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Introduction

Produit de l’Instance Équité et Réconciliation (IER, 2004-2006), la commission vérité (CVR) marocaine, la « réparation communautaire » est un programme de développement socioéconomique et culturel en faveur de régions dont les populations lient leur situation aux « violations graves des droits humains » perpétrées durant les années 1960 à 1990. Financé par des bailleurs de fonds internationaux, au premier titre desquels l’Union européenne (UE), et différentes administrations, le programme a pris la forme de financements ouverts à des associations par appel d’offres[3].

L’importation d’une CVR, la solution de traitement des passés violents la plus en vogue à l’international, figurait au coeur du programme de mobilisation du Forum marocain pour la vérité et la justice (FVJ). Ce collectif de lutte contre l’impunité des tortionnaires rassemble à compter de novembre 1999 l’ensemble des groupes ayant eu à subir la répression depuis l’indépendance. L’association revendique la constitution d’une CVR à l’occasion de rassemblements protestataires devant les centres de détention secrets (Vairel, 2004). Plusieurs membres de la première équipe dirigeante du FVJ entrent en relation avec les conseillers du roi. Des discussions émerge une réforme du Conseil consultatif des droits de l’Homme (CCDH), l’institution royale traitant des droits humains. Dans sa XXe recommandation (octobre 2003), le Conseil propose au roi la création d’une commission ad hoc qui prendra le nom d’IER. Officiellement installée par le roi en janvier 2004 (Vairel, 2004), elle a pour mandat d’enquêter sur la disparition forcée et la détention arbitraire. Sa composition la situe dans la « moyenne » internationale : nommés par le roi, ses membres sont défenseurs des droits humains, membres de partis politiques, juristes (pour certains proches du Palais) et spécialistes de sciences sociales. Nombre d’entre eux sont d’anciennes victimes de la répression. L’IER a suscité différentes publications (Slyomovics, 2008 ; Vairel, 2006). Cependant, à l’exception des travaux de B. Nahhass sur le Rif (2014, 2016) et L. Menin sur Tazmamart (2019), au Maroc l’intérêt des sciences sociales pour l’émergence et l’élaboration territorialisées de mesures de « justice transitionnelle » – cette expertise internationale de la prise en charge des passés violents (Lefranc, 2009) – s’est révélé limité alors même que ces « normes internationales pénètrent dans des sociétés travaillées par des enjeux politiques et des visions du monde qui ont un impact sur leur diffusion » (Gobe, 2019, p. 16).

Des réparations individuelles pour les victimes de la répression avaient été largement distribuées à l’échelon national, d’abord par l’Instance d’arbitrage et d’indemnisation installée par Mohammed VI en août 1999 à son accession au trône (Slyomovics, 2001, p. 18-19), puis par l’IER. Évoquée dans le rapport final de l’Instance en novembre 2005, la mise en oeuvre de réparations collectives n’allait pas de soi. Pour comprendre leur origine, nous reviendrons sur la constitution en problème des effets localisés de la répression. Pour ce faire, nous suivrons les acteurs qui qualifient des situations, les arènes où se déploient leurs dénonciations et leurs manières de justifier les solutions qu’ils appellent à mettre en oeuvre.

Le thème comme le contexte de l’enquête permettent d’apporter un décalage par rapport à la théorie constituée. Ce n’est pas trop forcer le trait que de rappeler combien l’analyse des problèmes publics est peut-être autant une « science démocratique » qu’une « science américaine » (Neveu, 2015, p. 18). Depuis les années 1990, les mobilisations des associations de droits humains ont en partie modifié les termes du débat sur la violence d’État, dans la presse comme dans la rue. Pourtant, une série de « lignes rouges » (islam, monarchie, intégrité territoriale) contenues dans la devise nationale (Dieu, la Patrie, le Roi) contraignent l’exercice de la critique publique. L’insistance sur le consensus et l’unité témoigne d’une limitation du pluralisme et d’un refus de la polémique, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de mettre en cause l’établissement du système d’emprise de la monarchie par la violence. Ces contraintes structurent le mandat de l’IER, l’écartant de l’« exploitation mercantile ou idéologique de la vérité » : elle « veillera à ne prendre aucune initiative de nature à susciter la désunion ou la rancoeur ou semer la discorde » (Conseil consultatif des droits de l’Homme [CCDH], 2003).

Menée durant de courts séjours dans la région en 2010, 2011 puis en 2015 et 2018, la partie de l’enquête[4] sur laquelle nous nous appuyons ici porte sur les acteurs associatifs locaux qui vont s’efforcer de faire entendre leurs préoccupations en matière de désenclavement et de rattrapage économique auprès des commissaires de l’IER. Elle porte également sur leurs activités, notamment les liens établis avec les autorités et différents bailleurs de fonds.

Nous nous demanderons comment les effets territorialisés de la répression ont été constitués en problème appelant des réponses publiques – « une réparation » – inscrites dans le territoire particulier du Sud-Est marocain. Répondre à cette question implique de revenir sur la façon dont les politiques coercitives ont marqué durablement les territoires et les populations de la région. Liant la présence des centres de détention secrets et l’état social de régions du Sud-Est, les auteurs et collectifs à l’origine du programme sont les acteurs et le produit d’un dense milieu associatif, soucieux de travailler avec les autorités publiques et les bailleurs de fonds. Ces éléments caractérisent l’espace social où est formulée la réparation communautaire : ils participent de « l’armature matérielle de l’arène publique » (Cefaï, 1996, p. 50) locale.

