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La dégradation durable des relations entre la Russie et la communauté euro-atlantique qui s’est produite au lendemain de la crise ukrainienne a conduit nombre d’observateurs à évoquer le phénomène de résurgence de la puissance russe. Les contours de cette résurgence font cependant l’objet de débats, tout comme la nature de la puissance russe. Qualifiée de puissance révisionniste après sa rupture, sur fond de crise en Ukraine et d’annexion de la Crimée, avec l’esprit et la lettre des textes qui fondaient l’ordre sécuritaire européen depuis la guerre froide, la Russie apparaît en revanche comme une puissance du statu quo dans d’autres régions du globe (Moyen-Orient, Venezuela, etc.). De même, alors qu’elle fait figure pour certains de puissance résurgente entretenant des visées impérialistes sur l’ex-empire soviétique, pour d’autres observateurs, la Russie n’en demeure pas moins fondamentalement sur le déclin. Sa prétention à vouloir incarner un pôle de puissance mondial serait ainsi obérée par un modèle politico-économique à bout de souffle et entravée par une série de défis intérieurs quasi insurmontables (démographie en berne, fuite des cerveaux, disparités colossales du développement territorial, etc.). Comment une « puissance régionale », pour paraphraser les propos tenus par le président américain Barack Obama en mars 2014, qui plus est jugée sur le déclin, peut-elle apparaître dans le même temps menaçante et résurgente ? Cette interrogation n’est en réalité pas nouvelle ; elle s’est déjà posée aux Européens au cours des deux derniers siècles, comme nous l’a magistralement exposé le regretté historien Georges Sokoloff en proposant le concept de « puissance pauvre » pour la Russie, lui-même s’adossant à celui de « colosse aux pieds d’argile ».

Cette résurgence de la puissance russe est en gestation dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir et emprunte des formes multiples. Arrivé au Kremlin avec un projet de puissance pour son pays, Vladimir Poutine a depuis érigé la souveraineté de la Russie en véritable topoï de sa géopolitique. Depuis la crise ukrainienne, cette souveraineté doit s’appliquer à peu près à tous les champs économiques du pays, de l’agriculture à l’industrie, du complexe militaro-industriel au cyber, avec des succès très inégaux. Elle est placée au-dessus des performances économiques parfois médiocres et de relations apaisées avec ses voisins occidentaux (pour ne citer qu’eux). Elle s’insère enfin dans une lecture profondément pessimiste mais au demeurant lucide de l’évolution de l’ordre mondial depuis vingt ans. À cet égard, vu de Moscou, le nouveau désordre international place davantage la focale sur les facteurs bruts de la puissance (comme des forces armées équipées en matériels modernes) que sur des attributs jugés plus sophistiqués, tels que le déploiement d’outils de puissance douce. En somme, Moscou considère qu’elle se prépare pour affronter la reconfiguration de l’ordre mondial qui semble se dérouler selon le registre du « Me First World », pour reprendre une terminologie chère au président américain Donald Trump.

Depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012, des lignes de force ont émergé dans projet de puissance entretenu par la Russie, et ont été plus tard catalysées par la crise ukrainienne. Trois d’entre elles ressortent assez nettement : la revendication d’un statut de puissance mondiale, l’incarnation d’une forme souveraine de cette puissance, comme nous l’avons évoqué, et, enfin, une volonté de rééquilibrage des relations extérieures de la Russie au détriment de ses liens avec l’Occident. Ces lignes de force sont interdépendantes, s’expriment à travers différents vecteurs et font appel à plusieurs acteurs que les articles réunis pour ce dossier se proposent d’examiner.

La quête du statut de puissance est une constante dans la politique étrangère russe, surtout à l’égard d’un Occident qui, historiquement, s’est montré largement condescendant et peu enclin à lui reconnaître cette stature. Dans notre article sur la dissuasion nucléaire russe, nous évoquons ainsi l’un des attributs principaux qui jouent en faveur du statut de grande puissance mondiale revendiqué par Moscou : son arsenal nucléaire, facteur de parité géopolitique avec Washington. Depuis la crise ukrainienne, la militarisation de la politique étrangère russe et des relations entre la communauté euro-atlantique et la Russie s’est notamment exprimée dans le champ nucléaire (rhétorique, signaux nucléaires, nouvelles armes, etc.). Toutefois, contrairement à une idée largement répandue selon laquelle Moscou serait plus encline que jamais à faire usage du feu atomique, notre article défend la thèse que le redressement des forces armées conventionnelles de la Russie accrédite en réalité l’hypothèse d’un seuil d’emploi rehaussé. La consolidation de sa stature internationale passe également par l’élaboration d’une palette d’outils de puissance feutrée par la Russie. Tatiana Kastouéva-Jean, qui dirige le Centre Russie/nei à l’Institut français des relations internationales (Ifri, Paris), démontre comment, dès les années 2000, Moscou se dote de ses outils, principalement articulés autour de la culture et de la langue russes, et montre l’usage qu’elle en fait en priorité auprès de sa diaspora vivant dans le « proche étranger » de la Russie. L’Asie centrale postsoviétique occupe à cet égard une place de choix dans le projet de puissance entretenu par Moscou, qui y promeut un schéma d’intégration régionale placée sous sa houlette avec l’Union économique eurasiatique (uee). Comme l’analyse David Teurtrie, chargé de mission à Expertise France et chercheur associé au Centre de recherche Europes-Eurasie (Institut national des langues et civilisations orientales, Paris), la Russie perçoit cette construction eurasiatique comme un multiplicateur de puissance à l’échelle mondiale même si, à l’origine, l’intégration eurasiatique n’avait pas la faveur des élites russes. La scène Asie-Pacifique constitue un autre champ où l’on peut observer les efforts déployés par Moscou pour maintenir et élever son rang de puissance. Comme nous le rappelle Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique (Paris), ce « pivot oriental » russe ne doit cependant pas être exclusivement vu comme une conséquence de la crise des rapports stratégiques entre la Russie et la communauté euro-atlantique. Outre qu’il trouve ses racines dans les années 1990, il reflète la prise en compte par Moscou de « réalités géopolitiques et géoéconomiques marquées par le déplacement du centre de gravité des affaires internationales vers l’Asie ». Un peu à la manière du Moyen-Orient, la scène Asie-Pacifique est censée offrir à la Russie la possibilité d’éviter le déclassement stratégique que nombre d’observateurs occidentaux lui prédisent, avec néanmoins une chausse-trappe majeure : celle de devenir un partenaire minoritaire de la Chine.

