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L’histoire des écrans, des grottes de Lascaux à l’iPhone : entre « individual is the message » et « People is the message »

« À chaque révolution de société correspond une révolution de support » : c’est ainsi que Michel Serres résume les évolutions des supports de communication de l’être humain des grottes de Chauvet, de Lascaux ou d’Altamira, jusqu’aux téléphones intelligents et aux tablettes mobiles et convergentes d’aujourd’hui (cité dans Caron et Merckaert, 2015). Difficile d’échapper à l’histoire des écrans, que peu de gens connaissent (Martin, 2013). L’écran est né du support de l’écriture. Il est né de l’image qui vient de la parole « véhicule graphique d’une parole » (Christin, 1995, p. 5) réunies sur une surface. Celle-ci associe deux modes de communication différents et complémentaires autour du langage et de la vue, à travers la réalité d’une figure et d’un support. Ils aboutissent à la pensée de l’écran (Christin, 1995, p. 6). Cet écran est ce support. Il évolue avec l’humanité, ancré dans une multitude de communautés sociales, les peuples des écritures, pour qu’elles puissent se transmettre et se souvenir. Cependant, c’est l’individu qui est porteur du message – « Individual is the message » – de l’histoire, du sens et de l’usage, dans son rapport au monde et à ses environnements. Mais cet ancrage individuel n’est jamais éloigné d’un ancrage communautaire – « People is the message, les gens sont le message » (Le Ray, 2017). Au contraire de ce que pense Mc Luhan, ou son élève Derrick de Kerckhove (1990), la communication, le médium ne prime pas sur le « message », l’information, ou sur le contenu. Malgré le village global et la mondialisation de cette « civilisation vidéo-judéo- chrétienne » de l’image-écran, une grande partie des échanges humains continuent à utiliser la conversation (Tarde, 1989) pour bâtir ou construire une opinion. On utilise donc encore le langage pour produire ce message, en passant par des réseaux sociaux de « coerséduction » (Ravault, 1986), pour se réapproprier de façon active cette information, ces données, en construisant le sens qu’on voudra bien lui donner ainsi que son usage de façon individuelle – « Individual is the message » – ou collective – « People is the message ». De Kerckhove (1990, p. 166), à ce sujet, cite John Austin pour qui « les mots ne signifient rien, ce sont les gens qui signifient ». La révolution numérique des GAFAM[1] remet l’homme dans les conditions de l’oralité et du langage de la communication directe, même si elle reste indirecte, grâce à la médiation technologique : « La grande différence entre les médias imprimés et les médias électroniques, c’est que les premiers intériorisent la parole, tandis que les autres l’extériorisent » (De Kerckhove, 1990, p. 168).

Dans cette transition de la civilisation de l’imprimé à celle du numérique, ce nouveau processus civilisateur (Doueihi, janvier 2008), l’individu devient son propre média. L’écran est devenu l’interface centrale, à l’intérieur d’un complexe technique qui poursuit son destin personnel (Daumas, 1991, p. 7), par laquelle transitent la plupart de nos activités. Cet écran, ce nouveau système technique (Gilles, 1978), va prendre dans le temps différentes formes et sera fait de différentes matières (pierre, terre, bois, fer, peau, papier, plastique, ADN) avec différentes mécaniques. Après la « mécanique du bois », la plus répandue pendant un temps, et la « mécanique du fer » (Daumas, 1962, 1965, 1968), qui se développe à partir de l’ère industrielle aux XVIIIe et XIXe siècles, la dernière génération d’écran est associée avec la révolution post-industrielle et s’appuie sur ce que nous nommons la « mécanique virtuelle » (Le Ray, 2017). Cette mécanique est constituée des trois écritures (Herrenschmidt, 2007) ; celle des langues, le langage informatique du 0 et du 1, celle du nombre et du code. Cette « mécanique virtuelle », même si le terme n’est pas d’origine informatique (Vial, 2013) dans sa généalogie, matérialise un nouveau support pour accéder à l’immatérialité du contenu numérique. Stéphane Vial indique, en revenant sur l’origine historique du concept de virtuel, que c’est une traduction du latin médiéval « virtualis ». Le terme est employé pour la première fois au Moyen-Âge pour traduire deux modes d’existence dans la philosophie scolastique à travers le concept aristotélicien de « puissance » (« dunamis »), par opposition à « acte » (« ernegeia »). D’après Aristote, on existe en acte ou en puissance. Pour moi, ce concept de « mécanique virtuelle » indique que cette existence « existe » consubstantiellement en acte et en puissance, en même temps, comme on le voit avec les fichiers numériques, les jeux vidéo ou la réalité virtuelle. Il n’y a pas lieu d’opposer en général l’humanité et la technique, explique Dominique Bourg (1996) :

il n’y a pas en effet d’humanité sans objets techniques, sans un environnement technique permanent. Ni l’humanité ni la technique n’existent en elles-mêmes. L’humanité et son langage se sont constitués grâce à la manipulation des objets, laquelle est devenue en retour fondamentalement tributaire du langage. On ne saurait donc séparer l’humanité en soi de la technique en soi pour les opposer ensuite.

