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Pour ce numéro thématique, des chercheuses et chercheurs de différentes pays ont été invité.e.s à réfléchir à la question suivante : Qu’est-ce que la politique familiale aujourd’hui ? L’idée était, à partir des réalités exprimées dans divers contextes territoriaux, de mieux cerner le périmètre et la nature de cette politique publique spécifique ayant pour objet la famille. Le défi s’est avéré ambitieux.

Pour le relever, nous allons dans la présente introduction, dans un premier temps, discuter les articles publiés dans ce dossier, en nous concentrant plus spécifiquement sur la définition donnée de la « politique familiale ». Si cette définition n’est pas clairement exposée dans la plupart des textes, nous y relèverons toutefois des éléments d’analyse pouvant contribuer à élaborer les contours de ce type de politique publique. Dans un second temps, nous proposerons un référentiel qui permettrait dans la mesure du possible, dans chaque pays, de tracer le périmètre de ce qu’est une politique familiale. Cet exercice d’élaboration d’un référentiel nous offrira aussi finalement l’opportunité d’élargir le questionnement : dans chaque pays, tenter de définir la nature et le périmètre de la politique familiale (y compris quand l’exercice n’aboutit pas) éclaire les principes qui constituent le soubassement de la conception et de la mise en œuvre de l’ensemble des politiques publiques.

Politique familiale : comment cette notion est-elle appréhendée par les auteurs et autrices de ce dossier thématique ?

Rares sont les articles qui questionnent directement la nature de cette politique. Hormis Michel Messu pour la France, Renée B, Dandurand pour le Québec et Octave Keutiben pour le Nouveau-Brunswick, les auteurs et autrices étudient soit un de ses instruments, essentiellement les services de garde (Conus et Knoll pour la Suisse; Bigras et ses collaborateurs pour le Québec et la France), soit ses retombées en termes de forces ou et de limites (Mathieu et Tremblay; Seery) soit, comme le fait Raymond Debord, ses acteurs et actrices. Les articles de ce dossier contribuent ainsi, tous à leur manière, à esquisser les contours de la politique familiale.

Délimiter le périmètre par le bénéficiaire

Michel Messu, dans « Le ‘’noyau dur’’ de la politique familiale : l’enfant. Analyse du cas français », propose une réflexion d’ensemble sur la politique familiale française, sur son histoire, ses discours, ses objectifs et les interprétations théoriques qui en découlent. Dans sa contribution, l’auteur cherche à établir que la variation historique et discursive de la politique familiale française se fait, de manière plus ou moins explicite, autour d’un invariant : l’enfant. Au niveau de l’État républicain dont s’est dotée la France post-révolutionnaire, l’enfant est de plus en plus considéré comme « Bien de la Nation ». Progressivement au cours du XXe siècle, la famille agirait par délégation, tandis que l’État s’y substituerait en cas de défaillance ou de besoin. Il en ressortirait ainsi que la satisfaction des besoins de l’enfant dans sa famille serait non seulement l’objectif initial des politiques familiales, mais serait aussi son objectif actuel.

Cette analyse rejoint en partie celle de Renée B. Dandurand, qui analyse la politique familiale au Québec, dans un article intitulé « La politique québécoise. Les enfants au cœur de nos choix : Un pari audacieux néanmoins gagnant ». L’autrice souligne qu’après s’être donné en 1988 une première politique familiale explicite aux accents natalistes, le Québec fait un virage important en 1997 en édictant un ensemble de nouvelles dispositions sous le titre Les enfants au cœur de nos choix. Avec l’offre de nouvelles allocations aux familles, de services éducatifs de garde à contribution réduite et la promesse d’un meilleur régime d’assurance parentale, cette politique poursuivait trois objectifs principaux : favoriser le développement des enfants et l’égalité des chances, faciliter la conciliation famille-travail et assurer une aide accrue aux familles à faible revenu. Cette politique a suscité lors de sa mise en place la surprise chez plusieurs observateurs, en raison de la période associée à un fort déficit budgétaire et de l’orientation du gouvernement qui passait d’une politique populationniste à une politique socio-démocrate généreuse. Après avoir présenté le contexte historique de l’adoption d’une politique familiale explicite au Québec, cet article décrypte la conjoncture – démographique, politique et économique – qui a précédé sa mise en place. Ce virage de la politique familiale peut être qualifié de pari audacieux n’ayant pas son équivalent ailleurs en Amérique du Nord. L’examen a posteriori des retombées de cette politique permet aujourd’hui d’avancer que ce pari peut être considéré comme gagnant et qu’il représente une avancée essentielle notamment pour la condition des femmes. Dans son article, Renée B. Dandurand, apporte ainsi des éléments de définition du périmètre québécois de la politique familiale en croisant le bénéficiaire, l’enfant, et des champs d’intervention, tels que l’accueil de la petite enfance, les congés parentaux et les allocations familiales.