Ensuite, les acteurs à l’origine de la réparation communautaire critiquent une manière de dénoncer la répression en proposant une désingularisation nouvelle de cet enjeu. Selon eux, des territoires et non plus des individus ou des groupes militants sont marqués par la violence. Cette mise en cause fait l’objet de diverses réceptions. Elle entre en résonance avec des problématiques internationales, la justice transitionnelle saisie par le développement (Dezalay, 2008), des éléments des trajectoires des commissaires de l’IER (« populisme développementiste », Olivier de Sardan, 1990) et, à la faveur de son « retour » dans la région, avec des manières de gérer la rareté des ressources en terres arables et en eau : le territoire est la cause pour laquelle on agit sur le mode d’une mobilisation pour les ressources.

1. Effets durables des politiques coercitives et déploiement des ONG

Les provinces de Ouarzazate et Tinghir subissent un double enclavement. Géographique, tout d’abord, en raison des difficultés de passer le col de Tizi N’Tichka (2 260 m) par une route aux nombreux lacets dangereux qui « coupe » plus qu’elle ne relie Ouarzazate de Marrakech et du reste du pays. Économique, ensuite, puisque les sièges des entreprises qui opèrent dans la zone (mine d’argent à Tinghir, hôtel de luxe à Ouarzazate) sont situés à l’extérieur des provinces ou du pays[5]. À cela s’ajoute la marque laissée sur les territoires du Sud-Est marocain par la présence de centres de détention secrets. Pour comprendre comment des acteurs associatifs ont dénoncé les effets sociaux et économiques de cette présence et fait émerger ce qui prendrait le nom de réparation communautaire, nous nous tournerons vers la constitution des associations en catégorie et en objet de l’action publique dans le sud-est du pays au cours des trente dernières années.

1.1 Une région marquée par les politiques coercitives

Fort prisées des touristes en visite dans la Vallée des roses, les kasbahs, anciennes places fortes construites en pisé, participèrent de la « cartographie du déshonneur » marocain en abritant des centres de détention secrets à Agdz, Kelâat M’Gouna, Skoura et Tagounit. S’y ajoutaient la caserne militaire de Tazmamart, transformée en bagne mouroir pour les militaires ayant participé aux tentatives de coups d’État de 1971 et 1973, ainsi que d’autres lieux de détention secrète de moindre envergure situés près de Ouarzazate (barrage Mansour Eddhabi, caserne des Forces auxiliaires)[6]. La préservation du secret entourant ces prisons a poussé les autorités à restreindre les accès et la circulation dans les zones avoisinantes, entravant les libertés des populations et leur développement. L’enclavement de la région, déjà coupée des circulations économiques des métropoles de Marrakech et Fès par les montagnes de l’Atlas, en fut renforcé. Les abords de ces centres étaient délibérément maintenus à l’écart du cours de la vie sociale et économique par les autorités.

La survie à « l’intérieur » de ces prisons mouroirs a fait l’objet de récits nombreux. Le plus célèbre d’entre eux, Tazmamart : cellule 10 (Marzouki, 2000), participe par son succès – il est considéré comme le premier best-seller de la littérature marocaine (El Guabli, 2014, p. 203) – de la constitution d’un genre inédit au Maroc, la littérature carcérale, et d’un dévoilement de ces expériences d’enfermement. Il en suscite d’autres sur Tazmamart (BineBine, 2009 ; Raiss, 2002) ou sur le centre de détention de Skoura (Nadrani, 2009) ainsi que des fictions de qualité (Fadel, 2017 ; Serhane, 2003). Le témoignage d’une épouse de disparu à Tazmamart est également publié (Bennouna, 2003). S’ils dévoilent au grand public une réalité jusqu’ici connue des seuls cercles militants des droits humains et des populations qui la subissaient, ces témoignages passent sous silence la vie quotidienne à l’ombre des bagnes. Adoptant une perspective relationnelle, plusieurs travaux prennent soin d’articuler ces productions littéraires à leur environnement politique, notamment aux mobilisations contre l’impunité dans lesquelles elles s’inscrivent (Menin, 2014 ; Menin, 2019 ; Slyomovics, 2005). Chez certains, la centralisation sur les oeuvres, écrites ou filmées, sur leur structure récurrente, produit une histoire prisonnière de ses sources et de ses jeux d’intertextualité. L’insistance sur les atrocités du « dedans » occulte les souffrances du « dehors » mais aussi les contestations autour des « années de plomb », au risque de prêter aux textes une efficace politique propre (Cohen, 2012, p. 7 ; El Guabli, 2014, p. 171). D’autres proposent une histoire d’urbains lettrés où les victimes indirectes sont les proches d’anciens détenus ou disparus et ne sauraient être des paysans analphabètes ou des périurbains enclavés (Hachad, 2018 ; Orlando, 2010). En cela, ces textes manquent la place particulière qu’occupe la région dans la géographie de l’appareil de répression. Elle ne fut pas le théâtre de mouvements de rébellion comme purent l’être le Moyen Atlas (Bennouna, 2002) ou le Rif, situé dans le Nord du pays. Elle ne constitua pas un foyer de mobilisation des mouvements contestataires d’extrême gauche, issus des principales universités du pays dans les villes capitales, Rabat et Casablanca, et d’autres métropoles (Tanger, Fès, Marrakech).

