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Le Devoir d’indignation : éthique et esthétique de la dissidence[1], ainsi est intitulé le dernier opus « littéraire » d’Ambroise Kom. Cet ouvrage, publié chez la prestigieuse maison d’édition Présence africaine, marquerait la fin provisoire de la carrière d’un éminent enseignant et chercheur qui aura, durant une quarantaine d’années, inspiré de manière durable et irrévocable la critique littéraire africaine et les études postcoloniales en général. Pourquoi parler de la fin provisoire d’une carrière ? Simplement parce que de même qu’Ambroise Kom perçoit les avatars de la postcolonie sous l’angle des défaites provisoires, il est impératif de noter que la fin de sa carrière n’adviendra donc intégralement jamais, et ce, pour au moins deux raisons : d’abord, le départ des amphis universitaires ne signe en aucun cas l’arrêt de sa pensée sans cesse en mouvement. Ensuite, l’immensité de l’oeuvre de l’auteur de La Malédiction francophone est telle que, sans flagornerie, son spectre continuera de hanter les africanistes dignes de ce nom, et même ceux qui, pour des besoins d’air du temps, s’autoproclament tels. On peut citer, et de façon non exhaustive, sa contribution critique à l’émergence du roman policier africain, les bases qu’il jeta sur les défis culturels dans l’Afrique francophone et qui demeurent d’une importance capitale au regard de la relation entre la France et l’Afrique, ou encore ses multiples prises de position au sujet de l’autonomie non seulement de la pensée africaine, mais aussi de l’institution du savoir dans le continent noir. Mais étant entendu que mon rôle n’est pas ici de passer en revue l’oeuvre et la carrière d’Ambroise Kom, je vais me contenter en quelques pages de proposer une réflexion théorique inspirée de son dernier ouvrage évoqué plus haut, en me focalisant sur ce que j’ai nommé une pensée intempestive qui recoupe les oscillations d’une réflexion qui, faisant l’éloge de la dissidence, en appelle au devoir d’indignation. À partir des réflexions d’Ambroise Kom sur la fiction du monde noir et de sa diaspora, je mettrai en relief des points de croisement entre littérature et philosophie, en proposant en effet que le renouvellement de la pensée critique qui s’applique aux littératures africaines devra passer par des approches philosophiques notamment celles centrées autour du rapport entre esthétique et politique.

Le Devoir d’indignation d’Ambroise Kom est divisé en cinq grandes parties qui tracent un programme de recherche non pas de manière téléologique, mais dans une logique d’avenir, dans la mesure où chacune des articulations de l’ouvrage inaugure un mode préalable à un discours prétendant ou en tout cas visant au renouvellement des esthétiques littéraires africaines et de la diaspora. Dans la première partie, « Pensée unique ou ordre pluridimensionnel ? », l’ouvrage propose une réflexion inspirée de nombre de textes africains qu’il convient de situer dans une logique de résistance vis-à-vis d’un pouvoir qui postule, organise et justifie un monopole de la pensée. La question du rôle de l’écriture dans la libération des peuples est d’autant plus prégnante que l’ensemble des réflexions contenues dans cette partie s’organisent autour d’une écriture du combat, prônant la dénonciation de la stase ainsi que l’imposture postcoloniales et visant à la libération des citoyens pris au piège des potentats locaux. L’effet destructeur des pouvoirs postcoloniaux se résumant au « don de la mort », le critique littéraire passe, dans la deuxième partie de son travail, « Défaites provisoires », à des analyses qui indiquent qu’en dépit de tout et au-delà de la malédiction qui semble planer sur l’Afrique et les « damnés de la terre », le jour se lèvera bel et bien tant qu’il existe des écrivains et des citoyens qui sauront résister à l’attrait du gain matériel et s’engager sur la voie du salut du peuple.