Délimiter le périmètre par le champ d’intervention

Pour délimiter le périmètre de la politique familiale, l’étude du champ d’intervention, notamment celui consacré à l’accueil de l’enfance, a été aussi explicitement choisi par divers auteurs et autrices. 

Xavier Conus et Alex Knoll, dans une contribution intitulée « Politiques et usages autour de l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants en Suisse : entre disparités et inégalités », étudient plus spécifiquement l’accueil extrafamilial. Ils caractérisent cette politique par son caractère disparate et inégalitaire. En Suisse, les politiques publiques encourageant l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants se fondent sur deux arguments : favoriser la conciliation travail-famille et réduire les inégalités éducatives rencontrées par les enfants. L’objectif de l’étude présentée dans cet article est d’analyser la situation de l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants en Suisse, particulièrement au regard de l’argument évoqué de lutte contre les inégalités. Les résultats de l’étude montrent que l’investissement des pouvoirs publics dans l’accueil extrafamilial des jeunes enfants s’avère modeste. Comparativement aux pays voisins, le temps passé par les jeunes enfants dans des structures d’accueil est faible, tandis que la charge financière sur les familles et la part d’accueil informel s’avèrent élevées. La Suisse se caractérise en outre par de fortes disparités internes quant à l’offre d’accueil institutionnel, au mode de financement et à la part à charge des parents. Dans ces circonstances, les auteurs concluent que la politique actuelle de l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants en Suisse participe davantage à maintenir un certain nombre d’inégalités qu’elle n’œuvre à les réduire. Dans les perspectives, ils élargissent le regard au-delà du seul contexte suisse en discutant comment l’instauration d’une politique d’accueil extrafamilial qui permette de lutter réellement contre les inégalités exige selon eux une action conjointe sur l’offre et le système des coûts, sans négliger de considérer la dimension culturelle sous-jacente à la question de l’accueil extrafamilial institutionnel des jeunes enfants.

Octave Keutiben étudie quant à lui « Les dispositifs et les enjeux de la politique familiale au Nouveau-Brunswick », province qui oriente plus amplement ses efforts actuels sur les dispositifs de mode d’accueil de la petite enfance (en complément des congés parentaux et des allocations familiales). Son article examine les dispositifs et les enjeux de la politique familiale du Nouveau-Brunswick, par une description du Plan du Nouveau-Brunswick pour les familles, en mettant en évidence les dispositions liées à la politique familiale, puis par une analyse des principes et des implications de ces dispositions pour les familles. La politique familiale du Nouveau-Brunswick cible très nettement les familles à bas revenu dans le but de compenser le coût économique des enfants, d’inciter au travail rémunéré et de faciliter la conciliation emploi/famille. Elle permet d’encadrer les frais de garde et escompte un impact sur les familles, surtout celles à faible revenu et monoparentales. Toutefois, le faible taux de couverture des garderies agréées pourrait le limiter. Ainsi, l’accueil de la petite enfance domine l’orientation actuelle de la politique familiale du Nouveau-Brunswick. Le défi pour la province est surtout d’accroître le taux de couverture des garderies agréées pour envisager la création d’un réseau de services de grande qualité universellement accessibles et abordables pour toutes les familles d’ici 2030.

