à signer des conventions d’une durée maximale de 3 années. Il invoquait, à l’appui de cette dérogation, la difficulté, voire l’impossibilité, de prévoir l’évolution de la situation économique et des entrées fiscales à moyen terme ainsi que les risques d’un engagement pour une plus longue période. Pourtant, il a, par la suite, dérogé à deux reprises à cette particularité, reconnaissant ainsi qu’il s’avérait parfois nécessaire de s’adapter à des situations changeantes[65].

Par souci de concordance, mais à l’encontre du Code qui établit entre 1 et 3 années la durée des sentences arbitrales de différend[66], la Loi 110 édicte que la durée des sentences ou des décisions arbitrales est fixée à 5 années (art. 30 et 47). Bien que la loi prévoie la possibilité pour les parties d’en modifier le contenu en tout ou en partie, l’État se trouve, dans une certaine mesure, à restreindre la liberté de négociation dans le cas des policiers et des pompiers. Ceux-ci sont privés du droit de grève au regard du critère bien légitime de la protection de la sécurité publique et ils doivent s’en remettre à un autre moyen à la fois « adéquat, indépendant et efficace[67] » comme substitut de l’exercice du droit de grève pour trancher un différend éventuel, usuellement sa partie résiduelle, avec leur employeur. Une décision arbitrale de 5 années constitue-t-elle une entrave temporelle trop longue au droit à la négociation collective, en particulier à la lumière des enseignements actuels de la Cour suprême du Canada ?

2.3 Les modifications aux mécanismes de règlement des différends

La Loi 110 apporte plusieurs changements aux mécanismes de règlement des différends. Elle rend la médiation obligatoire pour tous les groupes de salariés, modifie substantiellement l’arbitrage pour les unités de policiers et de pompiers et abolit l’arbitrage de première convention pour les autres groupes de salariés du secteur municipal.

2.3.1 La médiation obligatoire à un moment préfix

Si une convention collective n’a pas été conclue au terme de la période de négociation directe, soit 240 jours pour les policiers et les pompiers et 150 ou 180 pour les autres catégories de salariés, la loi fait obligatoirement intervenir un médiateur nommé par le ministre du Travail. Ce tiers a pour mandat d’aider les parties à régler leur différend et à conclure une convention collective. Pour y arriver, le médiateur bénéficie d’un délai de 60 jours qui peut être prolongé d’une autre période de même durée s’il le demande ou lorsque les parties le requièrent toutes deux (art. 6 al. 1 ; art. 39 al. 3). Par ailleurs, la loi précise que les parties peuvent en tout temps réclamer ensemble l’intervention du médiateur (art. 5 al. 2 ; art. 39 al. 2), ce qui soulève un questionnement quant au moment où cette demande peut survenir et à son effet sur le calendrier prévu pour le déféré du dossier à l’étape de l’arbitrage chez les policiers et les pompiers. En effet, l’expression « en tout temps », employée par le législateur pour exprimer la disponibilité du mécanisme de médiation tout au long du processus, signifie-t-elle que le médiateur peut intervenir tant avant qu’après le moment où la loi oblige les parties à y recourir ?

Dans le cas des policiers et des pompiers, la présence souhaitée du médiateur avant la période où elle devient obligatoire déclenche-t-elle le calcul du délai de 60 ou de 120 jours, imparti au médiateur pour favoriser une entente ? Doit-on plutôt attendre l’arrivée du terme de 240 jours établi par la loi pour fixer le point de départ de ce calcul ? En réalité, le libellé de l’article 6 donne clairement à entendre que la computation de ce délai débute au moment même de la nomination du médiateur. Sinon, on se trouverait à retarder indûment la suite du processus menant au déféré du litige à l’arbitrage et à allonger ainsi la durée du calendrier de la négociation.

De plus, nous voyons mal comment le médiateur pourrait continuer à agir après le dépôt de son rapport et la mise en branle de l’étape de l’arbitrage. En pareille circonstance, l’expression « en tout temps » ne saurait ici s’appliquer, car le médiateur affecté au dossier se trouve alors dessaisi de l’affaire, et il appartient désormais au conseil de règlement des différends d’agir, une fois constitué. La seule possibilité logique qui subsiste en vue de justifier la poursuite d’une médiation, souhaitée par les parties après le dépôt de ce rapport, est le laps de temps qui peut s’écouler entre son dépôt et la prise du décret nommant les membres de ce conseil. Même si la loi prescrit que, « [s]ur réception d’un rapport de médiation, le ministre défère le différend à un conseil de règlement des différends » (art. 9), on a pu observer dans certaines situations une période de 5 mois entre ces deux événements[68], si bien que des interrogations surgissent sur la portée d’un tel délai par rapport à la médiation proprement dite. Une seconde intervention de cette nature peut-elle être intercalée dans cet entre-temps ? Pareille éventualité ne serait-elle pas contraire au principe même d’un calendrier qui a pour objet d’accélérer la négociation et le recours à l’arbitrage ? Enfin, quelle pourrait être la durée de cette seconde médiation ?

En ce qui concerne les salariés autres que les policiers et les pompiers, la situation se présente un peu différemment parce que la persistance du conflit d’intérêts après la période de 60 ou de 120 jours ne conduit pas, de manière obligée, à l’étape de l’arbitrage. Comme cette phase se termine habituellement par le dépôt du rapport du médiateur, le ministre du Travail peut maintenir le même intervenant au dossier en le nommant, cette fois, à titre de personne-ressource en vertu de la loi constitutive du ministère du Travail[69].

La nouvelle règle qui oblige les parties à recourir à l’intervention d’un tiers à un moment ou l’autre du processus, mais assurément pendant un laps de temps prédéterminé, rompt avec la situation existante à l’égard des policiers et des pompiers depuis 1996 et à laquelle les autres groupes de salariés municipaux étaient assujettis depuis 1977[70]. Conformément au Code, l’intervention d’un conciliateur ou d’un médiateur reposait toujours sur la volonté commune des parties pour les policiers et les pompiers et sur celle d’au moins l’une d’entre elles pour les autres catégories de salariés.

En 1977[71], le législateur avait décidé que, pour tous les salariés visés par le Code, la conciliation ne s’enclencherait qu’à la requête de l’une ou l’autre des parties, de manière à valoriser davantage cette fonction et à briser l’automaticité entre son recours obligatoire et l’acquisition du droit de grève et de lock-out qui est depuis lors rattachée à la date de réception de l’avis de négociation. Chez les policiers et les pompiers, le recours obligatoire à une phase de médiation a été réintroduit en 1993 comme préalable à une demande de déférer le conflit de négociation à l’arbitrage[72]. Toutefois, le retour au caractère complètement volontaire de la médiation a été préconisé par le rapport Boivin de 1995 qui s’appuyait surtout sur l’expérience même des médiateurs affectés à ce type de dossiers pour le recommander :

S’agissant de l’expérience médiatrice, l’opinion des médiateurs est tranchée : la médiation obligatoire n’a absolument rien changé ; si ce n’est qu’elle a ajouté à la durée de l’ensemble du processus menant à la sentence arbitrale […] Appelés à suggérer ce qui leur semblerait être le meilleur moyen d’améliorer le mécanisme actuel d’arbitrage, les médiateurs ont spontanément insisté sur le retour à la médiation volontaire[73].

Lors des modifications apportées au Code en 1996 au sujet du règlement des différends pour les policiers et les pompiers, le législateur a rétabli le caractère absolument volontaire de la médiation puisque, jusqu’à l’adoption de la Loi 110, elle ne survenait qu’à la suite d’une requête formulée par les deux parties et à un moment de leur choix[74].

Le mécanisme de médiation édicté par la Loi 110 traduit une certaine méconnaissance du processus de la négociation et de sa dynamique. D’une part, le législateur ne peut dicter aux parties leurs comportements et choisir à leur place le moment où elles décideront d’échanger des propositions susceptibles de les rapprocher d’un terrain d’entente ; d’autre part, un conciliateur ou un médiateur ne peut forcer les parties à négocier et à s’entendre puisque son mandat n’est pas de nature contraignante. Il doit nécessairement s’adapter au rythme des parties et se rendre disponible pour les assister lorsqu’elles manifestent leur intention de chercher, avec son appui, des solutions au différend qui les oppose[75].

