Corps de l’article

Introduction

Que l’on utilise, selon le contexte, le terme encouragement précoce, éducation précoce, éducation et accueil des jeunes enfants, ou encore éducation de la petite enfance, la question de l’accompagnement socioéducatif des premières années de vie de l’enfant constitue aujourd’hui un élément central des politiques éducatives et familiales dans les pays dits développés. En Suisse également, les termes utilisés pour parler de la politique de la petite enfance varient. On y retrouve toutefois de plus en plus le concept d’encouragement précoce, qui met l’accent sur l’environnement de vie des jeunes enfants au sens large. L’importance de l’éducation précoce et surtout préscolaire de l’enfant en vue de son développement cognitif et socio-affectif, mais également de sa trajectoire scolaire future, a été attestée par la recherche (pour une revue de littérature, voir Burger, 2010). L’intérêt actuel des politiques publiques pour l’encouragement précoce s’inscrit dès lors largement dans un objectif de lutte contre les inégalités sociales (Frazer et Marlier, 2014).

Selon une définition répandue et reprise par l’Office fédéral suisse des assurances sociales (Stern et al., 2018), les politiques d’encouragement précoce s’articulent autour de trois axes : les offres d’accueil extrafamilial pour les jeunes enfants, les dispositifs de soutien aux jeunes enfants et à leurs parents, et les mesures d’aménagement des lieux de vie pour les jeunes enfants et leurs familles. À partir de l’exploration de données statistiques et d’une revue de littérature croisant des références en langue française, mais également en anglais et en allemand, cet article vise à explorer la situation du premier de ces axes dans le contexte suisse. Nous nous centrons plus particulièrement sur l’accueil extrafamilial institutionnel des enfants d’âge préscolaire (de 0 à 4 ans en Suisse). Par « accueil institutionnel », il faut entendre des offres payantes et fournies par des acteurs, au premier rang desquels les crèches mais également les réseaux d’accueil de jour, institutionnellement reconnus et généralement professionnalisés (Blau, 2001) – ou tout au moins dans un processus de professionnalisation en ce qui concerne l’accueil de jour en Suisse. Nous faisons le choix de cette focale même si d’autres formes d’accueil existent en Suisse, comme les « groupes de jeu », particulièrement répandus dans la partie germanophone du pays et considérés comme des structures de loisir, les nounous et jeunes « au pair[1] », auxquels recourent 4 % des familles, et surtout l’entourage proche, au premier rang duquel les grands-parents, solution de garde plus ou moins régulière pour 41 % des familles (Berrut et al., 2018).

Cadre théorique

La politique d’accueil extrafamilial comme levier dans la lutte contre les inégalités

Cela fait un certain temps déjà que les discours des spécialistes de la politique familiale et de l’enfance se rejoignent quant à l’importance d’un investissement fort de la part des pouvoirs publics dans le domaine de l’accueil extrafamilial. D’une part, disposer de places d’accueil permet une meilleure conciliation travail-famille, en autorisant les familles à disposer de deux revenus et en favorisant plus particulièrement l’insertion professionnelle des mères (Haan et Wrohlich, 2011; Kreyenfeld et Krapf, 2004; Stadelmann-Steffen, 2007). D’autre part, la fréquentation de structures d’accueil extrafamilial contribue au développement cognitif et socioémotionnel des enfants. Ce faisant, elle participe à réduire les inégalités éducatives rencontrées par les enfants, particulièrement ceux issus de milieux socioéconomiquement défavorisés (Felfe et Lalive, 2018; Förster et Verbist, 2012; Rossbach, 2005; Stamm et al., 2009). Quand bien même il s’agit de nuancer ce constat en soulignant que le type d’accueil, son intensité et la qualité pédagogique qui le sous-tend modulent cet effet (pour un résumé de la recherche, voir Stamm, 2012). Cela explique que les résultats des études menées sur les répercussions de la fréquentation de structures d’accueil extrafamilial ne sont pas univoques (Stern et al., 2013). Néanmoins, le système d’accueil extrafamilial apparaît aujourd’hui globalement comme une composante essentielle dans l’objectif de lutte contre les inégalités qui caractérise les politiques de la petite enfance et plus largement les politiques familiales des pays dits développés (Delors et Dollé, 2009; Gauthier, 1996; Stern et al., 2018). Il s’inscrit en outre pleinement dans le champ des nouvelles politiques sociales (Ballestri et Bonoli, 2003) dont le propre est de dépasser les catégories sectorielles classiques. L’accueil extrafamilial relève en effet de manière croisée de la politique familiale, mais également des politiques éducative et sociale, des politiques d’insertion professionnelle ou encore des politiques de santé.

Un objectif d’égalité des chances[2] qui se heurte à un biais social de fréquentation

Alors que les politiques d’accueil extrafamilial s’inscrivent comme un des leviers de la lutte contre les inégalités sociales, la recherche témoigne pourtant d’un biais social persistant et largement constaté dans la fréquentation des structures d’accueil. Des travaux menés par exemple en France (Brabant-Delannoy, 2009), aux États-Unis (Lareau et Weininger, 2008), en Allemagne (Kreyenfeld et Krapf, 2004), en Angleterre (Vincent et al., 2008), ou encore à l’international (Eurydice, 2009; OCDE, 2011; Van Lancker, 2013), montrent que les enfants de familles socioéconomiquement favorisées sont plus susceptibles de fréquenter les lieux d’accueil extrafamilial institutionnel que les enfants de familles défavorisées. Comparativement, l’influence de la variable migratoire apparaît moins claire, comme le souligne un récent état de la recherche (Zangger et Widmer, 2020) : seule une minorité d’études relève un effet négatif de la variable migratoire prise isolément sur la fréquentation de lieux d’accueil extrafamilial institutionnel par l’enfant. De fait, il apparaît que les facteurs contextuels et structurels priment sur les variations de normes culturelles autour de l’éducation dans les décisions des parents, y compris ceux issus de la migration, de confier leur enfant à une structure d’accueil (Obeng, 2007; Shuey et Leventhal, 2018). Globalement, le biais social de fréquentation s’avère ainsi plus consistant qu’un éventuel biais en lien avec l’origine migratoire des familles.

Ce biais social de fréquentation provoque ce que certains sociologues appellent un « effet Matthieu »[3] : les bénéfices en termes d’apports pédagogiques et socialisants de la fréquentation d’un lieu d’accueil extrafamilial institutionnel vont surtout aux enfants qui en ont le moins besoin, ceux qui tendent à être déjà le mieux dotés au départ. La moindre fréquentation des structures d’accueil extrafamilial par les enfants de familles socioéconomiquement défavorisées peut certes tenir pour partie dans une participation différenciée des parents au marché du travail. Il est en effet avéré que la probabilité de recourir à l’accueil extrafamilial augmente avec la participation accrue des parents, et particulièrement des mères, au marché du travail (Schmid et al., 2011; SECO, 2007). Mais même lorsqu’on contrôle cette variable, le biais social évoqué demeure (Van Lancker, 2013). La question des frais à prendre en charge par les parents ne permet pas non plus d’expliquer à elle seule ces différences, de nombreux pays pratiquant des tarifs basés sur le revenu. Les politiques publiques qui font de l’accueil extrafamilial institutionnel des enfants, plus particulièrement des jeunes enfants, un facteur-clé de lutte contre les inégalités socioéducatives semblent donc manquer en partie leur cible.

