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La mondialisation de nos économies, marquée par une circulation élargie et intensifiée des marchandises, des hommes et des capitaux, met désormais en concurrence les territoires nationaux et leurs entreprises qu’il s’agisse d’attirer capitaux, investissements ou compétences à même de renforcer leur force économique et leur attractivité. Les pays occidentaux entrent ainsi en compétition entre eux pour attirer les immigrants qualifiés, ceux détenant un diplôme d’études supérieures ou une formation spécialisée, qu’ils viennent des pays développés ou en développement (Cerdin, Diné and Brewster, 2014; Chaloff & Lemaître, 2009). Ces travailleurs qualifiés sont souvent issus de ce qu’on appelle la nouvelle classe moyenne. Ils sont à la recherche d’aventures ou de conditions de vie et de travail différentes, n’hésitant pas à quitter leur pays pour chercher une vie meilleure ailleurs (Nedelcu, 2009; Portes et Rumbaut, 1996). Ces immigrants qualifiés font l’objet d’une attention particulière de la part des entreprises comme des pays occidentaux qui cherchent à les recruter, sachant qu’ils disposent de la faculté d’aller tenter leur chance ailleurs si leur insertion échoue ou, simplement, se révèle décevante à l’expérience (McLeod, Henderson & Bryant, 2010; Nedelcu, 2009).

Cette faculté qu’ont ces immigrants qualifiés d’envisager de nouvelles mobilités, dans l’hypothèse où leur intégration professionnelle et sociale ne répondrait pas à leurs attentes, fait d’eux des révélateurs particulièrement intéressant à suivre pour évaluer l’impact des entreprises et du contexte national dans lequel elles oeuvrent sur la réussite ou l’échec de leurs projets. Sans ignorer le sort moins favorable que peuvent connaître bien d’autres immigrants dotés d’une expérience et d’une qualification avérée dans leur pays d’origine, nous nous intéresserons au parcours de ceux qui ont réussi à surmonter les obstacles qui ne manquent pas de se présenter devant eux, particulièrement ceux qu’ils rencontrent au sein des entreprises. Notre recherche est exploratoire, elle vise à examiner le rôle des entreprises dans l’intégration réussie des immigrants qualifiés à travers la comparaison des parcours suivis dans deux pays différents, la France et le Québec. Nous cherchons à mettre au jour les exigences posées par les entreprises pour que les immigrants soient embauchés et s’intègrent bien dans les entreprises de ces deux sociétés.

Ce qui ressort en particulier de notre enquête, et qui distinguent les deux sociétés, sont les différences dans l’appréciation du diplôme lors du recrutement et dans la mise à l’épreuve des compétences techniques et sociales des immigrants dans leur travail au sein de l’entreprise. Cette mise à l’épreuve teste la capacité des nouveaux arrivants à remplir les exigences posées localement pour se faire reconnaître et accepter de leur environnement de travail. Nous montrerons dans quelle mesure ces mises à l’épreuve, dont rend compte leur récit, obéissent à des idiosyncrasies locales différentes dans chacun des deux contextes analysés. Tandis qu’est davantage évaluée en France la capacité du migrant à se montrer autonome dans son travail et à la hauteur du statut sur lequel il a été recruté, c’est l’addition de ses compétences sociales (capacité de communication, d’entrer en relations, etc.) et de ses compétences techniques, qui sera testée au Québec.

Le présent texte est organisé en quatre sections. Une première section fait une revue de littérature sur le rôle de l’entreprise dans l’intégration des immigrants qualifiés. Une seconde section justifie le choix d’une méthodologie comparative et celui d’une comparaison entre les agglomérations franciliennes et montréalaises. Une troisième section présente les premiers résultats de notre recherche concernant le rôle du diplôme et de la mise à l’épreuve des compétences dans les entreprises des deux sociétés. Dans la dernière section, nous présentons les contributions de notre recherche ainsi que les limites qu’elle contient.

Revue de littérature

La littérature existante sur l’intégration économique des immigrants porte principalement sur les immigrants peu qualifiés (van Riemsdijk et al., 2016; Al Ariss et al., 2012 ). Elle met principalement l’accent sur l’importance des obstacles réglementaires et sociaux auxquels ceux-ci se heurtent. Le sort réservé à ces immigrants sera naturellement largement conditionné par la situation du marché du travail dans le pays d’arrivée et par la capacité des immigrants à répondre à ses besoins. Leur réussite économique sera aussi soumise aux législations et réglementations locales qui faciliteront ou, au contraire, bloqueront, ces migrations professionnelles. Elle concerne la plupart du temps les immigrants venant des pays en développement (Al Ariss & Crowley-Henry, 2013).

L’intégration professionnelle des immigrants a, également, beaucoup à voir avec les profils des immigrants, notamment leur qualification, le caractère reconnu ou non des diplômes acquis dans leur pays d’origine ou de l’accès qu’ils peuvent avoir, ou non, à un réseau social local propre à les aider au moment critique de leur arrivée (Safi, 2006; Piché et al. 2002; Portes & Rumbaut, 2014).

La littérature en management a jusqu’ici négligé le cas des immigrants qualifiés, et davantage encore celui des immigrants qualifiés en provenance des pays en développement. Al Ariss et al. (2012) proposent de s’intéresser, au-delà des dimensions individuelles et institutionnelles classiquement étudiées, aux dimensions méso-organisationnelles qui, tels les lieux de travail des immigrants qualifiés, participent à la socialisation et à l’intégration de ces derniers. Le rôle de l’entreprise dans l’intégration des immigrants qualifiés (Guo et al Ariss, 2015) reste peu étudié en dépit de quelques recherches récentes sur le sujet (Rajendran et al., 2017; Lai et al., 2017; van Riemsdijk et al., 2016).

Cerdin et al. (2014) cherchent à cerner les facteurs qui favorisent l’intégration économique des immigrants qualifiés dans leur pays d’accueil. Ils identifient les politiques d’intégration des entreprises comme une variable modératrice dans la relation qu’ils ont établie entre la motivation à émigrer dans un pays et la qualité de l’intégration dans cette société et son monde du travail. Ainsi, selon eux, ceux qui rêvent d’immigrer dans un pays, et qui finissent par le faire, ont plus de chances de bien s’intégrer que ceux qui immigrent par nécessité (fuyant l’oppression d’un régime ou la guerre par exemple). L’action des entreprises en matière d’intégration renforcera selon eux cette relation : « Les immigrants qualifiés qui se sentent soutenus par leurs organisations seront probablement plus motivés à s’intégrer que ceux qui se sentent seuls face au processus d’intégration. » (p.161, notre traduction).

Dans leur recherche, van Riemsdijk et al. (2016) examinent les initiatives mises en avant par les entreprises norvégiennes de l’industrie du pétrole pour intégrer les immigrants qualifiés qu’ils embauchent. Ils examinent plus particulièrement les initiatives visant la transmission de la culture de travail norvégienne ainsi que les normes et les valeurs du pays, des initiatives comme les cours de langue, l’organisation d’événements sociaux, la désignation d’un collègue ami pour tout nouvel immigrant.

De leur côté, Rajendran et al. (2017) ont examiné en Australie les expériences vécues par des immigrants qualifiés. Ils ont dégagé les facteurs formels comme informels favorisant l’intégration dans les lieux de travail dans les entreprises australiennes de même que ceux empêchant une bonne intégration. En ce qui concerne les facteurs formels favorisant une bonne intégration, ils notent la création de programme d’initiation explicitant les normes organisationnelles concernant le lieu de travail, la création de comités diversité, le développement de compétences clé, etc. Du côté des facteurs informels, ils identifient en particulier le mentorat qu’il vienne d’un employé ou d’un superviseur empathique.

