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L’authenticité est traditionnellement définie comme une façon d’être conforme à sa propre identité, ses pensées véritables, ses émotions et ses sentiments intérieurs (Wood et al., 2008). Cette volonté de rester fidèle à soi-même plutôt qu’à des principes moraux extérieurs ou à des prescriptions sociales (Kernis and Goldman, 2006) a le plus souvent été étudiée de manière générale. Les contextes particuliers dans lesquels elle s’exprime n’ont pas réellement été pris en compte (Ménard et Brunet, 2012). L’environnement professionnel présente pourtant la particularité de limiter la liberté tolérée à l’égard des normes organisationnelles. Une tâche secondaire de « travail émotionnel » est fréquemment attendue sur les postes de travail en plus de la tâche intra-rôle prioritaire (Hochschild, 1979). Elle regroupe « l’effort, la planification et le contrôle nécessaires pour exprimer les émotions souhaitées par l’organisation lors des interactions sociales » (Morris and Feldman, 1996 : 987). Ces interactions sociales sont celles entretenues avec la clientèle mais aussi avec les collègues de travail (Hochschild, 1979).

Les effets individuels du respect de ces attentes de rôle (Katz and Kahn, 1966) sont à ce jour controversés. Maslach et Leiter (1997) soutiennent que l’inauthenticité auxquelles ces pressions invitent serait source d’épuisement à cause de la dissonance cognitive à supporter (Festinger, 1954) et de la variété des identités sociales à incarner (Brewer, 1991). L’épuisement dont il est question est l’état affectif des personnes appauvries en ressources et en énergie (Lee and Ashforth, 1996). Le fait de devoir masquer ses véritables émotions lors des interactions sociales, d’être hypocrite, épuiserait à force de stress (Butler et al., 2003). Pour d’autres, c’est au contraire le refus de répondre à ces demandes professionnelles, c’est-à-dire la préservation de l’authenticité, qui serait source d’épuisement (Côté, 2005; Wang, 2016). Ce refus du compromis génèrerait en effet des tensions interpersonnelles et une dégradation des relations sociales. Elles constitueraient ensemble le prix à payer pour préserver la cohérence personnelle et l’estime de soi (Kernis and Goldman, 2006).

L’explication de ces résultats contradictoires – l’épuisement émotionnel résulte-t-il de l’authenticité ou de l’inauthenticité ? – constitue précisément l’ambition de cet article.

La réponse à cette problématique implique d’une part de limiter l’ambition de la recherche en restreignant l’arène sociale à celle du travail. Elle requiert d’autre part de préciser l’auteur du jugement de l’authenticité, en l’occurrence soi-même (authenticité intra-personnelle) plutôt qu’autrui (interpersonnelle) (Ménard and Brunet, 2012). Elle nécessite également de décomposer le score global d’authenticité en distinguant les effets respectifs de ses deux dimensions constitutives : l’authenticité cognitive qui renvoie à la connaissance et l’évaluation juste de soi d’une part, et d’autre part, l’authenticité comportementale caractérisée par la conformité des comportements aux valeurs personnelles (Goldman and Kernis, 2002). Enfin, elle requiert de prendre en compte l’effet d’une variable médiatrice. Contrairement aux effets modérateurs qui décrivent les variations d’intensité ou de direction d’une relation en fonction des scores d’une variable indépendante, une médiation contribue à expliquer un processus par l’influence de l’antécédent sur une variable intermédiaire qui, à son tour, agit sur la conséquence (Rascle et Irachabal, 2001). Parmi l’ensemble des conséquences connues de l’authenticité (Baran Metin et al., 2014), le médiateur retenu dans cette recherche est le bien-être au travail. Ce choix s’explique en premier lieu par les conclusions de Sheldon et al. (2004) qui rapportent un lien positif entre l’authenticité (l’antécédent) et le bien-être (le médiateur). Cet effet est expliqué par le sens que donne au travail l’authenticité (Ménard and Brunet, 2010). La présence potentielle concomitante d’effets positif (bien-être) et négatif (épuisement) ne constitue pas un problème fondamental au plan théorique. L’opposition entre les deux est souvent plus sémantique que psychologique (e.g. Roberts, 2006). Ainsi, l’optimisme et la témérité peuvent aller de pair tout comme les couples succès/excès de confiance, stress/dynamisme, prospérité/assoupissement, échec/résilience, etc. Le choix du bien-être en tant que variable médiatrice s’explique en second lieu par le fait que l’épuisement traduit un déséquilibre entre les demandes professionnelles et les ressources à disposition du salarié (Bakker and Demerouti, 2007) et que la théorie « broaden and build » inscrit le bien-être dans la liste des ressources (Fredrickson and Joiner, 2002).

Les résultats empiriques obtenus auprès d’un échantillon de salariés en poste nous permettent d’expliquer les effets controversés de l’authenticité sur l’épuisement professionnel par les rôles médiateurs du bien-être au travail. Une médiation complémentaire apparaît pour l’authenticité cognitive tandis qu’une médiation compétitive est observée pour son pendant comportemental (Zhao, Lynch and Chen, 2010). Pour le démontrer, des hypothèses de recherche sont tout d’abord introduites à partir d’une mise en relation des concepts de travail émotionnel, d’authenticité, de bien-être au travail et d’épuisement professionnel. La méthode de collecte et le plan de traitement des données sont ensuite décrits avant qu’une présentation et une discussion des résultats soient proposées.