Si à Kelâat M’Gouna l’ancienne caserne coloniale transformée en centre de détention domine l’agglomération, à Agdz et Skoura, la prison secrète était située au centre de la vie sociale. À Agdz, la transformation de la kasbah en prison secrète en 1976 occasionna pour les habitants toute « une série de contraintes : interdiction de circuler la nuit, de s’arrêter pour voir, de monter sur les terrasses… Et surtout, interdiction formelle de raconter… » (CNDH, 2015, p. 76). La population était confinée lorsque le bagne était ravitaillé, de nouveaux détenus acheminés ou les corps des morts évacués (Vairel, 2020, p. 124). Ailleurs, les jeunes garçons étaient réquisitionnés par les gardiens pour creuser les tombes des détenus décédés. Comme me l’indiquait un commissaire de l’IER : « Mais les gosses aussi nous racontent… pas les gosses, maintenant ils sont adultes. Ils nous racontent comment à l’époque, lorsqu’il y avait quelqu’un qui mourait, les flics les amenaient, et leur demandaient de les aider à enterrer les disparus… en leur payant une petite bouteille de Coca à se partager entre eux[7]. »

En outre, les populations qui vivaient près des centres de détention secrets, Tazmamart, Agdz, Kelâat M’Gouna, etc., ont été traumatisées par la politique de disparition forcée. La raison provient des bribes d’information qui pouvaient leur parvenir et des menaces constantes que les forces de sécurité faisaient peser aux alentours. La divulgation de ces « informations destructrices » (Goffman, 1956)[8] emprunta le canal des agents de sécurité affectés à la garde des disparus. En outre, il arriva que certains de ces agents – qui en savaient trop ou qui avaient pu venir en aide d’une manière ou d’une autre à leurs victimes[9] – disparaissent (Vairel, 2008, p. 217). En d’autres termes, c’est toute l’expérience du rapport aux autorités publiques qui se trouve configurée par la présence des prisons secrètes.

« En plus, il faut voir qu’avant les autorités, l’État, ce que les gens en connaissaient, c’était surtout la face répressive, particulièrement à Skoura, qui abritait un centre de détention secret. Un caïd [agent de l’administration territoriale du ministère de l’Intérieur], c’est quelqu’un qui faisait peur, doté de superpouvoirs, notamment de violence, et les gens n’imaginaient pas que ce soit quelqu’un de normal[10]. »

Durant leur mandat, lors de missions de terrain dans la région, les commissaires de l’IER – anciens militants majoritairement issus de l’extrême gauche – découvrent les effets territorialisés de la répression des années 1970 et 1980[11].

« C’est là aussi qu’on découvre l’isolement de la population de Tazmamart. Les villageois, dès que tu discutes avec eux, tu vois qu’ils avaient un sentiment encore réel de peur. L’isolement aussi… ils disaient que, par exemple, ils avaient des problèmes de scorpions et qu’il n’y avait pas d’infirmier pour régler le problème. Il n’y avait pas de route. Lorsqu’il y avait Tazmamart, le bagne, les visites familiales étaient interdites parce qu’il y avait Tazmamart. Ils étaient vraiment punis, quoi. Les gosses n’avaient pas le droit de chanter dehors, de jouer dehors, enfin dans l’école. […] Les gosses qui étaient à l’époque gosses lorsqu’il y avait Agdz racontent comment les soldats demandaient aux familles de fermer les fenêtres et d’éteindre les lumières lorsqu’ils ramenaient ou lorsqu’ils sortaient quelqu’un[12]. »

Il reste que l’urgence, la dangerosité ou les dommages que cause une situation n’empêchent pas qu’elle soit passée « sous silence par les mass médias ou [ignorée] par l’“opinion publique” et par les “pouvoirs publics” » (Cefaï, 1996, p. 46). Durant le mandat de l’IER, des acteurs associatifs de différents horizons (droits humains, développement local) se rassemblent dans le Sud-Est. Pour comprendre comment ils ont réussi à faire advenir les effets localisés de la répression des années 1970 à 1990 en « une situation problématique devant être mise en débat et recevoir des réponses en termes d’action publique » (Neveu, 1999, p. 41) et appréhender la formulation qu’emprunte leur dénonciation, il faut se tourner vers la constitution du terroir associatif de la région. Ces militants mettent en cause la présence des centres de détention secrets et l’état social et économique de leurs localités en prenant appui sur leur expérience associative et en matière de gestion communale.

1.2 De l’extrême gauche à l’animation des réseaux de la « société civile »

Dans la région, comme dans le reste du Maroc et des pays du Sud, la place et le rôle des associations dans le gouvernement des populations ont évolué au fil du temps. Le palliatif, outil du « réaménagement des modalités d’engagement » de l’État (Camau, 1987, p. 76) à la faveur de l’ajustement structurel[13], s’est transformé en « société civile » encensée par les bailleurs de fonds (Abrahamsen, 2000). Cette dernière donne désormais prise à un « participationnisme d’État » (Aldrin et Hubé, 2016) : la « privatisation de l’État » va de pair avec « l’étatisation de la société » (Graziano, 1977, p. 260 et 281). L’espace de l’action associative est le produit de contraintes, du régime et des institutions financières internationales, ainsi que du redéploiement de l’aide internationale vers les ONG, de préférence locales. En la matière, N. Van de Walle déplorait que les ONG soient un moyen d’« épargner l’argent des bailleurs de fonds et de ne pas avoir à s’occuper des difficultés de mise en oeuvre, tout en leur permettant [les bailleurs de fonds] de conserver le contrôle absolu sur les activités » [traduction] (Van de Walle, 1999, p. 346). Les ONG se trouvent parées de toutes les vertus : proximité, efficacité, honnêteté, flexibilité. Pour les gouvernants, la « société civile réelle » (Alexander, 1998 ; Camau, 2002) signifie l’ajustement du régime au triptyque « bonne gouvernance, droits humains, société civile », le versant politique du consensus de Washington. Après avoir subi la répression, les militants y trouvent un espace d’engagement de compétences et de pratiques, mais aussi de continuation d’un rapport à la politique (Cheynis, 2013).