La définition du périmètre de la politique familiale sous la focale de son champ d’intervention, et plus spécifiquement celui de l’accueil de l’enfance, est également proposée par la contribution de Nathalie Bigras, Philippe Dessus, Lise Lemay, Caroline Bouchard et Christine Lequette. Ces autrices et auteur considèrent en effet que l’accueil des enfants de 3 ans, y compris en maternelle en France, fait partie du champ de la politique familiale. Dans leur article intitulé « Qualité de l’accueil d’enfants de 3 ans en centres de la petite enfance au Québec et en maternelles en France », les autrices et auteur comparent les niveaux de qualité structurelle et des interactions de services éducatifs accueillant des enfants de 3 ans au Québec et en France et, sur la base du Classroom Assessment Scoring System (Class), identifient les composantes de la qualité structurelle pouvant expliquer les scores de qualité des interactions des deux contextes éducatifs. Les résultats d’analyses comparatives indiquent que les éducatrices (CPE) présentent des scores de qualité des interactions significativement plus élevés que ceux des enseignantes (maternelle française) pour les trois domaines et neuf dimensions du Class. Les analyses de régression linéaires révèlent que lorsque l’âge des éducatrices/enseignantes, la taille des groupes/classes et le niveau de scolarité sont plus élevés, les scores de qualité des interactions sont plus faibles. Ainsi, diminuer la taille des groupes/classes et s’assurer que les enseignantes françaises soient mieux formées en petite enfance pourrait accroître la qualité des interactions. L’embauche de personnel éducatif possédant des savoirs récents au sujet d’approches pédagogiques favorisant la qualité des interactions pourrait aussi en soutenir les niveaux dans les deux contextes. Cette étude jette un éclairage nouveau sur les systèmes éducatifs de la petite enfance du Québec et de la France. Au Québec, elle incite à réfléchir aux conditions de mise en place des services destinés à la petite enfance tant dans les CPE que les classes maternelles. Du côté de la France, on y interroge ces conditions associées à la qualité des interactions, alors que la fréquentation des classes maternelles dès 3 ans est devenue obligatoire depuis 2019.

Délimiter le périmètre par un (ou des) principe(s) fondateur(s)

D’autres autrices, quant à elles, délimitent cette politique par des principes qui en constitueraient le fondement, en premier lieu l’universalité ou la solidarité.

Sophie Mathieu et Diane-Gabrielle Tremblay engagent une réflexion sur la politique familiale québécoise, dans un article intitulé « Évolution et transformation de la politique familiale québécoise depuis 1997 ». Selon elles, le consensus établi autour de l’exceptionnalisme de la politique familiale québécoise dissimule certains enjeux et défis liés à l’accessibilité et à la disponibilité des mesures de soutien aux familles. L’objectif de leur recherche consiste à proposer une réflexion sur le caractère universel souvent attribué à la politique familiale québécoise en documentant l’évolution de l’architecture des trois principales mesures de soutien aux familles depuis 1997, soit les services de garde, les congés parentaux et les prestations monétaires. Selon les auteures, en dépit de son penchant social-démocrate, la politique familiale québécoise n’est pas universelle dans son ensemble et toutes les familles ne sont pas égales dans le soutien qu’elles reçoivent de l’État. Elles exposent l’existence historique de quatre régimes de service de garde, dont les caractéristiques varient selon la nature des services offerts, leurs coûts et la possibilité d’y avoir accès. Elles estiment également qu’en raison de l’architecture du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP), certains parents ne se qualifient pas pour l’obtention de prestations parentales. Enfin, elles montrent que même si toutes les familles reçoivent depuis 2005 des prestations monétaires, le montant de ces dernières varie selon le revenu. Même si le Québec offre une politique familiale généreuse, la province n’échappe pas entièrement aux caractéristiques des sociétés libérales, dont le Canada fait partie.

D’autres autrices et auteurs, en revanche ou en complément, insistent plus largement sur une caractéristique qui a émergé ces dernières années : la conciliation vie familiale et vie professionnelle. Cette question est souvent articulée à celle du genre. Elle doit également être analysée à l’aune d’une question sociale plus générale, cette conciliation ne s’opérant pas de la même façon selon les revenus des parents. Ainsi, Annabelle Seery, dans un article intitulé « Une politique familiale visant une meilleure articulation famille-travail. Enjeux pour des parents québécois de milieu socioéconomique modeste » étudie, en ce qui concerne la situation québécoise, une autre caractéristique de cette politique : ses liens avec des visées plus sociales de lutte aux inégalités. La politique familiale québécoise, très orientée sur la conciliation famille-travail, s’appuie notamment sur deux mesures : le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) et le réseau public de services de garde. Ces mesures favoriseraient notamment le maintien en emploi des parents, femmes et hommes. Toutefois, cette politique est mise en œuvre alors que le marché du travail se précarise, et ce, particulièrement pour les personnes déjà marginalisées en emploi, comme les femmes ou les personnes peu scolarisées. Annabelle Seery propose de mieux comprendre les arrangements de travail entre conjoints de milieu socioéconomique modeste en partant du récit des personnes concernées pour ensuite mettre en lumière les enjeux que sous-tend l’articulation famille-travail de ces parents. Les récits de parents québécois en couple hétérosexuel à revenu modeste et n’ayant pas de diplôme universitaire rendent compte des difficultés à articuler famille et travail lorsque les parents occupent des emplois aux horaires atypiques et faiblement rémunérés. Le RQAP et les services de garde à contribution réduite offerts au Québec sont alors peu facilitants pour ces parents. Les types d’emploi occupés ainsi que la division sexuelle du travail jouent un rôle important dans les « choix » faits par ces parents quant à l’utilisation des mesures offertes. Les rapports de genre, particulièrement dans un contexte de précarité financière, freinent l’atteinte des objectifs de la politique familiale en ce qui a trait à l’articulation famille-travail alors que les mères se voient restreintes dans leur accès à l’emploi. En mettant en lumière les difficultés d’articulation famille-travail de couples de parents travailleurs de milieu socioéconomique modeste, cet article ouvre la discussion sur les besoins de parents qui sont généralement peu pris en compte dans ce type de politiques publiques.