C’est pourquoi le déclenchement automatique d’une intervention médiatrice à un moment préfix et pour une durée déterminée ne constitue pas un mode bien adapté à la souplesse que cette démarche requiert. Sauf chez les policiers et les pompiers pour qui la fin d’une médiation infructueuse mène nécessairement au déféré du dossier à l’arbitrage, il convient de noter que le terme de cette phase obligatoire de 60 ou de 120 jours peut, pour les autres catégories de salariés municipaux, arriver alors qu’une entente sur la convention collective n’est pas encore survenue. Pareil état de fait que rien ne peut empêcher, car ce sont les parties qui décident du moment du règlement, conduirait éventuellement à une situation quelque peu irrationnelle où le médiateur ne serait plus en poste lorsque surviendrait le moment critique de la négociation. Or, c’est généralement à ce moment charnière que sa présence pourrait se révéler la plus utile. Enfin, comme nous l’avons souligné à la section 2.2.1, la survenance possible d’une grève, avant même qu’intervienne obligatoirement un médiateur, révèle une incongruité qui découle d’une vision plutôt mécanique de la médiation, celle d’une étape à franchir à l’intérieur d’un calendrier préétabli plutôt que celle d’une expertise professionnelle mise à la disposition des parties selon leurs besoins.

2.3.2 La sélection des membres des conseils de règlement et des arbitres uniques

Qu’il soit question du choix des personnes appelées à former les conseils de règlement des différends pour les policiers et les pompiers (art. 10) ou des arbitres uniques pour les autres groupes de salariés (art. 45), la procédure prévue par la Loi 110 est sensiblement identique. La loi précise les conditions générales à remplir (art. 11 al. 3 ; art. 46 al. 3) par tous les membres des conseils et les arbitres ainsi que les domaines de compétence recherchés (art. 11 al. 4). Elle prévoit en outre la formation de deux comités de sélection (art. 11 al. 2 ; art. 46 al. 2), dont la composition, le mode de fonctionnement et le déroulement des activités sont précisés dans un règlement d’application[76]. Ce dernier mentionne que c’est le ministre des Affaires municipales qui choisit les membres des comités de sélection. Le règlement fixe également les conditions d’admissibilité des candidats à une fonction arbitrale et les critères de sélection à respecter dans l’examen des candidatures[77].

L’application de ce règlement conduit à la reconnaissance de candidats aptes à occuper de telles fonctions et à la transmission au ministre des Affaires municipales de deux listes de personnes reconnues compétentes pour agir en qualité d’arbitres. Ces listes sont ensuite soumises à l’approbation du gouvernement par le ministre et rendues publiques, une fois approuvées par décret gouvernemental[78]. Dans le cas des policiers et des pompiers, le gouvernement, sur la recommandation du ministre, nomme, au cas par cas, chaque membre d’un conseil de règlement des différends à partir de la liste qui leur est propre (art. 10). Pour les autres groupes de salariés, c’est le ministre lui-même qui désigne un arbitre inscrit sur la liste qui leur est applicable (art. 45).

Bien que les associations les plus représentatives des municipalités et celles du milieu syndical soient invitées à proposer le nom d’une personne pour participer aux travaux de chacun des comités de sélection[79], il n’en reste pas moins que les parties n’ont aucune prise sur le choix des arbitres appelés à trancher leurs différends. Ajoutons à ce constat que la présence minoritaire de leurs représentants au sein de ces deux comités de sélection n’assure nullement la primauté des recommandations que ces représentants peuvent formuler, sans compter que, dans le cas de la liste des arbitres pour les salariés autres que les policiers et les pompiers, les six regroupements syndicaux doivent se concerter pour désigner un seul représentant au comité de sélection. Faut-il alors se surprendre que le milieu syndical se soit abstenu de participer aux travaux de ces comités ?

Ce mode de nomination donne une grande marge de manoeuvre au ministre responsable de l’application de la Loi 110 et il rompt nettement avec la façon usuelle de procéder pour nommer des arbitres de différends dans le monde du travail. Depuis longtemps à vrai dire, en l’occurrence dès le début du xxe siècle, la législation québécoise du travail s’est montrée beaucoup plus consensuelle et participative, car elle a toujours accordé une place prépondérante au choix des parties, tant par rapport au mécanisme de reconnaissance des personnes compétentes pour exercer cette fonction délicate que pour l’attribution des dossiers à un arbitre unique ou à un tribunal de trois personnes[80]. Avant l’adoption de la Loi 110, le ministre du Travail nommait la personne désignée ponctuellement par les parties comme tiers à leur litige ou, à défaut d’entente, il puisait dans une liste spécifique d’arbitres constituée par les organisations patronales et syndicales, liste qu’il avait approuvée précédemment[81].

Outre le fait que l’option législative retenue s’écarte radicalement du fonctionnement usuel dans le domaine des relations du travail, en retirant aux parties la possibilité de s’entendre ponctuellement sur l’identité du décideur, le législateur a, par la même occasion, rejeté une demande fréquemment formulée par les organisations patronales. Celles-ci souhaitaient la mise sur pied d’un corps arbitral permanent chargé de trancher les conflits d’intérêts. Lors des consultations particulières tenues sur le projet de loi, quelques intervenants patronaux ont d’ailleurs rappelé cette revendication de longue date en émettant le voeu qu’on attribue un statut permanent aux arbitres ou encore qu’on les intègre au sein d’un tribunal administratif existant, par exemple la Commission municipale[82]. Hormis cette observation, les commentaires généraux des acteurs patronaux relativement à ce mode de désignation n’ont pas suscité de réactions négatives de leur part.

Malgré les qualifications et la compétence des personnes choisies par le gouvernement pour occuper une fonction arbitrale dans le contexte de la Loi 110, le processus retenu soulève tout de même une interrogation fondamentale lorsqu’on prête attention au jugement majoritaire rendu en 2003 par la Cour suprême dans une affaire relative à la constitution des tribunaux d’arbitrage de différend dans le secteur hospitalier de l’Ontario, où l’arbitrage s’impose en cas d’impasse dans la négociation[83]. D’ailleurs, plusieurs des organisations syndicales, les plus susceptibles de devoir recourir à l’arbitrage, n’ont pas manqué de s’appuyer sur cette décision pour faire valoir leur désaccord sur le mode de désignation des arbitres nommés en vertu de la Loi 110[84].

En l’espèce, la Cour suprême devait déterminer si la nomination, par le ministre ontarien du Travail, de juges retraités pour agir comme présidents de conseils tripartites d’arbitrage compromettait leur indépendance et leur impartialité institutionnelles. La question se posait dans le contexte de l’adoption, en 1997, d’une loi régissant les différends ayant trait aux policiers et aux pompiers, de même qu’aux hôpitaux et aux maisons de soins infirmiers. En Ontario, la loi générale encadrant la tenue des rapports collectifs du travail prévoyait, depuis 1979, la possibilité pour le ministre de dresser une liste d’arbitres compétents et agréés par les parties patronale et syndicale. Cette disposition était aussi inscrite dans la Loi de 1995 sur les relations de travail[85]. Toutefois, le ministre du Travail avait décidé d’ignorer cette liste et de nommer des juges retraités pour présider les conseils d’arbitrage chargés de trancher les différends pouvant survenir dans le secteur hospitalier[86].

La Cour suprême a reconnu le fait que le ministre s’était conformé à l’obligation de consulter les syndicats relativement au changement apporté au mode de désignation des présidents de ces conseils d’arbitrage et qu’il n’était pas tenu de choisir ces titulaires à partir de la liste existante. Cependant, les personnes sélectionnées devaient non seulement être compétentes et expérimentées en droit du travail, mais également neutres et considérées comme acceptables pour les parties.

S’exprimant au nom de la majorité, le juge Binnie écrivait ceci :

L’arbitrage en matière de relations de travail en tant que mécanisme de règlement des différends repose traditionnellement et fonctionnellement sur le consentement, l’arbitre étant choisi par les parties ou étant acceptable par chacune d’elles. L’intervenante, la National Academy of Arbitrators (Canadian Region), a fait valoir que [TRADUCTION] « [l]’arbitrage qui est ou qui est perçu comme étant politique plutôt que rigoureusement quasi judiciaire n’est plus un arbitrage »[87].

Le pourvoi en appel du ministre du Travail a été rejeté par la Cour suprême qui partage la préoccupation exprimée par la Cour d’appel de l’Ontario « concernant le non-respect, par le ministre, de l’intention du législateur — qui ressort de la [Loi sur l’arbitrage des conflits de travail dans les hôpitaux] — de désigner des personnes qui sont non seulement impartiales et indépendantes, mais qui ont une expertise et qui sont généralement perçues, dans le milieu des relations du travail, comme étant acceptables à la fois par les syndicats et par le patronat[88] ».