Les limites dans la relation entre la technique et le réel sont de plus en plus infimes et reposent sur des techniques de programmation informatique, des algorithmes et des langages. Vial (2013), qui soutient le concept d’« ontophanie numérique » qui ne dit rien à personne, aux dépens de la notion de virtualité, rappelle aussi la position de Serge Tisseron à ce sujet. Pour ce dernier, le virtuel est une dimension de la vie psychique qui se distingue de celle de l’imaginaire. Il ne s’agit, pour Tisseron, « ni d’un régime ontologique au sens des philosophes ni d’un processus physique ou technique au sens des informaticiens » (Vial, 2013). Je crois au contraire que ce concept de « mécanique virtuelle » répond bien à notre sens à la réalité de la recherche en informatique cellulaire développée aussi autour de l’ADN, par exemple, comme support d’informations. Pour Marcello Vitali-Rosati (2012), le virtuel est « un concept essentiel pour la compréhension de la réalité puisqu’il nous aide à envisager le monde qui nous entoure dans son mouvement » et, dans le domaine des nouvelles technologies, il devient synonyme de « numérique ». Cette mécanique virtuelle, proche de la réalité augmentée, annonce une prochaine dématérialisation complète, comme l’indiquent les travaux de Pranav Mistry, du laboratoire de Patties Maes du MIT, sur le SixthSense, présenté au TEDIndia en 2009 (Groupama Innovation, 2010 ; Sales Drive, 2012).

Pour Christine Seux (2014), il existe

différentes figures de l’écran, successivement cadre, interface et dispositif (…) l’écran est non seulement une interface polymorphe qui nous donne accès à un espace immatériel d’informations et de projections, mais également un dispositif socialement construit qui conditionne notre perception et oriente nos activités.

Il servira de différentes interfaces à différents contenus au fur et à mesure de l’évolution de l’espèce humaine et de ses moyens de communication construits autour de l’écriture et de ses différentes déclinaisons. Les nouveaux médias copient les anciens en passant par des étapes de copiage, de coexistence ou de complémentarité, puis de remplacement. La pierre et les tablettes en terre cuite ont été remplacées par le papyrus, le volumen, en rouleau, plus mobile, plus portable. Le volumen, quant à lui, va être remplacé par le codex et le livre de poche, plus mobile, plus portable. Le passage de l’imprimé à l’écran répond à cette demande de mobilité, de convergence et de portabilité que l’on retrouve avec l’iPhone, le premier téléphone intelligent de l’histoire. Depuis cette date, on assiste à une convergence de l’ensemble des technologies et des médias autour de cet écran mobile et du développement d’autres plateformes comme celle de l’iPad à partir d’avril 2010. C’est le livre de poche du Moyen-Âge désacralisé (Johannot, 1978), mais avec une vocation plus mondiale et plus universelle associée à l’Amérique-Monde (Millière, 2000) d’aujourd’hui. Le livre de poche va ouvrir la voie à la modification du statut symbolique du Livre, vers le « livre-marchandise », et va s’étendre à l’édition tout entière et à la Civilisation de l’imprimé naissante. De même, le téléphone intelligent, l’image-écran d’aujourd’hui, mobile, convergent, multimédia, va ouvrir la voie à la modification symbolique de l’imprimé et s’étend à l’ensemble des publications et de la civilisation numérique naissante. Si la typographie a mis 50 ans pour remplacer les calligraphes à partir de 1450 dans l’Europe-Monde des premiers temps modernes (Eisenstein, 1991), le téléphone en a mis beaucoup moins pour conquérir la planète, soit près de huit milliards d’individus, qui ont chacun un cellulaire et un écran. L’écran dans ce cas ne détermine pas ou ne restreint pas la façon dont le monde nous apparaît. Il rend possible, au contraire, l’explosion de la diversité d’expression cachée jusque-là, car sans moyen d’expression accessible au plus grand nombre. En fait, comme l’explique Milad Doueihi (2008), l’environnement numérique est actuellement en crise parce qu’il s’est appuyé jusqu’ici sur certains éléments de la culture imprimée dont il doit se libérer.

De l’« Homo industrialis » à l’« Homo post-industrialis »

Certains intellectuels du numérique comme Hervé Fischer (Perrin, 2017) pensent que la révolution est aussi anthropologique et que la révolution technologique est une réponse à cette « conscience humaine augmentée » (Hervé Fischer en avant-propos dans Le Ray, 2017) planétaire grâce à Internet, une première depuis l’apparition du feu. Une mutation biologique et du cerveau semble nécessaire pour suivre ces différentes évolutions qui valorisent aujourd’hui, avec la révolution du numérique, le temps présent, l’ici et le maintenant. Mais on a du mal à suivre, explique Hervé Fischer (Le Ray, 2017), car la révolution numérique va vite par rapport à l’évolution du corps de l’individu. « L’homme aurait besoin d’une mutation du cerveau pour que sa sagesse soit à la hauteur de sa puissance » (Perrin, 2017). Nous changeons de dimension (Millière, 2009), nous quittons la révolution industrielle du Moyen-Âge et celle du XIXe siècle pour entrer dans celle de la révolution post-industrielle contemporaine. La transition de la civilisation de l’imprimé vers la civilisation du numérique nous permet de passer d’une société industrielle hiérarchique vers une société post-industrielle, hétérarchique. Michel Serres (Caron et Merckaert, 2015) voit dans le numérique une troisième révolution faisant suite à l’apparition de l’écriture et de l’imprimerie, qui s’accompagne à chaque fois de mutations politiques, sociales et cognitives. Pour Serres, « c’est un séisme dans la relation entre les êtres, le rapport à la connaissance, à l’espace et au temps, qui ébranle nos institutions (dont l’école) et invalide leur schéma pyramidal » (Caron et Merckaert, 2015). Sans que nous nous en apercevions, ajoute Serres (2012), un nouvel humain est né, « il ou elle n’a plus le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n’habite plus le même espace ».