L’authenticité au travail : Des effets qui restent à expliquer

Attentes de rôle, authenticité et travail émotionnel

Les travaux pionniers de Goffman (1959, 1971) ont fait accéder les interactions sociales au rang d’objet de recherche à part entière. Ce qui se passe lorsque deux individus au moins se côtoient constituent selon lui des représentations théâtralisées. Elles ont pour finalité d’influencer les impressions mutuelles. En tant que telles, elles s’organisent autour de règles dont le respect conditionne la compréhension par autrui des comportements. Les ignorer aboutirait à être considéré comme malade mental et même comme dangereux du fait de l’imprévisibilité induite. Pour autant, les impératifs moraux de l’ordre social n’ont pas forcément à être intériorisés par les acteurs de l’interaction. Donner l’impression d’y adhérer peut suffire. En ce sens, ce que sont fondamentalement ou ce que pensent les protagonistes de l’interaction n’est pas au coeur des travaux de Goffman. Le décalage entre le soi et le rôle peut pourtant avoir des conséquences sur eux.

Dans le contexte restreint du travail, les attitudes et les comportements appropriés sont définis par des « standards affichés » (Display rules) qui peuvent être enseignés plus ou moins explicitement (Ekman, 1993). Ils participent de l’éthos professionnel et renvoie en ce sens aux attentes de rôle (Katz and Kahn, 1966). S’y conformer permet d’éviter une situation que Hochschild (1983) qualifie de déviance émotionnelle. Quand ces attentes contredisent les valeurs personnelles et la définition de soi, leur respect requiert un travail émotionnel, c’est-à-dire une stratégie de management des impressions impliquant un contrôle des émotions (Zapf, 2002). L’objectif est, par définition, d’inférer une perception particulière de soi par les autres (Ashforth and Humphrey, 1993). Pour ce faire, les solutions envisageables s’inscrivent dans un continuum (Brotheridge and lee, 1998). Son premier extrême est celui de la « régulation automatique » selon laquelle les émotions spontanément et sincèrement exprimées correspondent au rôle attendu. Elle ne nécessite pas d’effort particulier. À l’opposé, « l’action en profondeur » consiste à modifier le ressenti personnel dans la situation ainsi que les comportements adoptés pour véritablement incarner ce rôle. Elle s’impose quand la tâche primaire devient impossible à réaliser du fait d’un écart trop grand. Un dialogue interne s’instaure alors de manière à opérer un changement personnel profond. L’effort est cette fois considérable. Entre ces deux extrêmes réside « l’action en surface ». Elle consiste en une manipulation des aspects apparents de l’émotion pour que le protagoniste de l’interaction juge positivement le respect des standards affichés. Le sentiment profond reste quant à lui intact. L’inauthenticité induite est alors source de dissonance émotionnelle (Zapf, 2002). Elle constitue une demande de travail (job demand) fréquente pour de nombreuses professions : personnels de santé, funéraire, ou politique, forces de l’ordre, diplomates, avocats, journalistes, psychiatres, commerciaux, enseignants, DRH, etc. Compatir en apparence plutôt que de rester indifférent, conserver son calme et sa neutralité plutôt que d’exprimer sa colère ou sa joie constituent autant d’exigences de tous ces métiers.

L’authenticité implique au contraire d’être vrai et réel (Gable and Haidt, 2005), de dévoiler son « soi nucléaire » dans les activités quotidiennes (Goldman and Kernis, 2002), d’agir et de s’exprimer conformément à ses pensées véritables (Harter, 2002). Elle requiert à un premier niveau une connaissance de soi (Ashforth, Harrison and Corley, 2008). À défaut, le salarié serait en état d’auto-aliénation (self-alienation), autrement dit incapable de s’estimer authentique et sincère, ou hypocrite (Wood et al., 2008). Se connaître (awareness) constitue ainsi le premier pilier de la dimension « cognitive » de l’authenticité. Le second pilier est celui de la capacité à s’apprécier à sa juste valeur (Kernis and Goldman, 2006). Être en mesure d’accepter les aspects contradictoires de sa propre identité consiste en ce sens à ne pas se mentir (unbiaised processing), à reconnaître à la fois ses forces et ses faiblesses pour finalement disposer d’une identité intégrée dépourvue, par définition, de conflit intra-personnel.

La seconde dimension de l’authenticité est plus comportementale (Kernis and Goldman, 2006). Elle reflète la conformité des comportements à cette identité (authentic living). La motivation sous-jacente aux actes est alors le respect de soi-même plutôt que la volonté de plaire à autrui ou que la recherche de récompenses. Elle conduit à donner aux autres une image fidèle de soi-même. Elle exprime une sincérité dans les relations (relational orientation) qui autorise des liens sociaux plus solides que ceux fragilisés par la tromperie.

Sur ces bases, l’existence de pressions de conformité puissantes et contraires à l’identité profonde ne supprime pas définitivement toute possibilité d’authenticité dans la mesure où leur libre acceptation est déterminante (Wood et al., 2008). Sheldon (2002) distingue ainsi l’obéissance libre (« Internal perceived locus of causality continuum » : I-PLOC) du respect contraint des attentes de rôle (E-PLOC). Le travail émotionnel évoqué par Hochschild (1979) renvoie uniquement à ce second cas de figure. Choisir volontairement de se conformer au dictat de l’environnement ne conduit pas automatiquement au conflit intra-personnel. La décision d’adopter des comportements faux par rapport à sa propre identité peut même être prise pour expérimenter un rôle et apprendre sur soi-même (Goldman and Kernis, 2002). Il est ainsi possible d’être authentique vis-à-vis de soi-même et pas des autres quand on choisit librement de se trahir en simulant aux yeux des autres une émotion ou un comportement. À l’inverse, il est également envisageable de chercher à s’auto-convaincre artificiellement de la légitimité d’adhérer pleinement à des comportements contraires à sa morale personnelle. L’authenticité est finalement affaire de perceptions subjectives plutôt que d’évaluation factuelle, de degrés plutôt que de contrastes. En résumé, le croisement des dimensions cognitives et comportementales de l’authenticité avec la conformité des attentes de rôle au self et avec la liberté de choix laissée au salarié permet de positionner le concept d’authenticité par rapport au travail émotionnel. Le résultat est schématisé dans la figure suivante :

FIGURE 1

Les déclinaisons de l’authenticité au travail

Les déclinaisons de l’authenticité au travail

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Le travail émotionnel constitue en ce sens un cas très particulier parmi les différentes situations envisageables. L’objet de cet article est quant à lui de proposer une explication de l’effet de l’authenticité sur l’épuisement au travail. Dans ce but, la dimension cognitive de l’authenticité est distinguée de sa dimension comportementale et les effets médiateurs du bien-être au travail sont pris en compte. Il en ressort deux modèles qui sont schématisés dans la figure 2 puis justifiés et testés empiriquement dans les lignes qui suivent.

