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Dans Le Dépaysement. Voyages en France (2011), Jean-Christophe Bailly consacre quelques chapitres aux rivières françaises. « Ces “chemins d’eau” », écrit-il, « on pourrait les suivre pendant des centaines, des milliers de pages – l’expression roman-fleuve” y trouverait une légitimité nouvelle […][1] ». Cela est en effet ce que l’écrivain français Pierre Patrolin a entrepris avec son premier roman La Traversée de la France à la nage (2012). Ce livre épais et original laisse les intrigues interpersonnelles et les digressions sur la psychologie humaine de côté pour mettre les rivières et les environnements fluviaux au premier plan. Le titre reflète d’ailleurs assez bien le récit : le personnage principal anonyme traverse la France à la nage, diagonalement, du sud-ouest au nord-est, à partir de la frontière espagnole jusqu’à la frontière belge.

Tandis que l’on pourrait citer de nombreux romans et récits qui prennent un randonneur comme personnage principal, ou qui adoptent le regard d’un flâneur comme perspective narrative pour explorer l’univers citadin, périurbain ou campagnard[2], les nageurs en littérature restent assez exceptionnels. Curieusement, il existe pourtant un pendant étranger du roman de Patrolin : Waterlog. A Swimmer’s Journey Through Britain[3] (1999). L’auteur, l’environnementaliste et réalisateur de documentaires Roger Deakin, est un compatriote des poètes romantiques Byron et Coleridge qui auraient été, eux aussi, des nageurs passionnés[4]. Bien que la donnée de base des deux oeuvres soit similaire, elles diffèrent dans leur forme et dans leur genèse, celle de Patrolin étant une oeuvre de fiction tandis que Deakin a réellement effectué sa périlleuse « traversée à la nage ». Le récit de Deakin est ainsi structuré comme un journal daté dans lequel il relate rétrospectivement ses expériences de nage, entrelardé d’anecdotes, d’histoire locale et des commentaires botaniques, tandis que le narrateur de Patrolin se concentre avant tout sur la nage même qu’il relate pour ainsi dire en temps réel.

Malgré les différences de fond et de forme, une lecture croisée des deux livres se révèle féconde. Le présent article s’inscrit dans une perspective écopoéticienne, mais puise également dans l’ « éco-phénoménologie » (Tassin, Abrams) et dans les études du paysage et de la perception (Collot, Besse, Roger, Desportes). « Écopoétique » comporte la racine grecque oikos, qui désigne la demeure, l’habitat : ce paradigme critique propose donc d’étudier la littérature dans ses rapports avec le monde que nous habitons, pour paraphraser la définition de Pierre Schoentjes[5]. De plus, en renvoyant aux différentes significations du concept poiein, « poétique » signale ici à la fois une attention aux aspects formels du texte et au pouvoir des textes littéraires de (re)créer et de composer un ou des mondes. De cette manière, l’on pourrait avancer que l’écopoétique étudie le chevauchement de l’axe poétique et l’axe politique/éthique, en examinant comment les textes littéraires réinventent et renouvellent par le travail de l’écriture notre conception de la nature et notre rapport avec elle.

Dans le contexte présent, cet entrelacement s’articule autour du concept de la subversion : dans leur fond comme dans leur forme, les deux oeuvres étudiées problématisent les normes de la société consumériste occidentale, qui conceptualise le monde non-humain comme une ressource à exploiter, un objet à contempler ou un domaine à dominer. La subversion dans les deux textes se situe sur plusieurs niveaux : en premier lieu, il est question d’une immersion radicale de l’homme au sein de la nature et au rétablissement du rapport corporel à la nature, dévalorisé dans la société numérisée contemporaine. La perspective de la contre-plongée, qui fait l’objet de la deuxième partie de l’article, prolonge cette subversion des normes par le corps. Troisièmement, les deux textes manifestent un intérêt évident pour l’environnement « banal » de leurs territoires nationaux respectifs au lieu de s’intéresser à une nature spectaculaire et sublime. Finalement, la nage en eau libre est un véritable acte de désobéissance civile, une action revendicative qui conteste la privatisation de la nature et met en pratique le « right to roam ».