La communication à distance, la cybernétique, le développement de l’informatique se développent pour permettre l’avènement d’un nouveau monde dépassant les contraintes physiques au sein de la septième dimension émergente (Millière, 2009). Nous ne sommes qu’au début du processus qui prend forme avec la webcam, les blogues, les réseaux sociaux et le personnal digital assistant. Des résistances apparaissent face à ce nouveau monde qui émerge, qui prend du sens dans le rapport à l’écran, qui inquiète. Cet écran est la porte d’entrée de ce nouveau monde qui fait peur, car on ne le connaît pas ; comme pour les premiers navigateurs, c’est terra incognita. Les écrans par lesquels on accède à cet univers numérique deviennent ainsi eux-mêmes objets d’inquiétude, car ils renvoient à la dépendance qui s’est créée autour des systèmes d’information, dont ils sont la partie ostensiblement visible. Panique ! Sans écrans, comment communiquer ? Les médias s’interrogent : « faut-il avoir peur des écrans ? », « faut-il interdire les écrans aux enfants ? », « y a-t-il trop d’écrans ? ». On s’interroge sur leur influence, leur impact, dans chaque secteur de la société, dans chaque métier et dans chaque institution. Dans l’école, dans les médias et, pour notre part, dans les métiers de l’édition et de la presse. La transition est globale, car l’écran est global (Lipovetsky et Serroy, 2007), alors la résistance est d’autant plus globale aussi. La civilisation de l’imprimé doit laisser place à la civilisation du numérique, mais cela ne se fait pas sans réactions, sans résistances. La période de copiage des anciens médias par les nouveaux médias laisse place à une coexistence des nouveaux médias avec les anciens médias. Mais le processus de complémentarité aboutira inexorablement au remplacement des anciens médias. Cela prend du temps, le temps des hommes et le temps de la technologie qui va plus vite, mais surtout le temps de la réflexion pour « penser la société de l’écran » (Frau-Meigs, 2011).

L’écran dans le monde du livre numérique au Canada

Parmi les nombreux rapports sur le livre numérique, un des premiers rapports au Canada sur « les enjeux de l’édition du livre dans le monde numérique » fut réalisé pour l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) en 2007 sous l’autorité de Guylaine Beaudry de la société Érudit. On pense, dans ce rapport, que le numérique démocratise le livre et le désacralise, et que cette accessibilité passe par sa dématérialisation. Le numérique semble donc dès le départ perçu comme une façon de rendre accessible au plus grand nombre les oeuvres littéraires, le livre, comme le fut en son temps l’apparition du livre de poche imprimé au Moyen-Âge avec la naissance de la typographie. Mais le paradoxe de cette dématérialisation, c’est qu’on ne peut y accéder que par la matérialité de l’écran jusqu’à sa complète dématérialisation :

On peut penser que dans la civilisation du numérique, plutôt que la dématérialisation, c’est l’uniformité de la représentation du texte et de l’image par l’écran qui bouleverse les perceptions et les pratiques. La dématérialisation n’est pas liée au fait qu’il n’y ait plus de support, puisqu’il y en a bel et bien un. Ce qui bouleverse le plus avec le numérique, c’est l’inutilité du support pour l’évaluation de la qualité éditoriale d’une source : c’est en cela que le numérique bouleverse considérablement les conventions de l’édition[,]

Beaudry, 2007

car un livre doit dorénavant emprunter plusieurs supports ou formats de matérialisation, dont l’imprimé, pour aller à la rencontre de son lecteur. Seux (2014) ajoute cependant que

le constat d’un écran pluriel doit nous conduire à le considérer non pas dans sa seule dimension d’objet – une entité matérielle et technique que l’on peut désigner – mais aussi dans sa qualité de médiateur, c’est-à-dire en tant qu’interface permettant d’accéder à des contenus et générant des échanges.

La période de copiage du papier par le numérique se transforme en coexistence du papier et du numérique avant que ce dernier ne remplace complètement le papier comme support. En attendant la période du remplacement, et pour s’y préparer, le changement de paradigme implique un changement de modèle économique et de la « chaîne de l’édition » avec une remise en cause aussi des rôles de l’éditeur, des libraires et des bibliothèques. Les acteurs de la chaîne graphique traditionnelle, associés à l’imprimeur et à la presse, se sont aussi remis en cause, car ils doivent s’adapter uniquement à l’étape du prépresse et non plus à celle de la presse, et à la diffusion sous forme numérique d’un PDF ou d’un ePub et non plus sous forme papier ou analogique. L’enjeu du contenu analogique transféré en un contenu numérique avec les entrepôts numériques est aussi analysé et fait l’objet d’enquêtes au Canada pour répondre à la question du « contenu canadien dans un monde numérique » (ANEL, 2016), du temps passé devant l’écran, de la consommation de ce contenu et de l’usage (McGinn, 2021) de ces écrans.

La plus récente étude sur les usages des écrans chez les jeunes Canadiens, explique Stéphane Labbé (2020), rapporte que le temps moyen passé devant un écran de la sixième à la douzième année est de 7,8 heures par jour, toutes activités confondues. Les données sur l’usage des écrans par les adultes sont plus rares que pour les enfants et les adolescents, précise Labbé (2020), qui rappelle l’étude menée par la firme Nielsen en 2018, selon laquelle un Américain adulte passe en moyenne onze heures par jour à interagir avec différents écrans et médias, incluant environ quatre heures devant la télévision et deux heures sur un téléphone intelligent.

Le livre québécois entre dans la révolution numérique

Après le CD qui a transformé la musique et le numérique qui l’a révolutionnée, le livre connaît à son tour le même bouleversement. Le premier livre numérique semble dater de juillet 1971 avec l’« eText #1 du projet Gutenberg » de Michael Hart (Lebert, 2015). En France, en 1998, les éditions 00h00 sont les premières à vendre des livres numériques alors qu’en 1999, Denis Zwirn crée la librairie Numilog (Macosu, 2016), consacrée à la vente de livres numériques. En 2008, la diffusion et la distribution du livre numérique se réorganisent en France. Numilog est rachetée par Hachette Livre, filiale du groupe Lagardère. L’accord entre la Fnac et Cyberlibris, ainsi que le lancement d’Éden-Livres (entreprise de distribution de l’édition numérique), qui rassemble trois groupes, soit Gallimard, La Martinière et Flammarion, conforte un marché du livre numérique en progression qui s’organise et se structure. En 2009, le roman-feuilleton arrive sur le cellulaire grâce à la société française Smartnovel (Guglelminetti, 2009). Le Syndicat de la librairie française se mobilise et annonce son portail de la librairie pour 2010.