Le contexte suisse

Politiquement, la Suisse se caractérise par un système fédéral qui dote ses 26 cantons d’une grande autonomie. C’est notamment le cas pour ce qui concerne les politiques et mesures d’accueil extrafamilial. Même si la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales (CDAS) – qui comprend les membres des gouvernements cantonaux responsables des départements sociaux – assure un rôle de coordination et édicte certaines recommandations, les politiques d’accueil extrafamilial, et plus largement de l’encouragement précoce, sont de la responsabilité des cantons. Ce principe de décentralisation et de subsidiarité peut même aller au-delà. Selon le canton, la question de l’accueil extrafamilial peut être de la responsabilité du canton, mais aussi des communes, ou des deux niveaux politiques conjointement. Dans ces circonstances, la situation de l’accueil extrafamilial en Suisse s’avère hétérogène et relativement difficile à saisir dans sa globalité.

Le débat politique sur la petite enfance s’est fortement développé dans le pays ces dernières années, influencé par des associations et des groupes d’intérêt tels que Kibesuisse, la fédération suisse pour l’accueil de jour de l’enfant. Les revendications de la coalition nommée READY!, publiées sous le titre « La petite enfance : une période décisive » (READY!, 2018), appellent notamment à la coordination des activités de la petite enfance par l’administration fédérale, à l’élaboration de bases scientifiques pour le développement politique, à un dialogue national de la Confédération, des cantons, des villes, des communes et d’autres acteurs, et à l’élaboration d’une stratégie nationale pour la politique de la petite enfance. Il faut dire que la Suisse fait partie des pays européens ne disposant toujours pas d’un concept éducatif clairement défini en ce qui concerne la petite enfance (Eurydice, 2019). Plusieurs cantons sont certes en train de développer de tels concepts-cadres autour de l’encouragement précoce suite à une mesure d’incitation nationale dans ce sens, mais dans une démarche marquée par l’hétérogénéité précédemment évoquée.

D’un point de vue systémique, signalons aussi que la Suisse se caractérise par un childcare gap marqué (Eurydice, 2019). Il faut entendre par là le laps de temps où la prise en charge du jeune enfant n’est plus assurée par la couverture du congé parental et pas encore par le fait de disposer d’une place garantie dans le cadre d’un accueil éducatif extrafamilial institutionnel. Dans un certain nombre de pays européens comme les pays scandinaves, l’Allemagne ou la Slovénie, ce childcare gap a disparu, un congé parental de relativement longue durée se trouvant directement suivi d’un droit d’accès à une place d’accueil institutionnel pour l’enfant. Or en Suisse le congé-maternité garanti par la loi fédérale (droit des obligations) – il n’y a actuellement ni congé parental ni congé-paternité, malgré un intense débat publique et politique à ce sujet[4] – se trouve limité à 14 semaines et il n’existe aucune forme de place garantie pour une prise en charge institutionnelle de l’enfant avant son entrée à l’école obligatoire à l’âge de 4 ans. Dans un pays où vivent 350 220 enfants de moins de 4 ans (4,1 % de la population, fin 2018), le childcare gap est donc de plus de 3 ans et demi.

Le fait qu’il n’y ait aucune forme de place garantie ne signifie évidemment pas une absence d’offre et de recours à l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants en Suisse. Pour établir un portrait de la situation, nous avons mené une revue de littérature constituée de publications scientifiques et de rapports d’organismes institutionnels et étatiques répertoriés sur le sujet. La Suisse étant un pays à majorité germanophone – la Suisse romande, francophone, n’abrite que le 25 % environ de la population, contre près de 70 % pour la Suisse alémanique – une part importante des références mobilisées est en langue allemande. La période des publications dont les données ont permis cet état des lieux de l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants en Suisse s’étend de 2000 à 2019, les publications plus anciennes ayant été exclues. Une autre condition de sélection a été que les publications fournissent des éléments spécifiques à l’accueil des enfants d’âge préscolaire. Les principaux mots-clés utilisés ont été encouragement précoce, conciliation travail-famille, accueil extrafamilial, crèche, garde d’enfants (et les équivalents germanophones). Nous avons classé les publications sur la base de deux critères : 1. contexte concerné (international – niveau comparatif, Suisse incluse –, national ou cantonal) ; 2. forme d’accueil. L’application des critères de sélection a permis de prendre en considération un total de 38 publications. Nous avons également exploré les bases de données statistiques de l’Office fédéral de la statistique (OFS) ainsi que, dans une moindre mesure, celles de l’OCDE pour la dimension comparative internationale, sur la base des mêmes critères et mots-clés.

La situation de l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse en comparaison internationale

Dans cette section, nous dégageons quelques tendances globales quant à la situation de l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse, au-delà de l’hétérogénéité systémique mentionnée.

Un investissement modeste au niveau du développement de l’offre

Globalement, la Suisse s’est engagée tardivement et de manière mesurée dans le développement de l’offre d’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants (Stamm et al., 2009). Même si la comparaison de systèmes et de contextes différents soulève certaines limites, l’étude comparative de Daly et Ferragina (2018) montre que les investissements consacrés par la Suisse au domaine de l’éducation et de l’accueil de la petite enfance ne couvrent, selon des chiffres datant de 2013, que 0,3 % de son produit intérieur brut, contre 0,79 % en moyenne dans les 23 pays développés testés (et même 1,3 % en France ou 1,4 % au Danemark). La recommandation de l’OCDE se situe à un taux de 1 %. La Suisse se trouve donc largement en deçà de cette recommandation et de la moyenne des pays testés, seul le Canada investissant une part de son PIB moindre encore. Si l’on élargit la focale à l’ensemble des prestations sociales en direction des familles et enfants, en y incluant les allocations familiales, les congés parentaux et les subventions aux crèches, ces prestations ne représentent que 1,5 % du PIB en Suisse, contre 2,4 % en moyenne européenne (OFS, 2018) – 2,5 % en France, 3,2 % en Allemagne et jusqu’à 3,5 % au Danemark.

