Corps de l’article

« Comprendre la politique familiale » est un exercice éminemment polysémique. S’agit-il d’en décrire les moments de sa construction, l’articulation de ses éléments constitutifs, que ceux-ci relèvent des intentions des « politiques » qui la proposent, des revendications des « acteurs sociaux » qui la réclament ou simplement des « bénéficiaires » qui en usent, bref, d’en dresser la cohérence relative en tant que politique publique ? S’agit-il, plutôt, d’en saisir le ou les sens idéologiques et politiques, affichés ou dissimulés, qui la traverseraient, comme pour en révéler une nature propre, une essence, peu manifeste mais opératoire, et probablement à contextualiser ? S’agit-il, encore, de l’interpréter hors de ses cadres déclarés pour en saisir une signification plus globale de portée socio-politique, historique, philosophique ? « Comprendre la politique familiale », c’est bien sûr tout cela et, peut-être, autre chose encore.

D’autant que le syntagme « politique familiale », pour l’analyste, et quelle que soit la discipline à laquelle il se rattache, ne se présente guère sous les auspices d’un objet bien construit, poursuivant, tendanciellement, une univocité de sens et de définition. Rien à voir avec le « trou noir » d’un astrophysicien ou la « barrière d’espèce » d’un biologiste, objets pourtant soumis à la controverse, mais d’enjeu théorique intradisciplinaire bien défini. Avec le syntagme « politique familiale », nous avons d’emblée affaire à une notion fluctuante, variable quant à ce que les termes « politique » et « famille » peuvent recouvrir, donc une notion instable sur le plan historique et sociologique, nous le verrons.

Cela se complique lorsque l’on fait de l’Europe de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle le « berceau de la politique familiale », parce que des mouvements sociaux se font entendre, que l’État s’en mêle et que des institutions en émergent. Mais est-ce bien la matrice de toute politique familiale ? La France, l’Allemagne, l’Espagne, la Suède, etc., peuvent s’enorgueillir d’avoir mis en œuvre une politique familiale, pourtant ce ne sera pas la même, ni ne mobilisera-t-elle les mêmes instruments. Et que dire des Canadiens français et de leurs homologues britanniques, des populations des États fédérés d’Amérique du Nord ou du Brésil, sans parler du Japon au sortir de l’ère Edo, auraient-ils échapper aux questionnements européens dont la politique familiale se présente comme la réponse ?

La difficulté qu’il y a à circonscrire le caractère propre de la politique familiale, dans le temps, dans l’espace, dans les objectifs, dans les moyens, etc., en fait un objet problématique à identifier, partant à analyser.

Une problématisation de la politique familiale

De tous les travaux qui ont cherché à donner une définition précise de ce qu’est une politique familiale, il ressort une chose : à chaque fois que l’on pense pouvoir la fournir, elle nous échappe par l’un ou l’autre de ses aspects. Serait-elle une sorte de savonnette que nous chercherions à saisir avec nos doigts mouillés ? À l’évidence, la politique familiale se comprend différemment selon le lieu (c’est une politique nationale), selon l’époque (on écrit l’histoire de la politique familiale), selon les acteurs (on y rencontre la puissance publique mais aussi des Églises, des syndicats et autres groupements d’intérêt), selon son organisation juridique et institutionnelle (de la libéralité patronale ou confessionnelle jusqu’aux systèmes complexes de protection sociale), selon les moyens qu’on lui concède (de la crèche autogérée au dispositif institutionnel étatique), et selon toutes sortes de déclinaisons plus ou moins dérivées des précédentes. Bref, d’emblée la politique familiale se fait plurielle et réclame donc quelques conventions de circonscription, partant d’arbitrage. Pourtant, la comparaison se fait – au sein de l’OCDE notamment[1] –, les observations se multiplient, les descriptions se précisent, les analyses s’affinent, mais une interrogation subsiste : est-on sûr d’avoir identifié ce qu’est la politique familiale ?

Contribuer à répondre à cette interrogation, c’est peut-être d’abord chercher à voir ce qui fait problème dans l’appréhension de l’objet « politique familiale », car rien n’est moins sûr que ce soit toujours la même chose qui se trouve appréhendée derrière ce vocable, ni, non plus, qu’il recouvre bien ce qu’il semble désigner. Pour le dire autrement, l’expression « politique familiale » n’est-elle pas qu’une formule ambiguë autorisant la subsomption d’idées les plus diverses et la poursuite d’objectifs les plus variés ? Pour puiser dans le registre lexical gramscien, la politique familiale ne serait-elle pas à tenir pour un concept gélatineux ?

C’est bien ce que nous nous proposons d’établir dans ce texte en prenant comme cadre illustratif et réflexif celui de la France, dont on estime volontiers qu’en la matière elle aurait offert le modèle à la fois le plus pur et le plus élaboré. L’histoire et la philosophie des politiques familiales françaises sont désormais bien documentées et ont fait l’objet de plusieurs présentations formant ainsi un fonds de références fiables. Notre ambition, ici, ne vise donc pas à chercher à l’amender ou le compléter, mais à proposer une réflexion de second niveau, plus centrée sur les conditions qui font que l’appréhension de ce qu’est une politique familiale reste toujours source de difficultés théoriques et pratiques.

L’hypothèse que nous formons est que, dès lors que l’on envisage la politique familiale comme une politique publique, son objet, par définition polémique, entrave la délimitation claire de son domaine d’application. Les contours du familial ne cessent en effet de varier et donc ses frontières de se déplacer. La conséquence est que l’unicité du vocable cache une plurivocité sémantique et des significations flottantes. Mieux, on décèlera dans la variation de cet invariant « familial » l’émergence d’un noyau dur autour duquel il n’a cessé de graviter : l’enfant. Cet « enfant » dont le statut politico-social avait connu une redéfinition avec le républicanisme qui s’imposera en France.