Immersion : l’expérience du paysage par le corps

Les récits sont structurés de manière classique et chronologique et s’ouvrent en conséquence sur le début du périple aquatique. Deakin y consacre son premier chapitre, et explique qu’il s’est inspiré de la nouvelle célèbre « The Swimmer » de l’auteur américain John Cheever, dans laquelle le nageur du titre, issu de la classe bourgeoise américaine, rentre chez lui par « la chaîne des piscines[6] » (« the string of swimming pools ») de ses multiples voisins. Deakin lui-même n’a pas l’ambition d’aller d’un point A à un point B : il enchaîne simplement les plus jolis lieux de baignade (« swimming holes »), rivières, bains naturels et piscines en plein air, à commencer par les douves (« the moat ») qui entourent sa propre maison et dans lesquelles il a l’habitude de nager tous les jours. Sa sélection est assez aléatoire et impressionniste, basée sur des renseignements de riverains ou sur la consultation des cartes. Le projet de nage du narrateur de Patrolin, par contre, est plus strict : il fixe la frontière belge comme finalité et met un point d’honneur à se tenir à son projet de traverser la France sans jamais trop s’éloigner de l’eau.

À la base, les projets des deux narrateurs sont similaires : il s’agit de nager en plein air, partir à la découverte du pays, s’immerger dans la nature. Deakin explique que c’est surtout l’expérience particulière qu’est la nage qui l’a attiré : en nageant « [y]ou are in nature, part and parcel of it, in a far more complete and intense way than on dry land, and your sense of the present is overwhelming[7] ». Grâce à cette immersion dans le présent et dans l’environnement naturel, la nage peut devenir une expérience quasi thérapeutique qui, par sa lenteur imposée, propose un antidote pour la surexcitation de l’univers citadin moderne. Dans la société contemporaine, la surabondance des stimulations peut provoquer une certaine anesthésie, qui fonctionne comme une mesure d’autoprotection, afin de pouvoir gérer cette « intensification de la vie nerveuse[8] » que diagnostiquait déjà Georg Simmel au début du XXe siècle. Comme le note aussi Marc Desportes, on assiste à « une évolution profonde de la société moderne[9] » dans laquelle la généralisation de nouveaux moyens de transport comme le train, la voiture et l’avion joue également un rôle primordial.

[On] voit disparaître les liens ancestraux tissés entre l’homme et le monde qui l’entoure, liens si forts que jamais ne pouvaient se défaire l’unité de son être en une subjectivité et un corps, l’une étant réputée libre, l’autre appartenant à la sphère matérielle[10].

Cela résulte en « une sorte de dichotomie entre le sujet et sa condition corporelle[11]», poursuit-il. Dans son essai consacré à la marche, Rebecca Solnit s’inquiète elle aussi de cette « désincarnation » de la vie quotidienne : de nos jours, la plupart du temps, « bodies are not in the world but only indoors in cars and buildings, and an apotheosis of speed makes those bodies seem anachronistic or feeble[12] ». Dans la critique de la modernité, on présume généralement que celle-ci nous a éloignés du monde naturel, mais Solnit fait observer que cette aliénation maintes fois dénoncée est en fait double. Elle concerne non seulement la perte du rapport au monde non-humain, mais également l’aliénation de notre propre corps qui sent, respire, vit et bouge, et qui fait pleinement partie du monde naturel[13]. Dans un monde qui est conçu à l’échelle des machines et où la vitesse et l’efficacité sont primordiales, le corps est considéré comme trop lent, trop faible et trop fragile ; « [it] has begun to atrophy as both a muscular and a sensory organism[14] ». À propos de la pratique « schizophrénique » de l’entraînement dans la salle de gym, Solnit résume laconiquement : « The body that used to have the status of a work animal now has the status of a pet : it does not provide real transport, as a horse might have, instead, the body is exercised as one might walk a dog[15]. »

La nage, par contre, comme d’autres activités physiques que l’on peut pratiquer au sein de la nature, revalorise la force du corps, rétablit le rapport entre le sujet et son environnement et aide de cette manière à retrouver l’intimité et l’harmonie d’un « corps-à-espace ». Ainsi, on pourrait argumenter que la nage « sauvage » présente une forme d’escapisme bénin, une évasion de la vie agitée et stressante du quotidien. Il n’est alors pas surprenant qu’un des disciples du « wild swimming » célébré par Deakin ait écrit un livre sur la façon dont la nage l’a aidé à gérer ses angoisses et à combattre son burnout[16].