Lai et al. (2017), dans leur étude auprès d’immigrants qualifiés et d’employeurs en Alberta (Canada), s’intéressent aux aspects plus informels et intangibles des milieux de travail, comme la culture de travail, ses normes et ses règles (écrites comme non écrites) et les comportements attendus mais jamais explicités (à propos du travail en équipe, de la prise de parole dans les réunions, de la gestion de conflit, etc.). Ils examinent plus particulièrement la façon dont les entreprises s’y prennent pour rendre ces éléments informels et intangibles plus explicites pour les immigrants qualifiés et, ainsi, faciliter leur intégration : formation à l’interne ou à l’externe, mentorat, etc. Ils identifient aussi les stratégies utilisées par les immigrants qualifiés pour s’approprier la culture de travail dans leur nouveau pays : participation à des événements sociaux (potluck) à l’interne, recherche d’informations sur internet, recherche de stage, etc.

Notre recherche s’inscrit dans ce courant qui vise à identifier les pratiques des entreprises pour aider à l’intégration des immigrants qualifiés dans leurs entreprises et les stratégies utilisées par ces immigrants pour s’intégrer dans ces milieux de travail. Nos entretiens, réalisés dans deux contextes nationaux, la France et le Québec, ont, eux aussi, identifié nombre des pratiques formelles et informelles identifiées dans la littérature. La valeur ajoutée de la comparaison internationale est de montrer comment des dimensions, déjà identifiées dans différents terrains nationaux, exercent des influences à la fois significatives et différentes sur la réussite de l’intégration des immigrants. Nous abordons dans cet article deux d’entre elles : le rôle du diplôme dans le recrutement et celui de la mise à l’épreuve des compétences des immigrants qualifiés en entreprise. Ces deux dimensions sont reconnues dans la littérature comme des enjeux importants (reconnaissance des diplômes, compétences/expériences locales, etc.) touchant les immigrants qualifiés (Chaloff et Lemaître, 2009; Guo et al Ariss, 2015). Les entreprises ont des exigences en ces matières et il est important de les identifier et de les examiner. Dans notre enquête, il ressort fortement que ces deux éléments – le diplôme et la mise à l’épreuve des compétences – étaient compris et vécus différemment dans les deux contextes nationaux que nous avons examinés. Les immigrants qualifiés doivent donc s’ajuster à chacun de ces contextes nationaux. C’est ce que nous examinerons dans la suite de ce texte.

Méthodologie

La comparaison internationale

L’adoption d’une démarche comparative entre deux contextes différents d’arrivée nous a semblé féconde pour explorer, dans une perspective heuristique, l’impact du rôle des entreprises sur les parcours d’intégration des travailleurs immigrants. La comparaison internationale, à travers l’analyse des « différences-ressemblances » entre les contextes étudiés, permet de faire émerger le poids d’éléments structurels et transversaux dont l’influence aurait pu, dans un seul contexte, passer inaperçue (Vigour, 2005). Cette démarche comparative est donc particulièrement adaptée à notre objet de recherche qui cherche à faire émerger certains facteurs plus ou moins favorables à l’intégration réussie d’immigrants qualifiés.

La comparaison internationale permet aussi d’interroger l’équivalence du contenu et des significations donnés dans chaque contexte aux catégories (Vigour 2005, p. 235), telle la qualification ou le diplôme, identifiées classiquement comme pertinentes pour analyser des dynamiques professionnelles. La question posée n’est pas seulement, en effet, celle de savoir si la qualification augmente différemment les chances de trouver un emploi dans le pays A que dans le pays B mais aussi celle de savoir ce qui est entendu par qualification dans chaque contexte et comment cette dimension interfère avec les choix des recruteurs.

Une comparaison franco-québécoise

Le choix des métropoles montréalaise et parisienne comme terrains d’analyse se justifie par l’importance de la présence de la population ciblée et des emplois qu’ils visent mais aussi par l’existence reconnue de différences sociétales touchant à la fois les politiques publiques et les pratiques gestionnaires des entreprises.

Il s’agit des deux plus importantes métropoles francophones au monde au sein desquelles il est légitime de comparer les parcours suivis par des immigrants qui, pour nombre d’entre eux, ont pu se demander, à un moment donné, laquelle de ces deux destinations prometteuses leur conviendrait le mieux ou optimiserait leurs chances d’intégration professionnelle et sociale. Certains des immigrants interrogés sont d’ailleurs passé d’un pays à l’autre. Des communautés de même origine ethnique sont présentes dans l’agglomération montréalaise comme dans l’agglomération parisienne. Il est donc possible de construire des échantillons comparables.

On sait d’autre part que les logiques sociales influençant le fonctionnement des organisations en France et au Québec sont largement différentes comme l’ont montré de multiples travaux (Barmeyer, 2007; Segal, 1991, 1998; Dupuis, 2005, 2014; Dupuis et Dugré, 2008). Par ailleurs, les politiques d’intégration des immigrants de ces deux sociétés sont clairement différenciées, la France ayant une politique assimilationniste (Safi, 2006) et le Québec une politique interculturaliste (Bouchard, 2012). Il est donc pertinent de penser que ces différences influencent l’intégration professionnelle et sociale de populations comparables d’immigrants qualifiés.

Parmi les recherches comparatives franco-québécoises portant sur la question de l’immigration (Reitz et al., 2017; Potvin et al., 2007; Vatz Laaroussi, 2001), nous n’avons identifié qu’une seule d’entre elles portant sur l’intégration de ce que nous appelons des immigrants qualifiés et que les chercheurs de cette recherche, Berthet et Poirier (2000), appellent les immigrants aisés. Les auteurs concluent que les immigrants aisés des deux entités comparées, une banlieue de Bordeaux (Mérignac) et une de Montréal (Brossard), ont, les uns comme les autres, réussi leur intégration sociale et politique bien que soient différentes dans les deux pays les politiques d’intégration nationales et locales. L’intégration de ces immigrants qu’ils examinent se situe sur le terrain social et politique et non pas, dans les entreprises, comme nous le faisons.

Recueil des données

Nous avons recruté des immigrants qualifiés qui avaient réussi leur intégration professionnelle dans leur nouveau pays d’accueil, soit la France et le Québec. Notre définition de la réussite est déterminée, comme dans d’autres recherches (Misiorowska, 2016; Cerdin et al. 2014; Huddleston et Tjaden, 2012), par les immigrants qui soutiennent avoir réussi leur intégration professionnelle. C’est leur perception donc qui sert de critère ici pour définir la réussite.

Nous avons recruté nos enquêtés par courriel en nous appuyant sur les réseaux de nos anciens étudiants et sur ceux de dirigeants avec qui nous avions établi des contacts par le passé dans le cadre de nos activités (formations, colloques, interventions, …). Notre échantillonnage en est donc un de convenance que nous avons constitué selon la technique boule de neige. Nous avons choisi de cibler diverses communautés dans chaque pays pour enrichir notre échantillon. Nos enquêtés proviennent de différentes communautés culturelles présentes à la fois dans les deux métropoles. Nous avons retenu les communautés d’Afrique de l’Ouest, de Chine et de l’Afrique du Nord pour cette raison. Pour chaque ville, nous avons aussi ajouté une autre importante communauté, soit la communauté latino-américaine pour Montréal et la communauté est-européenne pour Paris. Ces deux communautés ont comme particularité de regrouper des pays aux conditions économiques, sociales ou politiques incertaines qui encouragent la migration d’une part importante de leur population vers des pays plus développés économiquement et plus stables politiquement et socialement. Finalement, nous avons retenu la communauté française pour le Québec et la communauté québécoise pour la France qui permettait une comparaison avec une population connaissant les deux sociétés. Cette diversification ethnique de notre échantillon vise à produire une diversification sectorielle et sociale des trajectoires que nous analysons. Elle n’a pas pour objet de comparer les réussites des projets d’intégration des membres de ces communautés. Par contre, le choix de communautés de même origine nous permet de « contrôler les variations » et « de minimiser les différences » (Vigour, 2005 : 172) entre nos deux échantillons.