Ce qui justifie les termes de cette hypothèse tient d’abord à l’objet « famille » lui-même. Celui-ci semble toujours osciller entre une vision unitaire et une vision plurivoque. Longtemps, en effet, on opposera la famille aristocratique à celle des manants. Le XIXe siècle, précisément quand s’esquisse une politique publique à l’endroit de la famille, consacre l’opposition entre la « famille bourgeoise » et le défaut ou la faiblesse de la « famille ouvrière ». Le XXe, pour sa part, fait émerger la pluralité des formes familiales, notamment quant aux relations qu’y nouent leurs membres jusqu’à promouvoir une forme inédite : la « famille homoparentale ». Mais, dans le même temps, perdurent les représentations symboliques et mythologiques du modèle unitaire et universel de « la » famille. La production mythologisée d’une « Sainte famille » dans l’univers chrétien, comme la puissance symbolique de la thèse œdipienne dans le champ de la psychologie et de l’anthropologie, vont autoriser la diffusion et l’adoption d’un discours unifiant à l’endroit de la famille – discours de référence, pourrait-on dire. C’est sûrement pourquoi le corpus juridique qui norme l’univers de la famille, le Code civil, pas plus dans sa version de 1804 dite Code Napoléon, que dans sa version actuelle, ne donne de définition de ce qu’est la famille.

On comprend que les premières ébauches de politique familiale aient balancé entre un objectif de rassemblement de la diversité des relations interpersonnelles sous un « faire famille » unifié et un objectif extra familial, démographique et économique. La lutte entre « familiaux » et « natalistes » pour orienter la politique publique à laquelle les deux camps aspirent, l’illustre à merveille (Talmy, 1962 ; Messu, 1992a). On comprend aussi pourquoi, aujourd’hui encore, bien des « questions de société », comme l’on dit dans les médias (avortement, « mariage pour tous », GPA, etc.), sont rabattues sur l’enjeu du devenir de la famille et, partant, de la contribution des politiques publiques à favoriser ou contrarier ce devenir. Bref, l’objet « famille » qui est la cible déclarée de la politique familiale est une cible mouvante, polymorphe, tout à la fois réelle et idéelle, une sorte de phénix de la sociabilité humaine. Aussi, est-on en droit d’y voir le principe actif de ce qui rendra bien difficile la circonscription d’un périmètre stabilisé pour la politique familiale.

Dès lors, nous pouvons mener l’investigation, toujours s’agissant de la politique familiale française, dans différentes directions. L’une, somme toute indispensable à tout cadrage socio-historique, sera le rappel du contexte théorique et idéologique dans lequel prendra forme la question politique. Ce dernier n’est pas mince puisqu’il fait directement écho aux enjeux de la Révolution de 1789 (Talmy, 1962). Ce qui n’est pas la trame idéologico-politique de la politique familiale allemande qui, pourtant, offrira une grande convergence avec la politique française dans les années 1930 (Messu et Gruel, 1978). La suggestion, ici, est que le contexte historique d’émergence de la politique imprime sa marque, parfois sur le long terme, en cristallisant, sur le mode de l’implicite le plus souvent, les termes de la controverse initiale et le compromis par lequel ils ont été dépassés. Le Code de la famille de 1939, de ce point de vue, est à regarder autrement qu’un simple monument juridique.

Ensuite, comme il a été souvent souligné et débattu, la politique familiale respire l’air de son temps et, partant, se prête à l’instrumentalisation politique. Cette direction interprétative, socio-politique et idéologique, mérite aussi d’être prise en considération et, sûrement, d’être réexaminée car elle aura été source de mésinterprétations ou de surinterprétations. La morale familiale induite par les mesures de la politique publique à l’adresse de la famille peut probablement être qualifiée de « bourgeoise », « patriarcale » ou, a contrario, « libératrice », « neutre », « plurielle » ou tout ce que l’on voudra qui porte sur le sens de la norme à promouvoir s’agissant des relations interpersonnelles au sein de la configuration familiale. Pour autant, avons-nous affaire avec la politique familiale à un simple outil, de nature idéologique et de finalité politique, au service des pouvoirs en place et de l’ordre social qu’une sociologie axiologique apprécie en termes systémiques (Lenoir, 2003) ? La question mérite d’être reconsidérée.

En somme, c’est en examinant ces directions – d’autres étaient possibles, il est vrai – que nous chercherons à établir que le « périmètre du familial », comme l’avaient appelé Michel Chauvière et Virginie Bussat (2000), est un objet toujours fuyant, un exercice voué à s’auto-annuler, dès lors qu’on cherche à le saisir depuis ce qu’il est censé constituer : la famille. Un peu à la manière, comme l’avait humoristiquement démontré Umberto Ecco, qu’établir une carte au un-unième est chose infaisable sans s’extraire du territoire qu’elle est censée recouvrir. C’est cette extraction de la problématique définitionnelle du familial qui nous autorisera à trouver dans l’enfant le mobile efficient de la politique familiale, dans ses différentes variantes.

La trame idéologique et le contexte historique de la politique familiale française

Toute politique prenant la famille pour objet ne saurait être pensée en dehors des enjeux sociaux et politiques que recèle cette dernière. Si l’on a pu déceler dans la Grèce et la Rome antiques ou encore dans la société d’Ancien Régime des mesures figurant une politique familiale (Armani et Damet, 2018), c’est parce ces sociétés avaient su mettre une forme de famille, contractuelle, patriarcale et patrimoniale, au principe de leur mode de régulation sociale. Dès lors, des contraintes légales à l’endroit des enfants ou des vieillards (Paidotrophia, Gêrotrophia), des obligations publiques à l’égard des orphelins de guerre (outre celle d’un tuteur individuel, ils bénéficiaient de la vigilance de l’archonte-éponyme), des règles organisant le divorce et ses effets sur la descendance, des incitations à la natalité ou à des formes d’eugénisme (la République et les Lois de Platon, la Politique d’Aristote, en témoignent largement), etc., peuvent bien être prises pour les signes manifestes qu’une « politique publique » ciblant la famille avait cours. Et celle-ci vise explicitement à conforter le poids de l’instance familiale dans l’ordonnancement et la puissance de la Cité.

Aussi faudra-t-il toujours exhumer et expliciter quelle idée de la famille, de son rôle et de sa place dans l’organisation sociale se trouve ainsi soutenue, et à quel type d’organisation sociale nous avons affaire. Ce qui, déjà dans le monde antique, pouvait prendre des significations bien différentes. Ce qui, a fortiori, rend la familia romaine bien étrangère à notre famille conjugale moderne et, surtout, l’amène à jouer un tout autre rôle dans l’ordonnancement socio-politique en vigueur. C’est pourquoi la contextualisation historique des mesures de politique familiale est essentielle quant à la compréhension de leur sens à l’endroit de l’objet présumé de la politique.