FIGURE 2

Les deux modèles de recherche testés

Les deux modèles de recherche testés

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Selon la classification de Zhao et al. (2010), trois sortes de médiations peuvent potentiellement exister : la médiation indirecte, la médiation complémentaire et la médiation compétitive. Aucun lien direct entre l’antécédent et la conséquence existe dans la première des trois. L’argumentation théorique développée dans les paragraphes qui suivent n’invite pas à retenir cette éventualité. La médiation complémentaire devrait être celle du modèle incluant l’authenticité cognitive. L’effet médiateur (a*b) et l’effet direct (c) existent et vont dans la même direction. L’influence de l’authenticité comportementale devrait en revanche s’expliquer par une médiation compétitive. Si les deux effets médiateur (a*b) et direct (c) sont à nouveau observables, ils vont cette fois-ci dans un sens opposé : le premier est négatif quand le second est positif statistiquement.

Les effets controversés de l’authenticité

L’authenticité, appréhendée par le biais d’un score global, révèle empiriquement des liens contradictoires avec l’épuisement émotionnel au travail. Cet état psychologique est un des trois aspects du burn out (Maslach and Jackson, 1986). Il est à l’origine d’une distanciation du travail, d’un cynisme, d’un sentiment d’inefficacité (Maslach, Schaufeli and Leiter, 2001) et d’un déficit de performance au travail (Wright and Hobfoll, 2004).

La première thèse suggère une possibilité d’épuisement à rester soi-même. Cet effet pénalisant est notamment expliqué grâce à la théorie des conflits de rôles (Katz and Kahn, 1966). Ces auteurs les définissent comme une « incompatibilité entre deux ou plusieurs attentes et/ou demandes, de telle sorte que l’acquiescement à l’une d’entre elles, de la part du titulaire visé, rend l’acceptation ou la réalisation de l’autre plus difficile sinon impossible » (pp. 184). Quand le salarié choisit délibérément de ne pas respecter les attentes du poste pour s’en tenir au rôle que son identité profonde et ses valeurs l’invitent à endosser, il demeure authentique, ne se ment pas, mais s’expose en contrepartie à des tensions avec le ou les émetteurs de rôles (role sender), en l’occurrence les pairs, l’autorité hiérarchique ou les clients. Un conflit interpersonnel peut en résulter.

À l’opposé, la thèse selon laquelle le salarié peut s’épuiser à jouer un rôle en toute connaissance de cause, c’est-à-dire à se conformer aux attentes du poste, est également soutenue. Le libre-arbitre dont le salarié fait preuve lui permet de préserver son authenticité (Wood et al., 2008) mais le rend vulnérable cette fois au conflit intra-personnel (person-role conflict). Cette vulnérabilité pourrait être accrue quand le mécanisme de défense que constitue le mensonge à l’égard de soi-même n’est pas mobilisé. Maslach and Leiter (1997), tout comme Butler et al. (2003) mais aussi Côté (2005), font de l’adoption de comportements contraires à la morale personnelle, un des fondements de l’épuisement émotionnel. Cet effet négatif de la dissonance émotionnelle peut s’expliquer par le caractère stressant des compromis récurrents avec les valeurs organisationnelles (Maslach et al., 2001). Il résulte des exigences du simulacre auquel conduit cette inadéquation salarié – organisation (Brotheridge and Lee, 2002). L’écart entre l’identité centrale et l’identité simulée au travail pourrait générer dans cette logique un effort d’adaptation disproportionné au regard des ressources disponibles et finalement épuiser. Hochschild (1983) soutient ainsi que feindre des émotions à soi-même conduit à une aliénation des sentiments personnels et à une faible estime de soi.

Pour les deux thèses en présence, les effets de l’authenticité naissent moins d’un décalage fortuit entre le « rôle transmis » et le « rôle perçu » - décalage qui est au coeur de la séquence de rôle décrite par Katz et Kahn (1966) - que d’un choix délibéré et pleinement assumé du salarié. Le dernier cas de figure de la figure 1 (Cf. ci-dessus) est celui de l’authentic living. Il n’expose pas a priori aux conflits de rôles dans la mesure où attentes du poste et identité profonde convergent. Il ressort finalement de ces deux thèses en présence une tension entre les besoins de différenciation et d’appartenance : qui de la déviance ou de la dissonance émotionnelle au travail doit être privilégiée ? Autrement dit, le salarié doit-il rester fidèle à lui-même au risque de s’épuiser dans les tensions sociales ou doit-il s’épuiser à se trahir pour mieux se conformer aux standards organisationnels affichés ? Cette controverse devrait pouvoir trouver une explication à la fois en distinguant les effets des deux dimensions de l’authenticité et en prenant en compte les rôles médiateurs exercés par le bien-être au travail sur ces relations.