Nous avons retenu 42 entretiens, 18 à Paris et 24 à Montréal, qui correspondaient à la population qualifiée ciblée (voir les tableaux 1 et 2). Il y a 26 femmes et 16 hommes d’âge varié, majoritairement entre 30 et 45 ans, et ils résident dans leur pays d’accueil depuis un minimum de 2 ans à quelques exceptions près. Les 42 entretiens, d’une durée de 60 à 90 minutes, portent sur leur intégration professionnelle et sociale en passant par les raisons qui les ont amenés à immigrer, les conditions dans laquelle cette immigration s’est faite et l’évaluation qu’ils font de leur intégration professionnelle en tant qu’immigrant. Dans notre grille d’entretien, nous insistons particulièrement sur leurs parcours au sein des entreprises : leur recrutement, leur intégration (accompagnement ou non, formation ou non, etc.), leur évolution au sein de l’entreprise (stagnation ou promotion), leurs relations avec la direction et les autres employés, etc.

L’analyse des données

L’analyse des entretiens s’est attachée à analyser les exigences locales des entreprises auxquelles devaient satisfaire ces immigrants pour se faire reconnaître et accepter dans leur milieu de travail et, plus largement, à comparer leurs expériences dans chacun des contextes étudiés. La présence dans notre échantillon d’immigrants non français venus au Québec depuis la France, ainsi que d’immigrants français et québécois, ayant donc fait l’expérience de chacun des mondes professionnels que nous comparons, nous a offert l’opportunité de conforter les résultats dégagés à partir des données du reste de notre échantillon.

Deux contextes, deux mondes

Les motivations initiales de nos immigrants, ceux de Paris et de Montréal, ne se distinguent pas particulièrement au départ. Certains, venus au départ pour étudier, ont envisagé prolonger l’expérience. D’autres, les plus nombreux sont venus clairement pour améliorer leur sort, surtout sur le plan professionnel mais aussi sur le plan social et/ou politique. Tous considèrent avoir réussi leur intégration professionnelle, de manière satisfaisante ou très satisfaisante, bien qu’un grand nombre ait rencontré les difficultés classiquement répertoriées : CV envoyés qui ne reçoivent jamais de réponse, difficulté à obtenir des rendez-vous, diplômes qui ne sont pas reconnus par les employeurs, sentiment d’être victime de discrimination (embauche, promotion), expérience de travail antérieure qui n’est pas reconnue, etc. Ils n’ont pas tous vécu l’ensemble de ces situations, ni ne les ont vécues toujours de la même façon. Par exemple, ceux qui sont venus comme étudiants, en France comme au Québec, n’ont pas eu de difficultés à faire reconnaitre leurs compétences grâce aux diplômes acquis dans leur pays d’accueil. Par contre, ils ont pu rencontrer d’autres obstacles : difficulté à trouver un stage en entreprise ou à évoluer favorablement dans leur entreprise. Ceux qui sont venus par l’expatriation ou l’immigration volontaire ont parfois dû patienter, et faire des petits boulots en attendant, ou prendre le temps d’apprendre le français, avant de trouver un emploi à la hauteur de leurs compétences et de leurs aspirations. Il leur a même fallu parfois se reconvertir, certains le désiraient dès le départ, ou refaire une formation diplômante locale. Quelques-uns sont venus avec une offre d’emploi en poche.

Ajouter un diplôme local au diplôme acquis dans le pays d’origine apparait comme une exigence particulièrement forte en France. Cette exigence est d’abord celle des employeurs français, plus sensibles que leurs homologues québécois à cette dimension d’un CV. Les immigrants de notre échantillon français l’ont parfaitement compris (8 sur 11[1]) qui l’intègrent à leur stratégie, en quête de crédibilité mais aussi de réseaux auxquels les plus réputés de ces diplômes donnent accès. En fait, la réputation du diplôme et de l’établissement qui le délivre tient aux stages de qualité que peuvent obtenir les étudiants à l’aide de ces réseaux, stages extrêmement valorisés par les employeurs en France (Lazuech, 2000). Les immigrants de notre échantillon québécois sont moitié moins nombreux (7sur 21) à avoir eu besoin de passer un diplôme local avant d’accéder à leur emploi. Il semble, par ailleurs, que les employeurs québécois soient moins sensibles qu’en France au prestige social reconnu à ces diplômes. De plus, les stages en entreprises d’étudiants ne sont pas très répandus au Québec contrairement à ce qui existe en France. Par ailleurs, le fait qu’un immigrant ait suivi une formation locale sera regardé comme un élément favorable dans une perspective d’apprentissage de la langue et des codes sociaux québécois.

Au-delà du diplôme, c’est aussi la façon dont nos immigrants ont dû s’y prendre, à Montréal et à Paris, pour s’intégrer au marché du travail et dans le monde de l’entreprise, qui différencie nos deux échantillons, de même que les pratiques d’entreprises dans les deux pays. C’est ce que nous explorerons dans le reste du texte en nous appuyant sur quelques cas choisis qui illustrent de façon éclairante ces deux contextes. Ceci nous conduira à montrer comment se conjuguent, dans chacun des deux contextes d’arrivée que nous comparons, des logiques économiques et culturelles que les immigrants qualifiés doivent d’abord identifier puis prendre en compte pour maximiser leurs chances de réussite.

S’intégrer dans les entreprises françaises

Nous décrivons, d’abord, les trajectoires suivies par quatre de nos enquêtés, une Sénégalaise, un Égyptien, une Albanaise et un Chinois, dont les parcours illustrent bien les tendances que nous dégageons de l’exploitation de nos données. Puis, dans un second temps, nous proposerons une interprétation sociologique de nos données montrant comment, ces quatre trajectoires rendent bien compte du caractère assez limité des initiatives prises par les entreprises françaises en direction des immigrants qualifiés qu’elles recrutent et des exigences singulières que doivent remplir les immigrants pour réussir pleinement leur intégration dans le contexte social français.

Tableau 1

Participants Montréal

Participants Montréal

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Tableau 2

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Amina

Amina est née au Sénégal dans une famille aisée. Elle y suit dans un établissement privé catholique une scolarité brillante qui lui donne accès à une bourse d’excellence pour poursuivre des études supérieures en France. Elle intègre une bonne école d’ingénieur du secteur des Télécoms. Au terme de sa dernière année en alternance, elle obtient, non sans difficulté, un contrat de travail et se voit confier, en dépit de son jeune âge et de son inexpérience, une succession de poste à responsabilité en Afrique où l’opérateur français souhaite renforcer son implantation. Elle semble y avoir fait les preuves de son talent. Cependant, revenue en France pour y suivre son mari français, elle réalise que sa marge de progression professionnelle au sein d’une entreprise regorgeant de diplômés issus des meilleures grandes écoles françaises, est considérablement freinée par le caractère moins prestigieux de son propre diplôme. Bien qu’en charge de responsabilités conséquentes, elle constate que ni son grade ni son salaire n’évoluent en conséquence. Cumulant, dit-elle, les handicaps d’être à la fois noire, femme, jeune, musulmane et issue d’une école n’appartenant pas à l’élite, elle comprend qu’aucune évolution professionnelle ne s’ouvre devant elle aussi longtemps qu’elle ne sera pas partie chercher fortune ailleurs. Faute de disposer d’un réseau social performant, elle peine à trouver ailleurs en France un emploi correspondant à ses compétences et à ses ambitions. Ceci la conduit à conclure qu’elle doit faire une grande école. Ayant candidaté à Harvard, elle a la bonne surprise d’être acceptée. Venue négocier une mise en disponibilité temporaire auprès de sa DRH, celle-là même qui l’avait engagée précédemment à chercher fortune ailleurs, Amina s’entend dire crûment : « Pourquoi vous ne me l’avez pas dit ! Appelez Harvard ! Dite leur que vous restez là ! ».

Une fois diplômée d’Harvard, Amina hésite à revenir en France. Elle finit par s’y résoudre à la demande de son conjoint français. Elle est aussitôt recrutée dans un cabinet international de recrutement où elle a pour collègues des consultants, anciens d’Harvard ou issus du gratin des grandes écoles françaises. « Il ne faut pas, dit-elle, accepter d’être défini par ses origines. Je n’ai pas fait la bonne école ? J’ai fait un MBA ! Ici ce qui efface le caractère d’immigré, c’est le diplôme. Moi, avec mon diplôme d’ingénieur, on me voyait encore comme une Sénégalaise. Maintenant on me voit comme quelqu’un qui a fait Harvard ! ».