Tandis que Deakin mentionne explicitement la (comm)union avec la nature que représente la nage, chez Patrolin une quelconque motivation réfléchie fait défaut. Lors d’une baignade estivale, le narrateur a « seulement décidé de partir sans réfléchir, sous le seul prétexte d’avoir envie de voyager, et d’aimer nager dans l’eau[17] ». Cela est une des rares observations sur la psychologie du narrateur, car tout au long du livre, nous n’apprenons quasiment rien sur ses états d’esprit. L’introspection est absente, le regard est radicalement tourné vers l’extérieur. Patrolin semble cependant exprimer la même conception de la nage d’une manière indirecte, en la reflétant dans son style d’écriture. Celui-ci ressemble à première vue à une succession de données brutes, dépourvue d’humour, de références littéraires et de figures de style, par opposition à celui de Deakin. L’écriture de Patrolin, rythmée par la cadence du mouvement de la nage, se caractérise par l’instantanéité[18] et mime de cette manière l’expérience intensifiée du présent que mentionne Deakin.

Le narrateur de Patrolin est si absorbé par son mouvement et par les stimulations multiples qui animent ses sens, qu’il ne dispose ni de temps ni d’énergie pour nourrir des divagations mentales. Ainsi, la personne du narrateur s’efface presque entièrement, il se réduit à une sorte d’objectif, une espèce de séismographe[19] qui enregistre le paysage qui l’entoure, qui prend acte des « vibrations » sensibles, c’est-à-dire des stimuli visuels, tactiles, sonores, odorants et gustatifs.

L’eau était devenue lente, trouble, opaque comme une boue très diluée où rôdent des insectes, un flot de particules en suspension, une matière liquide et odorante qui portait mieux mon corps. Deux haies touffues compactes encadraient ma progression, une chaleur humide se réfléchissait sur ces parois dans un relent de vase et de limon. Leur silence étouffé s’écoulait à l’ombre des deux fourrés dressés le long de l’eau pour la contenir.

TFN, 10

La citation montre clairement la réactivation et la revalorisation des sens de l’odorat, du toucher et de l’ouïe, qui sont généralement éclipsés par la primauté de la vue. En outre, le narrateur fait preuve de ce que Juhani Pallasmaa nomme « une vision périphérique[20] » : la vision ciblée, nettement focalisée, est consciemment abandonnée au profit d’une attention élargie aux détails, ce qui intègre le narrateur à l’espace au lieu de le positionner comme spectateur externe.

De cette manière, le texte illustre particulièrement bien le commentaire de Michel Collot à propos de la perception : « [L]e corps est à la fois voyant et visible, touchant et touché, sujet et objet ; il nous ouvre à un monde dont il fait lui-même partie[21]. » Le narrateur de Patrolin est complètement absorbé dans et par son mouvement et son environnement. Ainsi, la nage en eau libre s’inscrit pleinement dans le cadre d’une « écologie du sensible » comme elle a été définie par Jacques Tassin : un engagement corporel qui nous « reli[e] sensiblement, sensoriellement, au monde […] »[22].

En effet, en ce qui concerne la corporalité, on peut dire que la nage est similaire à la marche, que Jean-Marc Besse cite comme un des moyens privilégiés pour découvrir à fond le paysage. La marche, écrit-il, est une « expérience corporelle du paysage », « une méthode d’investigation du réel » qui active les « compétences cognitives de la sensibilité »[23]. Elle nous met

en correspondance avec les textures, les sonorités, les couleurs, les odeurs […]. Nous nous remplissons du paysage, ou plus exactement nous nous accordons comme musicalement avec lui, qui contribue à nous mettre dans un état particulier de corps et d’esprit. La marche est une expérience de consonance avec le paysage et ses ambiances[24].

Cela vaut encore plus pour la nage, qui est littéralement une immersion dans le paysage, comme Deakin l’avait remarqué. Elle active « nos sensibilités animales » que David Abram met en avant dans son livre Becoming Animal : en tant qu’activité physique au sein de l’environnement naturel, elle présente une façon de dépasser la dichotomie entre le corps et l’esprit. C’est une manière de « penser avec tout son corps », en interaction immédiate avec son environnement, « a kinetic conversation in the uttermost thick of the present moment[25] » comme le vol des oiseaux que décrit Abram. De cette manière, elle rend compte de l’interconnectivité du vivant et permet de dépasser le dualisme homme/nature, d’effacer « la distinction entre la res extensa et la res cogitans[26] » chère à Descartes.