Délimiter le périmètre de la politique familiale par les acteurs

Le périmètre de la politique familiale peut également être délimité par les acteurs qui l’initient, la pilote, la mènent ou l’évaluent. Ainsi, Raymond Debord, dans un article intitulé « L’Unaf face à la diversification des modèles familiaux » étudie un organisme français, l’Union nationale des associations familiales (Unaf), qui a pour particularité d’avoir été créée par le législateur pour structurer le mouvement familial et représenter officiellement les familles auprès des pouvoirs publics, à tous les niveaux. L’article entreprend d’analyser l’émergence de l’idéologie familialiste et sa structuration dans un appareil dédié. Il étudie la manière dont la diversification des modèles familiaux a été prise en compte par le législateur et été incorporée par l’Unaf même si elle heurtait ses convictions. Il observe que l’Unaf et les associations qui la composent se sont adaptées et l’idéologie familialiste a fait preuve d’une grande résilience. À chaque étape, malgré les difficultés, les protagonistes ont su passer des compromis permettant d’intégrer les évolutions tout en maintenant et développant le rôle du mouvement familial. L’émergence de la thématique de la « parentalité » a donné l’occasion de développer de nouvelles activités et services. Ainsi, les frictions autour de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe se sont résorbées, certaines des associations familiales les plus conservatrices opérant un spectaculaire recentrage.

Politique familiale : proposition d’un référentiel pour délimiter un périmètre

Lorsqu’il s’agit d’analyser la politique familiale dans un contexte donné, les références et les paramètres sont diversifiés. Alors, peut-on définir, dans chacun des territoires observés, ce qui pourrait être appelé une « politique familiale » ?

En ce qui concerne la France par exemple, l’un des auteurs de cette introduction s’est essayé à cet exercice en 2013, notant déjà ailleurs : « Les gouvernements et surtout l’institution qui défend les intérêts matériels et moraux des familles et les représente, l’Unaf, revendiquent depuis la fin des années 1960 une définition de la politique familiale beaucoup plus ample. L’objectif de la politique familiale n’est pas d’avoir le plus d’enfants possibles, mais que les familles aient le nombre d’enfants qu’elles désirent, au moment où elles le choisissent, et qu’elles bénéficient au sein de la République d’un soutien afin de vivre dans des conditions jugées décentes. » (Séraphin, 2013 : 9) Cette définition apparaît toutefois peu opérationnelle lorsqu’il s’agit d’effectuer une comparaison entre territoires. Il apparaît en effet nécessaire d’aborder la question de la politique familiale d’une autre manière, à l’aide d’une trame d’analyse commune, constituée d’un ensemble de questions.

Les premières questions à se poser peuvent ainsi être énoncées : est-ce que, sur un territoire donné, on parle explicitement de « politique familiale » ? Cette expression est-elle en usage ? Par quels acteurs ? En effet, dans certains territoires, il n’y a aucun champ de politique publique appelé « politique familiale » qui se distingue, malgré des mesures étatiques qui s’adressent aux familles. On parle plus largement de politique sociale par exemple, ou alors d’accueil (ou de garde) de la petite enfance.

Dans d’autres territoires, lorsque cette expression est utilisée, il est nécessaire d’analyser par qui : le législateur ? des politiques ? des chercheur.e.s ? la presse ?

Si cette expression est utilisée, les questions suivantes sont : comment cette politique familiale, sur un territoire donné, est-elle définie ? Par qui ? Selon quels critères ? Alors, une seconde difficulté surgit. Même dans les territoires où cette expression est largement usitée, rarement ce champ de politique publique est clairement défini de façon partagée (avec des textes de références reconnues), voire rarement il est défini par les acteurs qui usent pourtant amplement de cette expression.

