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L’Eurasie est, depuis quelques années, au centre du narratif de la politique étrangère russe. De fait, Moscou semble avoir renoncé à une vision eurocentrée de la place de la Russie dans le monde. Cette évolution renvoie à la fois aux tensions russo-occidentales, aux transformations propres à la puissance russe, ainsi qu’au déplacement du centre de gravité de la géopolitique mondiale vers l’Asie. Contrairement à une représentation courante en Occident, où l’influence des idées eurasistes sur les élites russes a souvent été surestimée, il s’agit d’une situation relativement récente, fruit d’une évolution précipitée par les conséquences de la crise ukrainienne. Celle-ci a justement été provoquée par la collision entre la prétention des structures euro-atlantiques au monopole de l’intégration régionale en Europe d’une part, et la volonté de Moscou d’approfondir l’intégration réelle au sein de la Communauté des États indépendants (cei) de l’autre. Pour atteindre cet objectif, priorité affichée de la doctrine de politique étrangère russe, Moscou s’appuie sur l’Union économique eurasiatique (uee) et sur l’Organisation du Traité de sécurité collective (otsc), qui se veulent des équivalents eurasiatiques de l’Union européenne (ue) et de l’Otan. Il s’agit pour la Russie, affaiblie par les conséquences multiformes de l’éclatement de l’urss, en termes économiques et démographiques notamment, d’atteindre avec ses voisins de l’espace postsoviétique une masse critique qui lui permette de peser face aux géants économiques et démographiques américain, européen et chinois. Toutes choses étant égales par ailleurs, la Russie promeut la construction eurasiatique en tant que « multiplicateur de puissance », à l’instar de la façon dont la France envisage l’Union européenne. Désormais, Moscou cherche à placer l’Union eurasiatique au coeur d’un réseau d’alliances et de partenariats qui lui permettrait de demeurer la puissance pivot de la « Grande Eurasie ».

I – L’Eurasie : un choix par défaut pour les élites russes ?

La construction eurasiatique impulsée par Moscou n’est pas qu’une affaire d’institutions régionales et de pouvoir d’attraction de la Russie sur ses voisins. Elle renvoie également aux représentations géopolitiques et culturelles des élites russes.

Que ce soit de manière assumée pour les libéraux occidentalistes[1], ou plus implicite pour les élites actuellement au pouvoir, l’appartenance de la Russie à la civilisation européenne était jusque-là largement admise, exception faite du courant néo-eurasiste, dynamique, mais minoritaire (Laruelle 2007). Avec la crise ukrainienne, la proclamation du « pivot oriental » et la défense des « valeurs traditionnelles » décrétée par le Kremlin, les élites russes mettent de l’avant une forme de découplage avec l’Europe occidentale. Cette politique de rééquilibrage au profit de la dimension orientale de la puissance russe s’inscrit assez logiquement dans la tendance globale au changement des équilibres mondiaux en faveur de l’Asie, mais elle résulte aussi de l’échec des projets de rapprochement avec l’Europe occidentale. De nombreux analystes russes en attribuent la responsabilité à la politique occidentale, à l’image de Serguei Karaganov, qui affirme que « l’affaiblissement des sentiments pro-européens de la majorité des élites russes est avant tout le résultat de la politique avide et irréfléchie d’expansion des structures occidentales aux dépens de territoires que la Russie considérait d’une importance vitale pour sa sécurité et pour lesquels les peuples de l’Empire russe et de l’urss ont sacrifié plusieurs millions de vies. Cette politique a conduit à l’échec du projet de création d’un système durable de sécurité européenne, d’une maison commune européenne, d’une union de l’Europe » (Karaganov et al. 2017).

De fait, le choix de l’option eurasiatique par les élites russes est en partie un choix par défaut qui est loin d’être univoque quant aux relations de la Russie avec ses voisins proches et européens. Au sein de l’espace postsoviétique, ce n’est pas la Russie de Boris Eltsine, désireuse de rejoindre le monde occidental (Nikonov 2001), mais bien le Kazakhstan de Noursoultan Nazarbaev qui est à l’origine du projet eurasiatique (Pryce 2013) : le président kazakh est le premier à avoir compris la nécessité de donner un référent identitaire et conceptuel à l’intégration postsoviétique. Pour cela, il s’est s’inspiré des idées eurasistes, en plein renouveau dans les années 1990 : conçues au sein de l’émigration russe des années 1920 par plusieurs intellectuels, dont le linguiste Nikolaï Troubetskoï et le géographe Piotr Savitsky, elles définissent l’Eurasie comme un espace géographique singulier entre l’Europe et l’Asie. Selon ses partisans, l’Eurasie aurait vocation à former un espace civilisationnel original et multiethnique, alliant notamment Slaves et turcophones, orthodoxes et musulmans. Dès 1994, le président kazakh a ainsi proposé de « former une structure d’intégration supplémentaire – l’Union eurasiatique, en coordination avec l’action de la cei » (Nazarbaev 1994). Or, dans un premier temps, si Moscou s’intéresse à l’idée de former un noyau dur au sein de la cei, c’est pour réaliser avec Minsk l’Union Russie-Biélorussie qui reste jusqu’à aujourd’hui le noyau dur des structures d’intégration postsoviétiques. En réalité, depuis la création de la cei (décidée sans concertation par les présidents russe, biélorusse et ukrainien) et tout au long des années 1990, le président kazakh, qui redoutait l’émergence d’une union des républiques slaves susceptible de marginaliser son pays – voire de conduire à son éclatement – a littéralement imposé son agenda eurasiatique à une direction russe réticente. Son activisme conduira à la formation de la Communauté économique eurasiatique en 2001. Pourtant, dès 2003, Vladimir Poutine avait proposé un nouveau format d’intégration avec le projet d’Espace économique unique regroupant la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine et le Kazakhstan. Certes, l’idée était de regrouper les quatre économies les plus développées de l’ex-urss pour former un ensemble économique cohérent et intégré mais, là encore, il s’agit d’une forme d’Union slave, le Kazakhstan (avec sa forte minorité russe) en plus. Il faudra attendre l’échec de ce projet pour cause de révolution orange en Ukraine pour que le Kremlin opère une forme de fusion entre sa proposition d’Espace économique unique et le projet eurasiatique. Dans le même temps, comme pour contrebalancer le projet eurasiatique, qui n’accorde aucune place particulière aux populations russes et russophones à l’étranger, Vladimir Poutine s’empare du concept de « monde russe » afin de structurer une politique spécifique destinée à renforcer les liens entre la Russie et ses « compatriotes à l’étranger » qui ont souvent eu l’impression d’avoir été « abandonnés » par Moscou après l’éclatement de l’Union soviétique (Teurtrie 2015 ; Ageeva 2016). Avec le « monde russe », le Kremlin donne des gages à ceux qui préfèrent rassembler Russes et Slaves de l’Est autour de la Russie plutôt que de réintégrer l’Asie centrale ou le Caucase. De fait, le projet eurasiatique est loin de faire l’unanimité parmi les élites russes comme au sein de la population : sa dimension supranationale fait craindre à certains que la Russie ne sacrifie à nouveau son identité et sa culture au profit d’une sorte d’internationalisme eurasiatique qui prendrait le relais du soviétisme. D’autres, parmi les élites russes, voient dans l’eurasisme, qui est populaire parmi les peuples turcophones (Laruelle 2007), une tendance à « l’asiatisation » de la Russie qui se couperait ainsi de l’espace civilisationnel européen. C’est sans doute pour répondre en partie à ces craintes que le projet d’intégration eurasiatique est tout d’abord présenté par le Kremlin comme une contribution à la construction d’une « Grande Europe ». Fin 2011, lorsqu’il annonce la création prochaine de l’Union économique eurasiatique, Vladimir Poutine déclare : « [l]’Union eurasiatique sera édifiée selon les principes universels d’intégration en tant que partie intégrante de la Grande Europe » (Putin 2011). Il rajoute quelques mois plus tard, dans un article programmatique intitulé « La Russie et le monde en changement » : « [l]a Russie est une partie intégrante, organique, de la Grande Europe, de la grande civilisation européenne. Nos concitoyens se sentent européens […]. C’est pourquoi la Russie propose d’avancer dans la création d’un espace économique et humain unifié de l’Atlantique à l’Océan Pacifique » (Putin 2012).