On aurait ainsi évité un anachronisme patent en distinguant le familialisme qui s’exprime en France au cours de la première moitié du XXe siècle de celui qui triomphe au cours de la seconde moitié (Lenoir, 2003). Le premier aspire encore à la restauration de prérogatives sociales et politiques en faveur d’un type de familles (constituées par le mariage, hiérarchiques, dominées par la figure paternelle, nombreux enfants, pourvoyeuses d’un capital d’honneur et d’avantages sociaux, voire électoraux). Le second entend développer la sollicitude publique en faveur de configurations familiales de plus en plus diverses, mais obéissant à des impératifs moraux et sociaux édictés bien souvent par la puissance publique (respect de la personne, responsabilité partagée, intérêt supérieur de l’enfant, etc.). De quoi, en principe, ne pas les confondre et distinguer la nature idéologique et politique de chacun d’entre eux.

L’un, en effet, se tourne vers une conception de la famille comme pivot de l’ordre social, et accorde une grande autonomie au chef de famille sous la figure du père qui bénéficie en quelque sorte d’une délégation de pouvoir civique à l’endroit des siens. Cette conception est héritière de celle qui prévalait sous l’Ancien Régime. D’où, sous forme de résurgence, la reprise par certaines composantes du mouvement familial de la fin du XIXe et du début du XXe siècle d’une vieille idée largement débattue lors du moment révolutionnaire, celle de l’instauration d’une règle électorale fondée sur un vote familial dont le poids serait fonction de la composition de famille et exprimé par son représentant : le chef de famille (Verjus, 2002 ; 2010). Le projet politique, on le sait, a fait long feu.

L’autre, quant à lui, promeut une famille quelque peu déconnectée des enjeux socio-politiques qui l’environnent et érige sa régulation interne en univers propre du familial – même s’il se trouve de plus en plus pénétré par des injonctions comportementales venues de l’extérieur (Giddens, 2004 [1991]). Cela recouvre largement ce qu’ont décrit les sociologues de la famille : aussi bien la nucléarisation parsonienne que la « relation pure » de Giddens ou la fonction de Pygmalion qu’y jouent ses membres chez de Singly. C’est que de nouvelles et nombreuses institutions sociales étaient venues s’intercaler entre ladite famille et la collectivité sociale et nationale d’appartenance. Les services d’éducation, d’hygiène, de santé, etc., non seulement entendent apporter un savoir autrement plus rationnel que celui transmis par la tradition, mais font savoir que, désormais, bien des normes de la vie familiale sont à rechercher à l’extérieur d’elle et demandent à être intégrées pour produire, entre autres, leurs effets de « modernité ». C’est ce qui a entraîné toutes les formes de déstabilisation et de rupture, très sensibles dans les décennies 1960-1980, que les observateurs ont parfois interprétées en termes alarmistes – « Finie la famille ? » avait-on pu titrer. C’est pourtant cette nouvelle vision « moderniste » de la famille que portera le second familialisme du XXe siècle.

Cet enjeu avait bien été repéré par Donzelot qui soulignait combien la famille, dans la société en voie d’industrialisation et d’urbanisation, avait perdu son rôle social structurant pour devenir un objet à structurer par le biais d’une politique publique (Donzelot, 1977). Autrement dit, de sujet dans la gouvernance politique (la polity des anglophones), la famille était devenue objet d’un gouvernement par des politiques publiques (leurs policies). En d’autres termes encore, le familialisme se retournait sur lui-même pour devenir une idéologie « sociale » de demande de protection de la part de la puissance publique quand, antérieurement, il était une idéologie « politique » de subsidiarité à l’endroit de cette même puissance publique.

Autant dire que les mesures de politique familiale – surtout lorsqu’on les entend au sens le plus large de l’expression – sont toujours grosses d’une idéologie de la famille, c’est-à-dire d’une vision de son rôle et de sa place dans l’ordonnancement de la société, de la manière de l’ordonner elle-même, donc de droits, d’impératifs normatifs, de morale singulière, etc. Et ces idéologies de la famille, loin d’être transhistoriques, sont plutôt précisément inscrites dans des contextes historiques qui leur donnent et leur sens et leur portée réelle. Point donc de familialisme univoque corrompant, plus ou moins ouvertement, les politiques familiales, mais des familialismes historiquement situés tentant d’influencer, avec plus ou moins de bonheur, les mesures de politique familiale.

Ici, on l’aura compris, c’est le sens de la politique familiale qui est en jeu. Ce que l’on doit entendre non seulement comme une suggestion de sa variation, eu égard le contexte historique considéré, mais aussi comme une interrogation conceptuelle sur l’invariant dont les différentes politiques familiales seraient la variation.

Le poids du symbolique

Plusieurs pistes interprétatives pourront être empruntées qui, toutes, peu ou prou, mettront l’accent sur la fonction symbolique de la famille, sur cet imaginaire individuel et social qui donne aux relations interindividuelles réelles une portée symbolique universelle. Cellule de base de la polis grecque close sur elle-même (Aristote, trad. 1962), plus petite unité démocratique de la société égalitaire et mondialisée (Fize, 1990 ; Renaut, 2002), pourvoyeuse des racines identitaires de l’individu (Messu, 2006), de son épanouissement personnel (Singly, 1996), etc., sont là certains de ces imaginaires qui font de la famille un mot-signe porteur d’une force symbolique indéniable. Aussi, que ce soit dans l’optique foucaldienne du déploiement des instruments de la biopolitique ou dans celle, plus proche de Giddens, d’une transformation de l’intimité et du statut des individus, la politique familiale ne peut manquer de s’enfler des imaginaires normatifs et des symboles qui remplissent déjà la famille.