Ce salut, Ambroise Kom suggère qu’il ne peut être possible que si l’Africain était capable de se penser lui-même comme un autre. En effet, « Nouvelles scénographies » est le titre donné au troisième chapitre du Devoir d’indignation. Quel est donc le rapport entre l’identité et l’altérité dans le rude combat auquel est confronté l’Africain ? La réponse à cette question se trouve dans les nouvelles perspectives qu’analyse Ambroise Kom et qui peuvent se résumer ainsi : les enjeux identitaires de l’Afrique au tournant du troisième millénaire. On ne reste pas indifférent aux manières dont le roman policier africain inaugure un nouveau cycle de relations entre la France et l’Afrique du point de vue des identités. On soulignera également la mise en relief des modalités de la mise en exergue d’une urgence de la reconnaissance de son passé colonial par la France qui enferme les banlieusards dans ce que j’appellerai des « prisons de la misère », pour reprendre le titre de l’ouvrage du sociologue Loïc Wacquant[2]. Ce geste transcontinental se poursuit dans le chapitre suivant, « Passages-Partages : voies/voix transatlantiques » où Ambroise Kom revisite des auteurs et penseurs des Caraïbes tels Frantz Fanon, George Lamming, Patrick Chamoiseau, pour montrer que, malgré l’apparente originalité d’une oeuvre littéraire, faire oeuvre de littérature revient presque toujours à proposer une mémoire de médiations symboliques. On le voit, le rapport entre esthétique et politique est d’autant plus clair que la littérature et la pensée des humanités problématisent le monde. À ce niveau de lecture de l’ouvrage de Kom, il est impératif d’essayer de résumer ce qu’il en ressort comme fil conducteur de manière générale.

Le Devoir d’indignation fait en effet penser au court texte de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! (2010). Pour Hessel, le « motif de base de la Résistance, c’était l’indignation[3] ». Alors que les discours admis font l’apologie de la colonisation, célèbrent la mondialisation ou relativisent les effets de l’esclavage, Stéphane Hessel estime que la voie de sortie de la crise humaine globale actuelle réside dans une « insurrection pacifique ». Bien que les contextes de production de Hessel et de Kom diffèrent, tout semble indiquer que plusieurs décennies avant le texte de Stéphane Hessel – les articles repris dans l’ouvrage couvrent plusieurs décennies –, Ambroise Kom a suivi les pas des Mongo Beti, Driss Chraïbi, Williams Sassine, Frantz Fanon et autres Aimé Césaire pour crier à l’urgence de l’indignation qui est ici coalescente à la résistance. Ainsi, il est d’autant plus nécessaire de s’indigner alors que dans les sociétés référentielles qu’aborde Ambroise Kom, on est en présence d’une « mondialisation » plutôt qu’une « création du monde » selon la formule de Jean-Luc Nancy. La société africaine, autant que celle des Caraïbes, en raison des effets durables de la colonisation ou de l’esclavage, contribue à « une prolifération de l’immonde[4] », c’est-à-dire un monde inhabitable, du moins pour une catégorie de personnes réduites à leur pure expression biologique. Le point de départ de Jean-Luc Nancy dans sa théorie est qu’on ne peut pas penser le monde en dehors du constat selon lequel le monde se détruit. De ce fait, il ne s’agit pas d’une simple hypothèse de lecture chez le philosophe français, mais d’un constat dont se nourrit toute pensée du monde : le monde se détruit graduellement. Nancy procède ainsi à une distinction fondamentale entre d’une part l’uniformisation qui découle d’une logique globale économique et technique au sein de laquelle prospère « une globalité d’injustice sur fond d’équivalence générale[5] », et d’autre part, la mondialité authentique, autrement dit, un faire-monde et un faire-sens. Or, toujours selon Jean-Luc Nancy, l’unité du monde n’est rien d’autre que sa diversité, qui devient à son tour une diversité de mondes. Vu sous cet angle, on peut dire que les dictatures qui se réfugient derrière le masque de la démocratie en Afrique pratiquent une espèce de « globalisation » plutôt que de mondialisation, une globalisation qui s’appuie sur des déterminants économiques et de classes sociales et orchestre la marginalisation des précaires qui sont réduits au silence. C’est d’ailleurs un phénomène qui devient, du moins dans le cas spécifique des anciennes colonies françaises et des départements d’outre-mer, la « suppression de toute forme-monde du monde[6] ».