Au Québec, le monde de la presse et du livre entre dans cette révolution numérique avec le projet Érudit, sorte de laboratoire pour la publication et la diffusion électronique des revues universitaires à l’initiative de Gérard Boismenu et Guylaine Beaudry vers 1999 (Boismenu et Beaudry, 2002) pour les Presses de l’Université de Montréal. La maison d’édition Robert ne veut pas lire (Inizan, 2009), lancée en avril 2008, prend le relais. Elle fait le pari de la dématérialisation en ne publiant que des oeuvres pensées et écrites pour être lues sur des écrans. Après les expériences de la Fondation littéraire Fleur de lys (300 livres numérisés) en 2003, pionnière de l’édition en ligne avec impression à la demande, et enfin l’étude Les enjeux de l’édition du livre dans le monde numérique (Beaudry, 2007), dont nous avons parlé plus haut, le Québec semble prêt pour intégrer ou adopter la révolution numérique. Au même moment, l’ANEL met sur pied un entrepôt de livres numérisés, qu’on appelle un « agrégateur de contenus numériques » (ANEL–De Marque), mis au point par la firme québécoise De Marque. Cet entrepôt permettra aux éditeurs d’offrir leurs livres, sous forme numérique et par l’entremise des services de librairies en ligne, à l’ensemble des lecteurs.

Aux États-Unis, le site d’Amazon offre alors 90 000 bouquins numériques alors qu’au Québec, Archambault lance avec Québecor, en août 2009, en collaboration avec le Numilog français, un site, Jelis.ca, qui va proposer 50 000 titres du Québec et de France, d’ici la fin de 2009 (Nicoud, 2009). Les effets d’annonces sont nombreux. Renaud-Bray, qui avance avec beaucoup de méfiance, ne vient sur ce marché du livre numérique qu’en mars 2011. Il préfère, dans un premier temps, observer et analyser les initiatives et se positionner sur la vente de livres physiques en ligne avant de se lancer dans le numérique. Un choix payant, puisque Renaud-Bray rachète à Québecor, en 2015, les 14 magasins du groupe Archambault avec leur portail Internet et la librairie de langue anglaise Paragraphe. En 2016, Renaud-Bray va aussi racheter la librairie Olivieri, puis, en 2017, le diffuseur et le distributeur indépendant Prologue (Lalonde et Pineda, 2017), concurrent direct de De Marque dans le numérique, devenant ainsi le plus puissant acteur du livre au Québec. Aux États-Unis, explique Clément Laberge, vice-président, à l’époque, chez De Marque, entreprise pionnière au Québec dans le secteur des entrepôts numériques (La Presse canadienne, 7 août 2009), la vente en ligne de livres en format papier a désormais atteint les 12 % alors qu’en France, elle se situe entre 6 et 8 % et qu’au Québec elle se tient sous la barre des 3 %. La vente de livres numérisés à cette période atteint aux États-Unis seulement 1 % alors qu’en France et au Québec, elle est pratiquement inexistante. On ne compte au Québec que 1000 à 2000 titres numérisés. Une situation qui a commencé à changer entre 2007 et 2008, peu avant le Salon du livre de Montréal. Le livre, un ouvrage collectif, La Bataille de l’imprimé à l’ère du papier électronique (Le Ray et Lafrance, 2008), sort le 7 novembre 2008, édité par les Presses de l’Université de Montréal. La librairie Monet fait venir Bruno Rives au Salon du livre pour faire une démonstration et parler des nouveaux livres électroniques présents sur le marché international, et francophone en particulier. Bruno Rives interviendra aussi dans le colloque organisé par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). Ce dernier est venu aussi au Québec à l’invitation d’Infopresse, quelque temps plus tôt, et a organisé ses « rencontres Tebaldo » à partir de mars 2007 au Québec. Une rencontre qu’il organise régulièrement en France, à Paris, depuis quelques années. Ce spécialiste français, ancien de chez Apple, a participé dès septembre 2007, soit un mois avant la sortie du premier Kindle d’Amazon, à la première expérience française d’application d’un livre électronique dans le secteur de la presse, avec le journal Les Échos, un lecteur de marque iRex et le propre lecteur de la société Ganaxa, développé par Bruno Rives lui-même.

En 2009, dans le secteur de la presse périodique, le journal La Presse lance LaPresseSurMonOrdi.ca, une version électronique qui présente un contenu, une mise en page et des publicités identiques à la version papier du quotidien. Le Devoir s’essaie avec « Papier virtuel » pour être lu sur le Web et sur différentes plateformes et, après 30 ans d’existence, la Gazette des femmes (Cauchon, 2009) a annoncé abandonner le papier pour publier uniquement sur Internet, à l’image des précurseurs au Canada comme Le Québécois libre, de l’éditeur Martin Masse. Rue Frontenac, s’inspirant de l’expérience française de Rue 89 et de Médiapart, s’impose par défi face à Québecor lors du conflit associé au Journal de Montréal, au moment où les employés de ce journal ont été mis en lock-out par la direction de Québecor. Un nouveau périodique, Québec 89, est fondé par Rue 89 et Branchez-vous au Québec lors du forum professionnel e-PaperWorld 2009, qui a lieu le 30 septembre et le 1er octobre 2009 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Malheureusement, ce premier quotidien « pure player » numérique, lancé dans ce forum, ne tiendra pas plus d’une année. Cette première Assise internationale de l’imprimé et du livre électronique – il y en aura quatre–, réunit, à cette époque, la plupart des acteurs de cette nouvelle industrie dans l’édition et la presse, du Québec, comme la plateforme Jelis.ca, du Canada avec différents constructeurs de liseuses comme Sony ou Bookeen, venus spécialement de France, et des acteurs incontournables de niveau international, notamment Michael Smith, secrétaire général en 2009 de la société fondatrice de l’Epub de première génération. En 2010, lors de la troisième édition située aussi à l’UQAM, ce forum va vivre une première mondiale avec la présence du représentant de la société E-ink, Giovanni Mancini, et de son premier lecteur couleur, le Triton, pour le marché chinois inauguré quelques semaines plus tôt, en novembre 2010, à Tokyo, au Japon.