Nous examinons ici le parcours des signataires d’un texte transmis à l’IER en juillet 2004 que l’on peut situer à l’origine de la réparation communautaire. Nous suivrons leurs itinéraires militants, de l’engagement à l’extrême gauche à l’animation de collectifs associatifs au sein de la « société civile ». En dépit de divergences sur l’action qui convient, deux des auteurs du texte transmis à l’IER partagent une socialisation secondaire identique. La matrice de cette socialisation est le lycée de Ouarzazate où les jeunes des environs sont envoyés par leurs familles. C’est pour eux le moment d’une double rupture : avec leur société villageoise et avec leur foyer. L’éloignement géographique amorce une prise de distance sociale : généralement analphabètes, les parents savent que leur rejeton est inscrit au collège, au lycée, parfois à l’université, sans connaître les parcours scolaires ou maîtriser les cursus. À l’époque, les places d’internat sont en nombre limité et les collégiens ou lycéens sont rarement logés dans des familles. Le plus souvent, ils partagent une chambre à trois ou quatre. Ils y apprennent très tôt à se débrouiller seuls : ménage, courses et gestion d’un maigre budget, cuisine, linge. Au lycée, la politisation opère par distinction : les enfants de notables sont étiquetés à « droite », les enfants de milieux populaires, campagnards ou urbains, s’engagent à l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), qui compte à l’époque différentes tendances : Union socialiste des forces populaires (USFP), Parti du progrès et du socialisme, Organisation de l’action démocratique et populaire (OADP) et gauchistes[14]. La politisation s’effectue aussi par la pratique : en recopiant les tracts à la main, parfois toute la nuit – il n’y a pas de ronéo – quand les « grands », les leaders, rédigent les banderoles, activité jugée plus noble. La politique est un bain commun, la répression également. Durant les émeutes de Marrakech en 1984, certains ne vont plus en cours par peur de la police. Lors de l’organisation de deux semaines de grèves concomitantes avec les émeutes, les Mokhaznis – membres des Forces auxiliaires, un corps de police militarisé du ministère de l’Intérieur, dont une unité fut chargée de la surveillance du bagne d’Agdz – et la police raflent les élèves de l’internat. Ces derniers passent une nuit au poste, certains sont tabassés. L’un d’eux ne reviendra pas[15].

En outre, par rapport aux leaders des mouvements d’extrême gauche, ces acteurs sont en position de « cadets sociaux »[16]. Ils n’ont pas occupé de positions dirigeantes dans les mouvements des années 1970. Provinciaux éloignés des capitales économique et politique, leur performance scolaire et leur ascension sociale sont, dans l’ensemble, moindres : ils sont instituteurs, parfois professeurs de collège quand les leaders, désormais devenus « représentants » de la société civile à l’échelle nationale, sont ingénieurs, avocats, cadres associatifs ou d’entreprises, journalistes, professeurs d’université.

Abdellatif Kacem est un ancien prisonnier politique. Militant à Marrakech à l’université au sein des basistes (qa’idîyîn, ainsi nommés en raison de leur préférence pour le travail politique à la « base »), il est arrêté en 1984 lors des émeutes. Il passe cinq ans en prison. Pour lui comme pour beaucoup d’autres, la prison est à l’origine d’un changement des horizons politiques. Dans son cas, l’action locale se substitue à la révolution. Si dans les années 1970, l’objectif de la lutte était très général, renverser le « système », désormais la « participation démocratique » renvoie à des préoccupations ancrées dans un terroir. À sa sortie de prison, A. Kacem s’investit dans son milieu d’origine, dont il considère qu’il n’intéresse ni l’État ni les grandes associations des villes capitales : dans son hameau, Timidert, mais aussi dans la gestion d’associations (Fédération d’associations des usagers d’eaux agricoles, Union Drâa pour le développement). Ici, l’appartenance locale est « le moyen de poursuivre et promouvoir, sous une autre forme, les idées qui étaient les [siennes] » (Collovald et Gaïti, 1991, p. 9) : pour la gestion des eaux agricoles, l’approvisionnement en électricité, les droits des femmes, la scolarisation. « Ton identité, c’est ta marque », m’indiquait-il[17]. Ce nouveau positionnement ne l’empêche pas d’être membre de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), collectif en pointe sur la dénonciation des atteintes aux droits humains et dominé par des organisations d’extrême gauche. Lors de la création du FVJ en novembre 1999, A. Kacem devient membre de ce nouveau collectif.

Héritier d’un lignage maraboutique des environs de Zagora, Abderrahim Chahid a milité à l’extrême gauche à l’Université de Marrakech puis, à la fin de ses études, il a participé un an à un groupe de diplômés-chômeurs. Nommé professeur d’arabe en collège, il s’affilie à la Confédération démocratique du travail, l’un des deux principaux syndicats marocains, proche de l’USFP. À Zagora, il milite aussi à l’AMDH et s’active autour de différentes causes : « on a fait un travail mixte, on a tout fait, toutes les causes, comme la démocratie, l’eau, l’environnement, les femmes… », refusant ce qu’il qualifie de « développement mécanique ». Avec ses frères, Ahmed, Khalid et Jawad, et sa soeur Majida, il est une figure de la vie publique de Zagora (Festival du film transsaharien, Rallye des oasis) (Vairel, 2020)[18]. Le parcours d’A. Chahid illustre bien la possibilité de faire fructifier des ressources acquises dans l’action associative en politique électorale : il est élu président du conseil provincial de Zagora en 2015 sous l’étiquette USFP, où « toute [sa] famille l’a suivi[19] ».

L’appartenance à la « société civile » situe ces acteurs au carrefour des priorités définies par les agences internationales en matière d’acheminement de l’aide et des limites du tolérable pour le régime. Sortie de la clandestinité[20], la politique n’accapare plus totalement la vie des militants. Le caractère moins risqué des engagements – l’enjeu n’est plus de renverser le régime au péril de sa vie, mais de le réformer dans un sens démocratique – et les conditions plus aisées de l’action collective contribuent à ces modifications.

Ensuite, leur cycle de vie les conduit à avoir d’autres préoccupations que celles des « professionnels de la révolution ». Les étudiants-militants des années 1970 et 1980 ont vieilli, ils ont fondé des familles et exercent désormais un métier, ce qui modifie la place et le statut du militantisme dans leur existence. Les contraintes sur le temps dévolu à la politique sont plus fortes que ce qu’elles pouvaient être à l’université.