Face à cette « suppression de toute forme-monde du monde », Ambroise Kom prescrit l’action. La dernière partie de son ouvrage, « Réinventer l’avenir », s’attèle à suggérer des voies et moyens de défier le statut quo et de (se) permettre le rêve lorsqu’on est ce citoyen réduit à sa pure expression biologique par le pouvoir souverain. Qu’il s’agisse des manières de s’approprier l’université pour sortir de la subalternité, des postures dissidentes de Mgr Christian Tumi ou avant lui de Mgr Albert Ndongmo, ou encore de l’Université des Montagnes en tant qu’exemple de la contribution de la société civile camerounaise au développement durable de l’Afrique, Ambroise Kom invite son lecteur à faire de l’action une mission sans laquelle l’Afrique continuera d’occuper cette place imaginaire mais aussi, par certains côtés, réelle de continent rétif au développement et à l’autonomie.

Ainsi sommairement résumé, Le Devoir d’indignation d’Ambroise Kom m’emmène à poser les postulats théoriques des enseignements qu’on peut en tirer. Il me semble que tous les articles (ou presque) regroupés dans cet ouvrage s’articulent autour de l’idée de combat, ce qu’on a appelé à un moment l’engagement, sans pour autant s’y limiter. Qu’il s’agisse des textes dans lesquels Kom dissèque les avatars des pouvoirs (post)coloniaux (Mongo Beti, Bernard Nanga, Tahar Ben Jelloun), ceux qui portent sur les (ré)inventions des modalités de positionnement de l’écrivain ou de négociation de sa popularité (Calixthe Beyala, Daniel Biyaoula), ceux qui traitent des conditions de possibilité de l’émergence d’une pensée citoyenne en Afrique, ou encore ceux qui analysent les grandeurs et misères de l’écriture en Afrique, ou enfin les essais sur les Amériques (Chester Himes, Dany Laferrière, Patrick Chamoiseau), on se rend compte qu’il est question d’une lutte en vue de l’attente d’un futur que les écrivains et autres citoyens d’en bas souhaitent éthique. Il m’apparaît, par ailleurs, qu’autant les conditions de l’avènement de ces jours nouveaux sont difficiles à maîtriser, autant la pensée continue son bout de chemin en se réinventant chaque fois et en réinventant ses méthodes de combat. De ce point de vue, l’ouvrage d’Ambroise Kom, parce qu’il met en avant l’urgence du combat, aurait bien pu s’intituler « En attendant le messie : logiques dissidentes et autonomie de la pensée ».

À mon avis, ce titre alternatif résume bien le regard que pose l’auteur Ambroise Kom sur la situation de l’Afrique postcoloniale tout entière, ainsi que celle des diasporas africaines. C’est d’ailleurs ce qui a motivé mon choix de parler d’une pensée intempestive, du moment où cela ne réduit pas le projet de Kom à la littérature, et permet donc l’intégration des textes généraux qui, sans nécessairement toucher à la fiction, s’attachent à mettre en lumière les défis et enjeux culturels auxquels l’Afrique doit faire face si elle veut survivre. Pour interpréter la posture intellectuelle du refus chez Kom, je me réfère aux « Considérations intempestives » de Nietzsche (1967) parce que sa posture paraît bien correspondre à la définition de l’intempestif qu’en donne Françoise Proust, à savoir que :

Être intempestif, c’est penser (et agir) non comme son temps, mais au contraire à l’encontre ou à l’inverse de son temps. […] Être intempestif ne devra pas seulement consister à aller à l’encontre de son temps, mais à le prendre à rebours. On ne cherchera pas à penser à l’inverse de son temps, mais à le prendre à revers ou par son envers[7].

La pensée de Kom, partiellement résumée dans Le Devoir d’indignation, se veut intempestive avant la lettre, et en tant que tel, le critique littéraire s’affirme comme conscience critique de son temps. Le Devoir d’indignation invite alors à adopter une posture critique consistant à jeter un regard sur la société maintenue en état de captivité par ces régimes politiques africains d’après les indépendances qui illustrent sans ambigüité l’idée d’Achille Mbembe que « le grotesque et l’obscène font partie de l’identité propre des régimes de domination en postcolonie[8] ».