Les effets différenciés de l’authenticité

L’authenticité cognitive correspond d’abord à une connaissance de soi précise, c’est-à-dire au résultat d’une introspection. Cet apprentissage, à force de retours d’expériences, traduit une prise de conscience des ressources personnelles à disposition pour répondre aux demandes du poste. Elle est synonyme d’estimation juste et lucide de ces capacités. En conséquence, l’authenticité cognitive permet de se détourner de demandes professionnelles jugées exorbitantes et de ne pas s’épuiser dans des aventures perdues d’avance. Il peut par exemple en être ainsi de l’inscription dans certaines équipes-projet, de réponses à des appels d’offre, et même de certains comportements extra-rôles tels qu’une entraide exagérément consommatrice de ressources (Koopman, Lanaj and Scott, 2016). En ce sens, l’authenticité cognitive devrait faciliter l’ajustement à la situation professionnelle et donc éviter l’épuisement. Cet effet positif devrait être également expliqué par la distanciation qu’elle permet à l’égard des jugements extérieurs. Bien se connaître et s’évaluer justement permettraient de se départir de l’image renvoyée par l’environnement social. Le besoin de reconnaissance devrait être atténué chez les personnes qui en sont capables. Selon Kernis et Goldman (2006), une forte conscience de soi est en effet associée à des comparaisons sociales plus rares. L’attachement à l’apparence publique est réduit chez les personnes concernées. La déviance émotionnelle leur est plus aisément supportable. De nombreux exemples peuvent illustrer ces affirmations : fort de ses expériences, l’image qu’un journaliste à succès a de lui-même sera moins atteinte par une interview ratée; confirmé par ses succès récurrents, le ténor du barreau s’estimera moins remis en cause dans ses pratiques par la condamnation lourde de son client, etc. L’un comme l’autre sont suffisamment sûr d’eux-mêmes pour ne pas se sentir remis en cause. Ils n’ont pas à s’épuiser à se mentir, à développer des interactions sociales pour trouver un réconfort, ou à devoir entamer une action en profondeur visant à redéfinir leur self. Dans le sens inverse, tenter de préserver un sentiment artificiel de supériorité, exagérer ses points forts dans le but d’obtenir des récompenses (Kernis, 2003), requièrent un effort intellectuel plus ou moins conscient à chaque fois que l’environnement renvoie une information négative de soi. De ce fait, les situations de déviance émotionnelle sont moins coûteuses chez les personnes authentiques au plan cognitif. Sur ces bases, il devient possible de formuler une première hypothèse :

Hypothèse 1 : L’authenticité cognitive est associée significativement et négativement à l’épuisement professionnel.

En revanche, l’authenticité comportementale semble quant à elle plus consommatrice de ressources personnelles que réductrice de demandes. Au niveau interindividuel, l’adaptation des comportements aux valeurs fondamentales du salarié, quand elle se fait sans considération particulière pour les standards affichés, révèle un déficit d’empathie potentiellement synonyme de rigidité maladroite et d’entêtement qui pénalisent l’intégration dans le collectif (Sheldon et al., 1997). Si l’on en croit Brewer (1991), cette option prive de ressources externes à cause de l’appauvrissement des relations sociales. Être égocentré rend ainsi vulnérable à l’isolement, à la stigmatisation, au rejet (Brewer, 1991). Le salarié concerné risque alors fort de se couper des ressources (Bakker and Demerouti, 2007) que constituent par exemple le feedback de performance, le soutien social, l’écoute, l’empathie, l’entraide, le conseil. De plus, cette option requiert des dépenses conséquentes pour tenter de conformer l’entourage professionnel à soi-même plutôt que l’inverse (Kernis and Goldman, 2006). Le ratio demandes/ressources s’en trouve d’autant plus déséquilibré.

Au niveau intra-individuel, une personne peut s’estimer authentique parce qu’elle a fait le choix délibéré d’adapter ses comportements aux différents rôles qui sont attendus de lui. Cette variété n’implique pas forcément de conflits internes tant qu’elle a été librement décidée. Ces adaptations fréquentes sont toutefois fortement consommatrices de ressources personnelles (Sheldon et al., 1997). Elle contraint à devoir supporter des changements identitaires fréquents (Wood et al., 2008). Devoir assumer différents rôles constitue une demande psychologique coûteuse à honorer car elle constitue une menace à la cohérence de soi. Un épuisement est dans ce cas probable :

Hypothèse 2 : L’authenticité comportementale est associée significativement et positivement à l’épuisement professionnel.

Une explication de ces relations par les effets médiateurs du bien-être au travail ?

L’épuisement associé à l’authenticité comportementale serait en fait le prix à payer du bien-être induit par la loyauté à soi-même contre vents et marées (Diener, 1984; Fredrickson, 2003). Sans référence à une sphère sociale en particulier, l’association positive de l’authenticité au bien-être général a été très souvent observée en effet au niveau empirique (eg. Kernis and Goldman, 2006; Sheldon et al., 2004). Dans le contexte restreint du travail, seuls les travaux de Ménard et Brunet (2010) et de Van den Bosch et Taris (2014) à notre connaissance ont confirmé ce résultat.

Le bien-être au travail est un état d’esprit positif résultant d’une appréciation cognitive et affective favorable par le salarié des évènements et circonstances professionnels (Biétry et Creusier, 2017). Le sentiment de liberté déclenché par le libre choix de la ligne de conduite adoptée est présenté comme un nutriment essentiel de ce bien-être (Deci and Ryan, 1991; Sheldon and Elliot, 1999). Il conduit à trouver un sens à ses actes (Ménard and Brunet, 2010). Opter pour la déviance émotionnelle peut aussi être parfois source de fierté personnelle. Cette concomitance d’effets positif et négatif de l’authenticité n’est pas incohérente a priori. Plusieurs auteurs ont en effet montré que des construits positifs ont aussi une face sombre telle que l’épuisement. Il en va par exemple ainsi, de l’entraide (Koopam et al., 2016), de la confiance (Baer et al., 2015), ou des comportements justes (Johnson, Lanaj and Barnes, 2014). Ensemble, tous ces arguments plaident en faveur d’une médiation compétitive au sens de Zhao et al. (2010) : le bien-être au travail induit par l’authenticité comportementale devrait contrarier l’influence néfaste pour le salarié de l’authenticité comportementale. D’où :

Hypothèse 3 : Le bien-être au travail est un médiateur compétitif de la relation authenticité comportementale-épuisement professionnel.