Cette décision majoritaire du plus haut tribunal du pays soutient l’avis des syndicats pour lesquels la manière de désigner les membres du corps arbitral institué par la Loi 110 nuit nettement à l’acceptabilité et à l’impartialité du mécanisme de nomination, car elle évacue complètement la possibilité pour les deux parties de s’entendre sur la composition des deux listes d’arbitres. Au surplus, la crédibilité du processus de sélection et de nomination des arbitres est entachée par le fait que le ministre des Affaires municipales recommande au gouvernement les personnes appelées à agir comme membres des conseils de règlement des différends et qu’il nomme, le cas échéant, les arbitres uniques à partir de listes de noms soumises par deux comités de sélection dont il a choisi les membres.

Dans un autre ordre d’idées, la loi précise que les présidents des conseils de règlement des différends doivent avoir qualité d’avocat (art. 10) et que les arbitres uniques doivent appartenir à l’ordre professionnel du Barreau du Québec (art. 46 al. 3 (1)), condition première et nécessaire à la pratique de cette profession à titre réservé et d’exercice exclusif. Cette exigence a pour effet d’exclure la candidature de plusieurs personnes expérimentées qui sont bien reconnues dans le milieu des relations du travail et qui, du reste, peuvent avoir une formation juridique sans appartenir à l’ordre professionnel des avocats.

Fait à noter : le Barreau lui-même ne réclamait pas l’exclusivité de la fonction de président de conseil et il s’était montré satisfait de la situation qui existait jusqu’alors. L’atteste clairement un extrait d’une lettre du 7 octobre 2016, adressée au président de l’Ordre des conseillers en ressources humaines et en relations industrielles agréés du Québec (CRHA) et dont le contenu a été rapporté lors des consultations particulières sur le projet de loi[89].

Les autres personnes appelées à former les conseils de règlement des différends pour les policiers et les pompiers, qu’elles soient avocates ou non, doivent être reconnues pour leur expertise dans l’un ou l’autre des domaines de compétence suivants : économique, municipal et relations du travail. Cette diversité quant à leur origine professionnelle s’explique surtout par la nature et le nombre de critères à considérer par ces tiers décideurs pour trancher les différends.

2.3.3 Le cadre décisionnel de l’arbitrage

Le cadre décisionnel de l’arbitrage revêt une importance majeure pour les municipalités et les syndicats de policiers et de pompiers, d’abord en raison de son caractère obligatoire en cas d’impasse dans leurs négociations, ensuite à cause de la nature particulière de ce mode de résolution des différends. Quant aux autres groupes de salariés, ce mécanisme d’exception en relations du travail reste volontaire et s’est révélé impopulaire, du moins si l’on tient compte de son usage dans le temps[90].

Le caractère inhabituel de l’arbitrage vient d’abord de ce que les parties, en y recourant, renoncent à l’exercice potentiel ou réel de leur principal levier de pression, soit la cessation concertée du travail ou le refus d’en fournir par l’employeur, afin d’amener leur vis-à-vis à modifier sa position et ainsi à réévaluer les coûts économiques et politiques de la mésentente. Dans la sphère municipale comme dans les secteurs public et parapublic, c’est la dimension politique de la négociation collective qui retient davantage l’attention, ne serait-ce qu’au regard de l’impact des arrêts de travail sur les citoyens, bénéficiaires des services rendus mais également contribuables, et parce que le droit au lock-out se conçoit mal, précisément en raison de la nature des services à la population dont les détenteurs de l’autorité patronale ont la responsabilité première[91]. Ajoutons à ces caractéristiques que ces derniers occupent des postes électifs, ce qui contribue à augmenter le niveau de politisation de la négociation et de ses résultats.

Le caractère délicat du phénomène de la négociation dans le secteur municipal se trouve d’ailleurs accentué depuis l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[92] rendu par la Cour suprême en 2015. Celle-ci a alors établi que le droit de grève constituait un élément essentiel et indispensable d’un véritable processus de négociation collective et qu’à ce titre il faisait partie intégrante du droit d’association prévu par l’article 2 d) de la Charte canadienne des droits et libertés[93]. La nature des services municipaux de police et de protection contre les incendies répond à la conception normative des services essentiels selon laquelle leur interruption pourrait mettre en danger la vie, la santé et la sécurité de personnes et justifie pleinement l’interdiction du droit de grève aux policiers et pompiers et son remplacement par un mécanisme d’arbitrage obligatoire[94]. C’est d’ailleurs un mode de règlement des différends qui a cours de manière générale dans l’ensemble canadien à l’égard des groupes de policiers et de pompiers : « Arbitration is most likely to be obligatory for fire fighters, police, and civil servants. At the other end of the spectrum, it is not mandated in any jurisdiction for general municipal employees (i.e. inside and outside workers, local transit)[95] ». Bien que cette méthode de résolution des désaccords entre les parties se justifie pleinement pour certains groupes de salariés, il n’en demeure pas moins qu’elle pose quelques problèmes quant à ses effets sur l’exercice de la négociation[96], dont celui, très important, du cadre décisionnel imposé aux arbitres pour appuyer leurs décisions.

Dans la Loi 110, le cadre décisionnel est défini aux articles 15, 16 et 17[97] qui doivent également être interprétés à la lumière des principes énumérés à l’article premier. C’est sans doute la raison pour laquelle une longue période de temps a été consacrée à l’examen de ces principes lors des consultations particulières sur le projet de loi. Leur libellé lie non seulement les parties elles-mêmes dans la détermination de leurs conditions de travail, mais également les tiers décideurs en cas de différend. Il en est ainsi plus particulièrement de certains éléments, notamment la référence à l’équité interne entre les membres du personnel et l’énoncé des impératifs organisationnels rattachés à la gestion des effectifs.

Par comparaison, les conventions collectives conclues en vertu du Code font l’objet d’une règle plus libérale et flexible, car elles peuvent contenir toute condition de travail qui n’est pas illégale ou contraire à l’ordre public (art. 62)[98]. Toutefois, nous pouvons déduire que ce principe général s’applique aussi aux conventions signées conformément à la Loi 110, d’abord en raison du dernier alinéa de son article premier, ensuite à cause de l’énoncé du second alinéa de son article 48 selon lequel les dispositions du Code s’appliquent pour autant qu’elles ne soient pas incompatibles avec la Loi 110.

L’obligation faite aux conseils de règlement des différends et aux arbitres uniques d’agir en premier lieu « selon l’équité et la bonne conscience » (art. 15 et 47) et celle de fonder leurs décisions sur la preuve recueillie au moment de l’enquête (art. 16 et 47) suggèrent les deux remarques suivantes. La première obligation est loin d’être nouvelle au Québec car, depuis les origines de la législation ouvrière au début du xxe siècle, le législateur a souvent fait référence à ces deux critères généraux. La notion d’« équité » renvoie à un guide objectif, alors que l’expression « bonne conscience » fait référence à une attitude morale plus subjective qui a pour objet de tempérer la rigueur de la loi dans la prise de décision[99].

La seconde obligation, soit celle qui consiste à rendre sentence en s’appuyant sur la preuve recueillie durant l’enquête et qui est édictée à l’article 16, pose une balise importante quant à la portée des huit critères décisionnels proprement dits, lesquels sont énumérés à l’article 17. Dans cette perspective, on ne saurait reprocher aux arbitres de ne pas prendre en considération tous ces critères dans les motifs de leur décision si aucune preuve n’est présentée relativement à un ou plusieurs d’entre eux. Le début de l’article 17 précise bien que les arbitres doivent agir en fonction de la preuve recueillie, tout comme l’indiquait l’ancien article 99.6 du Code, et nous voyons mal comment ceux-ci pourraient, de leur propre chef, soulever certains facteurs omis ou écartés délibérément au cours des audiences.

Le cadre décisionnel établi par la Loi 110 reprend presque textuellement les trois critères imposés aux arbitres par le Code sous l’ancien système[100], mais il en ajoute cinq autres, sans compter la possibilité de prendre en considération tout autre élément de preuve recueilli durant l’enquête, comme c’était le cas antérieurement. L’article 17 a fait l’objet, bien entendu, de plusieurs commentaires de la part des acteurs patronaux et syndicaux au moment des consultations particulières sur le projet de loi, en raison tant de la nature des facteurs que les tiers décideurs doivent considérer que de leur nombre.

Du côté syndical, on a carrément rejeté cet article et les principes directeurs énoncés à l’article premier qui lui sont rattachés, au motif principal qu’ils constituaient une entrave importante au droit à un réel processus de négociation, désormais consacré constitutionnellement. Nous notons aussi que le milieu syndical répudie l’usage du critère de la capacité de payer et la référence à la situation fiscale de la municipalité[101]. De manière plus prosaïque, les intervenants syndicaux ont également mis en cause l’intégrité d’un processus dans lequel les décideurs auront à trancher un différend à partir d’autant de critères, ce qui constituerait un carcan si lourd et si serré qu’il discréditerait manifestement l’institution arbitrale créée par la loi.