La nage est ainsi une activité intense qui requiert un dévouement complet, une expérience que l’on pourrait adéquatement analyser par le concept du « flux » (« flow » en anglais) développé en psychologie positive par Mihály Csíkszentmihályi. Ce concept, qui a déjà été appliqué à l’expérience sportive[27], se caractérise par une concentration intense focalisée sur le moment présent, dans laquelle l’action et la conscience fusionnent. La personne plongée dans l’état de flux éprouve un sentiment de contrôle, son expérience temporelle se modifie (c’est-à-dire que le temps semble passer plus vite) et la conscience de soi s’efface, à cause du fait que le sujet est complètement absorbé dans l’activité en question. L’état de flux est associé à des occupations autotéliques, autrement dit des activités qui sont intrinsèquement gratifiantes[28]. En effet, la nage des deux narrateurs semble correspondre à cette description de l’état de flux. L’écriture de Patrolin semble même le saisir de manière frappante par son attention particulière focalisée sur les sensations présentes, par l’absence des divagations et par l’effacement du personnage principal, qui se fond complètement dans ses impressions et son environnement. La nage se caractérise alors par le même « régime d’attention » que Besse associe à la pratique de la marche[29] ; ce n’est que dans les moments de danger que l’état de « transe » du narrateur est rompu.

Mais tandis que le promeneur est libre d’explorer un endroit à son gré, de sortir des sentiers, le nageur est contraint à suivre le cours de l’eau : de ce fait, le narrateur de Patrolin décrit son état comme une combinaison singulière de passivité et d’activité. La nage est une manière lente de se mouvoir, qui requiert néanmoins un effort physique considérable, surtout si elle se pratique à contre-courant ou dans des eaux sauvages ou tumultueuses ; le narrateur note ainsi à plusieurs reprises qu’il « nage avec application » (TFN, 57, 85, 86, 142, 192, 317, 535 et 563, notamment). Or en même temps, « [s]a détermination serait entraînée par les flots » (TFN, 13), il se laisse porter « [c]omme une goutte d’eau, qui descend vers la mer. Comme le sable plutôt, dont les grains sont emportés par le mouvement de la rivière » (TFN, 13).

La contre-plongée : la « perspective de la grenouille »

Pourtant, en dépit de ces bienfaits, la natation a longtemps été considérée comme une activité indigne de l’homme, dû au fait que le nageur s’abaisserait à une activité animale[30]. Or, dans les yeux des deux narrateurs, cela est loin d’être une dégradation. Deakin indique que « [i]nwild water you are on equal terms with the animal world around you : in every sense, on the same level » (W, 13). Cela permet d’approcher et d’observer des animaux sans que ceux-ci s’enfuient précipitamment : « [Y]ouare pretty well hidden when you swim, and aquatic animals are relatively unconcerned about you once you to are submerged. You have become, after all, one of them » (W, 68).

La liste des rencontres animales dans les deux récits est longue et diverse : hérons, sangliers, chevreuils, toutes sortes d’insectes et de poissons. Avec un certain sens de la litote, Patrolin déclare dans une interview que « en fait […] la plupart des Français qu’on rencontre [au bord de ou dans l’eau] sont des animaux ». Ainsi, le narrateur de Patrolin déclare que « c’est [s]a situation actuelle qui [l]’a conduit à ne plus manger de poisson. […] Une décision naturelle dans [s]on cas, qui s’impose à [lui] par solidarité plus que par conviction » (TFN, 173). Le dimanche, « le jour des pêcheurs » (TFN, 570), il se cache avec les autres poissons, et finit toutefois par être pêché lui-même… (TFN, 671-672). Les deux auteurs aspirent à l’adaptation parfaite des animaux aquatiques à leur habitat naturel. « [J]’envie mes voisins », concède le narrateur de Patrolin,

[p]as seulement ceux dont le corps se couvre d’écailles, étincelantes sous le moindre filet d’eau froide. Les crapauds à l’épiderme épais, gluant, visqueux et protecteur. Les loutres et les castors aux poils huilés. Graissés de l’intérieur pour résister au froid.