Là encore, il faudra attendre la crise ukrainienne de 2014, qui met fin aux espoirs d’associer l’Ukraine au projet d’Union eurasiatique et provoque par ailleurs un profond refroidissement avec l’Occident, pour que le Kremlin délaisse le concept de grande Europe au profit de celui de « Grande Eurasie » (Ivanov 2015). D’une certaine façon, on pourrait affirmer, à l’opposé de la vision de Z. Brzezinski que, sans l’Ukraine, la Russie ne cesse pas d’être un empire, mais qu’elle cesse en quelque sorte d’être européenne. Désormais, pour comprendre la nouvelle approche du Kremlin, il convient de distinguer l’Eurasie, espace intermédiaire dont les frontières correspondent peu ou prou à celles de l’ex-urss, conformément à la vision des eurasistes russes, et la Grande Eurasie qui englobe le supercontinent constitué de l’Europe et de l’Asie. Moscou se propose d’intégrer la première au sein de l’Union eurasiatique qui deviendrait à son tour l’élément central autour duquel se construirait un Partenariat pour la Grande Eurasie, auquel sont censés s’associer des pays partenaires et des organisations régionales telles que l’Organisation de coopération de Shanghai, l’Asean et l’Union européenne selon la logique « d’intégration des intégrations » (Lojko 2019). En juin 2016, Vladimir Poutine déclarait ainsi : « avec nos partenaires, nous considérons que l’Union économique eurasiatique peut devenir l’un des centres de formation d’un espace d’intégration plus large. [N]ous proposons de réfléchir à la création d’un partenariat pour la Grande Eurasie » (Latuhina 2016).

On le voit, le glissement des élites russes vers l’Eurasie a été progressif. Il est lié à la fois à l’échec du rapprochement avec l’Occident et de l’inclusion de l’Ukraine dans un projet d’intégration supranationale dominé par Moscou, mais aussi à la prise de conscience du déplacement du point de gravité de la géopolitique mondiale vers l’Asie. Avec le projet eurasiatique, la Russie cherche à conjurer une possible marginalisation provoquée par l’élargissement des structures euro-atlantiques à l’Ouest et l’affirmation de la puissance chinoise à l’Est. Elle cherche au contraire à s’imposer comme l’élément central, la puissance d’équilibre qui fait le lien entre les deux grands pôles économiques de la Grande Eurasie. La Russie retrouverait ainsi une centralité à la fois en termes géopolitiques et civilisationnels. Ce projet ambitieux et désormais assumé par les élites politiques russes doit encore s’assurer l’adhésion de la société russe (Didelon-Loiseau et Richard 2015) et se concrétiser dans l’approfondissement de l’intégration réelle au sein des structures régionales promues par la Russie.

II – Quand l’espace postsoviétique devient « eurasiatique »

A – L’Organisation du Traité de sécurité collective : une Otan eurasiatique ?

À l’instar de l’Union eurasiatique sur le plan économique, l’Organisation du Traité de sécurité collective[2] (otsc) incarne la volonté de Moscou de se présenter comme la garante de la stabilité de l’Eurasie postsoviétique (Teurtrie 2017). L’otsc a été fondée en octobre 2002 par six républiques ex-soviétiques : la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Il s’agissait d’institutionnaliser la coopération militaire et sécuritaire qui s’inscrivait dans le cadre du Traité de sécurité collective signé à Tachkent le 15 mai 1992. À l’origine, ce traité avait pour vocation de rassembler l’ensemble des États membres de la Communauté des États indépendants. Mais plusieurs pays avaient d’emblée refusé d’y participer (Ukraine, Moldavie, Turkménistan) tandis que d’autres s’en sont retirés en 1999 pour cause de conflits séparatistes et de rapprochement avec l’Occident (Géorgie et Azerbaïdjan). La position de l’Ouzbékistan a été plus fluctuante : Tachkent, qui avait également quitté le Traité en 1999 lors de son tournant pro-occidental, avait rejoint l’otsc en 2006 sur fond de brouille avec les États-Unis à la suite des événements d’Andijan. Mais en 2012, Tachkent annonçait la suspension de sa participation à l’otsc, aboutissement logique de son refus de toute défense collective intégrée.