Du côté patronal, on s’est réjoui de l’introduction de critères de nature économique, en particulier de la prise en considération, désormais obligatoire, de la situation financière et fiscale de l’employeur, du contexte économique local et des exigences relatives à une saine gestion des finances publiques. À l’appui de cette position, on invoque l’impact des sentences arbitrales sur les décisions des autorités municipales et les contribuables. Un regroupement patronal du secteur privé a été jusqu’à suggérer d’introduire un neuvième critère décisionnel, celui des conditions de travail des salariés occupant des postes comparables dans le secteur privé, pourvu évidemment, avait-on ajouté, que les données nécessaires à la réalisation de telles comparaisons soient diffusées[102].

Les interrogations et les suggestions des représentants patronaux du secteur municipal ont également porté sur les indications inscrites à l’article 17. On s’est ainsi demandé si les huit facteurs énumérés dans la loi avaient tous le même poids, ce qui paraît être le cas selon l’intention exprimée par le ministre responsable du projet, ou s’il ne serait pas plus opportun d’accorder préséance à certains d’entre eux. D’autres intervenants patronaux ont proposé de rendre facultatifs quelques critères, de manière à laisser une marge de manoeuvre ou un certain pouvoir discrétionnaire aux instances arbitrales. Des élus, notamment des villes de Laval, de Montréal et de Québec, ont exprimé des réserves au sujet du critère de l’équité externe ou ont réclamé son retrait, car ils craignaient, entre autres raisons, ses répercussions ultérieures sur l’équité interne, c’est-à-dire sur les conditions de travail des autres catégories de salariés, surtout en matière de rémunération[103]. Enfin, l’UMQ aurait souhaité, en plus de la révision du critère de l’équité externe, le retrait de celui de la politique salariale du gouvernement et des dernières augmentations salariales accordées aux employés des secteurs public et parapublic[104].

Les huit facteurs prescrits par le législateur pour circonscrire les décisions arbitrales suggèrent plusieurs observations. En premier lieu, leur nombre élevé ne semble pas une solution particulièrement heureuse, car il contribue effectivement à réduire la latitude ou la marge discrétionnaire des arbitres. En établissant un cadre aussi contraignant, ne se trouve-t-on pas à restreindre si considérablement la portée de la fonction arbitrale qu’elle en serait minée à sa base même et dénaturée ? Les conseils de règlement des différends et les arbitres uniques ne risquent-ils pas en effet de devenir des applicateurs d’une formule menant à des résultats prédéterminés, au risque d’amoindrir grandement la crédibilité du mécanisme d’arbitrage[105] ? En contrepartie, le poids égal attribué à tous les critères ne signifie pas nécessairement que les indicateurs résultant de leur application à un cas concret iront tous dans le même sens et que les tiers décideurs n’auront pas, au bout du compte, à attribuer implicitement une prépondérance à un ou à quelques-uns d’entre eux afin de porter un jugement global sur la base de la preuve soumise.

En deuxième lieu, nous voyons difficilement comment les conditions de travail, en particulier les règlements salariaux déjà négociés relativement à certains groupes et qui peuvent servir de points de comparaison pour établir une équité interne (art. 17 (3)), auraient pu être agréées par un employeur en ignorant les considérations suivantes : la situation financière et fiscale de la municipalité (art. 17 (1)) de même que la saine gestion financière (art. 17 (6)). Ces critères pourraient être redondants par rapport à celui de l’équité interne dans la mesure où ils auraient probablement déjà été pris en considération dans les règlements intervenus avec des groupes de salariés autres que les policiers et les pompiers.

En troisième lieu, le facteur de la comparabilité des conditions de travail des policiers et des pompiers et de celles qui sont en vigueur pour ces deux corps d’emploi dans des municipalités de taille comparable (art. 17 (5)) — ceux-ci sont appelés, du moins dans le cas des policiers, à rendre le même niveau de service[106] — revêt une grande importance du point de vue des relations du travail. De toute évidence, les exigences relatives à l’exercice de ces professions présentent des caractéristiques particulières ; les risques qui leur sont associés diffèrent à plusieurs égards de ceux d’autres salariés et justifient d’accorder une importance significative à des comparaisons externes. Leur pertinence s’avère d’autant plus fondée que les arbitres de différends sont souvent chargés d’élaborer, en lieu et place des parties, la portion résiduelle de leur convention collective qui fait l’objet du différend, et ce, dans un contexte où les comparaisons sont fréquemment utilisées durant le processus d’arbitrage[107].

D’ailleurs, à la suite du regroupement des services policiers et de quelques fusions municipales, on a observé une diminution significative du nombre de corps policiers municipaux de 109 en 2001 à 30 en 2018[108]. Par voie de conséquence, les conditions de travail des policiers syndiqués sont probablement devenues plus homogènes au fil de ces transformations, du moins dans une région donnée, ce qui a réduit ainsi l’étendue possible des points de comparaison externes et donc la portée de ce critère. L’organisation policière constitue d’ailleurs un enjeu important dont le thème est abordé dans le document de réflexion soumis à la consultation à la fin de 2019[109] et qui donnera probablement lieu à un débat majeur entre les acteurs visés.

Par contre, l’énoncé du quatrième critère décisionnel, celui de la politique de rémunération et des dernières hausses accordées « aux employés[110] des secteurs public et parapublic », donne à penser que la comparaison avec les conditions de travail à la Sûreté du Québec prendra de l’importance à l’avenir. Le choix du terme « employés » dans le libellé de l’article 17 de la loi, plus large que celui de « salariés » en usage dans le Code, facilitera peut-être l’établissement de comparaisons plus étendues avec les conditions de rémunération des membres de la police nationale, ceux-ci étant exclus de la définition législative du terme « salarié » et, par le fait même, de l’application du Code[111]. Ces derniers sont en effet régis par une loi particulière, la Loi sur le régime syndical applicable à la Sûreté du Québec[112].

Le caractère particulier du métier de policier, que nous avons brièvement mentionné plus haut, s’applique aussi à celui de pompier, d’autant plus que dans un passé récent il existait une parenté naturelle entre ces deux professions, confirmée par la présence d’emplois mixtes de policier-pompier dans des municipalités de petite et de moyenne taille[113]. C’est l’adoption de la Loi sur la sécurité incendie[114] en 2000 qui a accéléré la professionnalisation du métier de pompier en obligeant les municipalités à établir et à mettre en oeuvre un schéma de couverture des risques d’incendie, dont l’une des règles prévoit l’intervention dans un court délai d’une équipe de pompiers, ce qui rend quasiment impossible d’occuper un poste à la fois de policier et de pompier.

En outre, la complexité croissante des tâches confiées aux titulaires de ces emplois, accentuée par l’émergence de nouveaux secteurs d’intervention, par exemple la prévention des incendies et, plus récemment, le sauvetage nautique et l’évaluation des structures susceptibles de s’effondrer, ont conduit à la mise sur pied d’une école de formation spécialisée — tout comme cela a d’ailleurs été le cas pour les policiers — ainsi qu’à l’élaboration d’un cadre juridique relatif aux conditions d’exercice de cette fonction au sein d’un service de sécurité incendie municipal.

En somme, les caractéristiques des tâches et l’encadrement réglementaire des emplois de policiers et de pompiers présentent des traits qui les distinguent non seulement entre eux, mais davantage encore des autres emplois observés dans les gouvernements locaux. Considérée sous cet angle, cette réalité semble donner plus de poids aux comparaisons externes bien que, en théorie à tout le moins, un poids égal doive être accordé à tous les facteurs.

Le même critère des comparaisons externes se trouve au quatrième paragraphe du premier alinéa de l’article 17 de la loi. Il renvoie cette fois à la politique de rémunération du gouvernement et aux dernières augmentations salariales accordées aux employés du secteur public. L’introduction de ce facteur décisionnel soulève une première observation dans la mesure où une contradiction se dessine par rapport à l’orientation gouvernementale qui demande de considérer véritablement les instances municipales comme des gouvernements de proximité, ce qui s’est traduit par l’adoption d’une loi destinée à renforcer leur autonomie[115].