Enfin, les changements idéologiques participent de ce rapport nouveau à la politique. Les engagements ne se font plus au nom d’une idéologie totalisante – marxisme-léninisme ici, révolution islamique chez d’autres – mais à partir du référentiel des droits humains et de revendications de « réforme ». Si certains militants y trouvent des moyens nouveaux de mise en cause du régime, d’une manière générale le militantisme se pratique différemment. Des années 1960 à 1990, les engagements étaient menés contre un mode de production, le capitalisme, dont on refusait l’injustice. Aujourd’hui, le microcrédit, les activités génératrices de revenus, notamment le conditionnement de produits agricoles, parfois biologiques, ou encore la scolarisation des filles rurales[21] sont autant de façon de continuer la lutte sur le terrain, en fonction « d’attachements au lieu » (Sébastien, 2016), sans s’attirer les foudres du régime.

1.3 Un dense tissu associatif dans le Sud-Est

Au mode d’action, l’ONG, s’ajoute un mode de regroupement : le réseau. Les différentes agglomérations de la zone (Ouarzazate, Skoura, Kelâat M’gouna, Tinghir, Zagora, Agdz, Boumalne du Dadès) comptent de nombreuses associations regroupées en réseaux. Cette manière de s’organiser en rassemblant des associations autour d’un enjeu commun est promue explicitement autant par les bailleurs de fonds que par les ONG internationales[22]. Elle est devenue depuis la fin des années 1990 un véritable lieu commun du monde associatif marocain. Dans la région, ces réseaux présentent des modes d’organisation similaires. Chaque association est représentée par un membre au sein de l’assemblée générale. Elle constitue un conseil administratif dont les membres élisent le bureau exécutif, sorte de porte-parole auprès de la presse et des différents interlocuteurs du réseau. Tous les deux ou trois ans, les instances du réseau sont renouvelées. Le nom du réseau renvoie directement à un objectif, « pour le développement », localisé. Le Réseau des associations de développement des oasis du Sud-Est (RADOSE) est créé en 2003 à Errachidia. Le Réseau associatif de Zagora pour le développement et la démocratie (RAZDED) est constitué à Zagora en 2007. Durant le programme de réparation communautaire, A. Chahid est secrétaire général, puis président, alors qu’A. Kacem en est membre dirigeant. Il s’agit de valoriser la région, ses produits agricoles comme ses sites historiques ou d’en protéger le patrimoine architectural. Ces réseaux travaillent de concert avec les autorités administratives ou élues. Ce fut le cas lors de l’établissement des Plans de développement communal[23]. Ils reçoivent des fonds des municipalités ou de la province. Les entrepreneurs de mobilisation dont il est ici question ne se situent pas dans une « interaction conflictuelle » avec les autorités, caractéristique du mouvement social (Tilly et Tarrow, 2015). Au contraire, leur activité vise à s’attirer les faveurs des détenteurs locaux ou nationaux du pouvoir pour sécuriser la dérivation de multiples ressources, nationales ou internationales, sur le territoire dont ils sont natifs (Benidir, 2012). En d’autres termes, l’enjeu de ces mobilisations localisées est de capter la « rente du développement » (Olivier de Sardan et Bierschenk, 1993, p. 1). Loin d’être dans une attitude d’opposition, ils revendiquent « de participer à l’action publique – dans le double sens d’y apporter une contribution et d’en recevoir les bénéfices – à partir d’une attention au proche » (Dechézelles et Olive, 2019, p. 11), c’est-à-dire des « lieux que les acteurs engagés dans les luttes considèrent comme proches ». Ces « mondes familiers » (Dechézelles et Olive, 2019, p. 9-10) font l’objet de mobilisations non pas des ressources mais pour les ressources. L’action collective emprunte des modes non conflictuels (Siméant, 2013), notamment le plaidoyer, promus par les bailleurs de fonds (Ollion et Siméant, 2015). Ce fut le cas pour l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) et pour la réparation communautaire : dans la coordination de Ouarzazate, les cinq principaux réseaux associatifs sont membres de la Coordination locale. En 2005, les associations de la palmeraie de Skoura se rapprochent pour dénoncer le pillage de la palmeraie, tout à la fois raison d’existence et source de vie des hameaux qu’elle abrite grâce au tourisme et à la petite agriculture qu’elle permet. Les palmiers sont arrachés pour environ 10 € et revendus 100 € le mètre (pour des arbres mesurant environ 5 à 6 m). La sensibilisation et les pressions sur le gouverneur, représentant direct du roi dans la région, aboutissent à la publication d’un arrêté d’interdiction d’arrachage. Une mobilisation similaire s’est déroulée à Zagora pour protéger la palmeraie[24].

Selon mes interlocuteurs, l’attitude des fonctionnaires locaux du ministère de l’Intérieur a changé : « Avant, il était impossible d’imaginer que des gens, des citoyens normaux vont se retrouver assis comme ça, face à face avec un caïd, pour discuter des problèmes du douar [hameau] et avoir ce débat sur le développement du douar. Le caïd peut aider à débloquer des situations, et ça c’est un vrai changement[25]. » La relation entre communes et associations s’est aussi modifiée dans le sens d’une coopération, facilitée il est vrai par la dimension très réduite des budgets des communes rurales. Ceux-ci se limitent parfois à 8 000 € par an, somme bien inférieure au budget de nombre de projets de développement portés par les ONG.