Comme on le voit, le marché de la presse et de l’édition au Québec s’est préparé au grand saut vers le numérique et les liseuses à écran, à encre électronique. Cette technologie permet la lecture utilisant le papier électronique, ou « papiel », à partir des essais réalisés avec le premier papier électronique, le Gyricon, inventé par Xerox vers 1974 dans son centre de Palo Alto par l’ingénieur Sheridon. Le brevet fut racheté par le Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui crée en 1996 la société E-Ink. Celle-ci est rachetée à son tour en 2009 par le fabricant taïwanais d’écrans à cristaux liquides Prime View International (PVI) pour 215 millions de dollars, faisant du fabricant le leader mondial de ce nouveau secteur. En 2011, la société E-Ink fournit 90 % des lecteurs électroniques dans le monde (Salque, 2010). Elle reste en 2021 le principal fabricant d’écrans à encre électronique pour les fabricants de liseuses dans le monde. Parmi ceux-ci, on trouve par exemple, Bookeen, pionnier dans le secteur avant Amazon et son lecteur Kindle, le lecteur d’Hanvon, qui domine 78 % du marché chinois, et Sony, qui domine le marché japonais.

Amazon lance son premier lecteur Kindle en novembre 2007. On y trouve des applications pour les secteurs du livre comme de la presse. Apple sort son premier iPhone intelligent avec écran LCD (liquid crystal display) en juin 2007. Il faut attendre avril 2010 pour voir apparaître la première tablette tactile iPad d’Apple (avec écran LCD), en réaction au marché des liseuses qui se développe à cette période charnière de cette révolution numérique lancée dans les années 1970, mais avec une autre technologie.

Plus l’offre d’interfaces existe, plus la consommation de contenu numérique augmente. Dans le rapport annuel du Canadian Book Consumer de 2012, explique Amélie Coulombe-Boulet (2014), on apprend que les livres numériques représentent 15 % de tous les achats de livre au Canada, avec Kobo comme appareil de lecture préféré, alors que la proportion est de 17 % en 2013. Sylvie Marceau (2015) constate que la lecture de livrels est encore un phénomène essentiellement anglo-saxon, mais que le marché francophone progresse. En outre, l’achat de ce format de livre est une pratique qui serait associée à l’acquisition d’appareils conviviaux pour la lecture numérique, tels qu’une liseuse ou une tablette tactile. Selon les données du Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO, 2015, p. 4), 7,9 % des adultes québécois possèdent une liseuse en 2014, 38,9 % possèdent une tablette numérique en 2014 alors que ce nombre était de 26 % en 2013. En comparaison, selon les données de l’Observateur des technologies médias (Oliveira, 2014) au moins 42 % des Canadiens anglophones de 18 ans ou plus ont une tablette tactile en 2013. Une étude du Pew Research Center (Zickurh, et Rainie, 2014) révèle, quant à elle, que 32 % des Américains de 18 ans ou plus possèdent une liseuse en janvier 2014, et 42 %, une tablette. Du côté de la France, l’Observatoire de l’équipement audiovisuel des foyers (2014) souligne que 32 % des foyers ont des tablettes tactiles au deuxième trimestre de 2014. Selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) (cité dans Labbé, 2020), les enfants québécois âgés de deux ans et demi passent en moyenne 8,82 heures par semaine devant un écran. Labbé (2020) rappelle, que pour 11 % des enfants de cet âge, le temps de consommation des écrans excède déjà les deux heures et demie. Ce pourcentage atteint les 23,4 % à quatre ans et demi (INSPQ, 2016). Autour de 10 ans, ajoute Labbé (2020), ce chiffre explose pour couvrir plus de la moitié du temps de veille.

Moins d’intérêt pour le livre numérique 2014-2020

D’après Amélie Coulombe-Boulet (2014), c’est en décembre 2011 que Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) commence à offrir le prêt de livres téléchargeables, alors qu’il existe depuis 2001 aux États-Unis, en partenariat avec la société OverDrive. À partir de février 2012, ce service sera offert à travers la plateforme Pretnumerique.ca dans les bibliothèques de Montréal et du Québec grâce à la société De Marque. Cette plateforme comprend alors 18 000 titres en français, dont 3 000 titres québécois pouvant être téléchargés dans près de 750 bibliothèques publiques. Amélie Coulombe-Boulet (2014) rappelle que, pendant cette période, les ventes de livres numériques progressent de manière importante partout à travers le monde. En 2012, explique-t-elle (2014), « on évaluait le marché mondial du livrel à 859 millions $ ». D’après Sylvie Marceau (2015), l’édition du printemps 2014 du Global livrel Report indique que les livres numériques obtiennent 13 % du marché global du livre aux États-Unis en 2012 (21 % dans le cas de la littérature générale) et 11,5 % en Grande-Bretagne en 2013 (25 % dans le cas de la littérature générale). Dans les pays européens, dont la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Suède et les Pays-Bas, cette proportion varie entre 1 % et 5 % (3 % à 11 % dans le cas de la littérature générale). Selon les experts, ajoute Amélie Coulombe-Boulet (2014), « le livre numérique représente de 15 à 25 % du marché mondial du livre en 2015 ». D’après le compte rendu de Sylvie Marceau pour l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (2015), en 2014, « les entrepôts et librairies numériques du Québec ont vendu 506 000 livrels, pour une valeur de plus de 7 M $ pour un prix moyen à l’exemplaire de 14,18 $ ». En septembre 2020, Sylvie Marceau (2020) sort une nouvelle estimation des ventes de livres numériques passant par des entreprises québécoises entre 2015 et 2019. Nous avons choisi de présenter son analyse sous forme de tableau (voir tableau 1) en présentant son explication à la suite de ce tableau.