Selon la théorie « broaden-and-build » (Fredrickson and Joiner, 2002), le bien-être présente un caractère fonctionnel qui va au-delà du simple état de béatitude. Contrairement aux états neutre ou de mal-être, il élargirait le spectre de l’attention et de la cognition (Fiedler, 1988; Schwarz and Bless, 1991) pour initier grâce à cela une spirale montante. Il produirait des structures de pensées inhabituelles, flexibles, créatives et réceptives (Isen, 1987) favorables à l’expérimentation, à l’intégration sociale, au succès (Fredrickson, 2003). Ces dernières seraient sources à leur tour d’un nouvel accroissement du bien-être. Ce développement de l’arsenal des stratégies d’adaptation permettrait de franchir les limites fixées par le répertoire d’actions programmées, en d’autres termes, le stock de comportements efficaces mémorisés (Fredrickson and Joiner, 2002). Une spirale positive authenticité cognitive – bien-être au travail se développerait ainsi. Les nouvelles ressources pourraient dans cette logique aider à lutter contre l’épuisement contrairement aux états négatifs tels que la dépression qui enferment la réflexion. Cette explication constitue une réponse plausible et originale à la question posée par Wright and Hobfoll (2004) au sujet de la manière dont les individus acquièrent, maintiennent et développent les ressources nécessaires pour faire face aux demandes et pour se prémunir contre les pertes futures de ressources. Fort de ce capital de bien-être au travail, le salarié serait plus à même d’opérer sans s’épuiser le travail émotionnel attendu sur son poste. Cette performance promouvrait à son tour l’estime de soi et contribuerait à l’épanouissement personnel (Adelmann, 1995). Elle préserverait une identité intégrée (Roberts and Donahue, 1994) par définition peu sujette à l’instabilité et donc peu fragmentée. En d’autres termes, la contribution de l’authenticité cognitive à la lutte contre l’épuisement devrait également s’expliquer par sa capacité à générer un bien-être au travail. Il ressort de ce raisonnement une quatrième hypothèse plausible :

Hypothèse 4 : Le bien-être au travail est un médiateur complémentaire de la relation authenticité cognitive-épuisement professionnel.

Méthode

Collecte des données et échantillon

La population étudiée comprend l’ensemble des salariés du privé et des agents titulaires ou non de la fonction publique française. La méthode mobilisée pour constituer l’échantillon est non-probabiliste. Il s’agit en l’occurrence de la méthode virale qui consiste à demander aux premiers répondants de nous transmettre eux-mêmes les adresses d’autres participants potentiels. Grâce à cela, le questionnaire a été envoyé en version électronique à 4167 personnes. 481 ont accepté d’y répondre. Le taux de réponses s’établit ainsi à 11,54 %. Nous avons ainsi pu collecter des informations directement liées aux participants eux-mêmes et aux entreprises qui les emploient. Nous avons pris soin d’interroger les salariés uniquement sur des caractéristiques à propos desquelles ils pouvaient répondre avec certitude. Ainsi, des variables comme la taille de l’entreprise n’ont pas été retenues car régulièrement les participants à ce type d’enquête fournissent des données trop approximatives ou hésitent entre la taille du service, de l’entreprise ou du groupe. Ces imprécisions pénalisent finalement la qualité des résultats. L’âge moyen est de 39,5 ans (écart-type = 10,91) pour une ancienneté moyenne dans leur organisation de 9,5 ans (E.T. = 9,36). 68,61 % ont un niveau de formation au moins égal à Bac+4 et 58,21 % sont cadres ou ingénieurs. Ces participants à l’enquête présentent pour le reste les caractéristiques suivantes :

Tableau 1

Description de l’échantillon

Description de l’échantillon

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Tableau 2

Matrice de corrélations

Matrice de corrélations

* : significatif à 0.05; ** : significatif à 0.01

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Mesures

Le questionnaire a été conçu à l’aide de LimeSurvey et hébergé sur le serveur de notre université. LimeSurvey présente entre autres avantages par rapport aux solutions alternatives telles que Google Drive de rendre impossibles les réponses multiples à partir d’une même adresse IP. Après un prétest en face à face, ce questionnaire a finalement été structuré en quatre parties. La première présentait en des termes très généraux le sujet de l’enquête et nos affiliations académiques. Elle garantissait l’anonymat et rappelait l’importance pour nous de la participation de la personne contactée. La question introductive qui composait la seconde partie avait pour but d’interdire aux personnes n’appartenant pas à la population mère – être actuellement salarié ou agent de la fonction publique - de poursuivre le remplissage du questionnaire. La troisième partie comprenait cinq sections commençant à chaque fois par une ou deux questions au sujet des caractéristiques du répondant : âge, sexe, niveau de formation, statut professionnel, nature du contrat de travail, secteur d’activité, ancienneté dans l’entreprise. Chacune de ces sections était également constituée d’un mélange d’items relevant des échelles de mesure des trois concepts centraux de notre recherche : l’authenticité, l’épuisement professionnel et le bien-être au travail. Ce mélange d’items et le fait d’intercaler les variables de contrôle ont été opérés pour limiter autant que faire se peut le biais de variance commune dans le respect des préconisations de Podsakoff et al. (2003). Le test conduit sur les données collectées selon les recommandations de Gaskin et Lim (2017) montre que la variance commune dans notre échantillon est de 2.56 %. Elle peut donc être considérée comme très faible. Ce mélange d’items avait également pour fonction de réduire le risque de lassitude, l’effet de désirabilité qui conduit le participant à biaiser ses réponses de manière à s’idéaliser (Nass, Moon and Carney, 1999) et l’effet de contamination, c’est-à-dire l’influence directe des questions entre-elles. La quatrième et dernière partie était constituée à la fois d’une phrase de remerciement et d’une invitation à nous transmettre l’adresse électronique de cinq salariés ou agents titulaires ou non de la fonction publique française. Chaque item prenait la forme d’une échelle de Likert en sept points allant de « pas du tout d’accord » (1) à « tout à fait d’accord (7).