La vitalité de cette « configuration développementiste » (Olivier de Sardan, 2001) explique que la réparation communautaire ait pu s’appuyer sur des associations déjà constituées sans que les autorités les suscitent comme dans le cadre de l’INDH. Suivant la perspective locale sur la réparation communautaire élaborée dans le Sud-Est, les axes de financement jugés prioritaires relèvent du développement : « On a réussi à avoir un plan d’action qui touche la majorité des domaines : infrastructures de base, capacités des acteurs, valorisation des produits du terroir et, bien sûr, ce qui concerne la préservation de la mémoire et la promotion de la femme et le développement de la femme dans la région. Ce sont les axes sur lesquels est bâti le plan[26]. »

Ainsi, le projet de réparation des torts causés par la présence de centres de détention secrets émerge par l’activité de leaders associatifs, dirigeants de réseaux d’ONG mobilisés autour du « développement démocratique ».

2. De la mise en cause de situations à la formulation d’une politique publique

L’expérience de la coopération et non de l’opposition avec les institutions étatiques, comme chez une partie des militants des villes capitales, explique comment les têtes de réseaux associatifs locaux se tournent vers l’IER pour rendre public le sort de leurs contrées. La consécration institutionnelle de la cause passe par l’investissement d’acteurs qui s’en saisissent et la reformulent à partir de logiques sociales et politiques diverses.

2.1 Invention d’une catégorie d’action publique

Nos deux acteurs associatifs, A. Kacem et A. Chahid, sont des « enclavés » qui ont le mauvais goût politique d’avoir une lecture « intéressée » du règlement des violences d’État, quand nombre d’anciens détenus célèbres ont choisi de ne demander qu’un dirham symbolique de réparation ou de refuser toute réparation. La proximité du bagne d’Agdz influe sur ces préoccupations matérielles : selon eux, si réparation des violences passées il doit y avoir, elle ne saurait être que collective et économique. Les réflexions à l’origine du dossier de deux pages transmis à l’IER en juillet 2004 portent la marque des terrains et enjeux d’engagement de ces deux acteurs. Nourri de leur expérience dans les arènes de développement, le texte dit les dommages économiques et sociaux subis du fait de la présence du centre de détention d’Agdz, ne serait-ce que le faible investissement des autorités dans les infrastructures de communication pour maintenir l’opacité autour des centres de détention secrets et de la disparition des détenus. Ainsi, il existe un lien direct entre l’histoire politique du Sud-Est et la formulation de la cause. La revendication de formes collectives et territorialisées de réparation tient compte de ce qu’il est possible de faire et de dire publiquement sur cet enjeu : un état social est dénoncé et non la chaîne de responsabilités qui l’a produit.

Aux yeux des rédacteurs du texte, le travail de l’IER modifie les conditions du pensable et du faisable. Le préjudice subi par les populations n’est pas nouveau : il se confondait avec leur expérience quotidienne, et jusque-là différentes autorités, le public ou… les touristes visitant la Vallée des roses s’en accommodaient. L’IER change la situation dans la mesure où il semble possible de faire entendre la voix des populations dont ces acteurs se considèrent les représentants : « la justice transitionnelle devient ainsi une ressource argumentative, voire financière, internationale que certains acteurs mobilisent pour obtenir des gains dans l’espace politique national » (Gobe, 2019, p. 16). Rédigé par des membres de la section d’Agdz de l’AMDH – sans que le bureau central de Rabat n’ait été contacté, ce qui leur vaudra les foudres des dirigeants –, le dossier s’inscrit dans les demandes d’indemnisation transmises à l’IER. Par sa dimension collective et par son déplacement du regard, de l’intérieur vers l’extérieur des bagnes, des disparus maintenus au secret vers les populations anonymes soumises à la chape de plomb que font peser sur elles différents corps de forces de sécurité, le texte propose un cadre d’interprétation nouveau de la répression. Il témoigne d’une « compétition entre les définitions, c’est-à-dire, entre des manières alternatives de cadrer le problème » (Hilgartner et Bosk, 1988, p. 70) de la répression et de ses effets sociaux et politiques.

Mais cela ne dit rien de la réception du document transmis à l’IER. Notons tout d’abord que cette manière d’envisager le passé se situe pleinement dans la perspective « extrajudiciaire » qu’indiquent la recommandation du CCDH puis le dahir (décret royal) de constitution de l’IER[27]. S’il éclaire sous un jour nouveau le quotidien des populations durant les « années de plomb », le texte ne met pas en cause les bourreaux (indépendamment du fait que localement, les populations les connaissaient) ou leurs donneurs d’ordres. En d’autres termes, cette mise en cause vise un état social et non des « responsables ». Si généralisation du problème il y a, la dimension conflictuelle du cadrage est en quelque sorte gommée. Deux autres éléments expliquent l’intérêt des commissaires pour ce texte, l’un lié à leur passé militant, l’autre lié à leur activité de « militants institutionnels ». D’une part, les commissaires qui s’intéressent au texte – le président de l’IER, Driss Benzékri, aurait dit : « Enfin, après quatre mois de travail, il se passe enfin quelque chose ! »[28] –, puis se rendent à Agdz pour le séminaire de septembre 2004 sur la réparation communautaire, partagent un passé activiste au sein des mouvements marxistes-léninistes et un compagnonnage intellectuel et militant durant le premier mandat du FVJ. De leurs combats à l’extrême gauche, ils ont gardé une sensibilité pour les injustices sociales et économiques dont témoigne leur participation aux débats qui mènent à la formation de la Gauche socialiste unifiée à la fin des années 1990, regroupement de petits groupes d’extrême gauche autour de l’OADP, le parti héritier du 23-mars, l’un des principaux mouvements des années 1970. D’autre part, leur entrée en politiques publiques leur a valu de vives critiques de leurs anciens compagnons de lutte, à l’AMDH[29], au FVJ et à l’OMDH (Organisation marocaine des droits humains), notamment lors d’une journée d’étude organisée en décembre 2003 à Rabat[30]. Ainsi, leur intérêt pour l’initiative de ces acteurs associatifs locaux n’est pas purement intellectuel, au sens où une manière nouvelle d’envisager la disparition forcée émergerait. C’est aussi une façon de rompre le face-à-face ombrageux avec les associations les plus reconnues en matière de défense des victimes des « années de plomb » – où ils militaient avant d’entrer en politiques publiques – en se tournant vers des réseaux associatifs locaux et provinciaux, moins soucieux de pureté idéologique que d’efficacité politique. En d’autres termes, à la différence des enseignements des approches classiques de la construction des problèmes publics, on est loin d’une situation où les acteurs « de l’intérieur de l’espace institutionnel, déploient leur énergie à maintenir le statu quo et éviter l’émergence d’un nouveau problème sur l’agenda » (Gilbert et Henry, 2012, p. 37). « Discours sans opposants » – qui mêle « politique non polémique » (Juhem, 2001, p. 10 et 26) et réponse technique en termes de développement –, ce cadrage des effets localisés de la répression est aisément endossable par l’IER.