Mounir

Mounir, doté d’une maîtrise de l’université française d’Egypte, exerçait un emploi de technico-commercial dans une multinationale américaine du secteur digital qui lui assurait une vie confortable. Souhaitant se développer davantage au plan professionnel et s’inquiétant des perspectives d’avenir s’offrant à lui dans un contexte économique difficile, Mounir décide de compléter sa formation en France et de tester sur place la possibilité d’élargir son horizon professionnel. Il trouve sa voie en suivant des études complémentaires en contrôle de gestion, d’abord à l’université puis dans une des meilleures écoles françaises (ESCP Europe) dont il a compris qu’elle améliorerait substantiellement ses chances d’insertion au niveau professionnel espéré. « Le réseau et le CV ! Si tu n’as pas de réseau, soigne ton CV ! ». Mounir, une fois diplômé, enchaîne deux stages, proposés par les anciens de son école. Le second débouche, grâce au soutien de son hiérarchique direct sur un CDD d’un an. Dans l’intervalle, Mounir, en quête d’un emploi plus durable, multiplie sans succès les candidatures. Cette période est difficile. L’offre tant attendue finit au bout d’une année par arriver. Mounir intègre la filiale d’un grand groupe industriel au sein de laquelle son intégration est rapide, en particulier grâce à la valeur ajoutée de ses compétences informatiques qui lui permettent d’être à la fois rapide et proactif. Dans le même temps, sa posture modeste et la curiosité qu’il manifeste à l’égard des usages et des codes locaux facilitent son intégration. Sa recette : « Afficher sa volonté d’apprendre davantage tout en montrant ses compétences, y compris celles qui n’ont pas encore été identifiées par votre environnement ». Mounir gagne ainsi la confiance de ses collègues et de ses supérieurs auprès desquels, se considérant toujours en perfectionnement de son nouveau métier, il se satisfait d’apprendre et mettre en oeuvre de nouvelles compétences. Contrairement à Amina, ayant choisi de prendre le large pour franchir le plafond de verre qui limitait sa progression, Mounir entend, sans exclure d’accepter une offre extérieure plus prometteuse si elle se présente, continuer à jouer la carte de l’intégration dans un groupe industriel qui, jusqu’ici, l’a bien accompagné dans sa progression.

Amina et Mounir étaient au départ, en tant qu’étrangers, dépourvus de réseau social susceptible de les aider à trouver un emploi en accord avec leurs aspirations. Ils étaient, à l’inverse, très fortement exposés à rencontrer difficultés et désillusions lors de leur entrée sur le marché du travail français. Bien d’autres, dans les mêmes conditions, auraient pu ne jamais parvenir à concrétiser les ambitions élevées assumées très tôt par nos deux personnages. Les cousines d’Amina, moins bien intégrées qu’elle aussi bien socialement que professionnellement, la perçoivent désormais devenue à ce point une « française » qu’elle leur est désormais « étrangère ».

Leurs profils présentent plusieurs points communs : ils sont tous les deux ambitieux, compétents, confiants en leurs capacités et capables de les démontrer sur le terrain. En rejoignant de grands groupes du CAC 40, ils assument de se trouver en compétition avec des salariés français possédant des profils comparables aux leurs. Leurs parcours se distinguent puisque l’un, Mounir, persiste dans sa voie initiale tandis que l’autre, Amina, choisit de sortir du système pour mieux en contourner les obstacles.

Mounir, bien conseillé, a su anticiper la nécessité d’avoir un diplôme hautement valorisé pour, dit-il, « sortir du lot dans la pile de CV ». Travaillant dans une filiale « à taille humaine », il bénéficie sans doute d’un environnement porteur dans lequel ses compétences sont mieux identifiables qu’au siège. Sa réussite doit d’abord à ses mérites mais il a aussi la chance d’avoir une hiérarchie bienveillante qui joue pleinement son rôle de développeur.

Nanda

Nanda, jeune Albanaise réfugiée arrivée en France à l’âge de 18 ans sans parler la langue est un autre exemple de persévérance récompensée par une trajectoire professionnelle réussie. Aujourd’hui ingénieur sécurité dans un établissement public, elle a su, tout d’abord, choisir la formation adéquate y donnant accès. Elle a eu la chance, ensuite, d’obtenir un stage chez son futur employeur pendant lequel elle a su faire ses preuves et montrer son potentiel. Une fois recrutée localement sur un poste contractuel, elle a su réussir les concours externes donnant accès au poste qu’elle occupe aujourd’hui. Nanda, comme Mounir, a su, à chaque étape de son parcours, écouter les conseils pertinents d’un environnement humain motivé à l’aider, séduit par son ouverture d’esprit et par sa personnalité attachante, aussi sympathique que volontaire. Ce mentorat, exercé par des collègues guidés par des motivations humanistes, agissant à titre personnel plutôt qu’au nom de l’entreprise, a joué, pour Nanda comme pour d’autres immigrants de notre échantillon (Delina, Marzhan, Jeanne), un rôle majeur dans son apprentissage des attentes à son égard au sein du monde professionnel français. Ce soutien lui a aussi donné accès aux réseaux professionnels qui, comme immigrante, lui faisaient initialement cruellement défaut. L’organisation française qui emploie ce migrant n’apparaît pas partie prenante de cet accompagnement qui relève généralement de l’initiative personnelle d’individus bienveillants (Alter, 2011). 

Chen

Chen, à l’exemple d’Amina, habité par le sentiment de plafonner dans son entreprise, cherche une voie pour contourner les obstacles qui freinent sa progression. Amina la trouve en assumant le coût et le risque de sortir d’un système au sein duquel son statut social, quelles que soient ses compétences, la place en position d’infériorité. Chen, brillant jeune ingénieur chinois, qui, tout en restant en France, a choisi de créer à Hong Kong son entreprise d’exportation vers la Chine de matériel médical élaboré en Europe. En effet, Chen, arrivé de Chine en France il y a 8 ans, pour y compléter ses études, a commencé par travailler dans deux grandes entreprises friandes de diplômés issus comme lui des toutes meilleures grandes écoles d’ingénieur française. Il a rapidement trouvé que les possibilités internes d’avancement qui lui étaient offertes ne correspondaient pas à son niveau élevé d’ambition. « Je ne voyais pas de possibilité de développement pour ma carrière. J’ai donc quitté. Si l’entreprise ne se développe pas, le chef actuel au-dessus de moi est toujours là. On ne va pas le licencier. S’il n’y a pas de développement, il n’y aura pas de nouveau chef. Je venais faire quelque chose de plus ambitieux, de plus passionnant. Si je reste travailler dans des entreprises comme ça, quand j’aurais quarante ou cinquante ans, ce sera la même chose pour moi ».

D’autres immigrants qualifiés font, à l’image de jeunes diplômés français, le choix de s’abstraire des pesanteurs associées aux carrières dans les grandes entreprises françaises en s’expatriant dans un autre pays. Nous en avons rencontré au Québec qui, comme Nambo, confirment par leur parcours notre hypothèse sur l’importance décisive du « bon diplôme » pour réussir à pénétrer le marché, particulièrement concurrentiel en France, des emplois qualifiés. Dès son acceptation dans un diplôme d’une des « Grandes Ecoles » françaises, les propositions d’emplois après lesquels il courrait désespérément, se sont multipliées.

La dimension statutaire du diplôme en France

Que nous disent ces différentes trajectoires de la société française qui accueille ces professionnels étrangers ? Pourquoi une telle valorisation en France du diplôme, alors que les niveaux d’exigence associés à leur obtention sont souvent critiqués par les Français eux-mêmes ? À quelle vindicte s’expose celui ou celle qui accède, sans diplôme reconnu, à un poste de responsabilité simplement pour avoir su gagner la confiance du recruteur ? Pourquoi un tel attachement en France au baccalauréat et au recours systématique aux concours pour recruter dans la fonction publique ? La prise en compte des lectures singulières que font de la relation de travail les salariés français (Segal, 2009) permet d’apporter un éclairage sociologique à cette question.