Ces items étaient tout d’abord ceux de l’échelle de mesure de l’authenticité la plus aboutie, c’est-à-dire la mieux ancrée théoriquement, en l’occurrence celle de Kernis et Goldman (2006). Elle combine les dimensions cognitive et comportementale. Elle est la plus utilisée dans les travaux de recherche même si les qualités métriques de sa version longue en 45 items sont discutables (Grégoire et al., 2014). Compte tenu du fait que l’identité est extensible et rétractable selon l’arène sociale à laquelle le participant à l’enquête choisit de faire référence (Marcus and Kunda, 1986), l’expression « des gens qui me sont proches » a été remplacée dans les 19 questions concernées par « les collègues avec lesquels je travaille ». Le questionnaire était également composé de la version française de l’échelle EPBET en 12 items dont le but est de mesurer le bien-être au travail (Biétry et Creusier, 2013). Ce construit comprend quatre rapports favorables qui constituent autant de dimensions : 1) un rapport positif aux collègues de travail qui assouvit le besoin d’intégration sociale, 2) un rapport positif au manager direct propice au contentement du besoin de réalisation personnelle, 3) un rapport aux temps traduisant une compatibilité perçue entre les différentes temporalités sociales pour répondre au besoin d’être considéré en tant que salarié mais aussi en tant que personne, 4) un rapport positif à l’environnement physique de travail, enfin, qui fait écho au besoin d’efficacité personnelle. « Mes collègues sont solidaires de moi » est un exemple d’items qui la compose. Enfin, la sous-échelle d’épuisement émotionnel en 5 items du Maslach Burnout Inventory – Global Survey (Maslach and Jackson, 1986) a été mobilisée. « Je me sens émotionnellement épuisé (e) par mon travail » est un exemple d’item qui la compose. Les versions originelles des échelles d’authenticité et d’épuisement étant en anglais, une procédure de double traduction inversée a été respectée en mobilisant deux personnes bilingues (Brislin, 1970). La première a effectué une traduction de l’anglais vers le français tandis que la seconde a, sur ces bases, opéré le travail inverse. Un échange entre les deux traducteurs a finalement abouti à un consensus permettant d’assurer la correspondance des termes et des expressions entre les deux langues.

La qualité des données collectées grâce à cela est présentée dans la matrice de corrélations suivante. Les omégas de MacDonald (1970) des échelles sont présentés sur la diagonale.

Aucun problème de multi-colinéarité entre les concepts n’apparaît dans cette étude.

Stratégie d’analyses

L’étude a classiquement débuté par la validation des échelles de mesure utilisées. Pour cela, des modèles d’équations structurelles ont été réalisés à l’aide du logiciel Amos v21. Les indices retenus pour valider ces modèles sont les suivants : le Rχ² (Khi² associé au Robust Maximum Likelihood Estimator), le GFI (Goodness Fit Index), le CFI (Comparative Fit Index), le TLI (Tucker-Lewis Index), le RMSEA (Root Mean Square Error of Approximation). Une fois ces vérifications effectuées, l’effet médiateur du bien-être au travail dans la relation Authenticité-Épuisement a été testé en utilisant la méthode de Preacher et Hayes (2008) disponible via leur macro SPSS (Zhao et al., 2010). Le processus suivi par cette technique est le suivant : les régressions classiques 1 et 3 du modèle de Baron et Kenny sont effectuées. Un bootstrap test (n=5000) est ensuite réalisé pour tester l’effet indirect dans le modèle. Les critères de significativité sont regroupés dans le tableau 3 :

Tableau 3

Critères de significativité de la méthode de Preacher et Hayes

Critères de significativité de la méthode de Preacher et Hayes

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Si les valeurs obtenues remplissent ces trois conditions, alors l’hypothèse de l’effet médiateur du bien-être ne peut pas être rejetée.

Résultats

Avant de procéder aux tests de médiation, nous avons commencé par valider nos instruments de mesures. L’épuration d’items au sein de l’échelle originelle de Kernis et Goldman a notamment permis d’en proposer une version courte, en français et spécifiquement adaptée à la situation particulière du travail (Cf. annexe). Le tableau suivant présente les résultats des analyses confirmatoires.

Ces résultats montrent que les indices d’ajustements des trois échelles de mesures sont tous supérieurs aux normes admises par la communauté scientifique. En effet, les indices GFI, CFI et TLI excèdent 0,90 et les RMSEA sont inférieurs à 0,05. Ces échelles de mesures peuvent donc être utilisées sans problème dans notre contexte.

La médiation de l’effet de l’authenticité cognitive

Ces vérifications étant effectuées, le test du modèle de médiation par le bien-être de la relation authenticité cognitive-épuisement professionnel a pu être opéré (Cf tableau 5) :

Tableau 4

Validation des échelles de mesures

Validation des échelles de mesures

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Tableau 5

Résultats de la médiation par le bien-être au travail de la relation authenticité cognitive-épuisement professionnel

Résultats de la médiation par le bien-être au travail de la relation authenticité cognitive-épuisement professionnel

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Ces résultats montrent tout d’abord qu’un effet direct de la dimension cognitive de l’authenticité sur l’épuisement peut être détecté (-0,173; p=0,001). L’hypothèse 1 peut en conséquence être conservée : L’authenticité cognitive est associée significativement et négativement à l’épuisement professionnel. Ces résultats révèlent ensuite que cette dimension particulière a un effet positif et significatif sur le bien-être (0,620; p=0,000). Dans le même temps, l’effet du bien-être au travail sur l’épuisement est négatif et significatif (-0,246; p=0,000). Enfin, l’effet indirect est négatif et significatif avec un intervalle de confiance de 95 % excluant 0. Ensemble, ces résultats nous incitent à ne pas rejeter l’hypothèse 4 : Le bien-être au travail est un médiateur complémentaire de la relation authenticité cognitive-épuisement professionnel. En d’autres termes, une forte authenticité cognitive permet d’augmenter le bien-être au travail qui, à son tour, permet de diminuer l’épuisement professionnel. De plus, cette authenticité cognitive permet dans le même temps de contribuer directement à éviter l’état d’épuisement.