2.2 La réparation communautaire, produit d’investissements variés

Les 11 et 12 septembre 2004, le séminaire auquel plusieurs membres de l’Instance sont conviés est organisé par des acteurs aux profils divers. Ils sont membres de la section locale de l’AMDH, militants d’ATTAC (Association pour la taxation des transactions et pour l’action citoyenne) et membres de l’Union Drâa pour le développement, que préside A. Kacem : « À l’époque, c’étaient presque deux lignes, deux approches parallèles qui ne se parlaient pas, mais c’est une approche qui s’est concrétisée dans le séminaire[31]. » Deux séances sont organisées : l’une porte sur la mémoire, l’autre sur le développement. A. Kacem et A. Chahid reçoivent l’aide d’un troisième acteur dans l’organisation du séminaire. Originaire de Zagora, Ahmed T. Zainabi a étudié au lycée de Ouarzazate. Après l’obtention d’un doctorat en géographie de l’Université de Poitiers (1989), il est nommé fonctionnaire au ministère de l’Agriculture (1990). Tout au long de sa carrière, il circule entre administrations, associations de développement rural et organisations internationales. A. T. Zainabi apporte son expertise en matière d’organisation d’ateliers et de modération de débats issue de son expérience dans la coopération internationale (Vairel, 2020).

Si le président de l’IER, Driss Benzékri, prononce le discours d’ouverture du séminaire puis retourne à Rabat, Driss El Yazami et Salah El Ouadie, deux autres commissaires, suivent l’ensemble des travaux et en prononcent la conclusion. El Yazami est tout particulièrement impressionné par le « professionnalisme » de l’organisation : « Surtout moi, ce qui m’a frappé ça été la capacité vraiment des Chahid […] et de Zainabi de conduire, lire la discussion, parce qu’ils avaient des ateliers, ils faisaient faire un rapport, ils faisaient une plénière, puis ils repartaient en atelier. Et moi, j’étais vraiment bluffé par la démarche des mecs, avec les paper boards, des conclusions : “Ce point a rejoint celui-là”… C’est une vraie professionnalisation dans l’action associative[32]. »

À son retour à Rabat, Driss El Yazami met sur pied un « comité ad hoc » au sein de l’IER qui réunit trois commissaires, des figures de la société civile et A. Chahid. Parallèle aux groupes de travail respectivement chargés des investigations, des réparations, et des études et de la recherche, ce comité réfléchit à la forme que la réparation « communautaire » pourrait prendre[33]. Les participants à ces discussions sont des militants de la « société civile » de Rabat et Casablanca. Certains, comme A. Menouzi, frère d’un célèbre disparu, sont des figures de la cause des victimes et ont participé activement au FVJ. L’International Center for Transitional Justice (ICTJ), la principale organisation qui se donne pour mandat de répandre la « justice transitionnelle » sur un mode missionnaire (Lefranc, 2008 ; Lefranc et Vairel, 2014), met à disposition ses experts. Au cours de ses rencontres, le comité ad hoc établit les orientations principales du programme. En parallèle, d’autres forums locaux sont organisés suivant l’exemple d’Agdz, rassemblant associations et groupes locaux de victimes, par exemple à Figuig au lendemain de l’audition publique de victimes organisée par l’IER, à Errachidia et à Al Hoceima (Nahhass, 2014, p. 151).

Au travers de leurs discussions, acteurs associatifs et commissaires de l’IER mettent en lien des situations localisées pour les constituer en problème appelant une action publique à l’échelle nationale. Ce faisant, ils rencontrent des prescriptions internationales : au cours des dernières années, les experts les plus en vue en matière de traitement des passés violents ont insisté sur la dimension collective des réparations. Désormais, l’efficacité de ces politiques passerait par leur combinaison à des mesures de développement socioéconomique (de Greiff et Duthie, 2009). Les commissaires activent leurs relations avec des hauts fonctionnaires pour porter la cause dans les secteurs gouvernementaux et se mettent en quête de financements internationaux.