Pour bien comprendre les enjeux de l’ouvrage d’Ambroise Kom, il est certainement important de faire un détour par la conférence annuelle de l’African Literature Association (ALA) qui s’est tenue à Dallas du 12 au 15 avril 2012. À l’occasion de cette conférence, Cilas Kemedjio avait eu l’idée d’organiser un panel autour du sujet « Après la censure : nouvelles configurations de la production culturelle et artistique ». Le panel était présidé par le philosophe Fabien Éboussi Boulaga, et rassemblait des communications d’Alexie Tcheuyap, Guy Tegomo et Cilas Kemedjio. Ambroise Kom et moi-même ne présentions aucun travail, et notre rôle de répondants se limitait à réagir aux communications présentées par nos collègues et partant, à dégager des ouvertures critiques et théoriques pour l’approfondissement de la réflexion. Ce qui ressortait de la présentation d’Alexie Tcheuyap sur les enjeux de la pseudonymie en tant que tactique de résistance, de falsification identitaire ou d’appel à la haine de « l’autre » dans le journalisme au Cameroun rentrait en ligne de compte avec cet impératif de l’action et de la résistance que j’ai indiqué comme étant un mode opératoire de la pensée d’Ambroise Kom dans Le Devoir d’indignation. Cilas Kemedjio et Guy Tegomo, quant à eux, se rejoignaient autour de la question humanitaire. De leurs communications, on pouvait bien voir qu’il était question d’en appeler à une autonomie réelle de l’Afrique, qui prendrait l’écriture de son histoire mais aussi son avenir en mains. Ma réponse, analogue à celle d’Ambroise Kom lui-même, ajoutée aux interventions brèves mais denses de Fabien Eboussi Boulaga, semblait curieusement reprendre en écho les préoccupations d’Ambroise Kom en l’honneur de qui le débat avait été organisé. Il en ressortait en effet que l’axe nodal des communications, à l’instar de celui de l’ouvrage d’Ambroise Kom tout juste sorti des presses de Présence africaine, n’était rien d’autre que la question philosophique essentielle de la profanation. Pour comprendre cette idée de profanation et les raisons de sa pertinence pour le travail de Kom, il faut impérativement revenir à la théorisation qu’en fait le philosophe italien Giorgio Agamben.

Selon Giorgio Agamben, profaner signifie « libérer la possibilité d’une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou, plutôt, qui en fait un usage particulier. En fait, le passage du sacré au profane peut aussi correspondre à un usage (ou plutôt à une réutilisation) parfaitement incongru du sacré. Il s’agit du jeu[9] ». Or Agamben précise aussi que la sphère du sacré et celle du jeu entretiennent des relations très étroites. Il apparaît alors que le profane est ce qui est passé du religieux ou sacré à l’ordre des hommes. Dans ce sens, le philosophe continue son analyse en posant que le terme « religieux », au fond, ne dérive pas de la liaison entre l’humain et le divin, mais de relegere qui indique l’attitude de scrupule et d’attention devant présider aux rapports de l’homme avec les dieux. Il y aurait donc un jeu à deux niveaux sur le terme « religion » ou « religieux ». Agamben écrit :

On peut définir la religion comme ce qui soustrait les choses, les lieux, les animaux ou les personnes à l’usage commun pour les transférer au sein d’une sphère séparée. Non seulement il n’est pas de religion sans séparation, mais toute séparation contient ou conserve par-devers soi un noyau authentiquement religieux. Le dispositif qui met en oeuvre et qui règle la séparation est le sacrifice : il marque dans chaque cas le passage du profane au sacré, de la sphère des hommes à la sphère des dieux, à travers une série de rituels minutieux qui varient en fonction de la diversité et dont Hubert et Mauss ont fait l’inventaire. La césure qui sépare les deux sphères est essentielle, comme l’est ce seuil que la victime doit passer dans un sens ou dans l’autre. Ce qui a été séparé par le rite peut être restitué par le rite à la sphère profane[10].