Nous nous proposons ainsi, d’essayer de déterminer, sous forme de questions, les critères qui pourraient permettre, dans un territoire donné, de définir ce qu’est la politique familiale. Nous étudierons les cas français et québécois à titre d’exemple d’usage.

Quelle est la dénomination officielle ?

Dans le territoire étudié, est-ce que l’expression « politique familiale » est utilisée dans des textes officiels, par exemple dans la constitution, la loi, les textes règlementaires, ou dans l’intitulé d’une affectation budgétaire ?

Alors qu’au Québec, l’expression « politique familiale » n’apparaît dans aucun texte officiel, en France, en revanche, cette expression est utilisée dans les textes règlementaires, notamment des décrets fixant les attributions des ministres ou secrétaires d’État. Toutefois, jamais l’expression n’est définie dans la loi ou dans les décrets.

Quelle est la reconnaissance officielle de la famille dans les textes officiels ?

Au-delà du concept de la « politique famille », est-ce que la famille est plus largement définie dans des textes officiels ? Lui attribue-t-on un rôle en tant qu’entité distincte ?

Alors qu’en France le terme de « famille » est maintes fois utilisé dans différents codes, au point que la France dispose d’un Code de l’action sociale et des familles, ce terme n’est jamais défini, notamment dans le Code civil. Finalement, la loi reconnaît et repose quasi exclusivement sur deux autres notions : l’union et la filiation (avec comme corollaire l’autorité parentale). Pourtant, quelquefois, c’est la famille qui est reconnue en tant que telle, quand par exemple il est question de définir les droits de vote des associations familiales (ce que certains appellent le « suffrage familial ») au sein des unions des associations familiales (selon l’article L211-9 du Code de l’Action sociale et des Familles).

La situation est semblable au Québec où l’on retrouve tout au plus dans la Loi sur le ministère de la Famille, des Ainés et de la Condition féminine (M-17.2) une invitation au ministre de considérer la diversité des modèles familiaux et d’accorder une attention prioritaire aux besoins des enfants.

Quels sont les acteurs institutionnels responsables d’une politique publique, avec explicitement mentionnée dans leur champ de compétence la famille ? Avec quelles compétences ?

En France, les compétences de Adrien Taquet, actuel secrétaire d'État auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, chargé de l'Enfance et des Familles englobent « toutes les affaires dans le domaine de l'Enfance et des Familles, que lui confie le ministre des Solidarités et de la Santé » (Décret n° 2020-1058 du 14 août 2020 relatif aux attributions du secrétaire d'État auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargé de l'enfance et des familles). L’expression « politique familiale » n’est pas explicitement utilisée, mais sa compétence s’étend à l’ensemble de la politique relative aux familles. À cette fin, il dispose de services ministériels, du soutien d’organismes paritaires financeurs, principalement la Caisse nationale des allocations familiales (avec les caisses d’allocations familiales dans chaque département), et d’une structure chargée par la loi de représenter l’ensemble des familles (cf. article dans ce numéro de Raymond Debord), l’Union nationale des associations familiales et les unions départementales des associations familiales (Unaf et Udaf). Ce qui pourrait nous permettre d’affirmer qu’en France, le premier élément tangible sur lequel pourrait s’appuyer une définition, est finalement les acteurs officiellement responsables de la famille.

Au Québec, l’action gouvernementale touchant les familles et les enfants est coordonnée par le ministre de la Famille, qui en vertu de la Loi sur le Ministère de la Famille, des Ainés et de la Condition féminine (M-17.2) « a pour mission de favoriser l’épanouissement des familles et le développement des enfants ». La Loi stipule que dans ses interventions le ministre doit prendre en considération la diversité des modèles familiaux et accorder une attention prioritaire aux besoins des enfants. Le ministre de la Famille est appuyé dans ses fonctions par trois sous-ministres adjoints dont un qui porte les responsabilités reliées aux politiques – Familles et enfance – et un autre qui s’assure du soutien à la qualité des services de garde éducatifs à l’enfance. En cohérence avec le système de représentation en place au Québec (même s’il varie en fonction du gouvernement en place), le ministère compte sur un vaste réseau de partenaires gouvernementaux et paragouvernementaux parmi lesquels Retraite Québec qui gère l’Allocation familiale, le Conseil de gestion de l’assurance parentale qui est fiduciaire du fonds autonome permettant l’autofinancement du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP)  et différents ministères et organismes gouvernementaux dont l’action touche les familles (Gouvernement du Québec, 2020).