Figure 1

Dépenses de prestations sociales pour familles et enfants en % du PIB (OFS, 2018)

Dépenses de prestations sociales pour familles et enfants en % du PIB (OFS, 2018)

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Cet investissement relativement faible de la part des pouvoirs publics se traduit par un manque de places d’accueil régulièrement dénoncé (Stern et al., 2015). En 2003, face au constat d’un retard en la matière, une loi fédérale sur les aides financières à l’accueil extrafamilial pour les enfants a certes été introduite (OFAS, 2019). Sans aller à l’encontre de l’autonomie des cantons, cette loi consistait en un programme d’impulsion financière encourageant la création de places d’accueil, avec un objectif affiché de favoriser la conciliation famille-travail et l’insertion professionnelle des mères. Au départ limité à huit ans, ce programme s’est vu prolongé de quatre ans jusqu’en 2015, puis à nouveau de quatre ans jusqu’au 31 janvier 2019. En seize années, il a permis le financement de 60 100 nouvelles places d’accueil – auxquelles doivent s’ajouter 4 900 places liées à des demandes en cours de traitement. Malgré cela, l’évaluation du programme conduite par Bieri et ses collègues (2017) montre qu’un besoin de création de places subsiste, et ce, particulièrement dans certains cantons, du fait que le développement de nouvelles places d’accueil ne s’est pas réalisé uniformément (OFAS, 2019). C’est pourquoi un nouveau prolongement du programme a été décidé jusqu’en 2023. Nous approfondirons la question des inégalités cantonales à la section 5. Globalement, il apparaît que l’investissement des pouvoirs publics dans le domaine de l’accueil extrafamilial, et plus largement de la petite enfance, en Suisse, reste modeste en comparaison internationale, malgré le programme d’impulsion évoqué.

Des coûts élevés à la charge des parents

L’étude comparative conduite par Stern et ses collègues (2015) sur le coût des places en crèches dans diverses grandes villes de Suisse, de France, d’Allemagne et d’Autriche montre que le coût effectif total d’une place d’accueil en crèche suisse s’avère relativement similaire à ce qu’il peut être dans les pays voisins. Cela malgré le fait que les réglementations et normes d’encadrement en Suisse soient sévères. Par contre, la part des coûts à la charge des parents diffère clairement. Au-delà de différences internes, sur lesquelles nous reviendrons à la section 5.2, les coûts imputés aux parents en Suisse s’avèrent deux à trois fois supérieurs à ce qu’ils sont dans les pays voisins, même une fois les déductions fiscales possibles prises en compte. Pour un couple actif (taux de travail de 100 % et 67 %) ayant deux enfants d’âge préscolaire qui passent 3,5 jours par semaine en crèche, Stern et ses collègues montrent que la proportion des coûts nets de l’accueil des enfants pour les parents, calculée par rapport au revenu brut moyen par ménage à l’échelle nationale, monte à 19 % à Zurich et 13 % à Lausanne, contre 6 % à Lyon, 5 % à Francfort et 4 % à Salzburg. Ce qui signifie inversement que la participation des pouvoirs publics au financement des places d’accueil est nettement inférieure en Suisse relativement aux pays voisins.

Pour comprendre les conséquences de ces coûts pour les parents, il nous faut préciser que ces derniers ne reçoivent pas d’allocation pour frais de garde en Suisse. Ils reçoivent uniquement une allocation pour enfant, dont le montant varie selon le canton. Les frais de garde sont par contre déductibles des impôts, avec un montant maximal à ce jour de 10 100 francs suisses par enfant et par an. À côté de cela, les pouvoirs publics – au niveau du canton ou de la commune – soutiennent parfois les familles dans le besoin, mais de manière globale ne subventionnent pas directement les parents pour leurs frais de garde. Lorsque subvention des pouvoirs publics il y a – cela n’est pas systématique –, celle-ci s’adresse aux structures, de manière à ce qu’elles offrent des places à des tarifs adaptés aux familles socioéconomiquement défavorisées. Les listes d’attente pour une place en crèche subventionnée sont toutefois souvent longues[5]. Signalons tout de même que depuis 2018, l’État suisse a décidé de soutenir par des subventions incitatives les cantons et communes qui s’engagent à baisser les coûts facturés aux parents pour l’accueil extrafamilial de leurs enfants.

Un taux de fréquentation dans la moyenne, une durée hebdomadaire basse

En Suisse, ainsi que dans une majorité de pays européens (Eurydice, 2019), le jeune enfant ne dispose pas de place d’accueil extrafamilial garantie avant son entrée à l’école obligatoire. Du fait de l’évolution des formes et structures familiales, le taux de recours à des dispositifs d’accueil hors du noyau familial a, comme dans les pays voisins, augmenté durant les dernières décennies. Alors qu’en 1991 seules 14 % des familles avec enfant(s) âgé(s) de moins de 7 ans recouraient à une forme d’accueil extrafamilial[6], ce taux est passé à 55 % en 2007 (Stern et al., 2013), et à 59,7 % en 2014 pour les enfants de 0 à 12 ans et 71,7 % pour les enfants de 0 à 3 ans (OFS, 2016). Cette augmentation tient toutefois pour une large part à un recours accru à des formes d’accueil non institutionnel et informel. En Suisse comme ailleurs, les grands-parents et autres membres de la famille élargie restent les principales ressources pour la garde des enfants. Le taux de fréquentation de structures d’accueil institutionnel a néanmoins également augmenté, du fait d’une augmentation de l’offre survenue dès les années 1990 et accélérée depuis le programme d’impulsion de 2003. Il atteint aujourd’hui 29,8 % chez les enfants de 0 à 12 ans et 40,8 % chez les enfants de 0 à 3 ans. Ce taux de prise en charge institutionnelle, plus particulièrement celui des jeunes enfants, apparaît moyen en comparaison internationale. À partir de chiffres de 2014 ne concernant cette fois que les enfants âgés de 0 à 2 ans, Daly et Ferragina (2018) montrent que le pourcentage de prise en charge institutionnelle en Suisse monte à 38 %, contre 40,9 % en moyenne dans les 23 pays testés – tous des pays dits développés. Le taux de prise en charge institutionnelle en Suisse s’avère supérieur à celui de pays comme l’Allemagne (32,3 %), le Royaume-Uni (33,6 %) ou l’Italie (24,2 %), mais largement inférieur à celui de pays comme la France (51,9 %), la Belgique (54,7 %) ou le Danemark (65,2 %).

Si l’on considère non plus le taux, mais le temps hebdomadaire moyen d’accueil institutionnel par enfant, ce dernier s’avère relativement faible en Suisse. La durée moyenne hebdomadaire de prise en charge des enfants de moins de 3 ans dans une structure d’accueil extrafamilial institutionnelle est de 19,4 h en Suisse contre 27,5 h en Europe (OFS, 2018). Et cela, alors que la Suisse se caractérise par une durée de travail hebdomadaire relativement élevée en comparaison internationale. Cette différence est encore plus marquée entre 3 ans et l’âge d’entrée à l’école obligatoire, avec un temps moyen de prise en charge institutionnelle de 16,3 h contre 30,0 h en Europe. Globalement, cela signifie que pour de nombreux parents en Suisse, les solutions institutionnelles ne constituent qu’une part des ressources mobilisées dans la garde des enfants (Burger et al., 2017), les solutions informelles constituant une large part de ces ressources. Signalons que la différence relevée disparaît quasiment une fois l’école obligatoire entamée (29,3 h contre 30,7 h en Europe). Il semble que l’offre institutionnelle d’accueil parascolaire vienne alors s’ajouter au temps de prise en charge institutionnelle, pour combler l’écart.