Si l’on revient au travail d’Ambroise Kom, pour y déceler la pertinence de cette théorisation, on notera que la profanation prend forme dans un « usage » particulier du sacré qui, dans le contexte postcolonial, peut bien s’appliquer à ce qui relève du pouvoir souverain. Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, tout l’appareil quasi liturgique très souvent déployé pour la célébration et la gloire de la figure du Prince en postcolonie, sans même parler de la déification du souverain qui serait alors garant de la vie et de la mort du citoyen. L’intérêt des questions politiques et culturelles dans la pensée d’Ambroise Kom opère ainsi une transgression de fait, étant entendu que ces questions interdites au citoyen en postcolonie et rendues propriété exclusive des dirigeants politiques sont déplacées dans la sphère profane. Et dès lors que ces questions d’ordre social et politique jadis prohibées sont transportées dans la sphère profane, elles sont automatiquement rendues au libre usage des hommes. Le déplacement des questions réservées à l’élite politique (le pouvoir souverain et ses sbires) vers les « classes populaires » serait alors une façon, pour Ambroise Kom, de restituer à l’usage du peuple ce qui lui a été arraché par la sacralisation de la question sociale et politique.

Théoriquement, l’acte d’écriture critique d’Ambroise Kom comme profanation neutralise le champ politique qu’il profane, et restitue à l’usage des hommes les thèmes et les questions auxquels il leur était pratiquement interdit de rêver, de parler ou de penser. Cette interdiction de penser « autrement », mieux cette prohibition de la pensée alternative en postcolonie est visible dans le déploiement systématiquement policier de l’État : la censure, les intimidations policières, les incarcérations, les arrestations arbitraires, bref la privation des libertés fondamentales. Par ce geste profanatoire, Ambroise Kom indique bien au citoyen en postcolonie qu’on peut et qu’on doit penser autrement que de dire les louanges à un pouvoir souverain qui a transformé la politique en nécro-politique, pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe. De ce point de vue, Ambroise Kom aura réussi, avec son ouvrage, à concilier « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». Éthique de la responsabilité et éthique de la conviction dans Le Devoir d’indignation se croisent au point de rencontre entre la pensée critique et la révolte. On pourrait alors dire à ce sujet que Le Devoir d’indignation trouve son fil directeur et son unité signifiante dans la pensée de Pierre Kropotkine qui souligne, dans L’Esprit de révolte, que « dans la vie des sociétés, il est des époques où la Révolution devient une impérieuse nécessité, où elle s’impose d’une manière absolue[11] ». Et en fait de « révolution », celle que prescrit Ambroise Kom ne recoupe pas nécessairement la violence ou la désobéissance civile, bien que celles-ci en soient parfois des passages essentiels. La révolution qui doit émaner de l’indignation peut par exemple adopter « une attitude sans cesse nimbée de scepticisme, de mise en question ou de défis vis-à-vis de l’autorité ou des pouvoirs établis », ou encore de faire sien « un mode de vie qui peut […] s’apparente[r] à un refus déraisonnable d’honneurs, de privilèges et de positions de puissance permettant d’accéder aux avantages que l’élite intellectuelle, méritante ou non, considère comme un dû dans la plupart des pays de l’Afrique postcoloniale[12] ».

La pensée d’Ambroise Kom, qui puise sa source dans l’éloge de la dissidence pour poser de manière impérative le devoir d’indignation, est une invitation à s’interroger sur le statut de l’individu à la fois dans les textes de fiction et la société que ces textes représentent. Le testament intellectuel de l’auteur du Devoir d’indignation sera bel et bien celui d’« une politique de la critique » et d’une « critique de la politique » évoquées par Romuald Fonkoua dans la postface de l’ouvrage, et qu’on peut tenter de traduire par une esthétique de la politique qui serait de facto indissociable d’une politique de l’esthétique. Ce faisant, Kom travaille à mettre en évidence les « nouveaux dispositifs dont l’articulation, la distribution et la dissémination de même que les formes d’entrelacement avec des forces hétérogènes ont fini par modifier le rapport que l’on avait coutume d’établir entre la vie, le pouvoir et la mort[13] ». À travers ses essais, et bien que ne négligeant pas la beauté littéraire des textes, Kom s’efforce de dégager ce qui, dans les fictions africaines et du monde noir, constituerait un malaise dans l’esthétique pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jacques Rancière[14]. Ainsi, le travail de critique engageant qu’il accomplit fait entièrement sien le constat de Rancière, à savoir que l’esthétique n’est pas politique par accident mais par essence. En mettant l’emphase sur les dimensions sociale et politique des imaginaires africains plutôt que sur leurs côtés exotiques et ludiques dont sont friands certains critiques, publics et lectorats à la fois occidentaux et africains, le critique littéraire évolue un peu à la manière d’un Alfred Alexandre, jeune écrivain martiniquais qui refuse de suivre les précurseurs de la créolité et de réduire de la sorte sa fiction à un questionnement « exotique » pour l’ouvrir à des préoccupations plus urgentes[15].