Tableau 1

Tableau des ventes de livres numériques au Québec entre 2015 et 2019

Tableau des ventes de livres numériques au Québec entre 2015 et 2019
Source : Marceau, 2020

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La valeur des ventes de livres numériques qui passent par des entreprises du Québec, explique Sylvie Marceau (2020),

a augmenté de 7 % entre 2018 et 2019 pour s’établir à 6,2 M$. Mais cette valeur demeure inférieure à celle des autres années antérieures, par exemple à celle de 2016 alors que la valeur des ventes s’élevait à 7,8 M$.

Le nombre d’exemplaires vendus suit une tendance semblable souligne Marceau (2020) :

il est de 400 600 exemplaires en 2019, soit 7 % de plus qu’en 2018. En revanche, le prix moyen du livre numérique augmente progressivement d’année en année ; il atteint 15,48 $ en 2019.

En général, souligne Sylvie Marceau (2020),

les ventes de livres numériques affichent une pointe en décembre. Cependant, celle-ci tend à être de moins en moins prononcée au fil des ans, car la part des exemplaires vendus en décembre est passée de 11,9 % en 2015 à 9,3 % en 2019.

Après un sommet de 7,8M $ en 2016 constate Sylvie Marceau (2020),

la valeur des ventes de livres numériques passant par des entreprises du Québec diminue de 15 % en 2017, puis de 12 % entre 2017 et 2018. Ensuite, les ventes augmentent un peu (+7 %) en 2019 pour s’établit à 6,2 M$, mais cette valeur est de 21 % moins élevée que celle de 2016.

Le nombre d’exemplaires suit une tendance semblable souligne Sylvie Marceau (2020) :

une baisse de 15 % entre 2016 et 2017, puis une autre baisse de 15 % en 2018, pour ensuite remonter de 7 % en 2019. Les ventes de plus de 400 600 livres numériques sont passées par des entreprises du Québec en 2019, soit 23 % de moins qu’en 2016.

La lecture sur support numérique gagne en popularité grâce aux bibliothèques

Toujours d’après l’enquête de Sylvie Marceau parue en septembre 2020, qui s’appuie sur les enquêtes NETendances du CEFRIO et les enquêtes de Statistique Canada (2019A), les achats par les adultes québécois qui ont acheté en ligne au moins un produit de la catégorie des livres, revues ou journaux, est passée de 19 % en 2017 (CEFRIO, 2018B), à 16 % en 2018 (CEFRIO, 2019), puis elle est remontée à 18 % en 2019 (CEFRIO, 2020). Cependant, l’imprimé tient le choc, car les achats de livres numériques restent moins populaires que les achats en ligne de livres imprimés. Selon l’enquête « Indice du commerce électronique au Québec » du CEFRIO, en 2018-2019, sur le montant moyen dépensé « au cours du mois précédent » par un cyberacheteur québécois pour des livres, revues ou journaux, 11 % est dépensé pour des livres numériques, et 66 % pour des livres imprimés (CEFRIO, 2018A). Les livres numériques semblent susciter moins d’intérêt et les lecteurs préfèrent d’autres produits de lecture que l’on peut se fournir en ligne. Selon Statistique Canada (2019A), 17 % des Canadiens qui ont acheté des biens ou services en ligne en 2018 ont acheté des livres numériques, des livres audios ou des livres baladodiffusion, alors que 29 % ont acheté des livres imprimés ou des magazines imprimés (Statistique Canada, 2019A). D’après ces différents sondages au Québec comme au Canada, la lecture sur support numérique est néanmoins une pratique qui semble gagner en popularité, notamment grâce aux bibliothèques. On redécouvre l’importance des bibliothèques publiques québécoises, qui constituent, rappelle Stéphane Labbé (2016), un acteur important de la chaîne du livre : « en 2010, leur activité économique se chiffrait à plus de 415 millions de dollars […], et elles auront prêté tout près de 53 millions de documents à la population. » En 2015, leur nombre dépasse le millier de points de service et elles desservaient plus de 95,5 % de la population québécoise, avec plus de 2,5 millions d’individus inscrits (Labbé, 2018). Ce résultat important, qui permet de voir le Québec rattraper son retard sur les provinces anglophones, est le résultat des initiatives prises pendant la Révolution tranquille.