La détention d’un diplôme reconnu, la réussite à un concours ou la démonstration d’une compétence incontestable permettent à celui ou à celle qui peut en faire état d’éloigner, aux yeux des autres comme à ses propres yeux, le spectre d’une dépendance jugée peu digne à l’égard de sa hiérarchie (d’Iribarne, 1989). Cette réussite au mérite libère, a fortiori, de toute idée de dette à l’égard de ceux qui l’ont recruté ou promu. La conjugaison de cette indépendance et de cette compétence reconnue servira de soubassement quasi indispensable à la construction de sa légitimité à exercer une autorité sur son équipe. Les salariés français croient fermement en l’adage suivant : quitte à devoir subir une autorité, autant au moins obéir, à quelqu’un qui a déjà fait la preuve de ses mérites.

Le monde professionnel français est, beaucoup plus que d’autres au sein des économies avancées, structuré en statuts hiérarchisés à la fois respectés par les uns, enviés et contestés par les autres. Ceux qui n’ont pu bénéficier au démarrage de leur carrière de cette onction par le diplôme pour obtenir le statut qu’ils ambitionnaient souffrent de se voir durablement cantonnés aux seconds rôles, quelles que soient leurs origines. C’est le cas de Fahd, Tunisien, et de Kouadio, Ivoirien, qui, bien qu’occupant des postes correspondant à leur qualification, croient que leur évolution professionnelle dans les entreprises aurait sans doute été meilleure s’ils avaient pu présenter au moment de leur recrutement un diplôme mieux reconnu en France que celui obtenu dans leur pays d’origine. Jeanne, Québécoise d’origine haïtienne et diplômée de l’ESSEC, rejoint Amina pour soutenir que c’est davantage l’absence d’un diplôme prestigieux qui expose à ces blocages de carrière qu’une discrimination raciale (même si certains migrants pourront le ressentir ainsi) : « Quand on parle de racisme, par exemple, moi j’ai la conviction que ce n’est pas tant du racisme que les classes sociales parce que si on est Arabe et qu’on sort d’HEC ou de Polytechnique ou de l’ÉNA, il n’y a pas de problème. On n’est même plus Arabe (…) En revanche, même un bon Français qui arrivera d’une cité du 93 ou du 95, il a du mal à trouver du boulot. »

Ce ressentiment qu’éprouvent aussi de nombreux Français, renforce la contestation des légitimités professionnelles de ceux qui ont accédé à un statut supérieur au leur, tout en renforçant paradoxalement l’importance accordée aux diplômes et aux concours de la fonction publique, puisque ceux-ci conservent le monopole d’une reconnaissance exempte de suspicion. Ne devoir sa position qu’à ses propres mérites, ne devoir rien à personne, et surtout pas à sa hiérarchie, sont autant de gages donnés aux autres pour parvenir à construire sa légitimité personnelle et gagner sa place et s’intégrer dans l’organisation.

S’imposer pour s’intégrer en France

De nombreux immigrants qualifiés de notre échantillon se sont étonnés du peu d’accompagnement et de support dont ils ont bénéficié à leur entrée dans l’entreprise qui les avait recrutés. Quand ils comparent leur expérience française avec celle faite ailleurs, en Allemagne, au Québec ou ailleurs, ces employés qualifiés qui se considèrent « livrés à eux-mêmes » en France avouent ne pas comprendre pourquoi leur hiérarchie directe ne s’est pas davantage investie dans leur accompagnement. Mircea, un jeune manager roumain, qui a fait une des meilleures écoles de gestion au monde, la Rotterdam Business School, parle ainsi de son expérience dans une grande entreprise française : « C’est plutôt du learning by doing (...) on va te parachuter quelque part dans un environnement et tu dois faire la preuve que tu mérites ta place parmi les autres. C’est très individualiste (…) [en] Allemagne ça commence par un training de onze mois. Tu es là, tu commences à apprendre, tu es en apprentissage jusqu’à 35 ans. Ici [en France] voilà ce n’est pas ça. » Sans doute ces immigrants qualifiés auront-ils de la difficulté à comprendre que le traitement qui leur est réservé ne diffère en rien de celui accordé à leurs équivalents français à qui il appartient, comme à eux, de « faire leurs preuves » et « s’imposer » pour gagner ainsi le respect de leur environnement de travail.

La fonction sociétale du diplôme comme élément de distinction statutaire (Bourdieu, 1989) n’exempte pas celui ou celle qui le détient d’une seconde mise à l’épreuve mesurant sa capacité à faire face aux situations délicates qui, forcément, se présenteront. À eux de se montrer « à la hauteur » (une expression très employée en France) de leur statut. Les immigrants qualifiés subiront la même mise à l’épreuve que leurs collègues français, certes handicapés par leur moindre maîtrise de la langue et des usages locaux mais renforcés par ce qu’Alter (2012) appelle « la force de la différence », autrement dit la résilience de ceux qui ont dû surmonter bien des obstacles pour parvenir à « s’imposer ». C’est ici qu’est précieuse l’aide bénévole de leurs collègues quand ils parviennent, comme Mounir et Nanda, à l’obtenir. Ils devront, bien souvent, faire plus et mieux que les « autres » pour montrer qu’ils sont bien « à la hauteur » de la confiance placée en eux et obtenir ainsi la reconnaissance interne attendue. Ceux qui y parviennent n’en auront que plus de mérite. Ceux qui échouent n’en concevront que plus d’amertume.

S’intégrer dans les entreprises au Québec

Le cas du Québec se présente différemment du cas français et ceci, pour au moins deux raisons. La première raison est bien sûr son appartenance au Canada, terre reconnue du multiculturalisme par plusieurs spécialistes (Kymlica, 2001). Cela fait du Québec un contexte fort différent de la France assimilationniste et républicaine et, à première vue, potentiellement plus favorable à l’intégration des immigrants. Nous verrons que ce jugement mérite d’être nuancé. La seconde raison tient au bilinguisme attendu professionnellement dans l’agglomération montréalaise qui complique la recherche d’emploi des nombreux immigrants qualifiés qui ne maîtrisent qu’une de ces deux langues à leur arrivée au Québec.

Nous décrivons, d’abord, les trajectoires suivies par trois de nos enquêtés, un Argentin, une Française d’origine antillaise et camerounaise et une Chinoise, dont les parcours illustrent bien les tendances que nous dégageons de l’exploitation de nos données. Puis, dans un second temps, nous proposerons une interprétation sociologique de nos données montrant comment ces trois trajectoires rendent bien compte des pratiques des entreprises québécoises et des exigences singulières que doivent remplir les immigrants pour réussir pleinement leur intégration dans le contexte social québécois. La comparaison de ces trajectoires professionnelles avec celles des immigrants qualifiés français permet d’éclairer les conditions spécifiques de réussite d’une intégration en milieu professionnel québécois.

Franco

Franco est originaire d’Argentine. Il est arrivé au Canada à l’âge de 26 ans avec un diplôme en informatique de gestion et une expérience de trois années de travail dans son pays. À l’époque, dans les années 2000, l’Argentine vivait une grave crise économique et Franco envisageait de plus en plus d’aller vivre à l’étranger. C’est une mission du gouvernement du Québec en Argentine pour recruter de jeunes professionnels qui a déclenché son processus d’immigration. Il a vu qu’il y avait une possibilité pour lui d’avoir une meilleure vie professionnelle et personnelle au Québec. Après une période de flottement et d’apprentissage du français de six mois il s’est trouvé un premier emploi dans son domaine. Quelque temps après il entrait dans une grande entreprise de consultants où sa carrière a progressé de façon rapide, de développeur à directeur d’un Service-Conseil du Grand Montréal, en passant par conseiller principal RH.