De la même manière, Le Devoir d’indignation ne s’embarrasse pas des débats récurrents sur l’engagement ou l’art et le beau, mais au contraire, s’attèle à placer « la société et ses réalités au coeur du discours esthétique et des préoccupations critiques[16] ». J’ajouterais, à la suite de Romuald Fonkoua, que le travail critique d’Ambroise Kom insiste sur la nécessité de ne pas perdre de vue qu’il est des catégories humaines qui ont part au commun. Il faut entendre celles visibles et ayant droit à la parole qui ont en face celles muettes, à qui sont contestées le plus souvent à la fois visibilité et parole. En attendant donc le messie dont Kom doute de l’arrivée naïve comme ceux, infiniment nombreux en postcolonie, restés spectateurs passifs de l’Histoire et espérant une manne venue du ciel, il fait sienne une logique intrinsèquement insurrectionnelle, qu’il recommande sous le masque à peine voilé de la réflexion critique. Cette logique insurrectionnelle que j’identifie dans Le Devoir d’indignation d’Ambroise Kom, le Comité Invisible la décline comme suit :

Il n’y a plus à attendre – une éclaircie, la révolution, l’apocalypse nucléaire ou un mouvement social. Attendre encore est une folie. La catastrophe n’est pas ce qui vient, mais ce qui est là. Nous nous situons d’ores et déjà dans le mouvement d’effondrement d’une civilisation. C’est là qu’il faut prendre parti. Ne plus attendre, c’est d’une manière ou d’une autre entrer dans la logique insurrectionnelle. C’est entendre à nouveau, dans la voix de nos gouvernants, le léger tremblement de terreur qui ne les quitte jamais. Car gouverner n’a jamais été autre chose que repousser le moment où la foule vous pendra, et tout acte de gouvernement rien qu’une façon de ne pas perdre le contrôle de la population[17].

En libérant la possibilité d’une pensée bâillonnée, le travail critique d’Ambroise Kom autorise la re-conceptualisation de la société comme ayant les moyens autant que l’audace de réfléchir aux principes de la gouvernementalité et partant, de tirer les leçons qui s’imposent pour son inscription dans un futur heureux et une « modernité » s’il en est. De théoriser une éthique et une esthétique de la dissidence revient, pour le critique, à scruter cette catastrophe qui n’est pas à venir mais « qui est là » ; précisément à poser un discours ayant bien perçu que les actes des gouvernements en postcolonie et de leurs acolytes sur d’autres continents ne visent rien d’autre qu’à garder « le contrôle de la population ». C’est encore remettre au goût du jour les pratiques et dispositifs gouvernementaux, de même qu’une invitation à une analyse rigoureuse des processus de subjectivation de ces « hommes infâmes », point focal de la théorie développée par Michel Foucault[18]. Kom le fait exactement lorsqu’il énonce l’objectif visé par le projet de l’Université des Montagnes et au-delà, qui résume son engagement intellectuel : « [D]écrypter les enjeux qui nous interpellent, […] affirmer l’existence d’une africanité susceptible de maitriser lesdits enjeux et […] participer d’une manière ou d’une autre à la construction de ce qu’on appellerait aujourd’hui une (post)modernité alternative[19]. » Lorsque, par ailleurs, le critique indique en conclusion de sa réflexion sur le polar d’Afrique et les violences postcoloniales que « le primitivisme nègre peut avoir quelque chose de contagieux » et que « si l’Europe n’y prend pas garde, son contact avec l’Afrique pourrait lui jouer des tours et même lui imposer un changement d’identité », il balise ainsi les sillons de toute une recherche où les spécialistes de littérature et de sciences sociales devront rendre compte des effets de la « mondialisation » sur les cultures dominantes. Car comment ne pas penser, pour revenir au concept de mondialisation problématisé par Jean-Luc Nancy, à toutes ces modalités qui font que le monde court vers sa désintégration à cause d’une répartition inégale des biens, voire des droits humains. Ce constat est d’autant plus significatif qu’à l’observation de la relation qu’entretient la France avec ses banlieues peuplées majoritairement de descendants d’immigrés venus de ses anciennes colonies, force est de constater, surtout depuis les émeutes urbaines de 2005, que l’ethnicisation de la société française tend à se constituer en repoussoir d’un corps étranger – de descendance africaine – qui menacerait la cohésion sociale et la paix nationale. L’élément important à noter ici est que ce corps étranger, mué en corps d’exception, ne tarit pas d’énergie quant à la revendication de leur droit d’exister. Il est alors on ne peut plus clair, ainsi que l’écrit Ambroise Kom, qu’en dépit des forces contraires déployées par la France, « [s]es diversités finiront par avoir raison de l’universalisme à la française[20] ». À partir de cette affirmation, et bien que cela exige un travail de fond, ne pourrait-on pas penser, ainsi que le suggère d’ailleurs fortement Didier Gondola[21], que les banlieues françaises pourraient former une source féconde pour une Renaissance africaine ?

