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Les historiens de la philosophie peuvent être amenés, en tant qu’historiens de la philosophie, à accomplir des opérations de diverses natures : lire des textes, recueillir des données historiques, parfois éditer des textes ou les traduire, et souvent produire eux-mêmes de nouveaux écrits, des livres, des articles, des entrées d’encyclopédie… Et lorsqu’ils créent des textes originaux, ils y font habituellement plusieurs choses différentes. Deux surtout, qui sont presque toujours étroitement imbriquées l’une dans l’autre. Ils élaborent, d’une part, des récits historiques, mettant en place des narrations diachroniques avec des rapports non seulement de succession, mais aussi de détermination, de causalité ou d’influence. On peut relater par exemple les circonstances dans lesquelles Thomas d’Aquin fut amené à écrire tel ouvrage, à défendre telle thèse ou à critiquer telle position doctrinale, et l’impact que cela eut par la suite sur ses successeurs, ses critiques, etc. Et ces récits historiques, bien entendu, sont eux-mêmes de diverses sortes.

Mais il y a aussi, et peut-être surtout, ce que j’appelle des reconstructions doctrinales. L’historien rapporte dans sa propre langue des contenus doctrinaux, comme des thèses ou des séries de thèses, des arguments ou des séquences d’arguments, qu’il attribue à un ou plusieurs auteurs du passé. Je parle de « reconstruction » à ce propos parce que l’historien, quand il ne se contente pas de citer ses auteurs, est toujours amené à reformuler les positions qu’il leur attribue, à sélectionner ce qui l’intéresse dans les textes qu’il étudie, à réorganiser le matériel doctrinal selon la démarche dans laquelle il est lui-même engagé, à privilégier certains aspects plutôt que d’autres, à insister sur des rapports logiques qui n’étaient pas évidents dans les textes originaux ni même pour leurs auteurs parfois. L’historien ne dit pas n’importe quoi, certes, mais quand il présente lui-même un contenu doctrinal dans son propre texte, dans sa propre langue et pour ses propres lecteurs, il reconstruit inévitablement le matériel dont il parle.

Plusieurs types de reconstructions doctrinales sont généralement tenus pour admissibles, depuis celles qui entendent demeurer le plus près possible du vocabulaire et des formulations des auteurs originaux jusqu’à celles qui veulent reformuler ou développer les thèses et les arguments de manière à en faire apparaître le plus possible la pertinence et l’intérêt pour la discussion philosophique actuelle. Richard Rorty parlait à ce propos de « reconstructions historiques » d’une part et de « reconstructions rationnelles » d’autre part[1], mais il y a un continuum entre les deux avec tous les degrés et toutes les nuances possibles. Et dans toutes ces formes de reconstructions, on peut distinguer de nouveau deux composantes : il y a ce que j’appellerai des reformulations, qui exposent dans un ordre nouveau les thèses et les arguments des auteurs originaux, et il y a aussi des explications métadiscursives, qui ont pour fonction d’éclairer ou d’évaluer la portée des thèses et des arguments ainsi reformulés en les prenant pour objets d’un discours de second ordre, par exemple en leur appliquant des étiquettes doctrinales que n’utilisaient pas les auteurs originaux (telle position de Guillaume d’Ockham, disons, est une forme de nominalisme), en procédant à l’analyse des rapports logiques entre les thèses (telle thèse découle de telle autre, ou la contredit), en comparant les positions en question à d’autres du même auteur ou d’auteurs différents (le nominalisme d’Ockham est plus radical que celui d’Abélard), en les évaluant (le nominalisme d’Ockham est défendu de façon rigoureuse, tel argument est faible, etc.), ou encore en dégageant certaines implications qui n’étaient pas explicites dans le texte original (telle position doit conduire à une forme de scepticisme, telle autre implique un rejet de l’idéalisme, etc.).

Bref, l’historien, quand il produit lui-même un texte nouveau, entremêle récits historiques et reconstructions doctrinales, et combine dans les reconstructions doctrinales des explications métadiscursives avec des reformulations. C’est sur ces dernières maintenant que je voudrais m’arrêter. Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent visait à les circonscrire de façon distinctive par rapport aux autres opérations que l’historien de la philosophie accomplit. Et je voudrais à propos de ces reformulations en histoire de la philosophie attirer l’attention sur ceci : elles relèvent en principe de ce que l’on appelle en grammaire le discours indirect.

Le bon usage de Grevisse, dans sa longue section sur les propositions subordonnées, définit ainsi le discours indirect :

Le discours (ou style) indirect rapporte les paroles prononcées, non plus en les faisant sortir de la bouche même de celui qui les a dites, mais indirectement, par le truchement du narrateur, qui en donne au lecteur ou à l’auditeur, non le texte, mais la substance ; c’est le discours raconté : [la dame au nez pointu répondit] QUE la terre était au premier occupant[2].