En 1960, les bibliothèques publiques étaient dans une situation d’indigence, selon Jean-Paul Baillargeon (cité dans Martin et al., 2012, p. 415). Le plan quinquennal de Denis Vaugeois, alors ministre de la Culture, eut pour objectifs d’établir une bibliothèque là où il n’y en avait pas et d’enrichir les collections existantes, en parallèle d’une démocratisation de l’enseignement à tous les niveaux. Cette démocratisation du rapport à la lecture et à l’écriture provoquera une « révolution silencieuse » en permettant à un plus grand nombre de Québécois de savoir lire et écrire. Le résultat de cette première initiative dans le secteur du livre permit le développement de ce secteur et une accélération de son expansion. « Pour goûter le contenu d’un livre, il faut savoir lire ! » (Martin et al., 2012, p. 45) Une fois les deux obstacles fondamentaux attaqués de front par l’État québécois naissant, le manque de bibliothèque avec ses collections et l’éducation du plus grand monde, en 1998, la « politique du livre et de la lecture » du ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCC) va compléter cette première politique fondatrice d’un secteur clé des industries culturelles au Québec (Martin et al., 2012, p. 415) pour défendre une filière du livre et une identité francophone en minorité en Amérique du Nord.

Mais on constate aujourd’hui que lire des livres numériques ne veut pas dire en acheter. Selon Statistique Canada, 27 % des internautes canadiens ont lu des livres numériques ou des magazines en ligne en 2018 (Statistique Canada, 2019A). Sylvie Marceau (2020) souligne qu’on peut accéder à ces livres avec un abonnement payant, les télécharger gratuitement ou encore les emprunter à la bibliothèque. Le recours à des sources non payantes est une pratique qui semble répandue chez les amateurs de livres numériques, explique Sylvie Marceau (2020). Au Québec, alors que les ventes de livres numériques ont diminué entre 2015 et 2018, le nombre de prêts de livres numériques des bibliothèques publiques a pour sa part augmentée, passant de 1,5 million de dollars en 2015 à 2,3 millions de dollars en 2018 (Marceau, 2020, p. 5). Par ailleurs les dépenses annuelles d’achat de livres numériques par l’ensemble des bibliothèques publiques du Québec sont passées de 3,7 millions de dollars en 2015 à 3,9 millions de dollars en 2018, soit une augmentation de 5 % en trois ans (Marceau, 2020, p. 5 ; Ministère de la Culture et des Communications et BAnQ, 2019). Il faut noter aussi, cependant, que le prêt de l’imprimé reste majoritaire et a aussi progressé, passant de 41,5 à 43,1 millions de dollars. Le rapport annuel 2019 de Bibliopresto.ca, qui gère la plateforme Pretnumerique.ca, présente ces résultats (voir tableau 2). Ils indiquent que la croissance de prêt de livres numériques s’est poursuivie après 2018, car Pretnumerique.ca a enregistré une augmentation de 9,6 % des prêts de documents numériques entre 2018 et 2019 (Bibliopresto.ca, 2020).

Tableau 2

Évolution du prêt de livres numériques au Québec 2015-2018

Évolution du prêt de livres numériques au Québec 2015-2018
Source : Marceau, 2020

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L’impact de la pandémie sur le livre numérique

D’après François Lévesque dans Le Devoir du 30 mars 2020, la pandémie a eu pour effet de faire exploser le prêt de livres numériques :

En ces temps de pandémie et de confinement forcé, les possibilités de divertissement se sont considérablement amenuisées. Il y a le cinéma à la maison et le jeu vidéo en ligne, déjà très populaires, et bien sûr, la lecture : celle que l’on pratique un livre à la main, mais aussi celle à laquelle on s’adonne par l’entremise d’une liseuse ou d’une tablette électronique.

François Lévesque (2020) rapporte les chiffres de prêts de livres numériques trouvés sur la plateforme Pretnumerique.ca, du 14 mars 2019 au 24 mars 2019, où l’on a comptabilisé une moyenne de 5 418 prêts par jour alors que du 14 au 24 mars 2020, la moyenne des prêts quotidiens a presque doublé en passant à 9 956 prêts par jour. François Lévesque rappelle dans son article (2020) que la plateforme Pretnumerique.ca a été lancée en décembre 2011 et qu’elle a enregistré 9 968 992 prêts en date du 25 mars 2020. La plateforme est affiliée à plus de mille bibliothèques publiques et collégiales au Québec, et compte 589 647 utilisateurs. En 2019, on a dénombré deux millions de prêts pour l’année complète. On observe ainsi une hausse importante de prêts de livres numériques, au Québec ainsi que dans le reste du Canada, auprès des lecteurs anglophones qui ont redécouvert, eux aussi, l’univers de la bibliothèque publique et des sites Internet pour emprunter leurs livres numériques.

Un phénomène que l’on retrouve aussi en France et aux États-Unis malgré une baisse régulière depuis des années. Sylvie Marceau rapporte qu’en France, selon le Syndicat national de l’édition (2019),

le chiffre d’affaires de l’édition numérique a augmenté de 5,1 % entre 2017 et 2018. La part des livres numériques dans les ventes totales des éditeurs français augmente aussi, passant de 7,6 % en 2017 à 8,4 % en 2018.

Aux États-Unis, le portrait semble inversé, car, selon l’Association of American Publishers, les revenus que les éditeurs tirent de la vente de livres numériques diminuent depuis plusieurs années (voir tableau 3). La baisse est de 15,6 % entre 2015 et 2016 (Association of American Publishers [AAP], 2017), de 4,7 % entre 2016 et 2017 (AAP, 2018), de 3,6 % entre 2017 et 2018 (AAP, 2019), et de 4,2 % entre 2018 et 2019 (AAP, 2020).

Tableau 3

Baisse de la vente du livre numérique aux États-Unis 2015-2019

Baisse de la vente du livre numérique aux États-Unis 2015-2019
Source : Marceau, 2020

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L’avenir du livre numérique passe-t-il par la génération « Alpha des écrans » ?