De même, si maintenant nous portons l’attention sur la vie politique et l’histoire singulière de la nation, les imaginaires idéologico-politiques et le symbolisme qui les accompagne seront au rendez-vous. Ainsi, le Code de la famille établi par décret-loi du Gouvernement français en 1939 – quoiqu’improprement nommé selon certains juristes –, peut-il recevoir bien des interprétations selon la pondération du symbolisme qu’on lui accorde. Symbole d’un familialisme d’État (Lenoir, 2003), manifeste en faveur d’une famille quelque peu ignorée depuis la Révolution (Ceccaldi, 1957), il peut également être regardé comme le compromis politique historique entre les tenants d’une réinscription de la famille dans le face-à-face républicain du citoyen et de l’État (Messu, 1992a ; 1999). Car, à l’analyse des mesures qu’il comporte, nul doute que la tendance « nataliste », portée par l’expertise des démographes et leur idéologie associant puissance de la nation et croissance des naissances, aura vu ses attentes largement satisfaites. Il n’empêche, c’est à la famille, et non à la population ou tout autre référent sémantique, qu’il est fait appel pour promouvoir ce train de mesures éminemment sociales et, comme il est dit aujourd’hui, sociétales. Pour le dire d’une formule, l’enveloppe fera plaisir aux « familiaux », le contenu satisfera les « natalistes », et le tout fournira, pour plusieurs décennies, la matrice d’une politique de la population française orientée par la quête de la famille la plus nombreuse possible (Le Bras, 1991).

Consacrée par le Code de la famille, la politique familiale française va se caractériser par un volet explicitement normatif : une forte pénalisation de l’avortement, une lutte accrue contre les « outrages aux bonnes mœurs » et un encadrement plus restrictif de l’accès au divorce (Messu, 1992a). Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, les diverses associations de défense de la famille ou de soutien à la natalité se présentaient comme autant de ligues de vertu combattant la propagande en faveur des pratiques abortives et anticonceptionnelles, la pornographie sous toutes ses formes, la liberté des mœurs et du divorce, et les ravages familiaux dus à l’alcool. Elles avaient déjà été entendues sur les premiers points avec la Loi de 1920 pénalisant l’avortement et la contraception. Son acmé sera atteinte avec le Gouvernement de Vichy qui, érigeant la famille en valeur cardinale de l’État-nation, fera de l’avortement un crime passible des cours d’Assises. Cette législation répressive perdurera jusqu’en 1967 (date de la loi Neuwirth autorisant la contraception) et 1975 (date de la loi Veil autorisant l’IVG). Mais, entre-temps, les juges, à l’instar de l’opinion publique, s’étaient faits de plus en plus laxistes et la loi tombait en désuétude. D’autant qu’un mouvement social en faveur de la libéralisation de la condition des femmes était déjà largement en marche et pouvait transformer les derniers procès judiciaires de femmes « coupables » d’avoir avorté en procès d’opinion à l’endroit d’une loi inique, rétrograde et liberticide.

Ce basculement de la vision sociale, juridique et politique de ce qui doit régir la famille, s’il réfléchit bien l’état des forces idéologiques et politiques en présence aux différents moments considérés, interroge encore, par-delà la chronique événementielle donc, sur son enjeu en termes de politique publique. Car, à vider de ses contenus initiaux le volet normatif du Code de la famille, que restait-il de la famille qu’il avait glorifiée, de quelle « famille » était-il devenu le Code ? Plus avant, était-ce toujours la « famille » qui restait son objet, ou bien était-ce les individus qui la composent – l’enfant et la femme en particulier – qui, libérés des entraves d’antan, devenaient son objet d’attention ? On peut dire qu’un défi, politique et théorique, a traversé la politique familiale à ce moment. Il sera dépassé par une démarche prônant ce que l’on peut appeler une forme de neutralité axiologique à l’égard de la famille constituée et, ce faisant, une possible polarisation sur certains de ses éléments. La femme et l’enfant seront ainsi les objets privilégiés de l’attention à venir du législateur : mesures de conciliation travail/famille, droits divers de l’enfant, etc. Autant de mesures relayées dans bien d’autres domaines de la vie sociale, singulièrement dans le domaine juridique (droit du travail, Code pénal, protection de l’enfance, etc.). C’est pourquoi ils seront présentés comme autant de moyens de lutte contre les inégalités de situation ou de statut des personnes. La thématique, cependant, était rabattable sur la famille, et elle fut rabattue sur la famille via son cadre d’inscription : la politique familiale (Messu, 1999).

Ce disant, on aperçoit la raison pour laquelle la politique familiale française des dernières décennies du XXe siècle a pu paraître n’être qu’une politique incertaine, prônant le soutien à la famille, mais la prenant pour prétexte afin d’asseoir des dispositions à finalité de réduction des inégalités sociales. Ce qui réactivera l’interrogation, déjà présente dans les années 1970, de savoir si la politique familiale n’était pas devenue une politique sociale spécifiant et individualisant ses cibles. D’ailleurs, les responsables étatiques, du moins ceux qui en étaient convaincus, tenteront de repenser et de refondre ladite politique familiale dans une politique sociale autrement ciblée et autrement cohérente en termes de redistribution sociale. Ils connaîtront à chaque fois l’échec, notamment lors des tentatives de mise sous conditions de ressources la perception des allocations familiales, tant l’opinion publique française se déclare attachée à « la » politique familiale et, surtout, tant les associations familiales, regroupées pour l’essentiel dans l’UNAF, opéreront comme leaders de cette opinion et relais auprès des pouvoirs publics (Séraphin, 2015). Il n’empêche, au fil du temps, un glissement se fait du familial vers le social, généralement sous les auspices de la lutte contre les inégalités de situation (plafonnement de certaines allocations, condition de ressources pour d’autres, transfert d’un registre à l’autre, etc.).