Une qualité d’accueil qui reste largement à évaluer

La recherche internationale montre que l’effet positif de la fréquentation de structures d’accueil extrafamilial sur le développement cognitif et socioémotionnel des enfants est largement modulé par la qualité pédagogique de l’accueil proposé (Bassok et al., 2016 ; Stamm, 2012). Cet effet peut devenir nul et même négatif lorsque la qualité de l’accueil s’avère insuffisante (Burger, 2015). En Suisse, au-delà de quelques conditions fixées par l’Ordonnance fédérale sur le placement d’enfants (OPE), qui laissent une large marge d’interprétation, les exigences de qualité imposées aux structures d’accueil dépendent du canton, et même pour partie de la commune, conformément au principe de décentralisation. Ces exigences portent sur des aspects comme la formation du personnel, le taux d’encadrement, l’équipement ou l’hygiène, mais aussi, de plus en plus, sur la mise en place d’un processus de gestion de la qualité (INFRAS, 2019). Les directives cantonales ou communales exigent généralement aussi l’existence d’un concept pédagogique, mais sans indications claires en termes de contenu (Ecoplan, 2016). En comparaison internationale, on constate que la Suisse se place parmi les pays de tête sur des critères de qualité comme la formation du personnel, le taux de personnel par enfant ou la taille des groupes (Stamm, 2012). Néanmoins, dans un contexte où les directives de qualité diffèrent d’un canton ou d’une commune à l’autre, et où divers sceaux ou certifications de qualité se côtoient, il existe à ce jour une véritable lacune d’évaluation de la qualité des structures d’accueil extrafamilial des jeunes enfants en Suisse, qui se fonderait sur des indicateurs reconnus et inclurait la dimension pédagogique (Burger et al., 2017). En somme, si l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse semble attester d’une certaine qualité structurelle, on continue à en savoir peu sur la qualité de ses processus et orientations (Edelmann et al., 2013).

Un système d’accueil caractérisé par de fortes disparités internes

De par son système décentralisé, la Suisse connaît d’importantes disparités dans la situation de l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants, sur lesquelles nous nous arrêtons à présent.

Des disparités au niveau de l’offre

Comme le montrait déjà l’étude menée par Stern et ses collègues (2013), une première disparité touche à l’offre, qui diffère passablement entre les cantons les plus et les moins dotés en structures et places d’accueil institutionnel. Selon les données analysées par les chercheurs de l’institut INFRAS (2018) et illustrées dans la figure 2 ci-après, les cantons les mieux dotés sont situés dans la partie francophone du pays, avec un taux de couverture entre 0,25 et 0,3 (rapport entre le nombre de places disponibles et le nombre d’enfants). Avec un taux entre 0,2 et 0,25 suivent des cantons principalement alémaniques et articulés autour de grands centres urbains. Les cantons les moins dotés, avec un taux de couverture inférieur à 0,1, sont des cantons alémaniques du centre et de l’est de la Suisse, majoritairement ruraux et alpins. Globalement, la distribution du taux de couverture s’inscrit ainsi dans une tendance ouest-est et villes-campagnes, les cantons de Suisse occidentale – romande, francophone – et les cantons principalement urbains tendant à avoir un taux de couverture supérieur aux cantons de la Suisse orientale – majoritairement germanophone – et aux cantons plutôt ruraux et alpins.

Figure 2

Taux de couverture d’accueil institutionnel pour les enfants en âge préscolaire selon le canton (INFRAS, 2018)

Taux de couverture d’accueil institutionnel pour les enfants en âge préscolaire selon le canton (INFRAS, 2018)

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En plus de ces disparités cantonales, signalons que les recherches menées sur le taux de couverture montrent des différences importantes à l’intérieur de chaque canton, particulièrement entre grandes villes, régions urbaines et régions rurales, qui tendent à se distinguer par un taux de couverture décroissant (Schwab et al., 2014; Stern et al., 2013).

Des disparités au niveau des coûts pour les parents

Nous avons souligné préalablement que la part des coûts de l’accueil extrafamilial institutionnel imputée aux parents s’avère élevée en Suisse en comparaison internationale. À cela s’ajoutent d’importantes disparités intercantonales et intercommunales. L’étude sur les coûts menée par Stern et ses collègues (2015) montre que les parents suisses ont à engager des dépenses de garde très variables selon leur lieu de résidence. Par exemple, la part des coûts de garde institutionnelle à prendre en charge par les parents est de 38 % dans le canton de Vaud (plus grand canton francophone), contre 66 % dans le canton de Zurich (canton germanophone) – contre un maximum de 25 % dans les contextes français, allemands et autrichiens analysés dans l’étude. La différence intercantonale observée tient à des particularités systémiques, comme le fait que les employeurs participent au financement des crèches dans le canton de Vaud et pas dans celui de Zurich, ou que toutes les structures d’accueil reconnues bénéficient d’une participation des pouvoir publics dans le canton de Vaud et seulement une partie d’entre elles dans celui de Zurich. Les différences intercommunales peuvent toutefois largement dépasser les différences intercantonales. La recherche menée par Abrassart et Bonoli (2015) a par exemple montré combien la participation financière exigée des parents dans le canton de Vaud variait fortement en fonction de la commune habitée, plus particulièrement en ce qui concerne la participation demandée aux familles socioéconomiquement défavorisées, qui peut s’avérer jusqu’à cinq fois plus élevée selon la commune.

Des disparités au niveau des usages

On peut s’attendre à ce que les disparités évoquées d’offre et de coût pour les parents se traduisent par d’importantes disparités d’usage de l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse. C’est le cas, sans toutefois que les disparités d’usage constatées recoupent totalement les disparités d’offre et de coût relevées.

Différences de recours à l’accueil extrafamilial institutionnel

Une première disparité renvoie à la part de recours par les parents à des formes d’accueil extrafamilial institutionnel ou non institutionnel, informel. Les données mobilisées ici sont issues d’un rapport statistique sur les familles en Suisse (Csonka et Mosimann, 2017), basé sur les chiffres de l’Enquête sur les familles et les générations réalisée en 2013 dans le cadre d’un nouveau système national de recensement. Les résultats de cette enquête ne permettent pas d’isoler l’accueil des enfants d’âge préscolaire de celui d’enfants plus âgés, l’analyse s’étant intéressée aux ménages avec enfants de 0 à 12 ans pris globalement. Les résultats montrent néanmoins deux choses : 1) des différences selon le canton dans la part des ménages ayant recours à un accueil extrafamilial; 2) d’importantes disparités dans la part de recours aux formes d’accueil institutionnel et non institutionnel.