TFN, 440

Deakin formule une réflexion très similaire :

I suppose there is part of all of us that envies the otter, the dolphin and the whale, our mammal cousins who are so much better adapted to water than we are, and seem to get so much more enjoyment from life that we do. If I could learn even a fraction of whatever they know, the journey would be richly repaid.

W, 15

Car l’homme n’est pas, à vrai dire, « dans son élément » quand il nage en eau libre, il n’est point, pour employer cette analogie usée et facile, « comme un poisson dans l’eau ». Sa constitution n’y est pas adaptée, le froid continu pose problème et l’hypothermie menace. Dans ces circonstances, la seule solution est d’enfiler une combinaison synthétique. Deakin est un peu sceptique quant à sa combinaison de plongée qu’il décrit comme « a species of whole-body condom […] an anaesthetic to prevent you experiencing the full force of your physical encounter with cold water, and in that sense it is against nature and something of a killjoy » (W, 17). Le narrateur de Patrolin, pour sa part, est moins critique à l’égard de la combinaison synthétique qu’il reçoit de la femme avec qui il vit une liaison amoureuse passagère : c’est une protection bienvenue contre le froid, qui lui permet de continuer son périple. Ce n’est que vers la fin du livre qu’il découvre la joie de nager complètement nu (TFN, 816).

De plus, en ce qui concerne le mouvement, l’homme doit apprendre à se mouvoir de manière efficace dans l’eau et ne répond pas à la définition que cite Deakin selon laquelle un vrai mammifère aquatique « progresses not by paddling but by movements of the tail or sinuous movements of the body » (W, 168). À part la combinaison synthétique, le narrateur de Patrolin utilise une palme de natation qu’il découvre par hasard parmi les pierres dans l’eau, et peut ainsi faciliter son mouvement de nage à contre-courant.

Le seul domaine dans lequel le nageur se retrouve véritablement à la même hauteur que le règne animal, est celui du point de vue. Le nageur se meut au ras de l’eau, ce qui fait que sa perspective est limitée à la vue en contre-plongée. Cette « limitation » de la perspective est en quelque sorte un choix idéologique qui est à la base des deux livres. En restreignant son champ visuel, on renonce à la volonté humaine de saisir tout le paysage d’un coup d’oeil et de cette manière le contrôler, de dominer le paysage d’en haut. À l’opposé du « point de vue impérial[31] » ou de la perspective à vol d’oiseau se situe la perspective « de la grenouille[32] » que le nageur assume littéralement. Robert Macfarlane, qui consacre dans Landmarks un chapitre en hommage à son ami Deakin, parle du « magically defamiliarizing frog’s-eye viewof the country : a world seen freshly from water level[33]». La perspective du nageur se réduit considérablement :

[L]e regard de celui qui voyage couché, à hauteur du sol, parfois même en dessous, au creux de la vallée, au plus profond du paysage, s’éblouit à la moindre hauteur. Et surtout celui du nageur, abusé par nature, car toujours soumis aux effets de la contre-plongée.

TFN, 26

« [À] force de nager la tête au ras de l’eau, sans distance, », poursuit le narrateur,

mon regard s’est réduit, raccourci, contraint à renoncer, incapable d’attendre l’infini au fond des ravins, accoutumé à s’arrêter sur le premier obstacle, […] sans autre perspective que l’immédiat, sans visée, sans vision du relief au-delà du premier plan.

TFN, 315

Ce point de vue limité ne présente pas seulement un antidote à l’ambition de l’homme de soumettre la nature, mais s’avère également être un moyen de défamiliarisation. En effet, la perspective du nageur produit une vue inhabituelle et singulière de la nature environnante. L’on pourrait même se demander s’il est toujours question d’un « paysage », si celui-ci est généralement défini comme une « vue d’ensemble, qu’offre la nature, d’une étendue de pays, d’une région[34] » : au ras de l’eau, il n’y a point d’étendue, ni d’ouverture sur le lointain. Dans la tradition occidentale, le concept du paysage, qui a son origine dans le contexte de la peinture[35], implique habituellement une « vision d’ensemble à distance[36] » ; dans cette optique, ce que nous présente le narrateur de Patrolin est presque un anti-paysage, d’autant plus parce que sa vision ne comporte point de nature spectaculaire ou sublime.