Pour ne prendre qu’un exemple rapide de ce glissement, arrêtons-nous sur celui de l’Allocation de parent isolé (API). Créée en 1976 par des responsables politiques soucieux d’égalisation des conditions d’existence, elle a pu largement être mésinterprétée comme une disposition « familialiste » de la meilleure espèce. Parce qu’elle concernait très majoritairement des femmes « isolées », sans emploi mais chargées d’enfants, la mesure a été perçue, par des approches à la tonalité idéologique puisant au féminisme, comme l’expression d’une volonté d’enfermement des femmes dans une fonction exclusivement maternelle domiciliée. Une sorte de réassignation des femmes à n’être que mères. Quand d’autres, il est vrai, y percevaient une capacité à s’affranchir d’une tutelle masculine et le rachat de l’injustice historique faite aux « filles-mères » (Eydoux et Letablier, 2007 ; Lefaucheur, 1995). Quoi qu’il en fût, la mesure, tant sur le plan conceptuel qu’empirique, relevait d’une politique sociale des revenus ou, comme on le dit plus volontiers, d’une politique de réduction des inégalités (Messu, 1992b). La confirmation sera administrée quelque temps plus tard quand l’API se trouvera purement et simplement assimilée au Revenu minimum d’insertion (RMI) pour donner, en 2009, le Revenu de solidarité active (RSA), dispositif social fortement individualisé s’il en est. Comme quoi, la gestion par une institution « familiale » – en l’occurrence la Caisse nationale des Allocations familiales (CNAF) –, comme le public visé de facto – des femmes, mères sans conjoint pourvoyeur de ressources –, ne suffisent pas pour définir le registre d’inscription – familial vs social – de la mesure. C’est le contexte institutionnel et l’environnement idéologique dans lesquels elle s’insère qui lui fournissent une sorte de surdétermination à paraître s’inscrire dans la vision la plus favorable à l’accréditation de l’idéologie du moment – en l’occurrence le combat pour l’autonomie des femmes.

La variation d’un invariant : une politique pour l’enfant

Un truisme veut que la politique familiale que nous avons à analyser aujourd’hui porte l’empreinte de ses origines. Encore faut-il s’entendre sur ce que cela veut dire. Sa genèse, on l’aura compris, ne relève pas de la simple continuité historique ni même des petites évolutions assurant l’ajustement à un environnement toujours en changement. Elle relève plutôt de la rupture et du saut mutationnel dont la raison est à rechercher autant au niveau des conjonctures historiques qu’au niveau des tendances évolutives générales qui ont structuré nos sociétés. Ce sera notamment le cas avec les orientations adoptées lorsque la parentalité aura fait irruption sur la scène politico-médiatique comme thème devenu central des politiques publiques, au tournant du XXIe siècle, quand la figure institutionnelle et ancestrale de la famille aura reçu ses inflexions historiques individualisantes et électives, ainsi que ses corrections juridiques et administratives.

Si, comme nous l’avons vu, les premières mesures de la politique publique en faveur de la famille reflètent sans conteste qu’un objectif nataliste leur était assigné, pour autant celle-ci ne fera pas siennes les obsessions des « repopulationneurs », comme les appelaient leurs contempteurs. Autrement dit, bien que la « démographie » soit devenue depuis la fin du XIXe siècle l’idéologie « scientifique » des élites républicaines, ce n’est pas la plus grande famille – pour reprendre l’intitulé de l’une des grandes associations du début du XXe siècle – qui sera d’abord l’objet de ses soins, mais l’enfant partout où il peut naître. Cela veut dire que le thème « démographique » de la puissance des nations, thème de sens commun qui s’était exprimé dans l’effroi militaro-démographique précédant les grands conflits mondiaux ou dans la crainte du dépérissement économique lié au vieillissement déjà perceptible de la population, ce thème donc n’est pas à interpréter comme le moteur profond de la politique familiale française, même s’il en a constitué le mobile. À l’analyse, il apparaît plutôt comme une sorte de fonds rhétorique nécessaire eu égard l’air du temps.

Car la politique publique de la famille, dès le départ, s’est départie de la morale, longtemps bien portée, du large groupe familial uni autour de son chef au profit de la morale, souvent qualifiée de « petite bourgeoise », centrée sur un noyau conjugal dans lequel l’enfant serait mieux traité et « écouté » parce qu’en moins grand nombre[2]. On doit même reconnaître que la politique publique d’aide à la famille, sous la forme principalement des Allocations familiales, n’aura guère tendance à favoriser un type particulier de composition familiale, n’étaient, conjoncturellement, certaines « incitations » sous forme de majorations. Ce sera le cas du Code de la famille par rapport aux dispositions antérieures ou encore de la politique néo-nataliste des années 1970-1980 dite du « troisième enfant », mais rapidement abandonnée (Messu, 1992a). Dès le départ, on peut voir que la famille qu’entend soutenir l’État est envisagée dans une dynamique autour de l’enfant. De l’enfant à naître avec les dispositions de protection maternelle et infantile, de l’enfant à éduquer et protéger avec diverses allocations dont les Allocations familiales, au cœur du dispositif, et de l’enfant à reproduire avec la progressivité des Allocations familiales. Point de « modèle » de famille à satisfaire, préalable et conditionnel, dans cette perspective. D’abord, manifestement, un intérêt pour l’enfant.

Sous cet angle, on peut affirmer que la politique familiale française aura d’abord soutenu l’enfant avant de glorifier la famille. Ce qui explique que, le moment venu, la « monoparentalité », l’« homoparentalité », le mariage ou son absence, etc., ne feront guère difficulté du côté de l’UNAF ou des institutions gestionnaires des prestations familiales[3]. Le primat de l’enfant et de son intérêt s’est imposé massivement à la République, par-delà d’ailleurs les strictes prestations familiales puisque les sphères ministérielles de l’éducation, de la justice, des loisirs, etc., seront aussi parties prenantes, et, doit-on ajouter, avant même que l’idée de « droits de l’enfant » ne s’impose à l’échelle internationale. De quoi dissocier le natalisme de la politique familiale française des sombres desseins militaro-économiques, idéologico-religieux ou autres, qu’on a pu lui prêter. La République qui prend soin de ses enfants n’est finalement pas une de ces légendes urbaines par lesquelles les responsables politiques auraient endormi le peuple pour mieux le soumettre à la violence symbolique d’une vision d’un ordonnancement social perpétuant la domination patriarcale ou autre. Elle est plutôt la philosophie politique que la IIIe République va affirmer et que les suivantes vont confirmer. La Loi du 24 juillet 1889 qui introduit la déchéance de la puissance paternelle à l’encontre des « parents indignes » inaugure une série de mesures législatives visant à conforter l’État dans son rôle de protection de l’enfance. Le Décret-loi du 1935 va abolir le droit de correction paternelle hérité de l’Ancien Régime et de la patria potestas romaine. L’Ordonnance n° 58-1301 du 23 décembre 1958 va rassembler les textes éparts qui, entre 1889 et 1945, ont organisé le dispositif de protection de l’enfance. Un renversement de souveraineté sur l’enfant s’était opéré. La puissance publique ne se met plus au service du père de famille, c’est lui qui doit suivre les règles qu’elle édicte. Les articles 375 et suivants du Code civil formalisent aujourd’hui toutes ces dispositions. Ils expriment clairement que l’enfant est autant celui de la Nation que celui de sa famille. Pour être tout à fait exact, on devrait le formuler ainsi : pour la République, tout enfant est devenu – pour le moins en termes d’éthique politique – celui de la Nation, laquelle « délègue » l’essentiel de son entretien et de son éducation à « sa » famille, toujours conçue comme son milieu social naturel, quitte à s’y substituer en cas de défaillance avérée (Messu, 2015).