Une seconde observation, à caractère plus technique, vient de ce que le renvoi à la « politique de rémunération » adoptée par le gouvernement à l’égard des employés des secteurs public et parapublic demeure flou, dans la mesure où cette expression désigne usuellement un court exposé des principes généraux qui guident la détermination des salaires chez un employeur. À notre connaissance, il n’existait pas un tel énoncé formel au moment de l’étude du projet de loi[116]. C’est plutôt à la lumière des décisions ou des règlements salariaux les plus récents que l’on peut déduire les fondements de cette politique. De ce point de vue, la référence aux dernières augmentations obtenues par les employés des secteurs public et parapublic risque de demeurer bien incomplète ou difficile à appliquer, en raison de l’existence de correctifs salariaux, parfois nombreux et importants, qui sont désormais apportés à une catégorie d’emplois ou à certains emplois spécifiques.

2.3.4 Le paiement des frais inhérents à l’arbitrage

La loi se démarque aussi du régime antérieur établi par le Code, cette fois sous l’angle financier, parce qu’elle impose aux parties à un différend le partage, en parts égales, des frais de fonctionnement et des honoraires des membres des conseils de règlement des différends et des arbitres uniques[117].

Les anciennes règles prévoyaient le paiement, en totalité, de ces frais et honoraires par le ministre du Travail pour les arbitrages chez les policiers et les pompiers. Cette politique réglementaire, qui se voulait une mesure compensatoire, s’expliquait par le caractère exceptionnel de l’arbitrage obligatoire comme mode de résolution des différends qui se justifie pleinement au regard de la protection et du maintien de la sécurité publique.

Bien que les travaux du comité Thérien-Morency n’aient pas permis de dégager un consensus sur la rétribution des arbitres de différends[118], il n’en demeure pas moins que l’UMQ et les organisations syndicales directement visées ont manifesté leur désaccord quant à la règle prévue dans la loi[119]. Leur opposition à ce transfert de responsabilité financière s’appuie essentiellement sur des motifs d’ordre pécuniaire et les difficultés conséquentes d’accès à ce mécanisme. De son côté, le ministre des Affaires municipales s’est appuyé, pour légitimer son orientation en la matière, sur le principe de la responsabilisation des parties par rapport à l’ensemble du processus de la négociation collective[120].

Les conséquences financières de l’option législative retenue ne sont certes pas à négliger, d’autant plus que le nombre élevé de critères décisionnels à considérer peut inciter les parties, selon la preuve qu’elles voudront administrer, à faire davantage appel à des témoins experts, ce qui risque de hausser le coût des arbitrages. Nous serions portés à croire que, tout comme l’étroit corridor donné aux arbitres pour trancher les différends, le fardeau financier qui incombe désormais aux acteurs patronaux et syndicaux pourrait s’avérer un repoussoir à l’usage de ce mode de règlement.

Quant aux dépenses gouvernementales en matière d’arbitrage chez les policiers et les pompiers et qui ont été l’objet de débats lors de l’étude détaillée du projet de loi, le ministre a fait état d’une grande variabilité pendant la période 2009-2016. Dans l’intervalle des années 2011-2012 à 2013-2014, il a mentionné une moyenne annuelle de 6 000 à 7 000 $ qui, transposée dans le nouveau régime des conseils de trois membres, représenterait des montants totaux se situant entre 18 000 et 21 000 $ à diviser en deux parts égales.

Les données présentées dans les rapports annuels de gestion du ministère du Travail au cours de l’intervalle allant de 2004-2005 à 2016-2017 révèlent cependant un portrait différent de la situation, bien qu’elles confirment effectivement des écarts substantiels d’une année à l’autre. Le tableau 1 expose, à partir des données tirées de ces rapports, les informations annuelles de base, exprimées en dollars courants, sur un horizon temporel de 13 années financières[121].

Tableau 1

Débours du ministère du Travail pour l’arbitrage des différends chez les policiers et les pompiers, années financières 2004-2005 à 2016-2017

Débours du ministère du Travail pour l’arbitrage des différends chez les policiers et les pompiers, années financières 2004-2005 à 2016-2017

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Un regard sommaire sur ces résultats officiels montre une grande variation dans les débours du ministère du Travail en cette matière, les dépenses annuelles moyennes passant du simple au septuple avec un minimum de 4 223 $ à un maximum de 31 243 $. Nous notons également que le coût annuel moyen se rapproche des données présentées en commission parlementaire uniquement pour les exercices financiers 2004-2005 et 2012-2013. C’est dire que, transposées dans le scénario d’un conseil de règlement de différend, les dépenses pourraient varier de 12 600 $ à plus de 90 000 $ à partager en deux parts égales.

Une autre conclusion qui ressort du tableau a trait au nombre de demandes reçues sur une base annuelle. Cet indicateur dont l’amplitude varie de 4 à 14, les sept occurrences les plus fréquentes étant de 5 et de 7 demandes, ne témoigne pas d’un grand attrait pour l’usage de ce mode particulier de résolution des litiges. Cela est d’autant plus vrai qu’il s’agit des demandes d’intervention d’un arbitre, et non des sentences arbitrales rendues. Il arrive de fait que des dossiers se règlent par la voie de la négociation, une fois acheminée la demande de nomination d’un arbitre et parfois après sa nomination. Par voie de conséquence, le coût moyen réel des arbitrages effectivement terminés est généralement plus élevé que ne l’indiquent ces données.

Puisqu’il arrive qu’un arbitrage débute au cours d’une année financière pour se terminer durant une autre, nous avons regroupé dans le tableau 2 les débours du ministère du Travail en trois périodes de 4 années financières, sans compter toutefois l’année 2004-2005.

Tableau 2

Débours du ministère du Travail pour l’arbitrage des différends chez les policiers et les pompiers, périodes de 4 années, de 2005-2006 à 2016-2017

Débours du ministère du Travail pour l’arbitrage des différends chez les policiers et les pompiers, périodes de 4 années, de 2005-2006 à 2016-2017

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Nous observons alors que les dépenses annuelles moyennes varient d’une période à l’autre, mais à un degré moindre que pour les débours annuels considérés séparément :

  • 10 157 $ de 2005-2006 à 2008-2009 ;

  • 20 226 $ de 2009-2010 à 2012-2013 ;

  • 12 042 $ de 2013-2014 à 2016-2017.

La moyenne annuelle des frais pour ces trois périodes totalisant 12 années s’élève à 13 862 $, ce qui signifie un débours moyen de 41 586 $ à répartir en parts égales entre les deux parties pour un conseil de règlement des différends de trois membres. En posant l’hypothèse qu’au moins le quart des dossiers se règlent avant l’arbitrage ou durant ce dernier, la dépense moyenne à partager entre les parties atteindrait alors 55 635 $[122].

Quant à la fréquence d’utilisation du recours à l’arbitrage chez les policiers et les pompiers, c’est évidemment en la reliant au nombre de négociations annuelles que l’on pourrait l’apprécier. Toutefois, nous ne disposons malheureusement pas des données nécessaires pour en tirer une conclusion probante. Cependant, d’après les propos tenus lors des consultations particulières sur le projet de loi par deux regroupements syndicaux directement visés par la problématique de l’usage de l’arbitrage, en l’occurrence la Fraternité des policiers et policières de Montréal (FPPM) ainsi que le Syndicat des pompiers et pompières du Québec, affilié à la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (SPQ-FTQ), le recours à l’arbitrage y semble effectivement peu élevé ou du moins, en forte diminution[123].

Sensible à l’argument des débours éventuels des petites entités municipales et des syndicats de taille modeste, le ministre des Affaires municipales a proposé un amendement au projet initial. La Loi 110 permet en effet à ce dernier d’élaborer un programme financier destiné à aider les parties à payer les dépenses d’un conseil et donc à faciliter l’accès au nouveau mécanisme[124]. À notre connaissance, pareil programme d’aide financière n’existe pas à l’heure actuelle, probablement parce que l’éventualité à laquelle cette disposition veut répondre ne s’est pas encore présentée.

2.3.5 Le retrait des assesseurs du processus arbitral

En abrogeant la section du Code qui traitait du règlement des différends pour les policiers et les pompiers[125], le législateur a, du même coup, retiré aux parties la possibilité d’adjoindre des assesseurs aux arbitres, ce qui était prévu dans l’ancien article 99.2. Introduite en 1983 lors de l’adoption d’une loi modifiant le Code à plusieurs égards[126], cette possibilité allait de pair avec l’abolition des conseils d’arbitrage tripartites, pour l’instruction tant des griefs que des différends. On avait observé, à l’appui de ce changement, un allongement significatif des délais lorsque les parties devaient procéder devant un conseil tripartite plutôt que devant un arbitre unique, peu importe le type de mésentente[127]. Le Code prévoyait toutefois une modalité différente selon la nature du litige. À moins d’entente contraire entre les parties, la présence des assesseurs s’imposait de manière automatique dans le cas des différends, tandis que le principe inverse s’appliquait pour les griefs. Cette dernière pratique a été maintenue depuis lors puisque l’arbitre de grief procède seul, à moins d’une entente quant à la participation d’assesseurs au processus arbitral[128].