Et Grevisse d’expliquer que tantôt les propositions du discours indirect sont subordonnées par la conjonction que à un verbe déclaratif (A a dit que p, a soutenu que p, a expliqué que p, etc.) et tantôt, « pour plus de légèreté », dit-il, « elles se présentent comme indépendantes », sans le que de subordination, « le verbe dire étant implicitement contenu dans ce qui précède[3] ». Cette dernière façon de faire est ce que le grammairien appelle le « style indirect libre », fort pratiqué par les historiens de la philosophie, qui peuvent consacrer plusieurs pages à l’exposé d’une position de Jean Buridan, disons, sans mettre à tout moment « Buridan dit que », « Buridan affirme que », mais en laissant cette clause implicite. L’historien de la philosophie, qui présente des doctrines sans se contenter de citer les auteurs du passé et qui reformule leur pensée, donne ainsi dans le discours indirect, explicite ou libre. Il en ressort que s’interroger en général sur les conditions d’adéquation des reformulations en histoire de la philosophie revient pour une large part à s’interroger sur les conditions d’adéquation du discours indirect. Et puisque la reformulation est un élément essentiel de toute reconstruction doctrinale, on doit conclure que la sémantique du discours indirect est cruciale pour comprendre ce que font les historiens de la philosophie.

Or la notion clé pour la sémantique du discours indirect est, à ce qu’il me semble, la notion d’équivalence sémantique. Pour qu’un énoncé de forme « A a dit que p » soit adéquat, la clause p dans le discours du rapporteur doit être sémantiquement équivalente à un énoncé, ou une séquence d’énoncés, ou une partie d’énoncé, effectivement produit par le locuteur A. Or l’équivalence sémantique est multiforme ; il en existe en principe de multiples variantes.

La forme la plus rudimentaire est l’équivalence des valeurs de vérité : p et q sont sémantiquement équivalentes de ce point de vue si et seulement si elles ont la même valeur de vérité, toutes les deux vraies ou toutes les deux fausses. Cette forme d’équivalence est nécessaire au compte rendu en style indirect, mais elle n’est évidemment pas suffisante. Si Marie dit « le Soleil tourne autour de la Terre », je ne rapporte pas adéquatement son propos en disant : « Marie a dit que Québec est la capitale de l’Ontario », même si les deux énoncés ont la même valeur de vérité. Le discours indirect a besoin d’une équivalence sémantique plus forte.

Une candidate plausible, à première vue, est l’équivalence des conditions de vérité, l’équivalence vériconditionnelle. Si Marie me dit au téléphone depuis Toronto « le temps qu’il fait ici est magnifique », je peux adéquatement rapporter ses paroles à mon épouse, par exemple, en disant : « Marie dit qu’il fait très beau à Toronto », parce que les conditions de vérité de « le temps ici est magnifique », prononcé à Toronto, sont les mêmes que les conditions de vérité de « il fait très beau à Toronto », même si les mots ne sont pas littéralement identiques (pourvu, bien sûr, que le moment auquel il est fait référence soit le même). L’équivalence des conditions de vérité est donc beaucoup plus pertinente pour l’adéquation du discours indirect que la simple équivalence des valeurs de vérité et elle est souvent suffisante pour les énoncés contingents.

Elle ne l’est pas, cependant, pour les énoncés qui sont nécessairement vrais ou nécessairement faux, lesquels, justement, intéressent souvent les philosophes. Cela tient à ce que tous les énoncés nécessairement vrais ont les mêmes conditions de vérité : ils sont vrais dans toutes les circonstances possibles. Et tous les énoncés nécessairement faux, de même, ont les mêmes conditions de vérité : ils ne sont vrais dans aucune circonstance possible. Mais si Marie dit « 2 et 2 font 5 », je ne peux pas adéquatement rapporter ses paroles en disant : « Marie dit que 12 fois 12 font 5 », même si « 2 et 2 font 5 » et « 12 fois 12 font 5 » sont toutes les deux nécessairement fausses (supposons-le du moins aux fins de l’exemple) et ont, par conséquent, l’une et l’autre les mêmes conditions de vérité. Si donc l’équivalence vériconditionnelle suffit parfois pour l’adéquation du discours indirect, on a besoin aussi, particulièrement en histoire de la philosophie, d’une forme d’équivalence encore plus forte.

Quelle peut-elle être ? La piste à suivre est celle qui a été proposée par Rudolf Carnap avec son idée d’« isomorphisme intensionnel[4] ». Ce qu’il appelle ainsi est une forme d’équivalence sémantique plus forte — et même beaucoup plus forte — que l’équivalence vériconditionnelle. Deux énoncés, explique Carnap, sont intensionnellement isomorphes l’un à l’autre si et seulement si (1) ils ont la même structure syntaxique, et (2) chacun de leurs constituants élémentaires est strictement synonyme du composant correspondant dans l’autre énoncé. Ainsi entendu, il est clair que l’isomorphisme intensionnel est une condition suffisante pour l’adéquation du discours indirect. Si Marie dit en anglais « two plus three are five », je peux certainement rapporter ses paroles en français par l’énoncé : « Marie a dit que deux plus trois font cinq », dont la subordonnée a la même structure syntaxique que « two plus three are five » et des composants qui sont tous strictement synonymes des composants correspondants dans l’énoncé original. L’isomorphisme intensionnel, cependant, n’est pas une condition nécessaire pour le discours indirect. C’est une forme d’équivalence beaucoup trop forte pour qu’il soit plausible de la requérir dans tous les cas ; je peux rapporter adéquatement les propos de quelqu’un sans en conserver exactement la structure syntaxique.