Cependant, l’otsc elle-même est souvent critiquée pour le manque de cohésion entre des États membres dont les orientations stratégiques diffèrent en fonction de leur environnement régional respectif. Pour tenter d’y remédier, la Russie a entrepris ces dernières années de structurer l’otsc et de renforcer les coopérations concrètes en matière de défense, de coopération militaro-technique et de lutte contre les menaces transnationales. Sur le plan militaire, l’une des priorités de l’otsc est la mise en place de forces armées collectives sur la base de contingents nationaux. Il s’agit de pouvoir mettre en pratique l’obligation de solidarité collective : l’article 4 du Traité (équivalent de l’article 5 pour l’Otan) affirme en effet qu’une attaque envers l’un des États membres sera considérée comme une attaque contre tous les États membres, qui devront porter assistance au pays agressé, y compris par des moyens militaires (odkb 1992). En 2009, les pays membres décidaient de la création de Forces collectives de réaction rapide de l’otsc. Elles constituent le coeur du dispositif de sécurité collective de l’organisation. Les Forces collectives sont composées de 18 000 hommes issus des forces armées, des forces spéciales et des forces des ministères de l’Intérieur des États membres.

L’otsc a également créé des Forces de maintien de la paix qui comptent 3 600 hommes. Bien qu’elles n’aient pas encore été déployées sur un théâtre d’opération, elles bénéficient d’une attention accrue de la part de Moscou qui milite auprès de ses partenaires (plutôt réticents) afin de les déployer à l’étranger sous l’égide de l’Onu. Ces dernières années, on a assisté à une forte augmentation des manoeuvres communes des forces armées collectives de l’otsc sur le modèle pratiqué par l’armée russe. Ainsi, en 2019, l’otsc a procédé à cinq exercices. L’exercice annuel « Vzaimodestvie-2019 » (« Interaction-2019 ») des Forces collectives de réaction rapide a eu lieu sur le territoire de la Fédération de Russie ; l’exercice de maintien de la paix « Neruchimoe Bratstvo-2019 » (« Fraternité indestructible-2019 ») s’est déroulé au Tadjikistan à 20 km de la frontière afghane ; les forces spéciales de l’otsc ont organisé l’exercice « Poisk-2019 » (« Recherche-2019 ») sur le territoire biélorusse, ainsi que l’exercice antiterroriste « Grom-2019 » (« Orage-2019 ») au Kirghizstan. Pour la première fois, des manoeuvres intitulées « Échelon-2019 » ont mobilisé des unités du génie pour le soutien logistique aux Forces collectives (odkb 2019).

L’intégration réelle dans le cadre de l’otsc s’effectue également à l’échelle régionale, ce qui permet à l’Organisation de tenir compte de contextes stratégiques particuliers. L’otsc définit ainsi trois sous-ensembles régionaux de sécurité collective : la région « Europe orientale » (Russie-Biélorussie), la région « Caucase » (Russie-Arménie) et la région « Asie centrale » (Russie, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan). Dans chacune de ces régions, les États membres ont entrepris de créer des systèmes de défense anti-aérienne unifiés ainsi que des groupements de forces intégrés. Par ailleurs, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont mis en place dès 2001 des Forces collectives de déploiement rapide (fcdr/otsc) pour la région centrasiatique afin de faire face à la menace talibane. Elles comptent environ 5 000 hommes et incluent le dispositif militaire russe au Tadjikistan (201e base de l’armée de terre), la base aérienne russe de Kant au Kirghizstan ainsi qu’un bataillon de chacune des trois républiques centrasiatiques.

Enfin, l’otsc met l’accent ces dernières années sur la lutte contre les menaces transnationales. L’organisation a lancé en 2003 un programme de lutte contre le trafic de drogue intitulé opération « Kanal » qui est menée sur une base permanente depuis 2008. L’otsc participe également à la lutte contre les migrations illégales, menée dans le cadre de l’opération « Nelegal », créée en 2008. D’après l’otsc, « Nelegal-2019 » aurait notamment permis d’établir « 159 000 infractions à la législation migratoire […], d’arrêter 1 342 individus sous mandat d’arrêt international et d’appliquer des amendes pour un montant de 7,5 millions de dollars » (odkb 2019).

Les difficultés que la crise ukrainienne a générées dans les relations entre la Russie et ses voisins n’ont donc pas empêché la poursuite de l’intégration au sein de l’otsc. Certes, les gouvernements kazakh et biélorusse ont cherché à freiner certaines initiatives russes jugées trop risquées du point de vue de la préservation de leur souveraineté. Pourtant, une fois le pic de la crise passé, l’impact réel sur la coopération dans le cadre de l’otsc est resté relativement limité. Cela s’explique par plusieurs facteurs : d’une part, les deux États postsoviétiques qui ont subi une ingérence militaire russe (Géorgie et Ukraine) sont justement ceux qui ont refusé de participer aux structures d’intégration dominées par la Russie et qui ont exprimé leur volonté de rejoindre l’Otan. D’autre part, les dirigeants de plusieurs États postsoviétiques, s’ils sont inquiets des risques d’ingérence russe au prétexte de la protection des populations russophones, le sont tout autant de la tendance de certains pays occidentaux à favoriser les changements de régime.

Moscou a su s’appuyer sur cet aspect pour consolider la coopération politique dans le cadre de l’otsc : ainsi, l’Assemblée parlementaire de l’Organisation (créée en 2006) travaille à l’unification des législations des pays membres dans le domaine sécuritaire au travers de la modélisation de projets de lois proposés aux parlements nationaux. La coordination de la politique extérieure des États membres est assurée par le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’otsc. Depuis 2011, l’otsc a mis en place un mécanisme d’instructions collectives pour les représentants des pays membres auprès des instances internationales, notamment l’Onu et l’osce.

Par ailleurs, le relatif échec de l’intervention internationale en Afghanistan a eu un impact négatif sur l’image des États-Unis et de l’Otan dans la région. À l’inverse, l’image de la Russie en tant qu’acteur stratégique crédible s’est considérablement renforcée du fait de son intervention en Syrie. Le prestige de la Russie auprès de ses partenaires de l’otsc a augmenté, d’autant que la défense « légitimiste » du régime syrien par Moscou est en phase avec leurs propres préoccupations. À cet égard, la déclaration commune du conseil des ministres des Affaires étrangères de l’otsc de novembre 2019, consacrée au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, reflète les priorités de la Fédération de Russie dans cette région : les États membres apportent leur soutien à la pleine souveraineté de la Syrie dans ses frontières internationalement reconnues, au processus d’Astana et à la mise en place du comité constitutionnel syrien, ainsi qu’aux actions humanitaires menées par la Russie et l’Arménie en Syrie ou encore au Concept de sécurité collective dans le golfe Persique proposé par Moscou (smid okdb 2019).