Franco, contrairement à Amina, n’a pas eu besoin d’obtenir un diplôme plus prestigieux pour évoluer dans cette entreprise. Il explique le succès de son intégration professionnelle par trois raisons : son apprentissage du français (« langue que j’aime beaucoup »), les bons patrons (« très humains, très proches de leur équipe ») qu’il a eus dans cette entreprise – « ils ne sont pas tous comme ceux-là ! », et qui lui ont servi de mentors et l’ont grandement aidé dans le développement de sa carrière et l’énergie qu’il a déployé au travail : « Ici, chez CCC, on m’a apprécié pour mes qualités, pour ce que je faisais. Je suis très très reconnaissant. J’ai travaillé fort, oui, mais je ne considère pas que j’ai dû travailler plus fort que quelqu’un d’autre pour arriver là où je suis. » En fait, il souligne qu’il a été embauché en même temps que deux Québécois, l’un anglophone, l’autre francophone, avec le même titre et les mêmes responsabilités qu’eux mais qu’il a été le premier des trois à devenir directeur d’un service, quelques années même avant eux : « ça prouve que, non, je n’ai pas subi de discrimination. »

Sylvie

Sylvie, Française d’origine camerounaise et guadeloupéenne, possède un diplôme en lettres modernes qu’elle a obtenu à la Sorbonne. Elle travaillait à Paris pour une association française qui organisait des événements pour les cadres quand elle est entrée en relation avec une entreprise québécoise qui l’a embauchée dans sa filiale française. Elle n’avait reçu de formation ni en gestion ni en informatique, domaines pour lesquels elle était pourtant recrutée. C’est son dynamisme et sa convivialité qui lui avaient valu, à l’époque, d’être embauchée. Par la suite, elle est venue à Montréal travailler au siège de cette entreprise avant de rejoindre la grande entreprise de consultation où elle travaille au moment de l’entretien.

Elle considère s’être bien intégrée et attribue son succès par son attitude respectueuse des moeurs québécoises. Elle a vite compris que, comme Française, elle devait faire attention pour « ne pas choquer, de ne pas heurter » sachant que le style combatif des Français dans les discussions et les échanges au travail n’est pas toujours apprécié des Québécois (Dupuis, 2005). Elle reconnaît qu’elle souhaiterait avoir plus d’amis québécois mais avoue qu’elle s’est tellement intégrée par ailleurs qu’elle « espère mourir ici (…) pourquoi ? (…) j’ai été exactement comme ce morceau de puzzle qui a trouvé sa place dans le jeu. C’est vraiment ça. Je me sens très bien ici. Ça va faire 7 ans en août… et je ne suis pas retourné en France. Jamais. Ça ne me manque pas. »

Elle a occupé différents postes dans cette entreprise : recruteur de talents, accompagnatrice à l’intégration et maintenant elle élargit son activité aux dimensions finance, investissements et assurance de son métier. Elle est donc « en train de compléter son expertise de manière à avoir une visibilité globale de l’ensemble des TI [technologies de l’information] ». Tout cela sans formation en gestion parce que son employeur croit en ses capacités.

Mei

Mei est arrivée au Québec en 2008 pour un stage d’études à l’Université Laval à Québec dans le cadre de ses études en français à l’Université des études internationales à Shanghai. Elle s’est tellement plu au Québec qu’elle a décidé d’y rester pour faire sa maitrise en études internationales. Dans le cadre de sa maitrise, elle a fait un stage en politique internationale de six mois à l’ONU à New York. Par la suite, elle est venue s’établir à Montréal où elle a cherché un emploi. Elle a obtenu de petits contrats avec un spécialiste en immigration, un contrat avec la Conférence internationale de Montréal et un autre avec le C2 Montréal. Ces emplois la mettaient toujours en contact avec des Québécois et des Chinois. À la suite de ces expériences enrichissantes où elle a beaucoup appris et aimé travailler avec des organismes et des gens ouverts à l’international, elle s’est cherché un travail plus permanent. Consciente qu’il est difficile de se trouver un emploi dans son domaine d’études, « même pour les Québécois, les gens locaux » dira-t-elle, elle a accepté un emploi de caissière dans une banque canadienne où elle travaille depuis plus d’un an. Elle compte faire carrière dans cette banque et veut gravir doucement les échelons pour obtenir un poste de responsabilité. Elle sait que la banque lui offrira des possibilités de formation et de promotion qui la guidera vers les sommets. Elle se sent soutenue et accompagnée par sa direction. « [Dans l’entreprise] il y a beaucoup de cours à suivre et puis on a un mentor … ça n’est pas ton manager … un mentor qui est responsable de toi, qui te donne des conseils, des feed-back sur tes services aux clients. » Mei nous montre qu’il existe plusieurs chemins qui mènent à la réussite et ce, d’autant plus que l’employé ou le professionnel sera accompagné dans son processus d’intégration. Il pourra ainsi prendre des risques calculés, comme changer d’orientation, avec l’espoir d’atteindre des objectifs de carrière élevés.

L’importance de la mise à l’épreuve des compétences techniques et relationnelles

Les cas de Franco, de Sylvie et de Mei, confortés par d’autres exemples, montrent que le diplôme n’a manifestement pas la même importance au Québec qu’en France. Il faut certes être qualifié, et le diplôme est une preuve de cette qualification, mais c’est la mise à l’épreuve des compétences sur le terrain qui est jugée essentielle par l’employeur. Il s’agit, tout simplement, de voir si la personne est capable de « faire la job ». Une importance certaine est bien sûr accordée aux compétences techniques requises pour l’emploi mais les employeurs savent aussi qu’ils peuvent améliorer ces compétences par de la formation interne. Certains manques ne seront pas forcément jugés rédhibitoires. D’autres compétences sont également prises en considération. Une attitude positive et conviviale au travail, la capacité de se fondre au sein du groupe sont regardées comme des compétences tout aussi importantes que les compétences techniques. C’est ce que démontrent les réussites professionnelles de Franco et de Sylvie.

Dans une comparaison France-États-Unis, la sociologue Michèle Lamont (1995) a montré qu’en France l’une des compétences recherchées au travail chez les cadres était la connaissance, doublée d’une bonne culture générale, alors qu’aux États-Unis, pour la même catégorie sociale, les compétences complémentaires attendues relevaient plutôt d’un « savoir-être » incluant la convivialité, l’évitement du conflit, l’esprit d’équipe et la souplesse. Bien que la gestion québécoise se démarque sur bien des points « de celle des Américains par une recherche plus grande du consensus, par les arrangements informels et par un égalitarisme communautaire » (Dupuis, 2002, p. 199), des parallèles peuvent être établis au moins sur ce chapitre avec les comportements observables aux États-Unis. Cette histoire de « savoir être » est, à certains égards, universelle. On apprécie partout les cadres ou les experts de bonne composition et on n’aime pas trop les personnalités dérangeantes mais cette composante est clairement plus importante en Amérique du Nord qu’en France (Lamont, 1995).