Globalement, les données montrent que le recours à un accueil extrafamilial en général, peu importe la forme de celui-ci, est le plus fréquent dans les cantons fortement urbanisés. Ces cantons se caractérisant par une offre d’accueil institutionnel élevée, nous y retrouvons sans surprise les taux de recours à l’accueil institutionnel les plus élevés de Suisse – jusqu’à près de 60 % des ménages alors que la moyenne suisse se situe à 33 % –, mais également une proportion de recours par les parents à des formes d’accueil institutionnel supérieure à la part de recours à des formes de garde non institutionnelle. Le rapport se trouve inversé dans des cantons où l’on avait relevé un taux de couverture bas au niveau de l’offre. La part de recours à l’accueil institutionnel y est plus faible et inférieure à la part de recours à l’accueil non institutionnel.

Dans l’ensemble, les données témoignent avant tout d’une distinction entre cantons urbains et cantons ruraux, en ce qui concerne le taux de recours à l’accueil institutionnel, celui-ci étant de 55 % dans les grandes villes, 32 % dans les autres régions urbaines et 25 % dans les régions rurales. À un degré moindre, on constate également une tendance à un recours supérieur à l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse romande par rapport à la Suisse alémanique, ce que soulignaient déjà Schmid et ses collègues (2011) après avoir examiné les variables du statut socioéconomique et de l’activité professionnelle des parents. Cette double tendance caractérisant également l’offre, on observe donc qu’utilisation et offre d’accueil se recoupent sans surprise largement. Inversement, le taux de recours à l’accueil non institutionnel varie peu selon le type de région, même s’il est plus élevé dans les régions rurales faiblement peuplées. Ce que montrent par contre à nouveau les résultats, en cohérence avec l’étude de Stamm et ses collègues (2012), est qu’une part importante des familles cumule différents modes de garde, combinant recours à l’accueil extrafamilial institutionnel et recours à l’accueil extrafamilial non institutionnel.

Des usages comme effets de l’offre, ou une offre qui répond aux usages ?

Les disparités cantonales de recours à l’accueil extrafamilial institutionnel apparaissent largement comme découlant des disparités d’offre relevées. La part importante de recours à des solutions d’accueil non institutionnel et informel dans certains cantons, et d’ailleurs en Suisse de manière générale, reste fortement liée à des manques chroniques de places d’accueil dans certaines régions, ainsi qu’aux disparités des coûts imputés aux parents (Bonoli et Vuille, 2013). Il faut néanmoins se demander si le lien n’est pas également inverse, à savoir si les différences d’offres constatées ne proviennent pas de différences de besoins des parents selon les régions. Le recours à l’accueil extrafamilial dépend en effet de facteurs multiples. La composition familiale, l’organisation dans le couple, la répartition des rôles et de l’activité professionnelle vont influencer le recours à l’accueil extrafamilial, institutionnel comme non institutionnel. Le rapport sur les familles en Suisse (Csonka et Mosimann, 2017) relève ainsi que les familles monoparentales, plus présentes dans les contextes urbains, ont davantage besoin de recourir à l’accueil extrafamilial, particulièrement institutionnel (49 % contre 32 % pour les couples), qui priorise d’ailleurs souvent l’accueil des enfants de ces familles. Inversement, dans les couples, l’absence d’activité professionnelle de la mère, plus fréquente dans les régions rurales et en Suisse alémanique, est un facteur qui diminue le recours à l’accueil extrafamilial, sans le réduire à néant – 33 % des couples dans cette situation recourent tout de même à une forme d’accueil extrafamilial.

On pourrait aussi penser que ces différences d’usage renvoient pour partie à une variabilité des normes culturelles autour de l’éducation de l’enfant, et pas uniquement dans le cas des familles issues de la migration. Schmid et ses collègues (2011) émettent ainsi l’hypothèse de différences culturelles en termes de modèles familiaux entre la partie francophone et la partie germanophone du pays. Cette dernière se caractériserait par la prégnance d’un modèle familial plus traditionnel, fondé sur l’activité professionnelle du seul père et se traduisant par l’insertion moins marquée des femmes dans le marché du travail qu’en Suisse romande. À l’image de Buchmann et al. (2002), Schmid et ses collègues estiment cependant que la principale différence culturelle se situerait entre grandes villes et régions rurales, les familles citadines optant davantage pour des modèles dans lesquels les deux parents travaillent, avec un besoin accru de solutions d’accueil extrafamilial. Au final, ce que montre toutefois l’étude menée par ces chercheurs est que l’influence culturelle s’avère, dans l’ensemble, clairement moindre que celle de l’offre d’accueil à disposition et du coût imposé aux familles. Nous retrouvons là, dans le contexte suisse, le constat évoqué d’une prédominance des facteurs contextuels et structurels sur les variations de normes culturelles dans la décision des parents de confier leur enfant à une structure d’accueil. Dans les faits, la décision de recourir à l’accueil extrafamilial institutionnel ou de ne pas le faire apparaît ainsi une décision fondée sur la raison bien plus que sur des principes idéologiques. En ce sens, le recours des parents à l’accueil extrafamilial institutionnel apparaît davantage comme un effet de l’offre que l’inverse, même si la relation est évidemment à double sens.

Un biais social de fréquentation confirmé

Le biais social de fréquentation, selon lequel les enfants de familles socioéconomiquement favorisées sont plus susceptibles de fréquenter les lieux d’accueil extrafamilial institutionnel que les enfants de familles défavorisées, est également observable en Suisse. C’est le constat à la fois de recherches ciblées sur des contextes locaux, comme ceux du canton francophone de Vaud (Abrassart et Bonoli, 2015) ou du canton germanophone de Zurich (Burger, 2012a; 2012b), mais aussi de recherches sur la situation en Suisse en général (Schlanser, 2011; Schmid et al., 2011) ou sur la situation dans la partie germanophone du pays (Knoll, 2017 ; Stamm et al., 2012 ; Stamm, 2014). En plus de l’offre d’accueil dans la commune de résidence, le revenu du ménage apparaît ainsi comme un facteur exerçant une influence marquée et statistiquement positive sur la probabilité de recours à l’accueil extrafamilial institutionnel, tout comme le niveau socioprofessionnel et le niveau de formation des parents, à commencer par celui de la mère (Knoll, 2017 ; Schlanser, 2011 ; Schmid et al., 2011). En Suisse aussi, le biais social de fréquentation de l’accueil extrafamilial institutionnel persiste après avoir contrôlé les variables d’insertion différenciée des mères sur le marché du travail et de différence de coûts imputés aux parents. Conformément au constat de Zangger et Widmer (2020), l’influence de la variable migratoire apparaît moins claire. L’étude de Schlanser (2011) montre ainsi que si certains groupes de populations immigrées – par exemple les ressortissants des Balkans, de Turquie ou du Sri Lanka, tous relativement présents en Suisse – recourent moins à l’accueil extrafamilial institutionnel que les parents suisses de souche, d’autres y recourent au contraire davantage – notamment les ressortissants de pays du sud de l’Europe –, sans que cela puisse être expliqué par la variable du niveau socioéconomique.