Désormais, la Russie semble assez confiante dans la solidité de ses positions et dans la cohérence interne de l’otsc pour inciter ses partenaires à y jouer un rôle accru. C’est dans cet esprit que le russe Nikolai Bordiouja, secrétaire général de l’otsc depuis sa fondation, a été remplacé en avril 2017 par le général arménien Iouri Khatchatourov. Le général biélorusse Stanislav Zas a succédé à ce dernier en janvier 2020 selon le principe de rotation par pays institué en 2015.

B – Union économique eurasiatique : poursuite de l’intégration malgré les tensions

La création début 2015 de l’Union économique eurasiatique (uee), marché commun de près de 185 millions d’habitants, a été l’aboutissement d’un processus d’intégration qui remonte au milieu des années 1990, quand la Russie et la Biélorussie rejointes par le Kazakhstan signaient des accords d’union douanière. Ces derniers n’avaient été que très partiellement appliqués dans le cadre de la Communauté économique eurasiatique, raison pour laquelle Moscou souhaitait relancer l’intégration avec ses deux voisins au sein de l’Union douanière lancée en 2010 (Vercueil 2014). La réussite de cette dernière, qui a permis le lancement de l’Union économique eurasiatique, avait été conditionnée par la création en 2012 de la Commission eurasiatique, véritable structure supranationale largement inspirée par son homologue européenne. Pour la première fois depuis la fin de l’Union soviétique, l’Union eurasiatique prévoit des transferts budgétaires entre les États membres qui se répartissent les recettes douanières sur les échanges avec les États tiers, selon un savant équilibre tenant compte du poids économique et commercial de chaque État membre[3].

Bien que concurrencée par l’Union européenne et la Chine, la Russie reste un acteur économique structurant en Eurasie. Cependant, les raisons qui ont poussé les partenaires de la Russie à rejoindre le nouvel ensemble sont diverses : la Russie est un important partenaire commercial pour tous les États membres, notamment pour la Biélorussie qui réalise environ la moitié de ses échanges avec le voisin russe. Pour le Kazakhstan et le Kirghizstan, l’Union eurasiatique participe également d’une forme de désenclavement en direction de l’Europe et d’un contrepoids à la puissance économique chinoise en Asie centrale. Pour l’Arménie, très dépendante de la Russie tant au niveau économique que stratégique, il s’agit de continuer à bénéficier de la protection de l’allié russe face à des voisins menaçants ou instables. Enfin, pour tous ces États, mais surtout pour le Kirghizstan et l’Arménie, très dépendants des transferts financiers des travailleurs émigrés en Russie (et au Kazakhstan), l’adhésion à l’Union économique eurasiatique permet de bénéficier de la libre circulation des travailleurs et d’échapper ainsi au durcissement de la politique migratoire russe qui touche les autres États. L’ensemble de ces facteurs, auxquels s’ajoutent les héritages soviétiques tant économiques que socioculturels et linguistiques (russophonie) assurent au projet eurasiatique une cohésion généralement sous-estimée par les analystes, qui insistent le plus souvent sur les divergences, par ailleurs indéniables.

Ces dernières se sont exprimées lors des deux premières années d’existence de l’uee, émaillées de tensions et de différences d’approches relativement préoccupantes pour l’avenir du projet eurasiatique. En juillet 2015, l’adhésion du Kazakhstan à l’omc a impliqué une baisse unilatérale d’une partie des tarifs douaniers kazakhs avec les pays tiers, ce qui a remis en cause l’existence du tarif extérieur commun, l’un des principaux acquis de l’intégration. Il s’agit clairement d’un retour en arrière qui implique une nouvelle période de transition afin d’unifier les tarifs douaniers du Kazakhstan avec ceux de ses partenaires. Surtout, les relations bilatérales entre la Russie et la Biélorussie se sont fortement dégradées, au point qu’Alexandre Loukachenko a décidé de boycotter le sommet de l’uee en décembre 2016. Outre un énième conflit dans le domaine énergétique, les tensions russo-biélorusses se sont exprimées dans le domaine agroalimentaire, Moscou accusant Minsk de réexporter vers la Russie des produits européens sous embargo russe. Cette période de fortes turbulences a pris fin en avril 2017 grâce à un accord sur les exportations d’hydrocarbures russes vers la Biélorussie et à un règlement partiel des problèmes liés aux exportations agroalimentaires biélorusses vers la Russie. Cependant, au-delà de facteurs conjoncturels, ces tensions sont aussi le reflet de contradictions plus structurelles dans le couple russo-biélorusse : Alexandre Loukachenko s’est toujours posé en plus grand allié de Moscou afin d’obtenir en échange des avantages économiques dans le cadre de l’Union Russie-Biélorussie. Or, la création de l’Union eurasiatique implique une forme de banalisation de l’intégration entre les deux pays qui passe désormais par une structure multilatérale avec une dimension supranationale, deux dimensions qui restreignent fortement les leviers de négociation d’Alexandre Loukachenko. De fait, Moscou met en quelque sorte en concurrence les deux structures pour exiger de Minsk une intégration bilatérale toujours plus poussée en échange du maintien d’avantages économiques auparavant consentis pour des raisons (géo-)politiques.

Sur fond de reprise économique en Russie, la réconciliation entre les deux pays a permis de relancer la dynamique d’intégration au sein de l’Union. Minsk a signé l’accord sur le nouveau code douanier de l’uee, entré en vigueur le 1er janvier 2018, qui constitue une étape importante dans l’approfondissement et l’unification de la politique douanière de l’Union économique eurasiatique. Dans le même temps, les pays membres de l’uee se sont entendus pour élargir les compétences de la Commission économique eurasiatique. Organe exécutif supranational du nouvel ensemble, elle est chargée de mettre en place les grandes orientations définies par les Conseils des chefs d’État et de gouvernement. Ses domaines d’intervention couvrent les principales sphères de la régulation macro-économique, même si elle intervient principalement dans la gestion de la politique douanière et dans la définition des normes commerciales (normes techniques, sanitaires, etc.). Signe de l’importance de ce nouvel organe, l’ancien premier ministre biélorusse Mikhail Miasnikovitch[4] préside une Commission eurasiatique composée de plusieurs anciens ministres et hauts fonctionnaires ayant occupé des postes importants dans leur pays  d’origine[5].