Comme la Loi 110 prévoit la formation d’un conseil de trois membres, nous comprenons le choix du législateur d’écarter la présence des assesseurs de ce processus. Ces derniers ont pour rôle d’appuyer le ou les tiers décideurs et de représenter les parties auprès de ces derniers. À ce titre, ils assistent à l’audition de l’affaire et au délibéré sans toutefois être partie prenante à la sentence[129]. On imagine alors sans peine la difficulté de coordonner les agendas de cinq personnes, sans compter ceux des procureurs affectés au dossier, ainsi que les conséquences probables sur l’efficacité et la diligence requises du système arbitral. Par ailleurs, l’hypothèse d’un scénario de fonctionnement à cinq personnes laisse aisément entrevoir l’intensité et l’âpreté des débats susceptibles de survenir avant que le conseil en vienne à rendre sa décision, surtout si les éléments de preuve présentés au cours des audiences portent sur plusieurs des critères énumérés à l’article 17 de la loi.

L’exclusion des assesseurs du forum de l’arbitrage des différends chez les policiers et les pompiers tire peut-être sa rationalité de la lourdeur du mécanisme retenu et du choix du législateur d’imputer aux parties les frais découlant de l’usage de cette voie de règlement. En revanche, ce choix institue un système de justice du travail plus éloigné des parties. Cette décision de nature technique peut ainsi priver tant les arbitres uniques que les conseils de règlement des différends d’un éclairage important sur le contexte et la réalité particulière du milieu dans lequel évoluent l’organisation municipale et les salariés intéressés. De ce fait, le choix du législateur nuira peut-être à la qualité des décisions, en particulier lorsque les éléments de preuve soumis seront complexes.

Il n’est donc pas surprenant que les groupements syndicaux les plus susceptibles de recourir à l’arbitrage se soient opposés à la disparition des assesseurs[130], d’autant plus que, le plus souvent, ce ne sont pas les syndicats locaux ou les sections locales qui paient les frais inhérents au travail des assesseurs, mais bien leur fédération professionnelle ou leur syndicat national. Cette pratique trouve son fondement dans le principe selon lequel les assesseurs ne doivent pas avoir un intérêt direct dans le litige et ne peuvent donc être des salariés ou des contractuels embauchés par les syndicats locaux.

Quant aux organisations patronales, nommément la FQM et l’UMQ, leurs mémoires restent silencieux sur cette question, de telle sorte que nous pouvons en déduire qu’elles ne voyaient pas la nécessité des assesseurs dans le processus arbitral. Elles tablaient probablement davantage sur la composition de ce forum ainsi que sur l’encadrement fixé par les principes directeurs et les critères décisionnels de la loi pour atteindre leurs objectifs.

2.3.6 Le retrait de l’arbitrage de première convention collective

L’article 48 de la Loi 110, qui soustrait tous les salariés du secteur municipal de l’application des sections du Code traitant du règlement des différends, a eu notamment pour effet d’exclure le secteur municipal de l’application de l’article 93.1[131]. Celui-ci permet à une partie à la négociation d’une première convention collective de « demander au ministre [du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale] de soumettre le différend à un arbitre après que l’intervention du conciliateur se sera avérée infructueuse ». Le ministre a pleine discrétion de déférer ou non le différend à l’arbitrage à la suite d’une telle demande. De manière étonnante, les motifs de cette exclusion du monde municipal d’un mécanisme de portée générale, et dont l’intérêt est reconnu depuis longtemps, n’ont pas été expliqués ni mentionnés lors de l’étude détaillée du projet de loi. Ce dispositif, qui a fait ses preuves au Québec depuis son introduction dans le Code en 1977, existe désormais dans toutes les lois canadiennes régissant le fonctionnement des régimes généraux de rapports collectifs du travail[132].

Le dispositif en question a permis d’éviter, en de nombreuses occasions, des conflits longs et difficiles comme il en survenait parfois au Québec et, dans bien des cas, de faciliter la conclusion d’ententes avant que soit rendue une sentence arbitrale tenant lieu de convention collective[133]. Cette soustraction du Code, bien qu’elle soit restée inexpliquée lors de l’étude du projet de loi, appelle néanmoins quelques hypothèses explicatives. Le législateur a sûrement pris acte de la réticence marquée, pour ne pas dire du rejet, à l’endroit de cette voie de détermination des conditions de travail de la part des dirigeants municipaux[134]. Cette position de principe, clairement exprimée par les intervenants patronaux, se fonde probablement sur le principe de la responsabilité des élus municipaux à l’égard de l’affectation des deniers publics.

Il se pourrait également que l’arbitrage de première convention ait été écarté en raison des critères décisionnels qui guident actuellement l’arbitre saisi d’un tel dossier. Beaucoup plus flexibles que ceux qui ont été fixés de manière impérative dans la Loi 110, ces critères, formulés au second alinéa de l’article 79 du Code, donnent non seulement une marge de manoeuvre et une certaine discrétion au tiers décideur, mais l’un des critères indicatifs permet des comparaisons externes avec des organisations ou des entreprises similaires. Par voie de conséquence, ne sommes-nous pas ici en présence d’une forme d’équité externe, critère qui ne semble guère apprécié par plusieurs organisations patronales du monde municipal ?

À ces deux arguments qui peuvent expliquer ce retrait, certains pourraient faire valoir que cette formule d’imposition d’une première convention s’adresse moins au secteur municipal qu’au secteur privé, où les rapports collectifs du travail seraient peut-être plus difficiles à instaurer et davantage conflictuels. Pourtant, les données que nous avons compilées à partir d’un résumé statistique publié en 2004 et qui portait sur une période de 26 années, révèlent que 61 demandes d’arbitrage, soit 5,4 % du total, provenaient du monde municipal. De ce nombre, 13 d’entre elles (21,3 %) émanaient d’employeurs municipaux, ce qui s’avère une proportion légèrement supérieure à l’ensemble des requêtes faites par tous les employeurs (213 sur un total de 1 136, soit une proportion de 18,8 %).

À ce tableau d’ensemble, il y a lieu d’ajouter qu’en 2011, dernière année pour laquelle le ministère du Travail a publié un tel résumé statistique, 2 demandes d’arbitrage sur un total de 18 venaient du secteur municipal[135]. C’est dire que ce type d’arbitrage avait déjà été utilisé dans le secteur municipal, y compris à la demande de quelques employeurs. Pourquoi s’imposait-il, dans les circonstances, de l’écarter du nouveau régime mis en place ?

2.3.7 L’introduction d’un nouvel acteur : le mandataire spécial

S’agissant des catégories de salariés n’appartenant pas aux policiers et aux pompiers, la Loi 110 introduit un nouvel acteur dans le processus de la négociation lorsque la médiation obligatoire n’a pas permis d’en arriver à un règlement négocié et que les parties n’ont pas convenu de déférer leur dossier à un arbitre unique[136]. C’est la nomination possible, par le ministre des Affaires municipales, d’un mandataire spécial « en vue de favoriser le règlement du différend » selon les modalités prévues par les articles 40 à 43. L’arrivée potentielle de ce mandataire, son rôle précis et les circonstances de sa nomination éventuelle à l’occasion d’un différend complexe ou qui perdure n’ont pas manqué, comme chacun peut l’imaginer, de susciter plusieurs observations de la part des organisations patronales et syndicales.

À vrai dire, la désignation de ce nouvel acteur dans le processus de la négociation ne peut survenir que si l’une des parties au différend en fait la demande écrite au ministre des Affaires municipales après le dépôt du rapport du médiateur. La partie qui sollicite cette intervention doit la motiver en invoquant « des circonstances exceptionnelles », selon les termes de l’article 40. Le ministre doit alors consulter son collègue ministre du Travail sur l’opportunité d’accéder à cette demande, à l’aune « des circonstances exceptionnelles » exposées dans la requête et de sa propre conviction que tous les moyens ont été épuisés en vue d’en arriver à un règlement négocié. Outre ces considérations, le ministre des Affaires municipales doit aussi fonder sa décision de nommer un mandataire si la persistance du différend « risque sérieusement de compromettre la prestation de services publics » (art. 41). Signalons également que le dépôt d’une demande de nomination d’un mandataire a pour effet de suspendre le droit des parties à l’arbitrage de différend volontaire jusqu’à la décision négative du ministre par rapport à la requête[137] ou, dans le cas contraire, jusqu’au dépôt du rapport du mandataire.