On peut ainsi soutenir que la politique familiale française en mettant l’accent sur la valeur de l’enfant (sa valeur intrinsèque et non plus fonctionnelle pour le groupe familial) s’affranchissait de facto du discours de glorification de la famille nombreuse qui avait été son crédo pendant plusieurs décennies. On doit même observer que le centrage sur l’enfant est patent et concomitant du phénomène observé par les historiens, les sociologues et les démographes d’une réduction, en moyenne, du nombre des enfants au sein des familles et d’une augmentation des familles, fussent-elles monoparentales ou recomposées, à avoir des enfants. Les années 1970-1980 seront sans conteste celles du triomphe de l’enfant sujet de droit et objet de toutes les attentions. Par-delà les dispositions internationales auxquelles vont souscrire nombre d’États, la France va s’engager dans un toilettage de ses dispositions légales (loi du 3 janvier 1972 sur la filiation, etc.) et une refonte de son système d’aide financière à la famille. La philosophie en est simple : l’enfant, du seul fait de son existence, est porteur d’une créance qu’il revient à la collectivité d’honorer. Autrement dit, dans le contexte républicain français, à l’État de la reconnaître et d’en exécuter l’apurement, directement ou par délégation. C’est donc l’égalité des chances de l’enfant qu’il faut poursuivre, ce qui passe par une égalité des droits, y compris des droits qu’il ouvre à percevoir des prestations familiales.

Le discours de la politique familiale s’infléchit dès lors, et il va prendre le parent, sous la forme d’un néologisme, la « parentalité » ou – selon l’aire de la francophonie considérée – le « parentage », voire la « parentalisation », pour objet central et cible de ses soutiens et de ses injonctions. Les sciences sociales et juridiques se sont longuement interrogées, dans les années 2000, sur le sens à donner à ce tournant rhétorique et l’ont généralement trouvé dans les mesures et les dispositifs mis en œuvre dans cette période. Que ce soit à propos du changement de cap à 180° des politiques éducatives de l’enfance protégée lorsqu’elles cherchent à préserver le lien de l’enfant avec ses parents – fussent-ils maltraitants – ; à propos de la création en 1999 des REAAP (Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents) ou des multiples dispositifs d’alerte ou de traitement de l’enfant-victime, de l’enfant-coupable, de l’enfant-troublé, et qui, peu ou prou, engagent la responsabilité d’un parent. Comme le dira Claude Martin, il y a derrière la prolifération des discours sur le parent et la parentalité une véritable « construction d’un problème public nouveau » (2003). Encore que le problème ne soit pas si nouveau, c’est sa construction qui le sera.

La parentalité, en effet, va d’abord se construire sur le plan théorique du côté de la psychanalyse et de la psychologie de l’enfant en s’appuyant sur les observations et les travaux pionniers d’Anna Freud, de John Bowlby, de René A. Spitz qui jetteront les bases de la théorie de l’attachement, puis, en France, ce sont les thèses de Françoise Dolto qui assoiront la place du parent dans sa relation avec l’enfant[4]. Alimentée également par la réflexion anthropologique sur la parenté développée depuis Bronislaw Malinowski et Claude Lévi-Strauss, notamment, et poursuivie par Esther Goody et Maurice Godelier, entre autres, la notion de parentalité devient un concept charnière des sciences sociales repris et largement diffusé sur la scène médiatique et politique. Lorsqu’il rencontre la sphère des acteurs de la politique familiale, il est déjà auréolé d’une sorte d’évidence épistémique que les remarques et mises en garde, énoncées surtout par des sociologues et des juristes, n’arrivent pas à ébranler. Tant dans ses discours que dans ses nouvelles mesures (nombre d’entre elles ont trait aux modalités de la garde de l’enfant), la politique familiale française glisse du familialisme au parentalisme (Messu, 2008).

Ce glissement, si l’on s’abstrait des réflexions pertinentes, mais circonstancielles, évoquées ci-dessus, s’appuie sur un socle de justifications qu’on se contentera, ici, d’esquisser à nouveau :

  • La logique qu’Irène Théry a conceptualisée sous le vocable de démariage a brouillé et rendu inopérante l’idée de famille (1993). Sociologiquement, la famille a vu s’affaiblir sa consistance première de structuration des rapports sociaux collectifs, elle se présente de plus en plus comme le bénéfice de rapports électifs interindividuels. Au point que la solidarité familiale, pourtant largement mobilisée elle aussi dans la rhétorique publique, ne devienne, pour l’analyste, qu’un syntagme affectif aporétique (Chauvière et Messu, 2003 ; Messu, 2019).

  • Sociologiquement et historiquement parlant, l’enfant est devenu l’apanage d’un plus grand nombre d’individus, pratiquant de moins en moins la conjugalité restreinte du mariage défini par le Code civil napoléonien et la morale de l’Église. L’accès à l’enfant, si l’on peut dire, à l’enfant dans sa complète intégrité (juridique, sociale, psychologique, etc.), emprunte des voies diverses, aussi bien celle, conventionnelle du mariage hétérosexué, que la procréation médicalement assistée, voire socialement assistée (mère porteuse), ou l’adoption internationale dans un cadre hétéro ou homoparental. Autrement dit, la démultiplication des figures originaires de l’enfant a donné plus de lumière au parent qui l’accompagnait.