En quelques années, la Commission a effectué un important travail technique d’harmonisation des textes et de rapprochement des réglementations qui s’inspirent très largement des normes internationales et européennes (Emerson et Kofner 2018). Désormais, l’uee s’attaque aux barrières non tarifaires qui continuent d’être appliquées par les États membres pour protéger leurs marchés respectifs. En mars 2017, la Commission eurasiatique a publié un « livre blanc » consacré à toutes les restrictions commerciales encore en vigueur entre les États membres avec pour objectif de les éliminer progressivement, ce qui reste l’un des principaux défis de l’Union. La Russie a fait un geste en ce sens en confiant à la Commission eurasiatique la charge de coordonner sa politique de substitution des importations avec ses partenaires et en permettant aux entreprises des autres États membres d’y participer. Il s’agit d’un début de politique industrielle commune qui devrait être favorisé par la mise en place d’un partenariat entre la Commission eurasiatique et la Banque eurasiatique de développement pour le financement de projets industriels au sein de l’Union. Les États membres ont prévu de poursuivre l’approfondissement de l’intégration avec la formation à l’horizon 2025 de marchés uniques dans les secteurs financier et énergétique. L’intégration dans ces deux secteurs stratégiques impliquera une forte volonté politique, tant les enjeux sont importants : Moscou devra notamment faire des concessions sur l’harmonisation des tarifs de l’énergie et sur les règles de transit des exportations pétro-gazières par son territoire, deux dimensions qui constituent jusqu’à présent des leviers importants dans les relations transactionnelles avec ses voisins.

C – La cei : « contour extérieur » de l’otsc et de l’Union eurasiatique

La création et la montée en puissance de l’otsc et de l’Union économique eurasiatique pouvaient laisser penser que la cei perdait de son intérêt aux yeux de Moscou et de ses partenaires, et cela d’autant plus que l’Ukraine a gelé sa participation à toutes ces instances depuis 2014. Pourtant, à bien des égards, la cei fait preuve ces dernières années d’un regain d’activité inattendu. De fait, Moscou prend soin de souligner que l’Union eurasiatique, l’otsc et la cei sont des structures complémentaires. Surtout, plusieurs membres de la cei, qui s’étaient fait remarquer par leur faible participation, voire par la politique de la chaise vide dans le passé, ont renoué avec l’organisation et participent désormais activement à ses instances : il s’agit notamment du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, de la Moldavie et de l’Azerbaïdjan mais aussi du Tadjikistan, qui fait partie de l’otsc mais pas de l’Union eurasiatique. Le Turkménistan a d’ailleurs assuré la présidence tournante de la cei en 2019. La présidence turkmène s’est conclue par le sommet des chefs d’États à Achgabat en octobre de la même année, sommet au cours duquel les États membres ont signé des accords sur la coopération anti-terroriste, la coopération économique et la politique de substitution des importations (Alekseev 2019). Cette participation du Turkménistan du président G. Berdimukhamedov aux organes de la cei tranche avec l’isolationnisme intransigeant qui le caractérisait depuis le début des années 1990. De même, l’Ouzbékistan de Shavkat Mirziyoyev, qui assure la présidence de la cei en 2020, se montre très intéressé par une activation des liens économiques avec la Russie et les autres républiques ex-soviétiques. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette forme de retour en grâce de la cei. On peut notamment considérer que l’approfondissement de l’intégration au sein de l’otsc et de l’uee a eu un effet d’entraînement : les autres États de la cei, tout en n’étant pas prêts à rejoindre ces structures, ne souhaitent pas être marginalisés et sont donc intéressés au fonctionnement de la cei. C’est ainsi que la zone de libre-échange de la cei, en vigueur depuis septembre 2012, permet à ses signataires (en dehors des États membres de l’uee, il s’agit de la Moldavie, de l’Ukraine, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan) de bénéficier d’un accès privilégié au marché unique formé par l’Union économique eurasiatique. L’Ukraine continue de faire partie de la zone de libre-échange de la cei, ce qui lui permet notamment un accès privilégié au marché biélorusse, la Biélorussie servant d’intermédiaire entre ses voisins russe et ukrainien, ce qui leur permet de contourner discrètement une partie des sanctions mutuelles introduites depuis le début du conflit dans le Donbass. La Moldavie, tiraillée entre l’ue et la Russie, a entamé un rapprochement avec Moscou sous la houlette du président pro-russe Igor Dodon, rapprochement qui se matérialise par l’octroi du statut de pays observateur de l’uee. Quant aux autorités ouzbèkes, elles ont entamé des négociations avec Moscou sur une éventuelle adhésion à l’Union économique eurasiatique ce qui, là encore, constituerait une forme de rupture avec la politique semi-autarcique du président Islam Karimov. On remarquera à cet égard que les nouveaux dirigeants centre-asiatiques qui ont succédé à la génération des dirigeants issus de l’ère soviétique se montrent paradoxalement plus ouverts à la coopération avec Moscou que leurs prédécesseurs qui jouaient souvent la surenchère nationaliste pour tenter de faire oublier qu’ils étaient arrivés au pouvoir sous l’Union soviétique.

Le regain d’intérêt pour la cei s’exprime également dans le domaine sécuritaire : les instances de la cei comptent des conseils de coordination de toutes les « structures de force » des États membres : conseils de sécurité, défense, intérieur, gardes-frontières, procureurs généraux, situations d’urgence, anticorruption, migrations, évasion fiscale, etc. Il y a donc une forte densité d’interactions entre les structures des pays membres, ce qui se traduit notamment par des partages d’information ou des manoeuvres communes, à l’instar des exercices annuels du Centre antiterroriste de la cei[6] et des systèmes de défense anti-aériennes « Boevoe sodruzhestvo » (« Communauté de combat »). Ainsi, la cei, malgré certains doublons, s’avère complémentaire de l’otsc en élargissant à la fois le nombre d’États impliqués dans la coopération sécuritaire et de défense et les domaines de coopération. Le maintien de liens entre la cei et l’otsc permet aussi à Moscou de jouer d’une certaine ambiguïté sur les contours de la sphère de responsabilité de l’otsc, dont elle souhaiterait qu’elle couvre l’ensemble de l’Eurasie postsoviétique.

Enfin la Russie a entrepris de redonner une certaine cohésion culturelle et idéologique à l’ensemble avec notamment l’organisation commune des festivités du 75e anniversaire de la Victoire sur le nazisme ou encore l’organisation des premiers Jeux de la cei (à Kazan en 2021).