Au contraire, c’est le monde des rivières, faisant pourtant partie de notre environnement quotidien, qui apparaît comme un monde exotique à découvrir. Deakin regrette que « [m]ost of us live in a world where more and more places and things are signposted, labelled, and officially“interpreted” » (W, 14). De cette manière, on perd contact avec le monde réel, et c’est pour cette raison que la baignade sauvage et la marche sont des activités subversives, qui expriment le refus d’être dirigé et contrôlé :

They allow us to regain a sense of what is old and wild in these islands, by getting off the beaten track and breaking free of the official version of things. A swimming journey would give me access to that part of our world which […] still retains most mystery. It would afford me a different perspective on the rest of land-locked humanity[37].

W, 14

Pour les deux auteurs, il est important de souligner qu’ils nagent dans leur pays natal ; Deakin parle de « native swimming » (W, 121) et Patrolin évoque déjà la France dans le titre de son livre. Même si les réseaux fluviaux français et britanniques ne sont pas adaptés à leur exploration à la nage, cette dernière peut tout de même recréer un lien avec la nature et le paysage national qui émergent alors sous un jour nouveau. En effet, la nage impose littéralement une « sortie des sentiers battus » et contraint le nageur à se mouvoir lentement, ce qui résulte en un effet de « défamiliarisation », comme le préconisaient les formalistes russes[38]. Cela vaut particulièrement pour le roman de Patrolin, qui est en quelque sorte une tentative d’épuisement du milieu fluvial.

Il est dans cette optique remarquable que le style d’écriture ne change pas fondamentalement quand le narrateur sort de l’eau pour se rendre en ville pour trouver à manger ou pour passer la nuit. Les impressions se multiplient et se succèdent suivant un rythme plus accéléré, mais le mode d’observation reste le même, ce qui provoque cette défamiliarisation mentionnée ci-dessus :

[U]ne place où s’alignent des autobus, des voitures qui s’énervent, des filles, du maquillage, […] des robes, des vestes, des pantalons, d’autres voitures, des manches et des cols, dans les vitrines et sur les gens, des bras, des jambes, nus, moulés sous des étoffes, drapés dans des vêtements, des nuques et des fronts, des nombrils, des voix, des rires. Des regards surtout. Bruns, noirs. Des sourcils épais, des mèches décolorées. Des effluves de parfum, des relents de sueur. Et encore des bars, des banques, des téléphones. Des cloisons de terre cuite. Des pignons de briques roses aux joints noircis par les fumées.

TFN, 78 ; voir aussi 739

Dans le passage suivant, la foule est même décrite dans des termes qui évoquent l’eau :

[J]e progresse avec difficulté dans une foule soudaine et compacte, qui s’écoule difficilement sur les trottoirs ; je remonte ce courant impérieux pour revenir vers le pont, où le flot me paraît moins violent […].

TFN, 78

Ce procédé, par lequel l’auteur décrit le monde non naturel dans des termes naturels, fait apparition plusieurs fois dans le livre. On peut citer la scène dans laquelle le nageur reçoit un ballon sur la tête, qu’il décrit d’abord comme « [l]e corps d’un oiseau tombé du ciel, une chair ferme et élastique, […] un coup amorti par la souplesse d’une peau gonflée comme une vessie » (TFN, 168), ou les balises qu’il confond avec une bande d’oiseaux (TFN, 192-193).

Désobéissance civile

Comme nous l’avons vu, de nombreux problèmes pratiques empêchent le nageur d’atteindre l’état de bonheur pur qu’évoque Deakin, à qui l’eau rappelle la tiédeur enveloppante et réconfortante du liquide amniotique :

When you swim, you feel your body for what it mostly is – water – and it begins to move with the water around it. No wonder we feel such sympathy for beached whales ; we are beached at birth ourselves. To swim is to experience how it was before you were born. Once in the water, you are immersed in an intensely private world as you were in the womb.