Il semble important ici de rappeler qu’en 2010, dans un vaste mouvement de « réingénierie » de l’État québécois et malgré l’opposition de nombreux acteurs du mouvement familial et du monde universitaire, le gouvernement en place abolissait le Conseil de la famille et de l’enfance dont les fonctions, telles que définies par la loi C-56.2, consistaient à conseiller le ministre de la Famille sur toute question relative à la famille et à l’enfance et à soumettre annuellement au ministre un rapport sur la situation et les besoins des familles et des enfants du Québec. Le gouvernement québécois mettait ainsi fin à une longue et riche histoire de représentations des familles auprès de l’appareil étatique.

Quels sont les autres acteurs non institutionnels qui mentionnent explicitement dans leur champ d’intervention la famille ?

D’autres acteurs sont finalement indirectement chargés de mener cette politique familiale. Souvent, ils n’ont pas d’attribution officielle (excepté des agréments), mais perçoivent des subventions, voire des financements pérennes, pour mettre en oeuvre un pan de cette politique. Les affectations budgétaires des organismes ou institutions publics sont dans ce cas extrêmement intéressantes à étudier.

En France, par exemple, des associations à but non lucratif sont responsables d’offrir des services ou de mener des interventions auprès des familles (ex. médiation familiale), et souvent plus spécifiquement orientés vers les enfants en tant que membre de la famille (ex. accueil de la petite enfance). Ainsi, des pans entiers de la politique familiale (comme des politiques du handicap, de la dépendance, sociale…) sont mis en œuvre par le secteur associatif à but non lucratif, employant nombre de salariés, à tel point que des associations sont régulièrement les principaux employeurs sur certains territoires.

Au Québec, la mise en œuvre des mesures de soutien aux familles passe par un vaste réseau de partenaires communautaires et privés. Il faut souligner entre autres le travail des organismes communautaires familles (OCF) et tous les acteurs du réseau des services de garde éducatifs à l’enfance. Au milieu de la première décennie des années 2000, le gouvernement du Québec initiait une pratique inédite jusqu’alors en devenant partenaire d’une fondation privée pour le financement et le déploiement de programmes de soutien au développement des jeunes enfants. Bien que ce partenariat ait récemment pris fin, la Fondation Chagnon[1] poursuit son œuvre de même que la Fondation du Dr Julien[2] qui a développé le modèle de la pédiatrie sociale. Finalement, certaines municipalités québécoises se sont munies d’une politique familiale municipale pour laquelle elles ont reçu le soutien du gouvernement provincial (programme de soutien aux politiques familiales municipales).

Quels sont les bénéficiaires ?

Pour tracer le périmètre de la politique familiale, il est également possible d’étudier les bénéficiaires explicitement désignés. En France, il s’agit de l’entité familiale ou de l’enfant en tant que membre de la famille (ex. allocations familiales). Par exemple, il est admis que l’accueil de la petite enfance est un pan important de la politique familiale. En revanche, la scolarisation des enfants en école maternelle, même à partir de l’âge de deux ans, est un pan de la politique d’éducation nationale. D’ailleurs, un ministre de la Famille n’aura pas son mot à dire sur cette politique, cette compétence relevant exclusivement du ministre de l’Éducation nationale. Ainsi, l’article portant sur la comparaison France-Québec, de Nathalie Bigras, Philippe Dessus, Lise Lemay, Caroline Bouchard et Christine Lequette, a été intégré à ce dossier par la porte d’entrée « Québec », puisque, portant sur l’accueil des enfants âgés de trois ans en école maternelle, il n’aurait pas été considéré comme un article portant sur la politique familiale dans un contexte français. Sauf si le sujet était les relations familles-école… Dans son article, Michel Messu analyse toutefois que l’entité familiale est de moins en moins, en France, le bénéficiaire de la politique familiale : c’est l’enfant qui constituerait aujourd’hui le cœur de cette politique.