L’introduction de ce nouveau statut de mandataire spécial dans la Loi 110 constitue une première dans le domaine des lois sur les relations du travail. De plus, les fonctions confiées à ce mandataire demeurent vagues, car la loi n’en traite pas expressément[138]. Elle se limite à exiger que l’acte de nomination précise la durée de son mandat et que le mandataire possède une expérience reconnue dans le domaine municipal ou économique de même qu’en relations du travail. On comprend le sens de ces exigences professionnelles puisque, au terme de son mandat, le mandataire doit produire un rapport et y formuler des recommandations en tenant compte, « dans un souci d’équité à l’égard des parties », des huit critères décisionnels balisant les décisions arbitrales[139].

Après analyse, nous notons en premier lieu que la situation se prêtant à la nomination d’un mandataire spécial reste imprécise. Le renvoi à « des circonstances exceptionnelles » pour justifier pareille demande laisse place à une grande marge d’appréciation. En revanche, on aurait peine à ne pas l’assimiler à des cas où le différend aurait conduit à un ou plusieurs arrêts de travail ou encore à une éventualité où le climat de travail serait devenu si tendu et conflictuel que l’entité municipale serait ingérable.

En deuxième lieu, l’évaluation selon laquelle toutes les voies de solution au conflit de négociation auraient été épuisées pour agréer à une demande de nomination d’un tel mandataire reste difficile à établir, sachant aussi qu’après la période obligatoire de médiation les parties peuvent ensemble requérir l’aide professionnelle non contraignante d’une personne-ressource auprès du ministre du Travail. En outre, si le ministre des Affaires municipales devait être convaincu, pour accueillir favorablement une demande de nomination, que tous les moyens ont été effectivement utilisés sans succès en vue de régler le conflit, pour quelle raison le mandataire doit-il également s’autoriser du caractère improbable d’une entente pour produire son rapport avant la fin de son mandat ? En réalité, il est toujours difficile de conclure de manière probable à l’impossibilité d’une entente même lorsqu’un arrêt de travail perdure. D’ailleurs, le ministre parrain de la loi était bien conscient qu’une entente demeurait possible alors que, s’exprimant sur la teneur des recommandations potentielles du mandataire, il n’excluait pas la poursuite de la négociation au moyen d’une nouvelle étape de médiation, alors qualifiée d’obligatoire[140], voire la reprise des pourparlers en direct.

En troisième lieu, les acteurs syndicaux ont soulevé une autre considération importante, relativement à la nomination possible d’un mandataire, soit l’appréciation, par le ministre, des conséquences de la persistance du différend au regard de la prestation de services publics. Si le ministre est tenu de prendre en considération cette variable alors que le droit de grève est exercé et que les services essentiels sont fournis conformément aux exigences fixées par le Code, la Loi 110 ne se trouve-t-elle pas à introduire, mais de manière indirecte, une nouvelle balise à l’exercice du droit de grève ? Le facteur de la persistance du différend, qui évoque l’idée d’un conflit de longue durée et de ses risques pour la prestation de services publics, semble plus large, à première vue, que les critères usuels de danger pour la santé ou la sécurité publique, en usage dans le régime actuel des relations du travail[141]. En supposant qu’il s’agisse d’un différend ayant donné lieu à un conflit ouvert dont la persistance « risque sérieusement de compromettre la prestation de services publics », selon les termes employés dans l’article 41 de la loi, on peut se demander si la solution, au lieu de nommer un mandataire spécial, ne consisterait pas plutôt à requérir l’intervention du Tribunal administratif du travail. Ce dernier a en effet compétence pour rendre une ordonnance afin d’assurer au public un service auquel il a droit, conformément aux pouvoirs de redressement dont il est pourvu[142].

Bien que la loi reste silencieuse sur cette éventualité, il se pourrait que la recommandation principale du mandataire consiste à préconiser l’adoption d’une loi spéciale établissant directement les conditions de travail des salariés en cause ou imposant l’arbitrage du différend. Si le mandataire préconise l’arbitrage, ce dernier risque d’être biaisé ou, du moins, d’être perçu comme tel, puisque le mandataire doit aussi fonder ses recommandations sur les critères décisionnels obligatoires devant guider l’arbitre unique (art. 43 al. 3). 

L’hypothèse qu’une recommandation du mandataire spécial serve à légitimer l’adoption d’une loi spéciale pour mettre fin à une grève, ordonner, sous peine de sanction, le retour au travail et déterminer les conditions de travail a suscité une crainte tout à fait légitime de la part des organisations syndicales à l’égard de cette éventualité. Le Québec s’est déjà servi, en maintes circonstances, de cet outil législatif en vue de mettre fin à des arrêts de travail survenus dans différents secteurs. Comme l’indique une étude portant sur ce phénomène, on a dénombré au Québec, en Ontario et au palier fédéral pas moins de 36 lois de cette nature adoptées au cours de la période 1990-2015, dont 11 au Québec[143].

L’appréhension des acteurs syndicaux est d’autant plus fondée qu’elle repose sur deux éléments révélateurs : les propos du ministre lors de l’étude détaillée du projet de loi et le texte d’un communiqué de presse publié par le ministère des Affaires municipales, le jour même de sa présentation à l’Assemblée nationale. D’une part, le ministre a rappelé la possibilité d’une telle recommandation provenant du mandataire lors de l’étude des articles 42, 43 et 44[144] ; d’autre part, le texte du communiqué rendu public en juin 2016 par Services Québec indique ce qui suit : « Enfin, soulignons que l’Assemblée nationale pourra légiférer sur les conditions de travail. Ainsi, le ministre des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire pourra proposer aux parlementaires, dans certaines situations, sur la base du rapport du mandataire spécial, un projet de loi spéciale qui déterminerait les conditions de travail[145]. »

Que l’hypothèse de l’adoption d’une loi spéciale ait été évoquée lors des débats parlementaires ne surprend pas, étant donné que le législateur possède déjà pareille faculté, et ce, bien que l’environnement juridique soit maintenant beaucoup plus contraignant quant à la constitutionnalité de telles lois[146]. Par contre, l’idée d’en traiter dans un communiqué de presse avant que l’étape des consultations particulières et celle de l’étude détaillée du projet de loi soient entreprises laisse penser que cette avenue unilatérale avait déjà été sérieusement envisagée, peut-être dans le but de rassurer les dirigeants municipaux sur l’usage possible de ce moyen ultime pour mettre fin à un conflit de longue durée.

Dans ce contexte, nul ne s’étonnera si, de manière unanime, les milieux syndicaux considèrent comme inacceptable le principe même de l’introduction d’un mandataire spécial, tandis que du côté patronal les positions sont demeurées plus nuancées et centrées sur la dynamique de fonctionnement de cette nouvelle institution. C’est ainsi que les représentants des municipalités se sont interrogés sur la nature des circonstances qualifiées d’exceptionnelles ouvrant la possibilité de demander la nomination d’un mandataire spécial et sur la pertinence de ne pas rendre public son rapport[147]. Par ailleurs, tant la FQM que l’UMQ préconisaient un changement au mandat confié à ce nouvel intervenant, soit celui de se prononcer, en sa qualité d’expert et non comme arbitre à caractère « moral », sur le caractère raisonnable de la dernière proposition de l’employeur, laquelle aurait été antérieurement avalisée par le conseil municipal et soumise au ministre[148]. Dans cette éventualité, il serait revenu au ministre d’adhérer ou non à l’avis du mandataire et, le cas échéant, d’y donner suite.

L’entrée en scène possible de ce nouvel intervenant se situe, croyons-nous, dans le contexte général où les municipalités ont, de longue date, dénoncé la perte de leur droit de lock-out et où quelques grandes villes ont réclamé le pouvoir de fixer unilatéralement, par une résolution du conseil municipal, les conditions de travail de salariés engagés dans des arrêts de travail de longue durée. La réalité des conflits du travail qui ont eu cours dans le passé justifie-t-elle les positions défendues par les dirigeants municipaux ? On a observé au cours de la période 1999-2016, une occurrence moyenne de trois conflits ouverts par année, à l’exclusion des grèves d’une seule journée qui sont plutôt assimilables à des mouvements d’avertissement ou de protestation, comme cela a été le cas en 2014 lors des débats entourant la réforme des régimes de retraite municipaux. Tirée des statistiques officielles du ministère du Travail, cette donnée ne semble pas justifier, d’un point de vue strictement factuel, l’ajout de ce nouvel intervenant.