  • À l’image de ce qui s’était passé, un siècle plus tôt, du côté de l’école où le « parent d’élève » n’avait nul besoin d’afficher sa légitimité « familiale » pour y accéder et faire entendre sa voix – même si l’idéologie dominante du moment le réclamait –, le parent du parentalisme d’aujourd’hui s’exonère d’une affiliation à un modèle unique de famille. C’est la figure seule du parent qui s’impose – même si on en discute encore, dans certains cercles idéologiques, la valeur.

  • Enfin, si l’on ne voit dans les politiques familiales, comme je le soutiens de longue date, qu’un habillage discursif pour penser et accomplir des objectifs de politique publique autrement ciblés, le parentalisme, comme politique de soutien et de contrôle de l’entretien, de l’éducation, de l’épanouissement, etc., de l’enfant, peut devenir une cible de la politique familiale. Cela donc comme l’avaient été, en leur temps : le natalisme, lorsqu’il était question d’accroître la population ; le soutien au revenu, lorsque s’imposait le développement de la consommation ; l’accès au logement, lorsque la lutte contre les taudis et la modernisation du parc immobilier devenaient priorité nationale ; etc.

Soulignons que ce parentalisme de la politique familiale française du XXIe siècle n’est pas à restreindre à cette dernière. Il a, au contraire, pénétré plusieurs domaines d’exercice des politiques publiques, comme la protection socio-judiciaire de la jeunesse, la pratique de la Justice des mineurs et celle de l’ex-Éducation surveillée (devenue Protection judiciaire de la jeunesse en 1990), celle des éducateurs de l’éducation spécialisée (éducateurs de rue notamment), celle des services départementaux de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), les services de psychiatrie infantile, de la médecine néo-natale et pédiatrique, et la liste est loin d’être close. Tous, d’une manière ou d’une autre, seront soumis à une forme d’aggiornamento de leur trame discursive et de correctifs dans leurs modes d’action. Dans bien des cas, le recours à la loi ou à la réglementation les y contraindra. C’est dire que le parentalisme est plus qu’un avatar de l’héritage familialiste de la politique familiale stricto sensu. Il est une manière d’idéologie sociale consensuelle que la veille médiatique, prête à s’alarmer du moindre cas de maltraitance, n’a de cesse de consolider, comme le fut, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la famille et son représentant : le « père de famille ». Ce dernier, devenu le père de son ou ses enfants, est tenu d’assurer un tout autre rôle.

La politique familiale et la variation de l’invariant

Dès lors, surtout si l’on ne cherche pas à comprendre la politique familiale à partir de sa seule origine mais aussi à partir de ses développements et de son point actuel d’aboutissement, la politique familiale apparaît bien comme une construction continuée de politique publique. Mais, comme nous avons cherché à l’établir, d’une politique publique dont l’objet se révèle être, somme toute, instable et flottant puisque sa définition normative ne cesse d’admettre des variations contextuelles socio-historiques. Ce qui, par parenthèse, est le cas de bien des objets de politique publique. S’agissant de la famille, nous avons souligné, dans le droit fil des constats posés par la sociologie et l’histoire de celle-ci, combien elle avait pu connaître la variation. En un sens, on peut affirmer que c’est la variation de cet invariant qui a été reçue, peut-être trop facilement, pour l’objet propre de la politique publique.

À considérer ainsi les choses, on serait tenté d’accorder, notamment aux approches qualifiées de « néo-institutionnelles », que les mesures de politique publique sont fortement dépendantes de celles qui ont été prises antérieurement, qu’une rétroaction politique (policy feedback) expliquerait le caractère « correctif » qu’elles prennent le plus souvent et constituerait ainsi une forme de contrainte institutionnelle à l’inertie (Pierson, 1996). S’agissant de la politique familiale française l’argument cependant paraît trop court, pour le moins il demanderait à ce que son domaine d’application soit un peu mieux précisé. Car, si certaines mesures entendent corriger les manquements des précédentes, nombre d’entre elles auront été des refontes, des réorientations voire des inflexions des objectifs politiques et sociaux visés (Messu, 1992a). Ce qui laisse entendre que la politique publique de la famille a été très perméable aux facteurs exogènes qui font pression sur elle. Mieux même, on peut soutenir que depuis les années 1970 elle n’aura eu de cesse d’intégrer dans ses objectifs les réponses aux « questions sociétales » qui lui étaient opposées (Messu, 1992a ; Séraphin, 2013). L’allongement et la massification de la scolarisation des jeunes, la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle, l’égalisation des rôles parentaux, l’accompagnement et la responsabilisation des parents, etc., auront été autant d’inflexions de la politique publique familiale, souvent en rupture avec les orientations antérieures, répondant aux attentes sociétales exprimées par les groupes de pression et d’intérêts, les élites intellectuelles ou les institutions politiques périphériques – telle l’Union européenne pour la France.

La politique familiale, de ce point de vue, ne serait qu’une affirmation publique de la vision régulatrice des rapports sociaux et des relations interindividuelles que les instances politiques du moment veulent voir triompher hic et nunc. Ce qui rend compte, tout à la fois, de la sempiternelle résurgence du débat normatif à l’endroit de l’objet « famille » mais aussi de l’opinion partagée selon laquelle cette dernière doit être protégée par une politique publique. Cela rend compte également du large éventail d’interprétation de cette politique, puisque son interprétation dépend de la focale qu’on lui applique. Aussi peut-elle varier du décryptage d’une morale étatique pour la famille à sa lecture comme un élargissement du domaine d’extension de la politique sociale. Spécifiquement, cela rend compte encore de la grande difficulté à établir l’efficience propre des mesures de la politique familiale sur les comportements familiaux quand bien même toutes les observations confirment leur poids dans la redistribution des revenus et la réduction des écarts de condition de vie.