Le cas de l’authenticité comportementale

Les résultats obtenus pour la dimension comportementale de l’authenticité sont résumés dans le tableau suivant (Cf tableau 6) :

Tableau 6

Résultats de la médiation par le bien-être au travail de la relation authenticité comportementale-épuisement professionnel

Résultats de la médiation par le bien-être au travail de la relation authenticité comportementale-épuisement professionnel

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La dimension comportementale de l’authenticité a cette fois un effet positif et significatif sur l’épuisement (0,114; p=0,004). L’hypothèse 2 est soutenue : l’authenticité comportementale est associée significativement et positivement à l’épuisement professionnel. L’effet direct de cette seconde dimension de l’authenticité sur le bien-être au travail est également positif et significatif (0,635; p=000). Une nouvelle fois, le bien-être au travail est associé négativement et significativement à l’épuisement (-0,273; p=0,000). Ce résultat est donc de même nature que dans le test précédent. Enfin, l’effet indirect de la dimension comportementale de l’authenticité sur l’épuisement est négatif et significatif avec un intervalle de confiance de 95 % excluant 0. Ce signe contraire à celui de la relation directe indique donc cette fois l’existence d’une médiation compétitive conformément à l’hypothèse 3 : Le bien-être au travail est un médiateur compétitif de la relation authenticité comportementale-épuisement professionnel. En d’autres termes, une forte authenticité comportementale permet bien d’augmenter le bien-être au travail qui, à son tour, permet de diminuer l’épuisement. Dans le même temps, le niveau élevé d’authenticité comportementale aura toutefois tendance à augmenter directement l’épuisement.

Tous ces résultats sont finalement résumés dans le tableau suivant :

Tableau 7

Synthèse des résultats

Synthèse des résultats

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Discussion

L’ambition de cette recherche était de participer à la discussion académique au sujet des effets de l’authenticité et du bien-être au travail sur l’épuisement des salariés. Ses apports se situent à deux niveaux au moins. Au plan méthodologique, ils tiennent d’abord dans la proposition d’une version courte en langue française et adaptée au monde du travail de l’échelle de mesure de Kernis et Goldman (2006) (Cf. annexe). Elle pourra être plus facilement utilisée dans les questionnaires à venir que la version originelle longue en 45 items. Les qualités métriques sont singulièrement améliorées par rapport à la précédente. Ensuite et surtout, l’intérêt de cette recherche est de montrer à quelle condition l’épuisement professionnel peut être expliqué. Ce dernier résultat a des implications théoriques et pratiques qui doivent toutefois être entendues avec précaution du fait des limites inhérentes au travail réalisé.

Implications théoriques

La première implication théorique des résultats présentés tient probablement aux dangers auxquels les chercheurs en comportement organisationnel s’exposent quand ils appréhendent un construit multidimensionnel par le biais des scores globaux exprimés par les participants à leurs enquêtes. Ces scores peuvent refléter des réalités psychologiques très différentes. Il en va ainsi de l’authenticité pour laquelle un même total de points peut être obtenu à partir d’une authenticité équilibrée ou d’une forte domination d’une dimension par l’autre. En plus de l’insuffisante contextualisation au monde du travail, les résultats controversés jusqu’à présent publiés au sujet de ses effets sur l’épuisement professionnel pourraient tenir au moins en partie à ces approximations méthodologiques.

Sur cette base, l’enseignement qu’il est possible de tirer de ces résultats conforte l’importance de la convergence des valeurs entre celles du salarié et celles véhiculées par sa situation professionnelle. Les effets bénéfiques du « fit value » sur l’implication organisationnelle, la satisfaction au travail, l’intention de rester et, plus généralement, sur la performance sont connus (Hoffman and Woehr, 2006; Ramarajan, Rothbard and Wilk, 2017; Verquer, Beehr and Wagner, 2003). En revanche, ils le sont moins en ce qui concerne l’épuisement professionnel. Cette convergence de valeurs permet aux salariés d’éviter un travail émotionnel excessif et les exigences sous-jacentes au développement d’une personnalité fragmentée (Roberts and Donahue, 1994).

Enfin, la conclusion à laquelle les résultats obtenus invitent confortent la thèse de l’importance du bien-être au travail. S’il peut constituer une fin en soi dans les structures qui font de l’humanisme une de leurs finalités, il s’avère plus généralement être aussi un moyen de lutter contre l’épuisement des salariés et ses conséquences que sont le cynisme ou le sentiment d’inefficacité. Cette instrumentalité trouve une explication dans la théorie Broaden and build de Fredrickson : le bien-être est une ressource précieuse pour compenser les efforts requis par l’authenticité comportementale. Parce que la fidélité à soi-même peut dégrader les relations aux collègues de travail mais aussi générer un bien-être et une fierté d’avoir su rester soi-même, la dépense énergétique qu’elle engendre est plus aisément supportable. Une déviance positive devient grâce à cela tolérable pour le salarié (Cameron et Lavine, 2006). Cette conclusion va bien dans le sens des enseignements majeurs de la psychologie positive selon lesquels des construits positifs et négatifs peuvent cohabiter chez un même individu. À défaut de cet effet direct de la dimension comportementale de l’authenticité sur le bien-être, le salarié serait contraint de s’épuiser à dévier émotionnellement en s’écartant de manière radicale du rôle assigné, de se replier sur soi ou de faire preuve de « relâchement moral » pour reprendre le vocabulaire de Goffman. Autrement dit, il serait amené à devoir ne plus se préoccuper de sa « face personnelle » quand les règles affichées sont trop éloignées de son identité profonde.