De ce point de vue, Le Devoir d’indignation réitère la puissance de l’idée du « partage du sensible », que Jacques Rancière définit comme étant

un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps[22].

En clair, notre travail de critique, suggère Ambroise Kom, devrait être de scruter les modalités de cette distribution du sensible en Afrique. Semblable travail pourrait mettre en déroute l’État d’exception permanent dans lequel essaie de faire survivre les citoyens broyés par les manoeuvres égoïstes de ceux que la machine chargée de maintenir l’ordre existant aura littéralement transformés, les citoyens de la postcolonie en Homo Sacer, c’est-à-dire des personnes ne pouvant pas être mises à mort par le rite, mais dont la mise à mort n’est paradoxalement pas considérée homicide. Ainsi, au devoir d’indignation devrait probablement suivre l’érection d’une communauté de singularités quelconques, dont Agamben dit que parce qu’elle n’a ni présupposés ni conditions d’appartenance, ladite érection devient précisément une menace avec laquelle l’État n’est aucunement disposé à composer : « [U]ne singularité qui veut s’approprier l’appartenance même, son propre-être-dans-le langage, et décline, pour cette raison, toute identité et toute condition d’appartenance, tel est le nouveau protagoniste, ni subjectif ni socialement consistant, de la politique à venir[23]. » Si dans Le Devoir d’indignation Kom refuse d’indiquer la voie à prendre entre l’insurrection pacifique (Hessel), l’esprit de révolte (Pierre Kropotkine), l’insurrection qui vient (Comité Invisible), ou encore la communauté qui vient (Agamben), il reste qu’il scrute méticuleusement la dissonance du monde et affronte notre altérité commune à tous pour tenter de rendre compte de l’expérience politique du régime esthétique de l’art. Ce faisant, et là réside sans doute l’ultime leçon de la pratique de critique engagé d’Ambroise Kom, il articule sans cesse et sous diverses formes sa réflexion autour de l’idée que « la profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient[24] ». Tel est, en définitive, le programme politique, esthétique et éthique auquel Le Devoir d’indignation : éthique et esthétique de la dissidence invite étudiants et chercheurs travaillant sur le monde postcolonial en général, et l’Afrique et sa diaspora en particulier. Et en tant que tel, il ne serait certainement pas exagéré de considérer Le Devoir d’indignation en tant qu’Instrumentum Laboris visant au renouvellement de la pensée critique en Afrique et dans la diaspora africaine sur d’autres continents. En somme, nul doute que le travail critique abattu par Ambroise Kom aura assurément réussi à « restituer au libre usage la potentialité des études littéraires et culturelles africaines », selon son propre voeu. Il revient donc à la postérité de retourner aux sources de la dissidence pour se ressourcer, afin de penser les défis de la modernité africaine et les conditions d’avènement d’un homme de type nouveau qui saura jouer sa partition dans le combat qui oppose le citoyen et l’État en postcolonie, autour des rapports entre le pouvoir souverain et la vie.