III – Les tentatives de structuration de la « Grande Eurasie »

A – La coordination de l’initiative « Ceinture et Route » et de l’uee

Les relations avec la Chine, partenaire clé de Moscou dans la structuration de la Grande Eurasie, si elles sont marquées par une proximité politique indéniable, n’en restent pas moins ambivalentes (Larin 2015 ; Vercueil 2018). Officiellement, Moscou et Pékin soulignent la complémentarité de leurs projets d’intégration pour l’Eurasie. Pourtant, le lancement par Pékin du vaste projet de Nouvelles routes de la soie début septembre 2013 a pu susciter à Moscou de fortes interrogations. En effet, le tracé principal des nouvelles routes terrestres présenté initialement par l’agence de presse officielle chinoise Xinhua reprenait dans ses grandes lignes les projets occidentaux visant à contourner la Russie par le sud en passant par l’Asie centrale et la Turquie. Cependant, le projet chinois, devenu en juillet 2016 « L’initiative Ceinture et Route », se veut ouvert à tous les pays désireux d’y participer. La Russie s’est donc impliquée dans le projet en tentant de l’orienter dans un sens qui lui soit favorable au niveau des liaisons eurasiatiques. Mais l’équation pour la Russie est particulièrement complexe dans la mesure où elle ne souhaite pas être marginalisée par une dynamique d’où elle serait absente, notamment dans son « proche étranger », mais où elle se méfie également d’une trop grande influence économique chinoise sur son propre territoire, notamment en Sibérie et en Extrême-Orient. Les autorités russes, conscientes des risques encourus, reconnaissent néanmoins aux projets chinois un certain nombre d’avantages potentiels : la mise en place des corridors de transports continentaux devrait contribuer à dynamiser les espaces eurasiatiques, ce qui pourrait permettre de transformer des pays souvent pauvres et instables, facteurs de menaces sécuritaires pour la Russie, en véritables partenaires économiques. Plus largement, le renforcement du rôle économique de l’Eurasie continentale, qui échappe au contrôle des puissances occidentales, contribue à l’émergence d’un monde multipolaire souhaité aussi bien par Moscou que par Pékin.

Mais c’est surtout dans la mise en place des liaisons continentales Chine-Europe que la puissance russe démontre qu’il faut toujours compter avec elle (Martynenko et Parkhitko 2019 ; Teurtrie 2020). En effet, contrairement aux projets chinois initiaux, le corridor eurasiatique qui connaît un véritable développement, notamment dans le domaine ferroviaire, passe par le Kazakhstan avant de poursuivre sa route vers l’Europe par le territoire russe. Ce trajet apparaît comme une forme de compromis entre les projets chinois vers l’Asie centrale et l’ambition russe de maintenir un rôle central dans les liaisons eurasiatiques. De fait, les avantages de la route Chine-Kazakhstan-Russie-Biélorussie-Union européenne sont multiples. C’est l’un des trajets les plus courts pour relier la Chine aux espaces industrialisés d’Europe du Nord-Ouest. De plus, ce tracé bénéficie du réseau ferroviaire relativement dense et développé du Nord Kazakhstan et de la Russie européenne.

Plus largement, les liaisons Chine-Union européenne, qui se sont multipliées et densifiées depuis 2013, passent pratiquement toutes par le territoire russe, que ce soit par l’intermédiaire du Kazakhstan, de la Mongolie ou directement par l’Extrême-Orient russe et la Sibérie (Transsibérien). Les raisons pour lesquelles la Russie s’est révélée incontournable dans la mise en place des corridors eurasiatiques sont multiples : d’une part, la Russie est le seul pays qui dispose d’une frontière commune à la fois avec la Chine et l’Union Européenne. De plus, elle dispose d’infrastructures ferroviaires opérationnelles et développées, contrairement aux autres routes potentielles décrites plus haut. Enfin, Moscou a renforcé ses positions grâce à l’Union économique eurasiatique : l’espace douanier unique formé par l’uee facilite considérablement le transit de marchandises entre les deux principaux pôles économiques du continent eurasiatique, l’Union européenne et la Chine. De plus, la Russie coopère étroitement dans le domaine des transports ferroviaires avec ses partenaires eurasiatiques au travers de co-entreprises spécialisées. En 2014, la Compagnie de chemins de fer russes a créé avec les compagnies nationales des chemins de fer biélorusses et kazakhs la « Compagnie unifiée de transport et de logistique – Alliance ferroviaire eurasiatique » dont le capital est détenu à parts égales par les trois partenaires. Son objectif est d’augmenter les capacités du transit ferroviaire des États de l’uee entre la Chine et l’Union européenne. En 2019, l’Alliance ferroviaire eurasiatique a assuré le transport de 333 000 evp[7] de marchandises, ce qui représente une croissance de près de 90 % par rapport à 2017 (utlc era 2019).

Par ailleurs, Pékin a pu constater l’impact de l’Union économique eurasiatique sur l’évolution des échanges régionaux. Ainsi, alors que le poids de la Russie dans le commerce extérieur kazakh ne cessait de s’effriter au profit de la Chine depuis le début des années 2000, Pékin s’étant imposé comme premier partenaire commercial du pays en 2010 (avec plus de 17 % des échanges), la tendance s’est inversée depuis le lancement de l’Union eurasiatique : en 2018, la Russie a consolidé sa place de premier partenaire commercial du Kazakhstan (près de 19 % des échanges extérieurs du pays) tandis que la Chine voyait sa part ramenée à 12,5 % du commerce extérieur kazakh.