Mais la voie qui est ouverte par l’idée de Carnap, c’est de prendre en considération non seulement les valeurs de vérité et les conditions de vérité des phrases, mais aussi la valeur sémantique de leurs termes. Or la valeur sémantique des termes peut, dans une optique inspirée de Guillaume d’Ockham, être analysée en deux éléments : la référence (ou l’extension) d’une part — les choses du monde auxquelles le terme s’applique — et les connotations d’autre part — les choses auxquelles le terme renvoie d’une manière « oblique » pour ainsi dire. Prenons un terme comme « cavalier ». Son extension est composée de toutes les choses du monde qui sont des cavaliers. Mais outre les cavaliers, le terme évoque « obliquement » d’autres entités, les chevaux en l’occurrence, qui ne sont pourtant pas des cavaliers. Ockham dirait que le terme « cavalier » connote les chevaux[5]. À tenir compte de ces propriétés sémantiques des termes en plus de celles des phrases, on ouvre la porte à une pluralité de nouvelles relations d’équivalence sémantique. Pour deux énoncés de structure logique comparable — une structure sujet-prédicat, disons — on pourra avoir notamment :

  • équivalence des conditions de vérité (le minimum requis, comme on l’a vu, pour le discours indirect) ;

  • équivalence des conditions de vérité avec équivalence référentielle des termes sujets seulement ;

  • équivalence des conditions de vérité avec équivalence référentielle des sujets et des prédicats ;

  • équivalence des conditions de vérité avec équivalence référentielle et connotative des sujets seulement ;

  • équivalence des conditions de vérité avec équivalence référentielle et connotative des sujets et des prédicats (ce qui correspond à l’isomorphisme intensionnel de Carnap).

Cela nous donne déjà au moins cinq formes d’équivalence sémantique distinctes susceptibles d’être pertinentes pour le discours indirect. L’idée que je veux proposer est que selon les contextes, chacune d’elles peut donner lieu à un compte rendu adéquat. Si Marie dit « le maître d’Aristote est l’auteur du Ménon », je peux selon les contextes rapporter adéquatement ses paroles en disant : « Marie dit que Le Ménon a été écrit par Platon », ou « Marie dit que Platon a écrit le dialogue qui s’appelle Le Ménon », ou « Marie dit que le maître d’Aristote a écrit le dialogue qui s’appelle Le Ménon », et ainsi de suite. Il y a, en d’autres mots, une pluralité acceptable de comptes rendus indirects des paroles de quelqu’un qui correspond à la pluralité des sortes d’équivalence sémantique pertinentes pour le discours indirect. Laquelle est admissible ou préférable dans tel ou tel cas dépend du contexte du compte rendu et notamment du projet qui est alors celui du rapporteur, des questions qu’il se pose et de ce qu’il veut mettre en évidence. L’équivalence pertinente pourra varier, par exemple, selon que le rapporteur veut répondre à la question « qui est l’auteur du Ménon selon Marie ? » ou à la question « qu’est-ce que Platon a écrit selon Marie ? », et selon qu’il veut insister ou non sur le fait que Marie a explicitement évoqué Aristote dans sa phrase.

Encore n’ai-je identifié ici, pour faire bref, que quelques-unes des formes d’équivalence sémantique qui pourraient être pertinentes. Il y en a en fait beaucoup plus. On peut repérer d’abord plusieurs connotations distinctes pour un même terme, en particulier s’il est complexe. Une expression comme « l’extraordinaire maître d’Aristote », par exemple, équivaut référentiellement au nom propre « Platon », mais elle connote de diverses façons l’enseignement de Platon (par le mot « maître »), son élève Aristote (par le mot « Aristote ») et l’admiration du locuteur (par le mot « extraordinaire »). On peut donc avoir des relations d’équivalence sémantique distinctes et plus ou moins fortes selon que l’on prend en considération toutes ces connotations à la fois ou certaines d’entre elles seulement. Et des énoncés de structure syntaxique différente, en plus, peuvent entretenir entre eux diverses autres formes d’équivalence sémantique. Me référant au même énoncé de Marie, je peux dire par exemple : « Marie dit que celui qui a écrit Le Ménon n’est autre que celui dont Aristote avait suivi l’enseignement », qui comporte pourtant une négation et deux propositions relatives qui étaient absentes de la phrase produite par Marie elle-même.

Je tire de cela deux conclusions :

  1. Il y a en histoire de la philosophie, comme pour le discours indirect en général, plusieurs reformulations acceptables d’un même discours original selon le type d’équivalence sémantique qui est privilégié par l’historien dans son propre contexte.

  2. Une théorie systématique des formes d’équivalence sémantique possibles — que j’ai à peine esquissée ici, bien entendu — doit constituer en principe une composante nécessaire d’une théorie de la reconstruction doctrinale en histoire de la philosophie, un élément essentiel, donc, pour comprendre la pratique même des historiens de la philosophie.