Discussion

Un système d’accueil extrafamilial traversé d’inégalités

S’inscrivant dans une tendance que l’on retrouve à des degrés divers dans la majorité des pays dits développés, les politiques publiques en Suisse ont largement investi le champ de l’encouragement précoce ces dernières décennies. Cela s’est notamment traduit par la création de nouvelles places d’accueil extrafamilial institutionnel, dans un objectif à la fois de favoriser la conciliation travail-famille et l’insertion professionnelle des mères, et de lutter contre les inégalités éducatives en permettant à davantage d’enfants, à commencer par ceux de milieux socioéconomiquement défavorisés, de profiter des bénéfices sociaux et pédagogiques que permet la fréquentation de tels lieux d’accueil. Malgré tout, ainsi que le soulignaient déjà Stamm et ses collègues (2012), le domaine de l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse s’avère toujours très divers, fragmenté et trop peu systématisé. Si l’offre s’est améliorée, celle-ci reste insuffisamment fournie, particulièrement dans certaines régions (Bonoli et Vuille, 2013 ; Burger et al., 2017). Pour 19 % des enfants d’âge préscolaire, les besoins en matière d’accueil extrafamilial institutionnel sont insuffisamment satisfaits aux yeux des parents (Bieri et al., 2017). Malgré le fait qu’une part importante des lieux d’accueil institutionnels soit subventionnée et propose une adaptation des tarifs en fonction du revenu des parents, les coûts à prendre en charge par ces derniers demeurent très élevés en comparaison internationale. Surtout, ils varient fortement d’un endroit à l’autre. Dans ces circonstances, la possibilité d’accéder aux bénéfices de la fréquentation d’une structure d’accueil institutionnel pour l’enfant et la famille revêt un caractère aléatoire selon le lieu de résidence des familles (Burger et al., 2017). De plus, les ressources socioéconomiques des parents demeurent un facteur-clé dans leur décision de recourir à l’accueil extrafamilial institutionnel ou de ne pas le faire (Abrassart et Bonoli, 2015 ; Burger et al., 2017 ; Schlanser, 2011; Schmid et al., 2011 ; Stamm et al., 2012).

La situation de l’accueil extrafamilial en Suisse apparaît ainsi marquée par de fortes inégalités qui se situent à quatre niveaux : 1) une offre d’accueil institutionnel qui dépend de l’endroit où l’on vit; 2) d’importantes variations de la part financière à prendre en charge par les familles selon le lieu de résidence; 3) au-delà de ces variations, une part financière élevée à charge des familles qui amène les parents avec peu de revenus à souvent renoncer à l’accueil extrafamilial institutionnel; 4) une part importante de solutions informelles dans les formes d’accueil mobilisées par les familles, l’inégalité tenant alors au réseau familial et social à disposition. On peut voir dans le manque d’offre d’accueil extrafamilial institutionnel, doublé d’un coût des places disponibles élevé pour les parents, la principale raison d’une spécificité suisse : si la Suisse affiche, en comparaison avec ses voisins européens, un taux d’emploi des mères plutôt élevé – plus de 80% – et proche de celui des pays nordiques (OCDE, 2016), elle est caractérisée par un taux particulièrement prononcé de travail à temps partiel des mères, la naissance du premier enfant s’accompagnant fréquemment d’une diminution du temps de travail maternel (Jeanrenaud et Kis, 2018). Ainsi, dans les ménages avec enfant de 0 à 5 ans, 83,6 % des mères suisses professionnellement actives travaillent à temps partiel, contre 38,3 % en moyenne dans les pays de l’Union européenne (Csonka et Mosimann, 2017). Au point que le modèle familial dominant en Suisse se constitue aujourd’hui autour d’un couple dans lequel l’homme travaille à plein temps et la femme, à temps partiel.

Vers une politique d’accueil qui permette de lutter contre les inégalités

Par les inégalités qui le traversent, le système actuel de l’accueil extrafamilial en Suisse s’inscrit en porte-à-faux des politiques familiales et des politiques d’encouragement précoce qui font de la fréquentation des structures d’accueil par les enfants de familles socioéconomiquement défavorisées un levier privilégié dans la lutte contre les inégalités sociales. L’instauration d’une politique d’accueil extrafamilial qui aille réellement dans ce sens exige une action à différents niveaux, que nous aborderons à présent.

Agir au niveau du système des coûts

Au-delà de la question de leur disponibilité, le coût des places d’accueil apparaît un facteur-clé dans le choix de l’ensemble des parents d’y recourir (Haan et Wrohlich, 2011). Mais la question financière affecte plus particulièrement les familles socioéconomiquement défavorisées. Il est établi que la moindre fréquentation des structures d’accueil extrafamilial institutionnel par les enfants de ces familles tient fortement au coût qui amène ces familles à privilégier, lorsqu’elles le peuvent, des solutions informelles (Blau, 2001 ; Davis et Connelly, 2005). Les familles socioéconomiquement défavorisées, mais aussi celles issues de la migration, apparaissent les plus prétéritées par un coût élevé à la charge des familles. Elles sont statistiquement celles ayant le plus besoin de solutions d’accueil institutionnel et le moins recours aux solutions d’accueil informelles et gratuites (OFS, 2017), ce qu’on peut penser en lien avec un réseau familial et social à disposition souvent moindre (Schlanser, 2011). Dans ces circonstances, développer les politiques de subvention et généraliser la progressivité des coûts imputés aux parents en fonction de leurs revenus apparaît comme un premier moyen de favoriser la fréquentation des structures d’accueil extrafamilial institutionnel par les enfants des familles socioéconomiquement défavorisées (Abrassart et Bonoli, 2015 ; Gnaegi et Soulet, 2019). Une recherche récente menée dans le canton germanophone de Berne montre d’ailleurs les effets positifs des politiques de subvention sur la décision des familles socioéconomiquement défavorisées, mais également issues de la migration, de recourir à des structures d’accueil (Zangger et Widmer, 2020). Pour Burger et ses collègues (2017), de telles mesures apparaissent plus pertinentes qu’une réduction généralisée des coûts, qui pourrait entraîner une baisse de la qualité de l’accueil. Stern et ses collègues (2015) dégagent comme autres pistes d’action un accroissement de la participation des pouvoirs publics, la Suisse restant en-deçà des standards de l’OCDE dans ce domaine, ainsi qu’une généralisation et un renforcement de la participation des employeurs comme cela peut se faire en France ou dans certains cantons francophones. L’augmentation de la participation des pouvoirs publics peut se fonder sur l’argument d’un rapport coûts-avantages au final favorable, notamment en termes de recettes fiscales supplémentaires et de baisse de l’aide sociale. Le renforcement de la participation des employeurs se justifie par une meilleure conciliation travail-famille et une réduction des coûts de remplacement et de rotation du personnel. Au-delà de ces diverses mesures possibles, et comme le relèvent également Stern et ses collègues, un travail d’harmonisation des systèmes de financement et de répartition des coûts apparaît indispensable. L’immense variabilité de la situation constatée en Suisse pose en effet problème car plus le coût exigé des parents varie selon l’endroit, plus il est créateur d’inégalités en influençant fortement la décision des parents de recourir ou non aux structures d’accueil extrafamilial institutionnel.