Cet accent mis au Québec sur l’attitude, la convivialité, surprend toujours les Français travaillant au Québec. Pauline, docteur en pharmacie et représentante des ventes dans l’industrie pharmaceutique pour une filiale d’un grand groupe international, est stupéfaite de voir que ses collègues québécois de travail n’ont pas la même formation qu’elle, tout en pratiquant aujourd’hui le même métier : « ils ont embauché des gens de psycho, excusez-moi mais en psycho on connaît rien dans la pharmacologie d’un médicament, quand on met un médicament sur le marché, c’est quand même important. » Au final, elle se sentait un peu frustré parce que « j’ai travaillé tout ça pour finalement travailler à la même place que les autres (rires). » Elle a bien compris que c’est une autre logique qui se met en place, même si, personnellement, elle ne partage pas cette philosophie : « c’est parce qu’on estime que la personne qu’on embauche est capable d’avoir une bonne communication avec les médecins, assez vive et assez rapide pour comprendre telle et telle chose et que si elle a un problème, de toute façon, elle peut se reporter à telle (autre) personne. »

Cette intégration ne se fait pas sans recevoir un soutien conséquent non pas seulement, comme en France, de quelques-uns, particulièrement dévoués, mais de « tout le monde » (expression très employée au Québec). Roberto, immigrant mexicain, qui travaille dans une PME comme ingénieur et leader technique, témoigne de cette réalité du plus faible poids du diplôme au Québec, de l’importance accordée à la mise à l’épreuve des compétences sur le terrain et du soutien qui l’accompagne : « D’habitude, on doit mettre le [le nouvel employé] avec un programmeur plus senior qui va être là pour l’aider pour tous les petits problèmes pendant ce temps de production. Tout le monde va essayer de lui faire comprendre qu’ici, tout le monde est ouvert … Si tu peux montrer que tu fais les choses bien, tes études oui sont importantes mais ça ne va pas être un problème. Dans cette entreprise, il y a beaucoup de personnes qui n’ont même pas des études en informatique mais, par eux-mêmes, ils ont appris, ils peuvent montrer ce qu’ils savent (…) C’est une culture très familiale, tout le monde sent qu’il fait partie de cette équipe et tout le monde est très attentif aux besoins de chaque personne : qu’est-ce qu’il veut faire, où il veut aller, comment mieux l’aider à devenir ce qu’il veut devenir. »

On retrouve cet accompagnement dans d’autres organisations québécoises, même dans les plus grandes. La formalisation de nombreux processus RH dans la très grande entreprise de consultation où travaille Sylvie se double, insiste-t-elle, d’un fonctionnement de proximité très humain dont elle a bénéficié : « grâce à l’accompagnement qui est fait pour chaque membre, c’est-à-dire que chaque personne qui est introduit dans l’entreprise, ça fait partie de nos assises de gestion, doit être accompagnée (…) par un parrain ou une marraine tout au long de son séjour parmi nous (…) tout au long de la vie de cette personne. »

Se fondre dans le groupe pour s’intégrer au Québec

Contrairement à la France, les employeurs québécois sont incités à faire davantage d’efforts pour faciliter l’intégration des immigrants qualifiés qu’ils recrutent afin de les fidéliser. Ceci vaut, en particulier, en matière d’apprentissage de la langue française. Beaucoup d’entreprises, surtout dans les secteurs en forte demande de main-d’oeuvre, comme le secteur des technologies de l’information, vont embaucher des immigrants qualifiés qui ne parlent pas, ou très peu, l’une des deux langues officielles du Canada. Elles vont cependant mettre en place des cours de langues et un accompagnement personnalisé pour leur permettre l’apprentissage et la pratique de ces langues. Cette stratégie n’a pas seulement pour objectif de mieux intégrer l’employé à l’entreprise, elle est aussi mise en place pour avoir un plus grand taux de rétention de ces immigrants, notamment de ceux qui ne parlent pas le français à leur arrivée. Les immigrants parlant surtout l’anglais sont en effet 4 à 5 fois plus nombreux à quitter le Québec que les immigrants parlant le français (Statistique Canada, 2015).

Au plan social, l’accent mis par les employeurs québécois sur « l’attitude positive » des immigrants comme sur leur capacité à se fondre dans le groupe dans lequel ils sont appelés à travailler et à en respecter les usages de convivialité au travail, mérite attention. Les logiques plus collectives qui s’observent de longue date dans différents aspects du fonctionnement des entreprises québécoises peuvent être ainsi mobilisées au service d’une cause nouvelle, celle de l’intégration des immigrants qualifiés, avec d’autant plus d’intensité que les intérêts de ces derniers et de l’entreprise qui les emploie sont alignés (Dupuis, 2013).

Ce n’est nullement le fait du hasard si priment les compétences sociales et l’adoption d’une attitude conforme aux attentes du collectif de travail. De l’adoption par le collectif dépend aussi la possibilité que s’organisent efficacement un transfert de connaissance et un accompagnement professionnel initial dont le nouvel arrivant aura besoin pour être efficace. « C’est peut-être un coup de chance que j’ai chaque fois, déclare Nambo, venu du Cameroun il y a 7 ans et aujourd’hui chef de service, c’est que j’arrivais toujours à avoir deux ou trois personnes dans l’entreprise qui me repèrent, qui me disent : « On te prend sous notre aile, on est tes mentors, on va te donner des petites astuces, attention, fais ça, fais ci, fais ça, va voir un tel, va voir un tel. »

Tout se passe comme si les logiques culturelles du recours à de nouvelles couches d’immigrants, qui ne datent pas d’aujourd’hui, étaient mobilisées comme ressources sans même que les acteurs locaux en aient forcément conscience. N’auraient-ils pas les mêmes exigences à l’égard de leurs compatriotes québécois ? C’est ainsi que s’explique la forte demande de main d’oeuvre possédant une expérience québécoise ou canadienne attestant d’une certaine intégration sociale au contexte local. Les immigrants qualifiés sont nombreux à se plaindre de cette exigence de pouvoir faire état d’une expérience locale qui les oblige souvent à faire un détour par un emploi en dessous de leurs qualifications risquant de les éloigner durablement du segment du marché du travail qu’ils visent. Sans opportunité d’emplois dans leur domaine, soutiennent-ils, il est impossible de développer cette expérience locale tant recherchée. Le détour par un emploi moins qualifié peut fournir cette expérience locale et conduire à l’emploi recherché, à condition de demeurer dans le domaine professionnel des qualifications de l’immigrant.

Kaia, qui avait un diplôme en ingénierie civile de Colombie, a accepté d’être une simple assistante technique dans une entreprise québécoise avant que son employeur ne reconnaisse plus tard ses compétences et la nomme à un poste d’analyste de projet qui correspond davantage à ses qualifications.

L’obtention d’un diplôme local comme apprentissage d’insertion locale

Mariola Misiorowska (2016) a montré dans son étude sur la réussite des immigrants qualifiés au Québec comment la plupart d’entre eux avaient dû passer par un diplôme local malgré leurs qualifications antérieures pour obtenir un emploi à la hauteur de leurs qualifications et de leurs attentes. Il est par ailleurs intéressant de noter que 76 % des immigrants ayant obtenu un diplôme universitaire canadien après leur arrivée au Canada ont un emploi qui correspond à leur formation, un taux semblable à celui des Canadiens qui est de 77 %, alors que les immigrants qualifiés n’ayant pas obtenu un tel diplôme, mais ayant un diplôme universitaire de leur pays d’origine, ne sont que 46 % à détenir un emploi correspondant à leur formation (Homsy & Scarfone, 2016, p. 55). Notons que le poids des immigrants est très important dans l’économie montréalaise[2], un nouvel emploi sur deux étant occupé par un immigrant depuis 10 ans (Homsy, 2018, écran 7).

Nos analyses nous conduisent à penser que l’obtention d’un diplôme local ne sera pas seulement regardée comme la garantie de l’acquisition d’une compétence technique avérée. Elle sera autant regardée comme un signe d’intégration à la société québécoise doublé de l’attestation d’un apprentissage de l’environnement culturel local. Ce ne serait pas seulement les modalités de la mise à l’épreuve dans l’entreprise qui seraient différentes au Québec qu’en France mais encore les significations sociales prêtées aux efforts consentis pour obtenir un diplôme local.

Discussion

Notre recherche confirme les résultats de Cerdin et al. (2014) sur le rôle positif des pratiques d’intégration des entreprises dans la réussite de l’intégration professionnelle des immigrants. Par ailleurs, notre comparaison franco-québécoise nous permet de mettre en évidence l’importance mais aussi la diversité du rôle que jouent dans chacun des deux contextes l’obtention de diplôme pour être recruté et la mise à l’épreuve des compétences techniques et sociales pour bien s’intégrer. La reconnaissance du diplôme des immigrants est un enjeu de taille qui est bien reconnu dans la littérature. Dans tous les pays occidentaux, les diplômes étrangers, en particulier ceux obtenus dans les pays en développement, sont rarement reconnus. La possession d’un diplôme local est toujours valorisée (Misiorowska, 2016; Homsy et Scarfone, 2016; Chaloff et Lemaître, 2009). Nous avons vu cependant que les significations attachés à la détention d’un diplôme local ne sont pas exactement les mêmes en France et au Québec.