W, 13

Bachelard mentionne lui aussi l’association des qualités maternelles à l’eau, qui « berce comme une mère[39] ». Par contre l’eau peut également inspirer une terreur primitive selon les deux auteurs, et même si l’on rejette les connotations psychanalytiques, les dangers que pose la nage « sauvage » sont bien réels. En effet, les deux narrateurs frôlent la mort à plusieurs reprises. Ainsi, le narrateur de Patrolin se noie presque après avoir perdu connaissance en cognant sa tête contre une pierre (TFN, 147) et échappe de justesse à un enlisement dans le sable mouvant (TFN, 560-562). Heureusement, son baluchon lui sauve la vie. Il doit également franchir de multiples barrages, éviter des déversoirs et des cascades. Deakin, pour sa part, entreprend de nager dans les gorges de Hell Gill (W, 237-241) et envisage de traverser le golfe de Corryvreckan avec son tourbillon (W, 251-263), un projet qu’il abandonne finalement. De plus, les nageurs sont confrontés à des circonstances naturelles hostiles, au froid et aux contre-courants. De la sorte, la nage peut aussi être une sorte de « lutte contre les éléments[40] », « une expérience virile[41] », un défi dans lequel le nageur affirme sa force et sa persévérance. Cette dimension, qui considère la nage en eau libre comme une épreuve personnelle, une sorte de conquête symbolique de la nature sauvage ou une victoire sur soi-même, est en effet également présente dans les deux livres. Le narrateur de Patrolin envisage la renonciation à plusieurs reprises :

Je ne sais pas ce qui me pousse à recommencer tous les jours, à reprendre l’eau tous les matins. À poursuivre une si dérisoire épopée. Une expédition sans objet, sans but plutôt. Sinon celui de ne pas abandonner. Comme l’eau justement, celle des sources et des ruisseaux, qui coule, sans jamais renoncer.

TFN, 141

« [C]omme un pèlerin s’élance vers un pardon. », poursuit-il plus tard,

[o]u plutôt comme un saumon qui remonte vers la frayère où il sait qu’il est né, comme un bovin qui revient chaque soir à l’étable. […] Sans réfléchir. Dans l’ivresse du mouvement qui me propulse. Dans une débauche d’énergie vaine pour affronter le flot qui me repousse.

TFN, 226

Sa volonté de persévérance est même si forte qu’il continue à nager avec obstination, même s’il n’y a quasiment plus d’eau dans laquelle nager, « mû par une force étrange, une forme de ténacité désespérée, une volonté d’aboutir, en me traînant par terre dans un filet d’eau […], obstiné seul à progresser couché […], propulsé par un opiniâtre acharnement à nager encore » (TFN, 376).

La nage en eau libre est considérée dangereuse dans nos sociétés et donc fortement déconseillée ou même interdite. Le narrateur de Patrolin observe que, tandis que les panneaux de signalisation au bord de l’eau font défaut (TFN, 44 et 264-265), les pancartes qui annoncent l’interdiction de la baignade ne manquent pas (TFN, 53, 108, 613 et 674). Que « la baignade [soi]t interdite sur les voies navigables de France » (TFN, 613) pour des raisons de sécurité est encore compréhensible, mais la privatisation des parties de cours d’eau, à laquelle est confrontée Deakin, l’est moins. En effet, l’auteur désapprouve fortement la privatisation des eaux pour la pêche ou pour des raisons économiques. De plus, le fait que les cours d’eau soient couverts, rectifiés ou contenus dans des conduits pour ne pas trop gêner les riverains l’émeut jusqu’aux larmes. Il abhorre ce « neatly packag[ing] [of streams] in outsized concrete canyon[s] » (W, 78) et est enchanté par des villages où des gens savent valoriser leurs cours d’eau (W, 29).