Ces différents échanges – avec les associations dans différentes régions du pays tout au long de l’année 2005, au sein du comité ad hoc et avec les élites gouvernementales et internationales – sont synthétisés lors du Forum national sur la réparation communautaire tenu à Rabat les 30 septembre, 1er et 2 octobre 2005. Pour ses organisateurs, le déroulement du Forum revêt une signification éminemment politique, au sens où il rend public l’appui d’organisations et d’institutions décisives à la conduite de ce qui est en passe de devenir la réparation communautaire. La présence de représentants de l’ICTJ vient continuer les échanges avec les acteurs de l’IER, noués depuis la constitution du FVJ. Mark Freeman, expert canadien qui a suivi les travaux de l’Instance – au point que son bureau était situé dans l’immeuble Saada abritant les locaux de l’Instance –, lit un message d’Alex Boraine. Président-fondateur de l’ICTJ, ce dernier fut l’ancien vice-président de la Truth and Reconciliation Commission sud-africaine. Deux experts sont aussi invités : Pablo de Greiff, docteur en philosophie (1993, Northwestern University), est à la tête du département Recherche de l’ICTJ (2001-2014) ; Ruth Rubio-Marín, professeure de droit constitutionnel à l’Université de Séville et membre du Hauser Global Law School Program à la New York University, dirige le programme Gender and Reparations in Transitional Societies à l’ICTJ. Tous deux ont contribué à réorienter et élargir le spectre de la justice transitionnelle en intégrant les préoccupations de genre et de développement économique (de Greiff et Rubio-Marín, 2007)[34]. Publié au terme du mandat de l’Instance, le rapport de l’ICTJ (2005) suscite un désaccord marqué entre le Centre et les commissaires de l’IER, en raison du rappel des relations houleuses entre l’Instance et les principales organisations de droits humains[35]. Pourtant, ce rapport à la tonalité positive souligne le rôle précurseur de l’IER dans la région, indiquant : « les acteurs au Maroc auront un rôle clé à jouer : ils devront conseiller les gouvernements régionaux et les leaders de la société civile » [traduction] (p. 23)[36]. Enfin, il convient de noter que la présidence de la séance de clôture est confiée à A. Aboudrar. Ancien détenu politique et membre fondateur de Transparency Maroc, cet ingénieur diplômé de l’École centrale est à l’époque le secrétaire général de la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), la banque publique située au coeur de la stratégie de développement du Palais royal… et de ses instruments de contrôle de l’économie (Oubenal et Zeroual, 2017). La Fondation CDG financera et hébergera l’administration du programme, l’Unité de gestion du projet.

En novembre 2005, le Rapport final de l’IER entérine la définition de réparations tout à la fois collectives et localisées. La « réparation communautaire » y est définie comme « un mécanisme de médiation dans des domaines du développement économique et social dans les régions concernées », en d’autres termes « les lieux qui ont connu dans le passé des événements marqués par des violations graves » ou « ceux qui ont servi de lieux de disparition forcée et de détention secrète illégale » (Instance Équité et Réconciliation [IER], 2009, p. 37).

S’il est vrai qu’une « cause a d’autant plus de chances de se faire entendre qu’elle peut enrôler beaucoup de soutiens, fédérer des intérêts variés » (Neveu, 2017, p. 10), il importe de souligner ce que ces appuis institutionnels font à la cause. En l’occurrence, la traduction prend la forme d’un financement de l’UE auquel les ONG ont accès par appel d’offres. Onze régions en bénéficient pour des activités génératrices de revenu, l’accroissement des capacités des associations et des projets de préservation de la mémoire. Les acteurs du programme se retrouvent autour d’une norme d’action publique : la « bonne gouvernance ». L’expression revêt diverses acceptions. Elle permet de comprendre comment, au lieu de transiter par le ministère des Finances, comme le prévoient les règles de la comptabilité publique, le financement de 3 millions d’euros de l’UE est hébergé par la Fondation CDG, qui gère le mécénat de cette banque publique d’investissement. Elle renvoie aux lourdes contraintes, formelles et financières, entourant l’obtention et l’usage des fonds UE par les ONG (note d’intention, rédaction puis sélection du projet, rapports intermédiaires et finals, états de compte et multiples audits) réputées garantir « la transparence et l’égalité de traitement » entre les participants. Elle correspond aux « coordinations locales de la réparation communautaire » où siègent des représentants des différentes parties prenantes : « les organes de l’État, les élus et les associations locales[37] ».

Conclusion

Cet article avait pour objectif de comprendre, en contexte et en situation, comment avait émergé la question d’une réparation collective des violences des « années de plomb » durant le mandat de l’IER. Pour être contingente, la transmission à l’IER du texte qui souligne les dommages collatéraux de la présence de centres de détention secrets dans le Sud-Est n’en est pas moins structurée (Ermakoff, 2015). Cette mise en cause porte la marque de ses auteurs, de l’espace social dont elle est le produit et dont elle dénonce le fonctionnement, mais aussi de leur perception du « coup » jouable à un moment donné, perception transformée par la réception des dossiers de demandes d’indemnisation individuelle auprès de l’IER.

L’analyse de l’émergence de la cause est passée par la reconstitution des modalités d’organisation d’un milieu associatif dans une région enclavée et appauvrie. Nous avons souligné ce que la structuration de ce milieu devait à une double discipline. D’une part, l’ajustement structurel réduit et modifie les modalités de l’engagement de l’État dans la prise en charge de la question sociale. De l’autre, l’autoritarisme s’ajuste, au moins dans les termes, aux canons de la « bonne gouvernance » et de « la participation de la société civile ». Ensuite, il a semblé pertinent de relier les propriétés – l’évolution de leurs positionnements politiques, leurs origines sociales mais aussi géographiques – des montreurs de cause à la formulation de la cause. Nous avons également insisté sur la concurrence entre « des porteurs de problèmes, eux-mêmes divisés par des définitions contradictoires des mêmes enjeux » (Neveu, 1999, p. 53), en l’occurrence des effets de la répression sur différents groupes de population. Enfin, la cause n’a été entendue que dès lors que des acteurs institutionnels s’en sont saisis, à partir de leurs logiques : militants entrés dans l’action publique, fonctionnaires de l’UE, experts de l’ICTJ. Ce sont autant ses premiers porteurs, rompus aux interactions avec les autorités et les bailleurs de fonds, que ses élites qui font que la réparation communautaire émerge dans un dispositif institutionnel relativement circonscrit, caractérisé par ses « logiques de confinement des échanges » (Gilbert et Henry, 2012, p. 38)[38].