Pour le Québec, le bénéficiaire peut varier à l’intérieur d’une même mesure si on s’attarde à l’objectif poursuivi. Ainsi, lorsqu’il est question des services de garde, on peut considérer que l’enfant est celui qui est principalement ciblé puisque son éducation est visée dans un objectif d’égalité des chances. Par ailleurs, les mères ont profité de ces services pour intégrer de manière importante le marché de l’emploi. Les employeurs y trouvent donc également leur compte dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Pour les congés parentaux, dont plus spécifiquement les congés réservés aux pères, le père a la possibilité de développer une relation avec l’enfant dès son plus jeune âge, ce qui contribue aussi à un meilleur partage des tâches entre les conjoints. C’est du moins ce qui est attendu.

Quel est son champ d’intervention ?

De la question des bénéficiaires découle la question des champs d’intervention. Lorsque l’on parle de « politique familiale », quels sont les champs d’intervention couverts? Pour cela, il est utile de se référer aux champs d’intervention couvert par les acteurs officiels. En France, le champ est plutôt restreint lorsque l’on observe les politiques financées par la Caf, mais s’élargit lorsque l’on étudie les compétences d’un ministre (notamment lorsque ces compétences couvrent un domaine juridique – principalement toute décision législative ou règlementaire qui concerne le Code de l’action sociale et des familles ; le Code civil étant le domaine « réservé » du Garde des Sceaux, ministre de la Justice). Enfin, il devient très large lorsqu’on observe les domaines d’intervention de l’organisme représentant officiellement les familles, l’Unaf.

Au Québec, en revanche, le champ d’intervention est plus circonscrit. « Trop » disent certains. Ainsi, bien que d’autres mesures soient destinées au soutien des familles et des enfants, comme des mesures ciblant l’aide à la réalisation du projet familial ou d’autres encore en lien avec l’aide aux études et aux parents travailleurs, (Gouvernement du Québec, 2016a et 2016b), le triptyque garde à l’enfance, congés parentaux et allocation familiale forme la politique familiale québécoise.

Une politique familiale dans quel cadre d’organisation politique et administrative ?

Lorsque l’on étudie une politique publique, il est nécessaire au préalable de désigner le territoire d’application. L’organisation politique et administrative détermine les acteurs, le sujet, les instruments de cette politique.

Ainsi, en France, la politique familiale est plutôt une compétence de l’État. Les organismes paritaires financeurs ont progressivement perdu de leur autonomie. À tel point qu’aujourd’hui, le budget de la Caf est défini, comme celui de toute entité de la Sécurité sociale, par une loi de finances de la Sécurité sociale annuelle. Certes, les départements, par exemple, ont des compétences qui entreraient dans le champ de la politique familiale (ex. protection maternelle infantile, protection de l’enfance, soutien à la parentalité). Ces politiques sont toutefois menées dans un cadre légal et règlementaire fixé au niveau national.

Le Québec constitue une exception dans la constitution canadienne. Alors que dans le reste du Canada les congés parentaux sont gérés par le gouvernement central par l’entremise du programme de l’assurance-emploi, au Québec, depuis janvier 2006 c’est au palier provincial qu’est administré le Régime québécois d’assurances parentales après, il est vrai, d’âpres négociations avec le gouvernement fédéral (Giroux, 2008). C’est aussi la province qui est responsable du programme d’allocations familiales.

Quels sont les principes fondateurs ou pivots ?

La politique familiale est parfois définie comme la mise en action de principes fondateurs ou pivots au sein de l’État. En France, par exemple, il est souvent mentionné l’universalité, la solidarité, l’égalité, parfois encore le natalisme, de plus en plus souvent la conciliation vie familiale/vie professionnelle, l’égalité de genre… Toutefois, il est nécessaire de noter qu’aucun de ces principes n’est propre à la politique familiale ! Même le principe de l’universalité est l’un des principes fondateurs d’une institution plus ample, la Sécurité sociale fondée en 1945, avec ses « branches » « famille », mais aussi « vieillesse » et surtout « santé ». Nous pourrions établir une exception pour le principe du natalisme, mais il est de moins en moins revendiqué par les acteurs. Ces principes suffiraient donc à caractériser la politique familiale, mais aucun ne suffirait à la distinguer comme champ de politique publique autonome.

De la même manière, après s’être inscrite dans une visée nataliste, la politique familiale québécoise aspire aujourd’hui à favoriser l’égalité des chances et entre les genres. Par contre, comme l’indiquent Mathieu et Tremblay ainsi que Seery dans ce numéro, malgré sa « générosité », la politique est moins universelle qu’il n’y paraît.