Les deux narrateurs se font taper sur les doigts à plusieurs reprises : tandis que le narrateur de Patrolin est repêché par les pompiers de Paris qui croient qu’il était tombé dans l’eau par inadvertance (TFN, 743), Deakin est interpellé par la garde côtière (W, 160 et 162) et rappelé à l’ordre par le « gardien de la rivière » (« River Keeper ») et son aide. Deakin se défend et rompt une lance pour « [t]he right to walk freely along river banks or to bathe in rivers, [which] should no more be bought and sold than the right to walk up mountains or to swim in the sea from our beaches » (W, 42). De cette manière, le livre de Deakin a été à la base du mouvement de la nage en eau libre (« wild swimming movement ») qui défend l’accès libre pour tout le monde aux cours d’eau. Pour Deakin, la baignade sauvage est une activité authentiquement subversive, une forme de désobéissance civile qui convient aux esprits libres avec un goût pour le non-conformisme. Son récit est explicitement engagé : la nage en eau libre est un droit[42] et Deakin encourage même l’infraction qu’elle présente. Ainsi, la nage est analogue à la pratique de la marche que décrit Solnit : « Walking is, in this way, the antithesis of owning. It postulates a mobile, empty-handed, shareable experience of the land. » De plus, Deakin s’inscrit de cette façon dans une longue tradition de combats de la classe ouvrière britannique et l’organisation The Ramblers pour obtenir « the right to roam freely »[43], le droit d’accès à la nature pour toute la population. Avec ses parenthèses sur l’histoire locale, il montre en outre que la Grande-Bretagne connaît une forte tradition de nage « sauvage ». De plus, il évoque la dégradation des environnements fluviaux : il se moque de la bureaucratie de l’Agence environnementale (« Environment Agency ») et sa préoccupation excessive au sujet de la maladie de Weil, mais dénonce également la faible qualité des eaux, la pollution, l’érosion, la surpêche et la privatisation des cours d’eau. Patrolin, pour sa part, ne lève pas explicitement sa voix contre la dégradation des rivières, mais mentionne fréquemment des déchets flottant à la surface, des ordures de toute sorte au bord de l’eau et des gaz d’échappement suffocants, surtout à proximité des villes[44]. Son narrateur croise également de nombreuses centrales électriques et nucléaires[45], qui semblent faire partie intégrante du paysage national français.

Comme nous l’avons vu, la subversion dans les deux textes s’articule autour de plusieurs axes. Les effets aliénants et stressants de la société occidentale urbaine, avec son omniprésence de la technologie, ont été notés par de multiples chercheurs et penseurs. Dans ce monde contemporain, qui en plus est menacé par une crise écologique sans précédent, la nage peut représenter une reconnexion double : avec son propre corps sensible d’une part, et avec la nature sensible de l’autre. Cette activité physique, quand elle est pratiquée au sein de la nature, signifie un ralentissement, une immersion dans le moment présent. L’écriture sensorielle centrée sur le corps mine l’opposition homme-nature et souligne par contre l’animalité de l’homme et l’interconnectivité du vivant. Le nageur se place non au-dessus, mais résolument dans la nature et dans le tissage des relations entre vivants qu’elle présente. De cette manière, la nage se rapproche, dans les deux oeuvres que nous avons commentées, d’un acte d’« enforestement » comme Baptiste Morizot les décrit : ces activités proposent « un autre rapport aux territoires vivants : le double mouvement de les arpenter autrement, en se branchant à eux par d’autres formes d’attention et de pratiques ; et de se laisser coloniser par eux, se laisser investir, les laisser emménager dedans[46] ».

La limitation radicale de la perspective interroge la conception classique du paysage. Diamétralement opposée à la manie contemporaine de contrôle et du regard surplombant, la perspective du nageur se réduit considérablement : il se meut au ras de l’eau, « sans voir [le paysage], il s’inscrit dedans », comme Patrolin l’avait formulé lors d’une interview. Ce refus d’une vue du ciel qui englobe tout revient symboliquement à un rejet de la domination de l’homme sur la nature. Troisièmement, l’intérêt pour une nature ordinaire, hybride, point spectaculaire et point « vierge » bouleverse en quelque sorte les principes du nature writing traditionnel et interroge l’idéal du wilderness. Finalement, la nage en eau libre est un véritable acte de désobéissance civile, une action revendicative qui conteste la privatisation de la nature et met en pratique le « right to roam ». Au cours de l’analyse, il est devenu clair que chez Deakin, la dimension politique est dominante : son ouvrage est explicitement engagé et contient un plaidoyer ardent pour la nage « sauvage » (« wild swimming »), qui est manifestement non-conformiste et constitue une action de désobéissance civile au sens propre. Patrolin, pour sa part, mise plutôt sur un renouvellement formel. Lus ensemble, les deux textes ouvrent la voie pour une vraie « écopoétique » de la nage, en nous présentant des façons simples et sensibles de repenser nos rapports à la nature et de les transformer par l’action.