Ainsi, pour Pékin, l’intégration eurasiatique a deux effets en partie contradictoires : d’une part, le resserrement des liens économiques entre la Russie et ses voisins centre-asiatiques s’effectue en partie aux dépens de la Chine du fait notamment de la hausse des tarifs douaniers appliqués par l’uee aux États tiers. Mais d’autre part, l’espace douanier unique créé par l’uee facilite les échanges commerciaux entre l’Union européenne et la Chine, notamment dans le cadre des Nouvelles routes de la soie. Pékin, qui fait par ailleurs face à la dégradation de ses relations économiques (guerre commerciale) et politico-stratégiques (tension autour de Taïwan, Hong-Kong et en mer de Chine) avec les États-Unis, fait du maintien du partenariat stratégique avec Moscou une priorité, ce qui l’a incité à faire le choix pragmatique de reconnaître officiellement la nouvelle réalité créée par l’Union économique eurasiatique : en mai 2015, Pékin et Moscou signent une déclaration commune visant à associer l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie et l’Union économique eurasiatique. Cela s’est traduit en mai 2018 par la signature entre l’Union économique eurasiatique et la Chine d’un traité de coopération économique et commercial qui prévoit notamment la formation d’une Commission mixte Chine-uee chargée de l’intensification de la coopération économique sectorielle (eaès 2018). La signature de cet accord équivaut à une reconnaissance par Pékin de la réalité de cette structure dominée par la Russie et qui donne à Moscou une forme de droit de regard sur les relations économiques et commerciales entre les États membres et le voisin chinois. La montée en puissance du corridor de transport Chine-Union économique eurasiatique-Union européenne a incité les deux parties à signer un nouvel accord en juin 2019 consacré à l’échange d’information dans le domaine du transit de marchandises entre l’uee et la Chine (eaès 2019), confirmant ainsi le rôle central de l’uee dans la réalisation des routes de la soie entre la Chine et l’Europe. Ces deux accords entre la Chine et l’uee font d’ailleurs référence explicitement à la « coordination entre l’Union économique eurasiatique et l’initiative “Une ceinture, Une Route” ».

B – Les ambiguïtés de l’élargissement de l’Organisation de coopération de Shanghai

La reconnaissance par Pékin de l’Union économique eurasiatique constitue une importante victoire pour Moscou qui a dans le même temps résisté aux tentatives chinoises de transformer l’Organisation de coopération de Shanghai (ocs) en zone de libre-échange, projet proposé par Pékin dès 2006. Les responsables russes et eurasiatiques ne font désormais plus mystère de leur opposition à une telle perspective : Veronika Nikichina, ministre de la Commission eurasiatique en charge du commerce extérieur, déclarait ainsi en juin 2019 : « nos pays ne sont pas prêts à mettre en place une zone de libre-échange avec la Chine. [Le] risque principal est que la puissance économique de la Chine lui permette de tirer beaucoup plus d’avantages de la baisse des droits de douanes [que les pays membres de l’uee] » (Nikišina 2019). La diplomatie russe est parvenue à orienter l’ocs dans une autre direction en poussant à l’élargissement à d’autres partenaires (Černavskij 2016). De fait, l’adhésion à l’ocs de l’Inde et du Pakistan en 2017 a permis de « diluer » le poids de la Chine au sein de l’organisation et a transformé l’ocs en un équivalent eurasiatique de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (osce), ce qui correspond tout à fait aux objectifs de Moscou : à l’échelle mondiale, l’élargissement de l’ocs au sous-continent indien participe de la volonté russe d’élargir l’influence des structures de coopération non occidentales et de favoriser la stabilité et une sorte de cohésion de la « Grande Eurasie ». Dans le même temps, l’élargissement à l’Inde et au Pakistan éloigne les perspectives d’intégration économique et militaire poussées qui auraient risqué d’institutionnaliser une forme de domination chinoise en Asie centrale. Cette évolution permet en effet à la Russie d’éloigner les perspectives d’une éventuelle concurrence de l’ocs avec les structures eurasiatiques (uee et otsc) dont elle cherche à renforcer le degré d’intégration et l’autorité à l’échelle internationale. Moscou et Pékin sont donc engagés en Asie centrale dans un jeu subtil conjuguant concurrence et coopération. La Russie, qui ne dispose ni de la puissance industrielle ni des moyens financiers de la Chine, répond à la logique d’intégration transnationale portée par Pékin par une logique d’intégration institutionnelle supranationale. Cela permet à Moscou de rester un partenaire de poids auprès de ses voisins, y compris sur le plan économique, et cela d’autant plus que les États d’Asie centrale comptent désormais sur les liens avec la Russie pour faire contrepoids à une éventuelle hégémonie chinoise. Plusieurs facteurs contribuent en effet à la crainte de la domination chinoise : la pression migratoire chinoise, la répression de la population ouighour au Xinjiang ou encore les premiers effets négatifs du partenariat économique proposé par Pékin dans le cadre des Nouvelles routes de la soie. En effet, le Kirghizstan et le Tadjikistan ont vu leur dette envers Pékin exploser ces dernières années, phénomène observable également en Asie du Sud-Est et qui provoque souvent une remise en cause du bien-fondé du modèle de « développement » à sens unique proposé par la Chine. Dans ce contexte, le désintérêt relatif des pays occidentaux pour la région incite les élites centre-asiatiques à cultiver leurs relations avec Moscou.

C – La diversification des partenariats internationaux : succès et limites

Prudente sur la question de l’ouverture des frontières avec la Chine, Moscou favorise la mise en place de zones de libre-échange avec d’autres partenaires asiatiques avec lesquels la relation économique est plus équilibrée. Ainsi, l’accord sur la zone de libre-échange (zle) entre l’Union économique eurasiatique et le Viêt Nam, le premier du genre, est entré en vigueur en octobre 2016. De même, en octobre 2019, un accord de libre-échange a été signé par l’uee avec Singapour. Ce rapprochement avec les nations de l’Asie du Sud-Est a été formalisé par la signature en novembre 2018 d’un mémorandum d’entente entre l’uee et l’Asean, première étape d’une potentielle « intégration des intégrations » en direction du sud-est asiatique. Fin octobre 2019, une zle « intérimaire » (dans l’attente d’un accord plus complet) a été mise en place avec l’Iran, ce qui concrétise sur le plan commercial le rapprochement politico-stratégique entre Moscou et Téhéran et facilite la mise en place d’un corridor de transport nord-sud vers l’Asie méridionale, projet soutenu par la Russie, l’Iran et l’Inde. L’uee et l’Inde négocient également un accord de libre-échange depuis juin 2017. Trois autres pays asiatiques, la Corée du Sud, la Mongolie et l’Indonésie ont également entamé un dialogue avec l’uee et signifié leur intérêt pour la mise en place de zones de libre-échange avec cette dernière. De fait, la conclusion de tels accords par l’Union économique eurasiatique est favorisée par la volonté des voisins de la Chine de diversifier leurs partenariats afin limiter leur dépendance envers l’économie chinoise.