Agir au niveau de l’offre

Si l’on veut favoriser l’accès des enfants de familles socioéconomiquement défavorisées aux dispositifs d’accueil extrafamilial institutionnel, l’action sur les coûts ne peut suffire. La recherche a en effet montré que le biais social de fréquentation tend à persister même une fois contrôlée la variable des coûts imputés aux parents. Il est établi de longue date que la distance entre le domicile et la structure d’accueil extrafamilial, indépendamment du coût, influence fortement le recours qu’y ont les parents, en Suisse (Stern et al., 2006) comme ailleurs (Blau, 2001; Connelly et al., 2002). La disponibilité de places d’accueil à proximité des familles joue un rôle primordial dans leur décision de recourir à une structure d’accueil institutionnel (Van Lancker et Ghysels, 2012). Schmid et ses collègues (2011) constatent d’ailleurs que l’influence du revenu des familles sur la probabilité de recourir à l’accueil extrafamilial institutionnel diminue à mesure que l’offre augmente. Dans le contexte helvétique exploré par ces chercheurs, cela tient au fait que plus l’offre d’accueil est développée dans un territoire, plus elle tend à inclure des places subventionnées à destination des familles disposant de faibles revenus. Les familles socioéconomiquement défavorisées sont donc les premières prétéritées par le manque et surtout par les inégalités régionales caractérisant l’offre d’accueil institutionnel en Suisse. De plus, face à un contexte de pénurie d’offre, les parents de milieux favorisés, avec un niveau de formation élevé, se trouvent mieux outillés pour agir face au système de manière à obtenir une place d’accueil pour leur enfant (Abrassart et Bonoli, 2015). Poursuivre le renforcement de l’offre apparaît dès lors essentiel tant pour favoriser des solutions de garde pour toutes les familles que pour lutter contre les inégalités d’accès de certaines familles aux structures d’accueil institutionnel. Pour Jeanrenaud et Kis (2018), agir prioritairement sur l’offre s’inscrit ainsi dans une optique à la fois de politique familiale et de politique sociale. Comme le soulignent Burger et ses collègues (2017), il est toutefois indispensable que ce développement de l’offre se fasse selon une analyse précise des besoins et dans une juste répartition selon la région. En résumé, dans le sens de la recommandation d’un rapport récent mandaté par la commission suisse de l’UNESCO et intitulé Instaurer une politique de la petite enfance : un investissement pour l’avenir (INFRAS, 2019), il nous apparaît indispensable de travailler à la fois sur l’offre à disposition et sur le coût pour les parents si l’on veut garantir des offres d’accueil et plus largement d’éducation des jeunes enfants pour toutes les familles. Ce constat n’est d’ailleurs pas nouveau : Stebler (1999) soulignait déjà l’importance d’agir conjointement sur ces deux aspects, en vue de renforcer le système d’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse et de le rendre plus équitable. C’est au niveau de la traduction de ces recommandations dans les politiques publiques que les choses peinent à se faire, malgré les résultats relevés autour du programme national d’impulsion lancé en 2003.

Intégrer la variable culturelle

Enfin, si l’on souhaite renforcer le système de l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse et le rendre plus accessible à la diversité des familles, nous rejoignons Abrassart et Bonoli (2015) quant à la nécessité d’interroger les normes culturelles en jeu, tant au niveau sociétal qu’au sein des familles. D’une part, parce que les politiques d’accueil extrafamilial mises en place s’inscrivent toujours dans un cadre culturel donné. En Suisse, une certaine tradition « familialiste », dans laquelle ce qui concerne la famille est vu comme une affaire privée, et la prise en charge du jeune enfant comme une tâche avant tout parentale, est régulièrement mobilisée comme un élément explicatif du développement plutôt lent des mesures d’accueil extrafamilial (Gnaegi et Soulet, 2019). D’autre part, parce que la décision des familles de recourir à l’accueil extrafamilial institutionnel, même si elle se fonde sur des arguments avant tout structurels et contextuels, n’est pas pour autant exempte de l’influence de leurs propres normes culturelles autour de l’éducation de l’enfant (Pfau-Effinger, 2005 ; Pungello et Kurtz-Costes, 2000). Il vaudrait alors la peine d’explorer, pour reprendre le questionnement soulevé par Abrassart et Bonoli (2015), dans quelle mesure certaines familles qui recourent peu à l’accueil extrafamilial institutionnel partagent par exemple une considération de l’éducation dans laquelle il est considéré que l’enfant ne peut se développer de manière optimale que lorsqu’il est principalement pris en charge par les parents, voire par la mère, et dans quelle mesure cela constituerait un frein à la décision de recourir à un accueil extrafamilial (NICHD – Early Child Care Research Network, 2005). Il ne s’agit pas de limiter le questionnement sur l’influence de la variable culturelle aux seules familles issues de la migration. Si l’on suit l’hypothèse soulevée par Schmid et ses collègues (2011), une telle représentation de l’éducation du jeune enfant pourrait être davantage présente chez certains groupes de populations migrantes en Suisse, mais également dans les régions rurales plutôt qu’urbaines du pays. Dans ce cas, favoriser la fréquentation des structures d’accueil par les enfants des familles concernées exige une ouverture institutionnelle à la négociation des conceptions éducatives réciproques ainsi qu’une attention à l’explicitation des avantages potentiels pour l’enfant à fréquenter une telle structure.

Des pistes au-delà du seul contexte suisse

Par sa diversité interne, la Suisse est un contexte d’analyse idéal pour mieux comprendre les inégalités d’accès des familles aux structures d’accueil extrafamilial institutionnel, et pour dégager certaines pistes dépassant notre seul cadre d’étude. Premièrement, la multiplicité des enjeux repérés éclaire le constat relevé en début d’article, à savoir que le biais social dans la fréquentation de l’accueil extrafamilial institutionnel ne peut être expliqué par un facteur pris isolément, comme celui du coût. Vandenbroeck et Lazzari (2014) estiment qu’une politique qui favorise réellement la fréquentation des structures d’accueil par les enfants de familles de tous milieux exige une approche écologique, qui prenne en compte : 1) l’offre disponible dans l’environnement proche des familles; 2) le coût du placement de l’enfant pour les parents, financier mais également symbolique; 3) l’accessibilité de l’offre, en termes d’obstacles à dépasser pour que toutes les familles puissent y accéder (langue, procédures administratives, etc.); 4) son utilité perçue, que facilite l’instauration d’une logique décisionnelle participative avec les familles; 5) enfin son intelligibilité, qui passe par une négociation de sens partagé entre acteurs institutionnels et familles autour des pratiques et valeurs éducatives. L’état de la recherche sur la situation de l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse confirme cette nécessité d’agir conjointement sur l’offre, le coût et la négociation des normes et valeurs éducatives des acteurs.

