Corps de l’article

Une huile sur toile de Paul Gauguin, intitulée « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » (1897), illustre la couverture de l’ouvrage recensé. Celui-ci présente comment les « grandes » religions ainsi que quelques autres traditions marginalisées ou considérées comme moins importantes, ou comme des « sagesses » (p. 32), appréhendent ces questions fondamentales. Cette nouvelle édition revue et augmentée d’un manuel publié pour la première fois en 2005 est parue alors qu’émergeaient des controverses autour de la conduite de Gauguin en Polynésie française, colonisée et catholicisée, auprès de ceux (et surtout celles) chez qui il avait fui la civilisation occidentale pour y trouver une inspiration et des valeurs autres que chrétiennes. Dans un contexte français généralement peu réceptif à ce type de polémiques, l’oeuvre en couverture n’a sûrement pas été choisie pour déconstruire l’exotisme et l’érotisme coloniaux de son artiste. Cette sélection s’explique mieux en raison de son titre et par ce que ce tableau représente d’une altérité religieuse telle que perçue d’un point de vue occidental. En ceci, un tel choix est cohérent avec la perspective de ce guide présenté comme « enraciné et citoyen » (quatrième de couverture) dont les contributions proposent un regard sur les « autres » religions.

Le titre annonce d’emblée la couleur : Les grandes religions. Regards historique et chrétien. Précisément, ce regard est catholique puisqu’est invoqué dans la préface « l’esprit de dialogue prescrit par le concile Vatican II » (p. 5). Cet ouvrage n’est donc pas destiné à accompagner des cursus universitaires en sciences religieuses, mais plutôt à préparer des catholiques à un dialogue interreligieux qui consiste premièrement à distinguer dans les autres religions les semina verbi (les semences du Verbe, comme expliqué en p. 37). Un tel regard est peu ancré à l’observation anthropologique contemporaine et aux questionnements les plus récents de la recherche à l’international. Ce point de vue catholique, qui a le mérite d’être explicite et assumé, se remarque jusque dans les détails. Ainsi, les dates sont données selon le système « avant » ou « après J.-C. » plutôt qu’en référence à « l’ère commune ». Le point de vue proposé suffit à « dépasser la simple curiosité du touriste » (p. 6), mais certainement pas à une pensée critique sur le fait religieux qui, au-delà d’une explicitation, exige aussi une remise en question de son propre regard, de sa positionalité et de ses préjugés.

L’ouvrage part en effet du présupposé que son lectorat, tout comme ses contributeurs et contributrices, sont catholiques et connaissent leur religion. Un retour au sommaire (p. 8 et 9) permet de le vérifier après le constat d’un saut étonnant du judaïsme à l’islam sans passer par le christianisme : après la préface (p. 5) et une très brève introduction (p. 6-7), l’ouvrage comporte six chapitres dont le premier porte sur l’universalité du fait religieux, les quatre suivants sur le judaïsme (chap. 2), l’islam (chap. 3), l’hindouisme (chap. 4) et le bouddhisme (chap. 5), et le dernier sur les nouvelles religiosités (chap. 6). Il n’y a donc aucun chapitre sur le christianisme, ce qui correspond à la visée exprimée dans la préface et l’introduction et ce qui disqualifie d’emblée ce manuel pour l’enseignement universitaire en sciences religieuses proprement dites. Le christianisme est ainsi soustrait au regard historique et critique.

Est-ce que, comme affirmé dans la préface, « l’anthropologie chrétienne échappe au mythe scientiste et aux dérives sociologiques » (p. 5) ? Même si elle s’en défend, elle n’est en tout cas pas exempte d’un vocabulaire dépréciatif à l’égard des autres traditions. Ainsi, dans la page d’introduction du chapitre sur l’hindouisme, non seulement les « habitants du sous-continent indien » sont réduits de façon homogène à l’hindouisme, sans égard pour la diversité religieuse indienne dans l’histoire et le présent, mais on souligne d’emblée les « coutumes tyranniques » d’un « ensemble complexe » qu’il est « difficile de présenter rationnellement et chronologiquement » (p. 119). C’est bien sûr un défi que d’aborder des millénaires de traditions multiples en si peu de pages, mais demander « comment la variété des options métaphysiques, incompatibles aux yeux d’un Occidental, n’a pas pulvérisé sa cohérence » (p. 125) démontre aussi une certaine condescendance. Ce chapitre comporte d’ailleurs des inexactitudes, comme la mention du « Samsa-Veda » [sic] dans la liste des quatre plus importants védas (p. 121 ; il s’agit du Sāma Veda). Il est aussi pour le moins problématique de mentionner la sati qui a « longtemps imposé aux veuves de rejoindre leur époux sur le bûcher funéraire » (p. 141) sans préciser ni que ce rite ne s’appliquait qu’aux femmes de certaines castes et dans certaines régions, ni la date de son abolition légale (en 1829, au Bengale).

