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Pierre Grosser a réalisé un tour de force. L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du 20e siècle secoue et redéfinit les récits canoniques de l’histoire des relations internationales L’auteur décentralise et mondialise le 20e siècle par l’Asie ; met en scène les réalités asiatiques ; apprécie leur rôle – souvent insoupçonné – à l’échelle mondiale ; démontre que la question d’Extrême-Orient a orienté les relations internationales de façon déterminante depuis la guerre nippo-russe de 1904-1905 et les origines de la Première Guerre mondiale. Il y parvient en se référant à une masse documentaire composée des travaux d’érudits chinois, japonais, coréens et vietnamiens, affiliés majoritairement à des universités anglo-saxonnes. Le résultat, difficilement accessible aux non-spécialistes, plaira aux universitaires.

Historien français des relations internationales, l’auteur respecte la méthode de Jean-Baptiste Duroselle et de Pierre Renouvin. Il maîtrise la méthodologie des « forces profondes », basée sur l’étude du structurel et d’aspects apolitiques et politiques, et construit un récit moins descriptif qu’analytique. Plus important : L’histoire du monde se fait en Asie rappelle, chapitre après chapitre, que l’étude du fait international et des récits diplomatiques et stratégiques conserve son bien-fondé.

L’idée maîtresse, à savoir que nous méconnaissons et sous-estimons le rôle joué par l’Asie dans les relations internationales, se fonde sur un argumentaire détaillé et précis, en particulier dans les chapitres qui traitent des origines asiatiques de la Première Guerre mondiale ; du rôle de la crise mandchourienne dans le déclenchement de la Seconde et de sa mondialisation par l’Asie ; et de l’influence des questions asiatiques dans la fixation géographique de la guerre froide.

L’ouvrage comprend douze chapitres, que l’on peut regrouper en trois sections. La première englobe les deux guerres mondiales. On y comprend comment la guerre russo-japonaise se répercute sur la crise de juillet 1914, de même qu’on y mesure la répercussion des accords de paix sur la stabilité de l’Extrême-Orient. Profitant de la guerre civile russe, et se sentant humilié par le traité naval de Washington (1922), le Japon rivalise auprès des puissances occidentales en Asie, tandis qu’une première guerre froide s’initie dans la région, consécutive aux déceptions de Versailles (refus anglo-saxon et français de ratifier la clause sur l’égalité des races, refus de rétrocéder le Shandong à la Chine, etc.), au durcissement des nationalismes, à l’ébranlement de la légitimité des empires français et britanniques et à la crainte (exagérée) d’une subversion communiste. La crise mandchourienne (1931) qui s’ensuit, et qui dépasse la rivalité sino-japonaise – les Russes convoitent la région depuis la fin du 19e siècle ; les Britanniques et les Américains y jouent un rôle prépondérant – confronte le nouveau système international à un défi de taille, en partie responsable de la Seconde Guerre mondiale. Les deux chapitres restants montrent, d’un côté, comment l’entrée en guerre des États-Unis globalise les théâtres d’affrontement européens et asiatiques, au départ relativement isolés, et confirment, de l’autre, que la guerre du « Pacifique » est bien plus qu’une « […] annexe de la Seconde Guerre mondiale » (p. 217).

La seconde section s’entame avec les balbutiements de la guerre froide en Asie. Non seulement elle y est autant née qu’en Europe, en raison du « vide » (p. 260) créé par le démantèlement instantané de l’Empire japonais, mais elle y est aussi entretenue par des guerres asiatiques (civiles et coloniales), qui lient le sort de l’Asie du Sud-Est et de l’Asie du Nord-Est à celui du continent européen. La guerre de Corée poursuit dès lors une « séquence de durcissement de la guerre froide » (p. 299) initiée avec la bombe atomique soviétique et la victoire des communistes en Chine, en 1949. Elle se militarise, en même temps que sa dimension idéologique se radicalise, amorçant sa phase de globalisation avec la course américano-soviétique à l’Asie et au tiers-monde – à laquelle se mêlera la Chine. Cette dernière contribue d’abord à rapprocher les deux superpuissances – le cas de la non-prolifération par exemple – qu’elle concurrence sur la question nucléaire, et au sein des blocs afro-asiatiques et communistes, avant d’harmoniser ses rapports avec Washington au début des années 1970, après vingt ans de rivalités.

La troisième section aborde la reconfiguration et la transformation des alliances en Asie et examine la « […] régionalisation de l’Asie dans la guerre froide » (p. 437), que provoquent le rapprochement sino-américain et le retrait partiel des États-Unis de la région. La détente américano-soviétique – possible à cause, grâce et malgré les réalités asiatiques – précède une relance de la guerre froide, que génère l’Asie (création des axes Washington-Pékin-Tokyo et Moscou-Hanoï, invasion du Cambodge par le Viêt-Nam, invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, etc.), même si elle commence paradoxalement à en sortir, avec l’effacement des rivalités idéologiques. Un prélude aux événements de l’automne 1989 et à la fin de la guerre froide en Europe.

Grosser véhicule une « autre vision du 20e siècle ». Son argumentaire convainc. Les reconstitutions diplomatiques sont d’autant plus appréciées qu’elles cernent les « ambiances » internationales – celles qui encadrent les rapports entre puissances – et mettent en lumière la contingence des temps présents.

L’histoire du monde se fait en Asie transforme nos perceptions des relations internationales. Pierre Grosser défriche un terrain d’étude prometteur, qui gagnera en importance à mesure que s’affirmera l’Asie sur la scène internationale. Cet ouvrage est incontournable pour quiconque espère comprendre le 21e siècle.