Ainsi, la mise en place de partenariats comprenant des accords commerciaux avec les puissances asiatiques concrétise le projet de structuration de la Grande Eurasie autour de l’Union eurasiatique. Cependant, il n’en va pas de même de l’Union européenne, qui reste le premier partenaire commercial de l’uee. Certes, l’Union économique eurasiatique a signé en octobre 2019 un accord de libre-échange avec la Serbie qui poursuit sa politique d’équilibre entre Moscou, Pékin et Bruxelles alors même que les perspectives d’adhésion à l’ue, priorité officielle de Belgrade, sont repoussées d’année en année. Si cet accord illustre la capacité d’attraction de l’Union eurasiatique jusque dans les Balkans occidentaux, l’enjeu principal réside bien dans les relations avec l’Union européenne. Or, depuis 2015, la volonté de la Commission eurasiatique d’établir des contacts directs avec la Commission européenne a reçu une fin de non-recevoir de Bruxelles qui refuse de dialoguer d’égale à égale avec l’uee. L’ancien président kazakh Noursoultan Nazarbaev, nommé président d’honneur de l’uee en reconnaissance de son rôle dans la construction eurasiatique, déclarait à ce sujet fin 2019 : « [j]e considère comme absolument inadmissible qu’il n’existe pas jusqu’à aujourd’hui de véritable dialogue entre l’ue et l’uee. Ces deux Unions sont liées par l’histoire et la géographie et sont complémentaires […]. Je propose de mettre en place un mécanisme de dialogue et de partenariat ue-uee qui comprenne des sommets annuels entre les dirigeants de la Commission européenne et de la Commission eurasiatique » (Ria Novosti 2019).

C’est dans la même perspective que la Russie promeut l’établissement de relations directes entre l’Otan et l’otsc, qui permettrait un partage des zones de responsabilité entre les deux alliances militaires. En mai 2019, le Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’otsc, réuni à Bichkek, a rédigé un appel ouvert aux ministres des Affaires étrangères de l’Otan afin d’établir des contacts directs entre les secrétariats généraux des deux organisations et un dialogue entre le conseil permanent de l’otsc et le Conseil de l’Atlantique nord. Il s’agirait notamment « de mettre en place des mécanismes de prévention des incidents militaires », de l’envoi d’observateurs lors des exercices militaires de l’Otan et de l’otsc ou encore de coopérer dans le domaine de la lutte contre le trafic de drogue (Popov 2019). L’idée de contacts directs entre l’Otan et l’otsc est proposée par la Russie depuis les années 2000, mais elle se heurte au refus des États-Unis de remettre en cause le monopole des structures euro-atlantiques en matière d’intégration économique et sécuritaire sur le continent européen. Aussi est-il peu probable que cet appel au dialogue soit entendu à Bruxelles, même si les problèmes internes à l’Otan et la volonté de la France de renouer le dialogue avec Moscou, notamment sur les questions de sécurité, sont susceptibles d’inciter les Européens à se montrer plus réceptifs que par le passé.

Conclusion

L’appropriation du projet eurasiatique par les élites russes a été progressive et résulte en bonne partie de l’absence d’alternative : les projets d’union slave intégrée à la Grande Europe n’ayant pu aboutir, Moscou construit désormais l’Union eurasiatique au sein de la Grande Eurasie. L’uee est devenue une réalité qui commence à engendrer une dynamique propre et a atteint en quelques années un niveau d’intégration économique relativement élevé. Dans le même temps, les États membres devront encore faire d’importants efforts pour surmonter les tensions protectionnistes et les importantes différences de modèles économiques et de niveau de développement. Les relations avec les deux grands partenaires économiques que sont l’Union européenne et la Chine sont marquées par des différences d’approche significatives, mais l’uee a déjà démontré son utilité dans la mise en place concrète des corridors ferroviaires dans le cadre des Nouvelles routes de la soie. Ainsi, l’uee n’apparaît pas seulement comme un éventuel frein aux relations directes entre la Chine et l’Asie centrale ou entre l’ue et la Biélorussie, elle fait également figure de facilitateur, de « pont » eurasiatique entre la Chine et l’Union européenne. Pékin a décidé de reconnaître ce rôle en signant deux accords de coopération économique avec l’uee. Ces derniers, qui s’ajoutent à la mise en place de zones de libre-échange avec le Viêt Nam, l’Iran ou la Serbie, renforcent sensiblement le poids international de l’Union économique eurasiatique et participent des efforts de structuration de la Grande Eurasie.

L’otsc permet à la Russie de maintenir sa présence militaire dans les trois grandes régions de l’espace postsoviétique sous couvert d’une structure collective. Moscou s’appuie sur cette organisation pour légitimer son ambition d’assumer une forme de leadership stratégique en Eurasie. C’est particulièrement le cas en Asie centrale où la Russie fait figure de garante de la sécurité de l’ensemble des pays de la zone face aux risques de déstabilisation en provenance d’Afghanistan. Ce leadership stratégique russe ne semble pas pour l’heure remis en cause par la Chine. Pékin préfère concentrer ses efforts en Asie-Pacifique et joue la carte de la complémentarité avec Moscou, en particulier au travers de l’Organisation de coopération de Shanghai dont l’élargissement à l’Inde et au Pakistan semble correspondre aux priorités russes pour l’ocs. Il en va tout autrement des relations avec les pays occidentaux, qui souhaitent d’autant moins reconnaître à Moscou un rôle prépondérant en Eurasie postsoviétique que la Russie est considérée comme une « puissance révisionniste » depuis la crise ukrainienne. Cependant, le refus des structures euro-atlantiques de dialoguer avec les organisations eurasiatiques, s’il a pour objectif premier d’empêcher le renforcement de structures « pro-russes », a pour conséquence de favoriser les tenants de l’unilatéralisme parmi les élites russes aux dépens des partisans de l’intégration régionale. Or, on peut affirmer que la nécessité pour Moscou de maintenir la cohésion au sein de l’uee et de l’otsc a un rôle stabilisateur dans ses relations avec l’ensemble de ses voisins. Moscou doit ainsi tenir compte des liens particuliers qu’entretiennent la Biélorussie avec l’Ukraine ou le Kazakhstan avec l’Azerbaïdjan et la Turquie. Aussi, si l’otsc et l’Union économique eurasiatique sont souvent perçues comme le prolongement des intérêts de la puissance russe dans sa « zone d’influence », elles peuvent aussi être envisagées comme des instruments qui maintiennent la Russie dans une forme de multilatéralisme, l’obligeant à des compromis en faveur de la stabilité de l’Eurasie.