Mises à part les « vahinés » aux seins nus peintes par Gauguin sur la couverture, les femmes sont peu présentes dans les chapitres. Exiger d’un ouvrage qui se réclame explicitement du catholicisme d’aborder de front la question du genre serait exagéré. On aurait tout de même pu attendre d’une édition révisée de 2018, un peu plus d’intégration des enjeux contemporains liés au statut des femmes et au féminin culturellement construit et théologiquement défini. Dans le chapitre sur le bouddhisme, il est question des moines (dans la section sur le courant hinayana, p. 168-169) mais pas des débats actuels qui entourent la pleine ordination des nonnes dans certains courants. Dans la section sur les « figures du divin » (p. 127-130) du chapitre sur l’hindouisme, les aspects féminins du divin ne sont pas évoqués alors que des théologies qui incorporent des déesses constituent l’une des caractéristiques qui distinguent l’hindouisme — ou du moins certaines de ses nombreuses expressions — de plusieurs des autres « grandes religions » présentées dans l’ouvrage. Une section sur « La condition de la femme » souligne son ambiguïté (p. 142) et le même accent plutôt négatif sur « le statut de la femme » se retrouve dans le chapitre sur l’islam (p. 100-101). On y lit que « [l]e Coran institue l’inégalité entre les sexes » (p. 100), avec la mention de la polygynie autorisée pour les hommes sans mention des restrictions qui s’y appliquent. Dans le chapitre sur l’hindouisme, la sélection de quatre poètes et mystiques (p. 143-145) n’inclut aucune compositrice alors que les exemples auraient été aussi pertinents que ceux choisis (Namalvar, Tukaram, Kabir et Rabindranath Tagore). On trouve cependant en fin de chapitre un entretien intéressant avec « une éminente indianiste », Madeleine Biardeau (1922-2010). Ses propos, repris d’une publication de 1976, sont convoqués pour évoquer « l’influence de ses recherches sur sa foi chrétienne » (p. 146-147).

Parmi les points forts de ce manuel, on soulignera un effort de mise à jour : les renvois à des ouvrages spécialisés à la fin de chaque chapitre, dans les sections intitulées « pour en savoir plus », datent de 2016 pour les plus récents. On y trouve des chronologies et des cartes géographiques utiles. Le glossaire (p. 202-206) répertorie plus d’une centaine de termes, avec des renvois aux chapitres où ils apparaissent plutôt qu’aux pages précises.

Par ailleurs, l’ouvrage est richement illustré. Comme souligné après l’introduction, « [l’]art permet souvent mieux que les mots d’ouvrir au sens du sacré » (p. 7). Les images rendent le livre très attrayant, même si elles n’ont pas toutes des légendes précises et complètes. Ainsi, on lit dans le chapitre sur le judaïsme (p. 43) un bref commentaire éclairant sur le tableau de Rembrandt intitulé « Le sacrifice d’Isaac », « qui synthétise le passage biblique Gn 22, 1-18 ». Ce même chapitre comporte heureusement aussi trois peintures par Marc Chagall, ce qui aide un peu à refléter un point de vue émique (généralement restant hors de propos dans la visée de ce manuel). En revanche, au chapitre suivant, sur l’islam, un détail d’un tableau représentant ce même thème (p. 115), peint par Le Caravage, n’est pas commenté, alors qu’il aurait été pertinent de souligner ici que, selon certaines perspectives musulmanes, Abraham sacrifie non pas Isaac, mais son autre fils, Ismaël.

La réédition de cet ouvrage a le mérite d’alimenter un marché francophone des publications à visée pédagogique au sujet des religions. Les manuels d’introduction au niveau universitaire y restent rares par rapport à ce qui est disponible en anglais. Pour faire ressortir le contraste avec l’ouvrage recensé, je mentionnerai ici brièvement deux ouvrages récents d’introduction aux « religions du monde », qu’on les qualifie de « grandes » ou non et avec tous les problèmes associés à cette terminologie. Ces ouvrages tiennent compte à la fois des développements les plus récents en recherche (histoire, anthropologie, sociologie, etc.) et des questions de société qui intéressent le plus un lectorat étudiant universitaire (aspects matériels des religions, éthique et choix de vie, globalisation et diasporas, fondamentalismes et terrorismes). La troisième édition, revue et augmentée, de Introduction to World Religions[1] est un premier exemple d’un ouvrage excellent pour l’enseignement universitaire. L’autre est Religion Matters : An Introduction to the World’s Religions[2]. Une version numérique de ce dernier est disponible, de même qu’un site complémentaire qui contient des activités pédagogiques plus interactives que le format des « questions » en fin de chapitre, quasi catéchétiques, qu’on trouve dans Les grandes religions. Regards historique et chrétien. D’autres ouvrages sur les religions du monde existent en français, mais, comme les ouvrages spécialisés, leur érudition les rend difficile à utiliser pour l’enseignement, même au niveau universitaire. La plupart de ceux qui sont parus il y a plus de dix ans présupposent une culture générale et religieuse désormais rare dans les auditoires. L’ouvrage recensé touchera donc de façon utile un lectorat catholique visant à se former au dialogue interreligieux ou à s’informer au sujet de quelques religions sans remettre en question son propre positionnement. En revanche, pour des cours d’introduction aux religions — y compris le christianisme dans toute sa diversité — un manuel de ce type, clairement structuré, richement illustré et accessible à un public étudiant contemporain reste à publier.