La situation d’ensemble dans laquelle un mandataire spécial est appelé à agir invite à conclure que l’on est d’abord en présence d’un conseiller spécial du ministre des Affaires municipales, chargé de recueillir tous les éléments pertinents du différend, y compris la position des parties sur ses enjeux majeurs, et de formuler des recommandations susceptibles de le régler. Comme ces dernières peuvent porter sur la suite du processus à envisager, tout en devant, à coup sûr, tenir compte des critères décisionnels mentionnés plus haut, le rôle joué par ce mandataire s’apparente non seulement à celui d’un conseiller spécialisé, mais aussi à celui d’un ultime médiateur et d’une sorte d’arbitre moral dont les recommandations ne lient toutefois pas les parties.

Conclusion

Il n’est pas possible, 3 années après son adoption, de porter un jugement appuyé sur les résultats de la mise en oeuvre du nouveau régime de négociation collective introduit par la Loi 110, parce que les données publiques dont nous disposons sur son application sont trop limitées et que cette loi elle-même n’a pas encore subi véritablement l’épreuve du temps.

Au 31 décembre 2019, neuf dossiers de négociation avaient donné lieu à la constitution d’un conseil de règlement des différends : trois pour des unités de policiers et six pour des unités de pompiers. Dans le cas des neuf dossiers, trois arbitrages étaient toujours en cours à la fin de l’année alors que, sur les six dossiers terminés, un seul avait donné lieu à une décision arbitrale qui entérinait la conclusion d’une entente, tandis que les cinq autres s’étaient réglés par un accord entre les parties, survenu après la formation d’un conseil de règlement.

Ces quelques données ne permettent évidemment pas de tirer de conclusion, même provisoire, quant aux effets du nouveau régime bien que, à première vue, nous soyons tentés de considérer qu’il favorise la conclusion d’ententes et qu’il agit comme un repoussoir efficace à l’égard de l’arbitrage des différends chez les policiers et les pompiers. Réclamé avec constance par les autorités du monde municipal, l’encadrement serré du nouveau système arbitral pourrait expliquer, du moins en partie, la rareté des décisions rendues jusqu’en décembre 2019. Nous ne saurions cependant l’affirmer avec certitude parce que le nombre d’observations à ce propos n’est pas significatif. Dans les unités de salariés autres que les policiers et les pompiers, aucun dossier n’a conduit à la nomination d’un mandataire spécial et, de façon tout à fait prévisible, aucun conflit ouvert ne s’est conclu par un arbitrage volontaire.

Dans un autre ordre d’idées, il paraît évident que la Loi 110 a fait droit à la reconnaissance du caractère particulier des employeurs municipaux, ce qui constituait une revendication importante des acteurs patronaux de ce secteur. Nous en voulons pour preuve le libellé de certains principes directeurs, nommément les premier et quatrième, ainsi que la reconnaissance des impératifs financiers et fiscaux auxquels doivent répondre les conseils municipaux en tant qu’institutions démocratiques au service de leurs concitoyens. Considérée sous cet angle, la Loi 110 aurait rétabli un équilibre dans le rapport de force entre les parties, selon le point de vue tout à fait probable des dirigeants de ce palier local de gouvernement.

Ces aspects ne doivent cependant pas occulter les implications, sur le plan de la politique législative du travail, du nouveau régime établi par la Loi 110 qui fait d’ailleurs l’objet, de la part de plusieurs organisations syndicales, d’une contestation judiciaire quant au caractère inconstitutionnel de certaines de ses dispositions, ce qui pourrait la rendre invalide, en tout ou en partie[149]. Sans préjuger des arguments qui seront mis en avant dans cette affaire, le tribunal aura, entre autres aspects, à se prononcer sur la validité et les qualités intrinsèques du mécanisme de règlement des différends prévu par la loi comme solution de rechange au droit de faire grève, lequel est désormais constitutionnellement protégé. Il s’écoulera sans doute un laps de temps assez long avant de connaître le sort de ce pourvoi en contrôle judiciaire, et donc celui de la loi. Cela n’empêche pas, pour l’heure, de dégager certaines conséquences de son adoption sur le plan de la politique législative du travail.

À ce propos, nous avons déjà fait remarquer que cette réforme s’inscrivait dans le sillage d’une tendance amorcée il y a plusieurs années qui consiste à confier à des ministères sectoriels la responsabilité de préparer les lois qui régissent les relations collectives du travail à l’égard de milieux particuliers. En agissant de la sorte, l’État cherche à mieux prendre en considération les caractéristiques des acteurs de ces milieux, leurs modes d’organisation et la nature de leurs rapports dans le contexte de la négociation des conditions de travail. En procédant régulièrement ainsi, l’État-législateur risque toutefois d’instaurer des logiques et des règles qui s’éloignent des principes généraux inscrits au Code et qui donnent de la consistance au système de relations du travail. Dans le cas de la Loi 110, nous pensons notamment aux outils de prévention et de règlement des conflits d’intérêts que sont la médiation et l’arbitrage.

La réforme instaurée par la Loi 110 ne fait pas exception à la tendance générale à la dispersion législative, car elle marque un point de rupture avec les caractéristiques du régime antérieur applicable au secteur municipal, régime qui, depuis plus de 50 ans, s’était inscrit et développé au sein du Code.

Plusieurs indices qui ressortent de la conception de la loi témoignent de cette cassure. La Loi 110 a été élaborée par le ministère des Affaires municipales dont l’un des rôles consiste à aider et à soutenir les municipalités dans l’exercice de leurs mandats. Elle lui confie également des responsabilités importantes dans le fonctionnement des institutions mises sur pied dans ce nouveau système de règlement des différends. Outre le fait que le ministère des Affaires municipales possède une expertise limitée dans le domaine des relations du travail[150], les autorités de ce ministère n’ont pas sollicité, à notre connaissance, l’avis du comité consultatif mixte, institué par la loi constitutive du ministère du Travail et dont l’un des mandats consiste à donner son avis sur toute question relative au travail pour laquelle on fait appel à son éclairage[151]. Ce choix initial ne laisse pas présager, en règle générale, un fort degré d’acceptabilité d’une loi porteuse de changements importants dans un régime de rapports collectifs du travail.

Un autre indice de cette rupture avec le Code vient de ce que la loi écarte le principe général, en vigueur dans le modèle nord-américain, sur le choix des arbitres chargés de trancher les différends entre les parties. Contrairement à une longue tradition selon laquelle le ministre du Travail nomme l’arbitre ou le président du conseil d’arbitrage choisi par les parties au différend à partir d’une liste des arbitres élaborée en concertation avec les principales organisations patronales et syndicales du Québec[152], la Loi 110 confie au gouvernement, dans le cas des policiers et des pompiers, ou au ministre des Affaires municipales, pour les autres catégories de salariés, le soin de décider unilatéralement du choix de ces intervenants en se basant sur une liste de personnes recommandées par deux comités de sélection dont le ministre des Affaires municipales nomme les membres.

En pareille conjoncture, on comprendra aisément que le système arbitral mis en place comme substitut du droit de grève puisse alimenter une perte de confiance de la part de la partie syndicale à l’égard du forum arbitral, en raison tant du mode d’élaboration de la loi que du processus de sélection et de nomination des conseils et des arbitres. À ces considérations, il y a lieu d’ajouter l’enjeu fondamental des critères décisionnels que ces derniers doivent respecter. En effet, l’énoncé et le nombre de ces critères restreignent la latitude laissée aux arbitres au point où il est légitime de s’interroger sur la validité de ce mécanisme institutionnel.

Enfin, la loi est fondée sur une conception linéaire du processus de la négociation collective où chacune des étapes est circonscrite dans le temps, alors qu’en réalité il obéit à une logique plus irrégulière, bien souvent itérative. S’il n’y a pas d’entente entre les parties à un moment précisé à l’avance, la Loi 110 contraint, sans l’accord de ces dernières, à l’intervention d’un médiateur qui peut survenir à un moment inapproprié et nuire à son efficacité. De plus, elle introduit, dans les cas de différends particulièrement difficiles, un nouvel acteur, le mandataire spécial, dont le double statut de représentant du ministre des Affaires municipales et de médiateur de la dernière heure ne contribue pas à lui accorder la légitimité nécessaire à une intervention fructueuse de rapprochement entre les parties en conflit.

L’ensemble de ces considérations nous amène à conclure que le nouveau régime particulier de règlement des différends, maintenant applicable à l’ensemble du secteur municipal, répond surtout aux revendications de longue date des élus municipaux et qu’il ne présente pas les nécessaires garanties d’indépendance et d’impartialité auxquelles les intervenants syndicaux aspirent de manière légitime lorsqu’il est question de la négociation collective de leurs conditions de travail.