Nous avons souvent trouvé les mêmes pratiques d’intégration des immigrants qualifiés dans les entreprises que celles mises au jour par d’autres études (van Riemsdijk et al., 2016; Rajendran et al., 2017; Lai et al., 2017). Le mentorat et d’autres formes d’accompagnement en sont les principales manifestations. La situation observée au Québec se distingue encore ici de celle de la France. Le recours au mentorat ou à d’autres formes d’accompagnement est assez généralisé au Québec. Ce n’est pas le cas de la France où cet accompagnement est souvent absent, en particulier dans les grandes entreprises où le bon diplômé est censé faire seul ses preuves. Il est plus présent dans les petites entreprises où le patron ou un gestionnaire participe à l’intégration de l’immigrant. Il ne s’agit pas vraiment de pratiques formelles, comme dans bien des entreprises où travaillent nos immigrants qualifiés au Québec, mais plutôt de pratiques informelles qui reposent sur la bonne volonté des personnes.

Notre recherche montre ainsi que le rôle du diplôme et la mise à l’épreuve des compétences dans l’entreprise varient dans les deux sociétés et ce, tant pour les locaux que les immigrants qualifiés, ce que peu d’études ont démontré jusqu’ici à notre connaissance.

Comme dans toute comparaison internationale (Maurice, 1989), notre recherche montre comment les dimensions retenues pour la comparaison, au départ en raison de leur universalité présumée, prennent dans chaque contexte non seulement des modalités différentes (ce qui était attendu) mais encore des significations sociales différentes. Être diplômé, réussir son intégration ne passe pas par les mêmes épreuves et ne signifie pas socialement la même chose en France et au Québec et la même conclusion ressortirait sans doute d’une comparaison menée sur un échantillon plus large de pays.

Une de nos interrogations de départ était de savoir si ce qui est entendu par qualification avait la même signification dans les deux sociétés. Nos résultats montrent que ce n’est pas le cas. Ils montrent également comment cette dimension interfère avec les choix des recruteurs, des gestionnaires et des dirigeants dans chaque société concernant les immigrants qualifiés. Dans les deux sociétés, le diplôme est reconnu comme une formation technique comme nous l’avons dit auparavant. Par contre, au Québec, lorsqu’un diplôme est obtenu localement, il est souvent perçu comme un signe d’enracinement dans la société de l’immigrant qualifié, voire comme une expérience de travail pertinente en contexte québécois. En France c’est le prestige du diplôme qui importe d’abord. Un diplôme américain d’Harvard, comme celui obtenu par Amina, est socialement considéré à la hauteur des plus prestigieux des diplômes français, donnant accès aux meilleurs emplois pour les immigrants qui l’obtiennent.

Par contre, la qualification technique liée au diplôme est, dans les deux sociétés, une condition nécessaire mais non suffisante pour bien s’intégrer. En France, le candidat doit également faire seul la démonstration en situation de sa compétence en se montrant « à la hauteur » du diplôme obtenu. Au Québec, la qualification associée au diplôme importe mais c’est la capacité de s’intégrer à un collectif qui est le plus important aux yeux de plusieurs employeurs. Personne d’autre qu’Esther, venue de Côte d’Ivoire, n’exprime mieux cette différence entre son expérience professionnelle précédente et celle faite au Québec : « …Il faut démontrer que tu es bonne. Ça, c’était dans ma perception à moi. Mais non, ce n’est pas ça ! ‘Et non ! (m’ont dit mes collègues), mais Esther, il y a Paul qui est là pour t’aider’.Donc, c’est la relation d’aide à l’interne que j’ai découvert ce que, en six ans de travail en Côte d’Ivoire, je n’avais pas parce que je faisais tout (toute seule) parce qu’on m’avait dit que non !, je devais être bonne, vous comprenez ? » (Esther, Ivoirienne)

Là où, en France, la reconnaissance interne s’obtient par la mobilisation en situation délicate des connaissances préalablement acquises dans les institutions d’enseignement les mieux reconnues, ce sont d’autres compétences qui permettent au Québec de faire son chemin en sachant s’intégrer dans son collectif de travail, apprendre des autres et avec eux et adopter une attitude conforme à leurs attentes.

Conclusion

La perspective que nous avons adoptée dans notre recherche porte un regard original sur un sujet plus souvent abordé sous l’angle des discriminations ou des contraintes réglementaires handicapant l’intégration professionnelle des immigrants, qu’ils soient ou non qualifiés.

Les phénomènes de discrimination jouent naturellement, en France, au Québec, comme partout ailleurs, leur rôle aussi bien pour contrarier les processus d’intégration professionnelle que d’intégration sociale, les deux processus étant intimement liés. Les dispositions réglementaires organisant la distribution des titres de séjour et des autorisations de travail favorisent ou, au contraire, limitent la réussite des intégrations professionnelles des immigrants qualifiés, quel que soit le pays considéré. Les attitudes et les stéréotypes péjoratifs à l’égard des immigrants, différenciés d’un groupe ethnique à un autre, comme pourrait le documenter une comparaison inter-communautés, pourraient s’observer dans les cinq continents. Ils ne paraissent ni plus ni moins répandus dans l’agglomération montréalaise que dans la région parisienne, deux métropoles cosmopolites au sein desquelles cohabitent de longue date de nombreuses communautés culturelles. Leur dénonciation, aussi justifiée soit-elle, n’interdit pas de s’intéresser à d’autres dimensions du sujet analysant, comme nous l’avons fait dans ce texte, les implications, favorables ou défavorables, des logiques internes du fonctionnement des entreprises françaises et québécoises sur l’intégration professionnelle des immigrants.

Différentes à bien des égards des logiques à l’oeuvre dans les pays d’origine des immigrants, ces logiques sociales, influençant la réussite ou l’échec des stratégies d’intégration professionnelle des immigrants, présentent un caractère fortement contingent dont peu d’entreprises locales, même si des exceptions existent, parviennent à s’affranchir. Rien ne permet de croire, en effet, qu’une amélioration de la situation du marché de l’emploi en France modifierait les exigences à l’égard des nouveaux entrants, qu’ils soient français ou étrangers, d’ailleurs. De la même façon, on peut admettre que l’accompagnement local dans l’entreprise dont bénéficient les entrants, québécois ou étrangers, ne disparaitrait pas du jour au lendemain si, d’aventure, la situation du marché de l’emploi se détériorait. Les voies de sorties visant à améliorer les conditions d’intégration des immigrants qualifiés ont donc tout intérêt à intégrer les différences sociologiques et culturelles que nous avons mis en évidence. Il est intéressant dans cette perspective d’examiner les ajustements réussis qu’ont su faire nos différents enquêtés.

Un employeur français atypique (Alter, 2012) peut parfaitement rompre avec la logique de primauté du diplôme et investir de confiance des personnes autodidactes. Mais ces nouvelles recrues, françaises ou issues de l’immigration, aussi longtemps qu’elles n’auront pas été en mesure de faire plus et mieux que n’auraient fait à la même place leurs équivalents diplômés, seront fortement exposées aux jalousies et aux critiques internes interrogeant leur légitimité à tenir le poste. Dans un autre registre, les nouvelles recrues, issues ou non de l’immigration, devront apprendre, au Québec, à se conformer aux usages locaux en matière de communication interpersonnelle, au risque, à ne pas savoir le faire, à s’exposer à se trouver durablement marginalisé au sein de leur communauté professionnelle. Les immigrants, ni plus ni moins que les locaux, doivent donc saisir ces logiques culturelles locales pour réussir leur intégration professionnelle et sociale. En complément de ces attributs fondamentaux que sont les compétences professionnelles ou la maîtrise de la langue, c’est bien cette aptitude à lire et intégrer ces logiques culturelles, nous disent les cas analysés dans ce texte, qui fait la différence entre ceux qui réussissent bien leur intégration professionnelle et sociale et ceux qui n’y parviennent pas.