Ainsi, dans chaque territoire étudié, en répondant à cette série de questions proposées comme référentiel, il sera possible de définir ce qui est appelé une « politique familiale ». Les cas du Québec et de la France ont été donnés à titre d’exemple, puisque ce référentiel a vocation à être utilisé dans d’autres contextes, sur d’autres territoires. Il s’agit alors de répondre à l’ensemble des questions posées. C’est à cette seule condition que l’on pourrait établir des comparaisons qui aient du sens.

Tenter de définir la nature et le périmètre de la politique familiale apporte un éclairage global sur la conception et la mise en œuvre de politiques publiques sur un territoire donné

Au terme de l’analyse des articles proposés dans ce numéro, le périmètre de « la » politique familiale apparaît encore diffus. De fait, il est impossible d’en donner une définition unique et partagée, adaptée à l’ensemble des pays où cette expression est utilisée. Malgré certains points communs, « la » politique familiale se laisse difficilement définir…

L’exercice n’est toutefois pas inutile, puisqu’il permet de révéler des lignes de force générales dans la conception et la mise en œuvre de politiques publiques distinctes dans chacun des territoires, voire communes dans l’ensemble des territoires.

La famille comme objet non identifié

Au-delà des discours où elle est souvent citée, voire magnifiée, l’entité familiale semble de moins en moins ou peu appréhendée comme destinataire de la politique publique. Dans maints pays, cette politique n’est d’ailleurs pas définie. Les destinataires sont soit les foyers fiscaux, les foyers allocataires ou des types de ménage (groupes de personnes habitant dans le même logement), soit des individus identifiés selon des statuts précis (âge, niveau de revenus, conditions de vie, etc.). Ainsi, la « famille » devient de moins en moins sujet de politiques publiques et la politique familiale est suppléée par des politiques éducatives (service d’accueil/de garde de l’enfance, soutien à la parentalité…), des politiques sociales (lutte contre la pauvreté…), des politiques de lutte contre les inégalités de genre (accueil de la petite enfance, conciliation vie familiale/vie professionnelle…)…, à tel point que dans de nombreux territoires on peut se poser les questions suivantes : A-t-on besoin d’une politique familiale ? Si oui, quel pourrait être son rôle ?

Des changements de paliers pour la prise de décision et pour la mise en oeuvre…

Il semblerait que dans la plupart des pays, la conception et la mise en œuvre de la politique familiale ou des aspects de la politique familiale, comme l’ensemble des politiques publiques, aient tendance à changer de palier, avec transfert de gouvernance, de responsabilités, de financement, de mise en œuvre, pour se rapprocher des structures locales et des communautés. Ce mouvement peut concerner aussi bien la gouvernance politique, notamment dans les États traditionnellement fortement centralisés (avec décentralisation et subsidiarité de la prise de décision, uniquement par des assemblées politiques) que l’application pratique, les principaux acteurs (et les acteurs prenant de l’importance) étant de plus en plus les communautés, les associations, les familles et les citoyens. Dans de nombreux accompagnements, la puissance publique n’agit plus directement, mais accompagne les acteurs précédemment cités dans leur action, en s’appuyant sur les solidarités familiales, entre proches, associatives et/ou communautaires, ces acteurs bénéficiaires étant considérés comme mieux placés pour connaître et comprendre les besoins et les réponses à apporter. La puissance publique centrale (au niveau de la province ou de l’État) assure le cadre légal et conserve au mieux un rôle de contrôle, parfois d’évaluation, de mutualisation voire de péréquation des moyens pour assurer une équité.

La délégitimation des corps intermédiaires

Cette modification des niveaux de prise de décision semble toutefois s’accompagner dans divers territoires par une volonté affichée de mettre en œuvre des politiques publiques par un lien direct entre chaque citoyen-bénéficiaire et le pouvoir politique. Les corps intermédiaires, tels que les syndicats, les assemblées citoyennes, les ordres, les associations/communautés d’utilité publique sont souvent attaqués comme des monolithes qui freinent les changements nécessaires. Ils semblent de moins en moins consultés et associés à la gouvernance. Ainsi, ces collectifs institués sont associés, voire sommés, de participer à la mise en musique de la politique publique, en quelques sortes en tant que prestataires, mais ne sont plus des corps institués qui participent à la création, à la gouvernance et à l’évaluation desdites politiques.

Finalement, en conclusion, la politique familiale telle que certains territoires l’ont connue a très fortement évolué. Cette transformation en profondeur engendre des questions de fond : peut-on toujours parler de politique familiale ? Est-ce toujours un sujet d’actualité, difficilement identifiable, ou est-ce déjà un objet historique ?