La quête de souveraineté paraît indissociable de celle du statut de grande puissance que recherche le Kremlin. Cette souveraineté doit particulièrement s’exprimer vis-à-vis de l’Occident dans la mesure où, vu de Moscou, toute forme de dépendance à son égard – économique, technologique, financière, etc. – est perçue comme un facteur de vulnérabilité, surtout depuis la crise ukrainienne et l’adoption de sanctions par la communauté euro-atlantique. Si la possession de l’arme nucléaire garantit cette souveraineté, la Russie a aussi entrepris de construire un narratif associé qu’elle diffuse grâce à ses outils informationnels. Selon Tatiana Kastouéva-Jean, il s’agit tout autant pour le Kremlin de contester le leadership informationnel global des médias occidentaux que de « mettre en valeur l’altérité de la Russie, la légitimité de son action pour défendre ses intérêts et son rôle incontournable sur la scène internationale » à travers le déploiement d’un discours alternatif. Si les résultats de l’emploi de cette puissance douce peuvent paraître mitigés, il est en revanche bien un domaine dans lequel la Russie impressionne et, d’une certaine manière, excelle : le cyberespace. Marie-Gabrielle Bertan, doctorante au Centre de recherches et d’analyses géopolitiques de l’Université Paris 8, nous rappelle à ce propos que Moscou a identifié dès les années 1990 le cyberespace comme un enjeu stratégique. L’éclatement de l’affaire Snowden en 2013 ne fait que la conforter dans sa démarche d’atteindre la souveraineté numérique et informationnelle, ce qui passe notamment par une politique étatique de russification des logiciels et l’établissement de nouvelles normes. L’objectif est tout autant de conserver la maîtrise de l’information et de protéger les intérêts et les acteurs russes sur le plan intérieur, que de mettre les outils cyber au service du « déploiement d’une forme de soft power informationnel et culturel en dehors, désigné en russe par l’idée de Mâgkaâ sila » qui s’apparente à une forme de diplomatie publique.

La crise ukrainienne a catalysé un rééquilibrage des relations extérieures de la Russie entrepris en réalité dès 2012 avec le retour de Vladimir Poutine au Kremlin. Ce rééquilibrage s’est particulièrement incarné dans le vecteur asiatique de la politique étrangère russe évoqué par Isabelle Facon. La frustration éprouvée par Moscou à l’égard de la communauté euro-atlantique, dont la crise ukrainienne constitue le paroxysme, pousse en effet la Russie à s’arrimer plus solidement à l’espace asiatique, et à ne plus être une puissance européenne avec des dépendances en Asie. À la différence des Occidentaux, Pékin n’exige en effet pas de Moscou qu’elle s’aligne sur ses normes et valeurs afin de nouer un partenariat. Plus encore, le Kremlin trouve en la Chine un partenaire volontiers disponible pour parler le langage des sphères d’influence – un langage que refuse de lui tenir la communauté euro-atlantique – même si le différentiel de puissance entre les deux reste colossal, et en défaveur de la Russie. Le vecteur asiatique russe dispose en outre d’un volet économique censé compenser les dommages subis par les sanctions euro-atlantiques même si ces dernières peuvent dissuader certains partenaires asiatiques très dépendants de Washington, comme la Corée du Sud et le Japon, de s’aventurer plus avant sur le marché russe. À cet égard, Russes et Chinois sont parvenus avec un relatif succès à établir un partenariat dans le cadre de leurs projets géopolitiques respectifs : l’UEE et les Nouvelles routes de la soie. David Teurtrie nous rappelle ainsi que « le renforcement du rôle économique de l’Eurasie continentale, qui échappe largement au contrôle des puissances occidentales, contribue à l’émergence d’un monde multipolaire souhaité aussi bien par Moscou que par Pékin ». Enfin, d’après Isabelle Facon et David Teurtrie, le « pivot asiatique » de la Russie, tout comme son projet d’UEE, bien que subissant des contradictions internes, n’en ont pas moins acquis leur propre logique et semblent de plus en plus découplés des aléas des relations russo-occidentales.