Toutefois, à n’observer que les variations conjoncturelles qu’elle a pu connaître, on méconnaît parfois de quoi elle est la variation, quel est l’objet dont elle exprime une variation de l’approche ? Et sur ce point, nous proposons de décentrer quelque peu le regard, de ne plus se fixer sur ce qu’elle exhibe, sur l’objet qu’elle proclame être le sien : la famille, afin de mettre en lumière celui qu’elle recèle : l’enfant. Cela, non seulement parce que la famille, on l’a dit, n’était pas l’objet stable qui nous était proposé, la famille instituée par le mariage et la famille pratiquée au temps du démariage constituent des objets sociologiques à distinguer, comme l’avaient été la familia romaine de l’entité conjugale chrétienne. Mais d’abord, parce que la politique familiale s’est toujours donnée pour cible spécifique, l’enfant. L’enfant quant à son nombre, lorsque dominait l’idéologie nataliste, cette idéologie « scientifique » démographique décrite par Hervé Le Bras ; l’enfant quant à sa qualité, lorsque l’idéologie politique des droits de l’homme s’imposera dans nos sociétés, le parentalisme n’étant qu’une manière de la mettre en œuvre.

Nous ne saurions oublier que l’« allocation pour charge de famille », esquisse des « allocations familiales » à venir, versée par les entrepreneurs paternalistes, puis élargie à certaines branches professionnelles et certains services de l’État, prenait sa source dans une réflexion sur la question du « juste salaire » à accorder à leurs employés. À la vision marxiste qui focalisera sa réflexion sur la rémunération de la force de travail au regard de la plus-value issue du rapport de production capitaliste – ce qui explique l’hostilité du syndicalisme marxiste aux allocations familiales, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale – s’oppose la vision portée par le christianisme d’une rémunération fractionnée, combinant salaire du travail et allocation à la hauteur des charges qui pèsent sur l’employé – ce qui explique le soutien du syndicalisme chrétien aux allocations familiales. C’est donc bien la présence, à l’époque en grand nombre, de l’enfant dans le foyer du travailleur qui est le mobile du « sur-salaire », comme on l’appellera aussi, versé au salarié.

Lorsque l’État légifèrera pour imposer le principe des allocations familiales, pour unifier le système déjà en place et l’élargir à d’autres secteurs professionnels, il assortira très vite la perception de ces allocations d’une condition : le respect de l’obligation scolaire pour tous les enfants concernés. L’État français, pendant l’Entre-deux guerres, se soucie en effet de voir réellement appliquées les termes de la loi du 28 mars 1882 rendant obligatoire une instruction primaire laïque pour tous les enfants de 6 à 13 ans. Bien des enfants, garçons et filles, dans les villes et les campagnes, échappent encore à cette obligation d’instruction et sont contraints au travail précoce (que d’autres lois par ailleurs continuent à organiser, restrictivement il est vrai). Le contrôle de l’obligation d’instruction est confié d’abord aux maires des communes et aux inspecteurs d’académie, puis, également, aux juges des tribunaux civils[5]. En 1946 (loi du 22 mai 1946), il est confié directement aux Caisses d’Allocations familiales et à la Mutualité sociale agricole qui exigent la production d’un certificat d’inscription scolaire comme condition d’ouverture des droits aux allocations. Une ordonnance de 1959 va introduire la possibilité de suspendre ou de supprimer les prestations familiales en cas d’inobservance de l’obligation scolaire de la part des enfants. La politique familiale, dès lors, via les prestations qu’elle fournit, affiche explicitement son intérêt premier pour l’enfant – en l’occurrence, son instruction et son éducation.

Le bien-être de l’enfant dans sa famille devient bientôt l’idéologie officielle des intervenants sociaux qui opèrent dans le giron des Caisses d’Allocations familiales. Articulés aux services offerts par la Protection maternelle et infantile (PMI), aujourd’hui sous l’autorité des Conseils départementaux, ou ceux proposés par le ministère de la Jeunesse et des Sports, les actions en direction de la petite enfance soutenues par les CAF n’auront pas d’autres objectifs que d’assurer le bon développement de l’enfant, se substituant largement, pour le moins dans les milieux populaires, aux familles dans ce domaine, nouveau et en pleine expansion, qu’on appelle le loisir et l’accueil de l’enfant.

Aussi, que le parentalisme devienne, au tournant du siècle, la manière de dire et de penser l’action et les objectifs de la politique familiale, n’est qu’une façon d’énoncer autrement son intérêt premier à l’endroit de l’enfant. En mettant l’accent, on l’a dit, sur la responsabilité du parent en la matière. D’un parent, en quelque sorte, appelé à collaborer avec les institutions sociales qui, peu ou prou, s’estiment porteuses de cet intérêt majeur (Éducation, Justice, Santé, Sports et loisirs, etc., la liste est bien longue). C’est ce que nous appelions, plus haut, la délégation faite aux parents d’accompagner la métamorphose de leur « chère tête blonde » en citoyen de la République.

L’on voit ainsi comment la politique familiale, à travers ses vicissitudes rhétoriques, ses variétés et ses variations quant aux cibles qu’elle se reconnaît, poursuit la consolidation d’un objectif qui relève fondamentalement de ce que l’on peut désigner être la philosophie républicaine de l’enfant contenue, pour le moins en filigrane, depuis la Révolution de 1789 dans le rapport politique à instaurer entre le citoyen et la Nation. La IIIe République en jette les bases, les IVe et Ve Républiques les consolideront. L’École, la Justice, la Santé, etc. s’en saisiront, la politique familiale ne pouvait pas l’ignorer. Chacune de ces institutions aura son discours propre, indigène en quelque sorte, la « famille » pour la politique familiale, mais toutes concourent, pour leur part, à la mise en œuvre de ladite philosophie.

Ce qui fait que la politique familiale, nonobstant sa rhétorique, multiforme on l’a vu, en faveur de la famille, aura d’abord été une politique qui n’a cessé de prendre l’enfant pour finalité. Ce, non pas parce qu’elle aurait anticipé l’ère des droits de l’enfant et de sa valorisation sociale, mais parce qu’elle s’est inscrite dans la conception républicaine de l’enfant et participe à sa réalisation.

Cette analyse, étroitement relative à la conception de l’enfant promue par la République, qui avait fait de ce dernier le bien de la Nation, laquelle en déléguait le soin à une famille (dont la morphologie pouvait varier dans le temps, notamment avec l’accès facilité aux origines par exemple), est-elle généralisable et transposable à d’autres espaces sociaux nationaux ? Le primat de l’enfant, avec son « intérêt suprême », ses « droits imprescriptibles », ses protections multiples, n’est-il pas devenu une « cause » transnationale exigeant des redéfinitions des politiques publiques, donc des politiques familiales ?