D’après Lévesque (2020), il apparaît que c’est en littérature jeunesse qu’on observe la hausse la plus spectaculaire. Ce n’est pas étonnant, car cette tranche d’âge concerne les membres de la génération « Alpha », qui sont nés avec les écrans des ordinateurs individuels, des iPod, des iPhone et des iPad. Mark McCrindle, l’inventeur de ce concept, définit la « génération Alpha » comme celle d’enfants nés de 2010 à 2025, c’est-à-dire que les plus âgés ont 11 ans, les plus jeunes ne sont pas encore nés et tous les bébés qui sont actuellement d’âge préscolaire y appartiennent aussi (McCrindle, 2014). Plus de 2,5 millions d’Alphas naissent chaque semaine dans le monde, note McCrindle (2014), et d’ici 2025, ils seront deux milliards. Les Alphas font partie de la première génération à passer toute sa vie pleinement immergée dans la technologie. « [Ils] ont été élevés comme des « adol-écrans » plus souvent que dans le passé » (Stechyson, 2019).

Au sujet de la littérature jeunesse (Lévesque, 2020) : « Sur la moyenne des douze derniers mois, on constate une augmentation de 176 % dans la catégorie “jeunesse – bandes dessinées”, de 125 % dans “jeunesse – albums et romans” et enfin de pas moins de 185 % dans “jeunesse – documentaires” ». Cela surprend tous les experts, car le livre jeunesse ne fonctionnait pas beaucoup en numérique. Cela représentait de 5 à 6 % des prêts, mais, avec le confinement lié à la COVID-19, la pression parentale et le mode technique de communication, pour trouver une occupation pour leurs enfants pour pallier l’absence de l’école, le prêt à distance dans cette catégorie d’âge a explosé. Cependant, les autres genres aussi sont touchés car, comme le rappelle Stéphane Labbé (2016), « l’emprunt de livres numériques est une pratique essentiellement urbaine qui concerne davantage les livres pour adultes, de fiction ». La fiction adulte et la romance ont en effet le plus de succès, comme les romans Harlequin. Les romans historiques et les romans policiers, sont forts aussi en numérique. La science-fiction aussi fonctionne bien en numérique. En fait, la collection numérique proposée par les diverses bibliothèques québécoises, explique François Lévesque (2020), compte 860 009 livres, dont 569 288 titres québécois. L’avantage des bibliothèques, c’est qu’elles offrent différentes ressources numériques autant dans la lecture que dans l’écoute audio, comme les contes, les ressources éducatives et les jeux vidéo. On peut dire que la pandémie a eu pour effet de permettre aux citoyens de redécouvrir l’univers de la bibliothèque et de développer leur goût de la lecture sur écran tout en maintenant l’amour du livre papier. Un des rares aspects positifs des écrans, souligné ici, trop souvent diabolisé (Karsenti, 2019, p. 141).

Labbé (2020) insiste, cependant, sur les effets néfastes sans tenir compte des enjeux plus globaux, à notre sens, de cette transition de la civilisation de l’imprimé vers celle du numérique, qui passe par l’écran et qui entraîne, à notre humble avis, ces réactions et ces impacts que nous avons présentés ici. Impact sur les capacités cognitives, sur l’équilibre psychologique et affectif des individus, tous âges confondus, avec un lien avec la dégradation de la santé mentale. Labbé (2020) souligne enfin que la nouvelle génération n’est pas, selon lui, mieux « adaptée » que les autres à ce nouvel environnement « multitasking ». Cependant, on oublie là aussi que chaque individu reçoit activement et d’une façon particulière et différente des autres individus ce rapport à l’écran, ce rapport à l’image. En outre, Léonard de Vinci (2001) rappelle la pensée de Platon sur ce simulacre qu’est l’image qui reproduit une réalité qui elle-même est l’image d’une réalité supérieure, l’idée. Le principe herméneutique nous rappelle aussi que la réalité sociale ne se livre toujours que dans et par une interprétation (Quéré, 1999). Chaque individu réagit donc différemment à ce rapport à l’écran, à ce rapport à l’image, car chacun a développé sa propre idée sur la réalité, son propre regard. On peut ainsi difficilement généraliser sans passer à côté d’une réalité évolutive qui traduit un changement plus global pour chaque individu ancré dans une réalité sociale qu’on sous-estime sans cesse. Par ailleurs, expliquent Stéphane Vial et Marie- Julie Catoir-Brisson (2017), mettant de l’avant les travaux de Catoir et Lancien (2012) sur les écrans :

les interfaces numériques modélisent la relation aux contenus médiatiques qui circulent d’un écran à l’autre, et nécessitent de prendre en compte à la fois les compétences transmédiatiques des usagers et les médiations multiples qui interviennent dans la relation aux interfaces.

La pandémie a aussi accentué l’opposition et même les conflits entre éditeurs et bibliothèques. La vocation des éditeurs est de vendre alors que celle des bibliothèques est d’offrir un service gratuit de prêt. Une réalité propre à l’Amérique du Nord, mais qu’on a retrouvée aussi en Espagne, grâce à la société québécoise De Marque, ou en Allemagne et en France. Le commerce électronique a su aussi tirer parti de cette crise soit par la commande en ligne de livre papier, soit par la commande en ligne de livre numérique, mais avec une tendance à baisser le prix de chaque livre. La coexistence entre le support numérique et le support papier va durer encore un moment, car on ne sort pas de la civilisation de l’imprimé en quelques jours. Comme l’indique Marcello Vitali-Rosati et Michaël E. Sinatra (2014),

ce que nous sommes, en tant qu’êtres humains et en tant que sociétés, est profondément façonné par les formes de production et de circulation du savoir : comprendre ces formes, être capable de les analyser et d’en repérer les enjeux, n’est pas qu’une question de compétences techniques ou disciplinaires, c’est en fait la clé pour avoir une prise sur notre monde

dans notre interaction avec lui. En fait, notre interaction avec les machines est finalement toujours matérielle et physique (Chardel, 2020). Elle est donc paradoxalement tout sauf abstraite et numérale.