Deuxièmement, les spécificités du contexte suisse mettent en évidence les limites de la décentralisation dans les politiques familiales. Nous voyons comment elle engendre une faible régulation et coordination, qui participent à entretenir les inégalités d’accès des familles à l’accueil extrafamilial institutionnel, au détriment des familles socioéconomiquement défavorisées – et de leurs enfants. Cette faible régulation explique aussi pour partie le manque d’évaluation de la qualité des offres d’accueil en Suisse, et l’absence de pilotage d’une telle démarche d’évaluation. Or, favoriser la fréquentation des structures d’accueil extrafamilial dans un objectif d’égalité des chances ne fait sens que si l’on s’assure de la qualité de l’accueil offert (Stamm, 2012). La situation suisse apparaît ainsi révélatrice du fait qu’une politique intégrée et globale de la petite enfance nécessite une instance régulatrice à même d’orienter une réelle politique nationale d’accueil extrafamilial (Gnaegi et Soulet, 2019).

Troisièmement, la diversité intrinsèque au contexte suisse permet de prolonger le débat quant à l’influence des facteurs structurels et contextuels d’une part, culturels d’autre part, sur la décision des familles de recourir à l’accueil extrafamilial institutionnel. Les études mobilisées qui interrogent la variable culturelle le font non seulement sous l’angle de l’origine migratoire des familles, mais aussi sous l’aspect des normes culturelles liées au contexte local, à la région linguistique ou au caractère urbain ou rural du lieu de vie des familles. Bien que nous ayons souligné, dans les études interrogées, une prévalence des facteurs contextuels et structurels dans la décision des parents de recourir à l’accueil extrafamilial institutionnel, les constats dégagés témoignent à notre sens de la nécessité de ne pas écarter l’influence de la variable culturelle, mais de l’appréhender de manière fine et diversifiée. Relever le fait que la variable culturelle puisse jouer un rôle dans la prise de décision des parents ne signifie d’ailleurs pas qu’il faille considérer celle-ci comme étant uniquement de l’ordre du choix. Ce serait se laisser prendre dans les affres d’une conception néolibérale très actuelle transformant les problèmes sociaux en une question de responsabilité individuelle (Vandenbroeck et Lazzari, 2014). Les résultats extraits du contexte suisse montrent que l’attention à la variable culturelle doit toujours se combiner à l’action sur les inégalités structurelles qui peuvent caractériser l’offre et les coûts de l’accueil extrafamilial. D’autant qu’il a été montré que les préférences parentales en termes d’accueil extrafamilial tendent à dépendre de l’offre disponible, comme s’il n’était possible de désirer que ce qui est accessible (Himmelweit et Sigala, 2004 ; Vandenbroeck et al., 2008).

Conclusion

Les données statistiques comme les études de terrain mobilisées aux fins de cet article montrent que la situation de l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants en Suisse est caractérisée par des inégalités d’offre et de coût, une charge financière importante sur les parents ainsi qu’une part prononcée de recours à l’accueil informel dans les solutions mobilisées par les familles, particulièrement dans certaines régions du pays. Dans ces circonstances, le système d’accueil extrafamilial institutionnel suisse échoue largement à s’inscrire en tant que levier de lutte contre les inégalités sociales. Favoriser l’accès aux structures d’accueil institutionnel pour les enfants de l’ensemble des familles demande une action à plusieurs niveaux : sur les coûts, sur l’offre, mais aussi sur la dimension culturelle sous-jacente à la question de l’accueil extrafamilial. Pour ce faire, un meilleur pilotage du système de l’accueil extrafamilial institutionnel en Suisse, très fragmenté, nous apparaît nécessaire. Ce n’est à notre sens que par une telle approche à la fois plus écologique (Vandenbroeck et Lazzari, 2014) et mieux régulée (Gnaegi et Soulet, 2019) qu’une politique d’accueil extrafamilial institutionnel œuvrant à la réduction des inégalités sociales pourra se développer en Suisse.

Si l’objectif de permettre une meilleure fréquentation des structures d’accueil extrafamilial institutionnel par les enfants de tous milieux nous paraît à défendre dans une perspective d’égalisation des chances, il nous semble toutefois important, au terme de cet article, d’interroger ses visées dans une perspective critique. Nous avons souligné qu’un premier aspect de l’intérêt actuel des politiques publiques pour la petite enfance renvoie à ce qui s’y joue d’un point de vue éducatif. Suite aux résultats de PISA 2000, des efforts ont été déployés en Suisse comme ailleurs pour mettre en place des processus éducatifs précoces pour les enfants, avant l’école, dans les crèches notamment, dans l’idée de lutter contre les inégalités éducatives et scolaires. Le second aspect de l’intérêt actuel des politiques publiques pour la petite enfance touche à une préoccupation bien différente, qui est celle évoquée de la conciliation travail-famille, avec un accent sur l’insertion professionnelle des mères. En référence au courant des childhood studies (entre autres, Corsaro, 2003; James et al., 1998), on peut émettre deux critiques à cet engagement politique public envers la petite enfance. Premièrement, l’enfant court le risque de ne pas y être considéré en tant que tel, l’intérêt des mesures mises en place autour de ses premières années de vie se négociant en fonction d’autres objectifs – l’accès au marché du travail des mères et l’objectif éducationnel. Deuxièmement, l’intérêt politique public tend à ne concerner généralement que les institutions professionnelles telles que les crèches, entendues à la fois comme institutions de soin et établissements d’éducation.

Il nous paraît donc indispensable de ne pas réduire la discussion politique sur l’accueil extrafamilial aux seuls enjeux de la conciliation travail-famille et de l’encouragement précoce. Comme évoqué, le recours à l’accueil extrafamilial demande notamment à être questionné sous l’angle de la variable culturelle. Une politique d’accueil extrafamilial ouverte aux enfants et aux familles dans leur diversité ne peut se résumer à travailler sur l’offre et les coûts – même si cela est, comme nous l’avons vu, nécessaire – et à dire ensuite aux parents qu’il est important d’un point de vue pédagogique qu’ils confient leur enfant à une structure d’accueil. Elle se doit également de solliciter et d’intégrer les idées, points de vue, conceptions, doutes et opportunités que les parents associent à l’accueil extrafamilial institutionnel de l’enfant, que ce soit en crèche ou dans tout autre type de structure. Plutôt qu’un discours disant aux parents ce qu’ils devraient faire, on a besoin d’une politique d’accueil extrafamilial, et plus largement d’une perspective de politique familiale, qui s’intéresse à eux et leur permette de s’exprimer. Une analyse sociocritique des politiques d’accueil extrafamilial ne saurait contourner cet enjeu.