Par ailleurs, la contribution de l’authenticité cognitive à la lutte contre le burn out peut quant à elle s’expliquer par son association au bien-être au travail. La synergie positive entre cette dimension cognitive et le bien-être réduit la probabilité d’avoir à opérer des actions en profondeur obligeant à se redéfinir en fonction des épisodes professionnels traversés. Elle permet de « se regarder en face » sans avoir à rougir ou à réaliser des rationalisations a posteriori. Cette honnêteté à l’égard de soi-même augmente l’estime de soi. Elle accroît les chances de pouvoir se départir des jugements extérieurs, d’être plus à même de choisir les opportunités professionnelles, et finalement, de ne pas s’épuiser au travail. Ensemble, ces implications théoriques conduisent à des préconisations managériales.

Implications managériales

Concrètement, il ressort de cette recherche que les managers ont intérêt à aider leurs salariés à jouer pleinement leur rôle plutôt que d’avoir à le tenir artificiellement, autrement dit, à ne pas se trouver en situation d’avoir à mentir, à ne pas être sincère, à dissimuler, à être faux ou prétentieux. La performance sur les postes de travail pourrait à défaut en pâtir du fait d’un épuisement. Veiller à maintenir un haut niveau d’authenticité au sein du personnel participe à la prévention de ce syndrome. Pour ce faire, différentes solutions sont possibles : il est tout d’abord envisageable d’aider le salarié à mieux se connaître et à mieux s’évaluer en multipliant les feedbacks de performance individuelle ou les évaluations en 360 degrés. Ces retours devraient limiter le risque d’auto-aliénation. L’action managériale pourrait également consister à porter la plus grande attention aux décisions de gestion des carrières. Pour éviter les affects négatifs qui accompagnent le sentiment d’être faux (Harter, 2002), les postes, les missions ou les portefeuilles de clientèles confiés doivent être compatibles avec l’identité profonde du salarié. Cette précaution est d’autant plus importante qu’il peut être amené à accepter ces changements par nécessité plutôt que par envie en période de taux de chômage élevé. Des actions de communication interne peuvent également être entreprises de manière à ce que chacun d’entre eux perçoive mieux la culture des différentes composantes de l’entreprise et, ce faisant, se positionne plus efficacement sur le marché interne du travail. Les pratiques RH qui y ont cours, et les intentions sous-jacentes de l’employeur lors de leur adoption (Nishii, Lepak and Schneider, 2008), constituent autant de signaux ou de symboles (Bowen and Ostroff, 2004). Pour parvenir à limiter la demande et la consommation de ressources, les entretiens professionnels peuvent être l’occasion de cerner les valeurs de chacun mais aussi de faire prendre conscience des dangers du refus de tout compromis en matière de valeurs. Compte tenu de ses effets bénéfiques sur l’épuisement, le bien-être au travail des salariés concernés par cette attitude peu conciliante est à surveiller plus particulièrement. Les formations professionnelles internes s’inscrivent enfin dans la liste des pratiques recommandées dans la mesure où elles peuvent améliorer le fit value et aider aux actions en profondeur. Elles sont d’autant plus importantes lors de la socialisation organisationnelle des nouvelles recrues (Perrot et Campoy, 2009). Toutes ces préconisations d’actions doivent être prises avec précautions du fait des limites de notre étude.

Limites et pistes de recherche

Les limites de ce travail tiennent en premier lieu au caractère auto-déclaratif des données collectées. Cette démarche méthodologique présente le risque que les participants ne disent pas toujours la vérité. Elle rend également les réponses tributaires de la qualité de l’information à laquelle ils ont accès. Cette première limite ne devrait toutefois pas pénaliser gravement les conclusions présentées dans la mesure où l’anonymat des répondants a été garanti et respecté. De plus, la passation du questionnaire ayant été individuelle, ils n’ont pas été soumis aux effets de pression du collectif. L’enquête consistant en une coupe transversale, elle s’expose par ailleurs au biais de variance commune. Des précautions ont là aussi été prises pour le limiter dans le respect des préconisations de Podsakoff et al. (2003) : les items des différentes échelles de mesure ont été mélangés dans le questionnaire et des variables de contrôle ont été insérées entre les blocs d’items. Au-delà de ces difficultés méthodologiques, une piste de recherche intéressante à poursuivre pourrait consister à étudier les effets d’interactions entre les sous-dimensions de l’authenticité. Ils n’ont pas été pris en compte ici puisque le modèle général de médiation a été décomposé en deux sous-modèles indépendants l’un de l’autre. Pour y parvenir, une approche centrée sur les personnes plutôt que sur les variables serait la bienvenue (Meyer, Stanley and Vandenberg, 2013). Elle permettrait de mettre au jour les effets des différents profils d’authenticité existant empiriquement. Une seconde piste de recherche pourrait consister à mesurer directement le niveau de connaissance de soi pour l’intégrer dans le raisonnement. Cette caractéristique conditionne les possibilités d’évaluation globale de l’authenticité par le salarié. Enfin, l’étude de l’authenticité interpersonnelle plutôt qu’intrapersonnelle (Ménard et Brunet, 2012) pourrait compléter utilement les résultats obtenus. Cette alternative repose sur une évaluation de l’authenticité par autrui plutôt que par soi-même. Grâce à cela, les effets de l’authenticité et du bien-être au travail sur l’épuisement professionnel devraient être encore mieux compris et mieux maîtrisés.