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L’identité de la collection « Les Singuliers » est d’abord associée à celle de son éditrice, Catherine Flohic, qui en a été l’instigatrice et en reste aujourd’hui la principale artisane[2]. Or cette dernière a un parcours d’éditrice original, qui l’a amenée à jouer à la fois un rôle d’éclaireuse de la littérature et de l’art contemporains et de conservatrice de la petite et grande histoire des régions de France. Fondatrice, avec son mari Jean-Luc Flohic, de la revue d’art Eighty[3] dans les années 1980, elle a aussi fait ses premières armes au sein de la maison d’édition Flohic, fondée par ce dernier et spécialisée dans la valorisation du patrimoine régional français[4]. Quand elle décide de développer le volet littéraire de Flohic, au tournant de l’an 2000, elle le fait avec une expertise que possèdent peu de ses pairs en matière de promotion de la création actuelle comme de mise en mémoire des productions traditionnelles. Flohic, en difficulté financière, devient Les Flohic en 2000, sous la houlette de Catherine et Jean-Luc Flohic, mais fait faillite trois ans plus tard. C’est alors que l’éditrice fonde une nouvelle maison, Argol, en recentrant ses activités autour de la littérature. Des cinq collections littéraires qu’elle avait fondées chez Les Flohic, deux passent chez Argol : la plus ancienne et la plus fournie, « Musées secrets », rebaptisée « Entre-deux[5] », qui donne carte blanche à un écrivain pour évoquer un artiste de son choix, et une des dernières nées, déjà bien fournie, « Les Singuliers ». Deux des cinq volumes des « Singuliers » parus chez Flohic ont d’ailleurs immédiatement été réédités chez Argol[6], la collection occupant manifestement une place de choix dans le projet éditorial de Catherine Flohic.

Il est vrai que la formule des « Singuliers » est originale dans le paysage littéraire de l’époque : elle propose de très longs entretiens avec des écrivains contemporains, de deux cents pages en moyenne, accompagnés d’une anthologie et de nombreuses illustrations. Comme en outre les écrivains sollicités sont souvent des artistes[7], la collection concilie le goût de l’éditrice pour l’art, pour la littérature actuelle et pour l’archive. Aujourd’hui, « Les Singuliers » représente plus de 17 % des publications d’Argol. De toute évidence, elle exige un grand investissement en temps et en argent : chacun des volumes suppose une imposante recherche documentaire et un travail coûteux avec le metteur en page, sans compter la négociation de droits d’auteur pour les images et les citations, dont témoignent les longues listes de crédits en fin de volume. Il faut ajouter que Catherine Flohic a été l’interlocutrice de Philippe Djian pour le premier volume de la collection. « Les Singuliers » porte donc sa signature à un double titre, en tant qu’éditrice et en tant que coauteure.

Le catalogue de la collection reflète d’ailleurs clairement la bibliothèque élective de Catherine Flohic. On y retrouve des écrivains qu’elle connaît personnellement et d’autres « dont l’oeuvre [l]’intéressait en tant que lectrice, pour lesquels il n’existait pas ce genre de livre et [qu’elle avait] vraiment le désir de mieux connaître[8] ». Cette bibliothèque élective aboutit à un catalogue très varié. Certains auteurs de la collection publient essentiellement de la poésie (Jude Stéphan, Michel Deguy), d’autres se consacrent plutôt au récit (Philippe Djian) ou au théâtre (Valère Novarina), d’autres expérimentent différents genres (Pascal Quignard passe du roman à l’essai ; Michel Butor, du récit à la poésie ; Pierre Bergounioux, de la fiction à l’autobiographie). D’autres sont plus difficiles encore à catégoriser, comme Hubert Lucot et Raymond Federman. Ajoutons que ces dix-sept écrivains sont français en majorité mais aussi suisse-allemand (Paul Nizon), espagnol (Enrique Vila-Matas), franco-américain (Raymond Federman) et franco-mexicain (Frédéric-Yves Jeannet), et qu’ils appartiennent à différentes générations biologiques comme littéraires. Cette diversité générique, nationale et générationnelle est remarquable, surtout pour une collection qui ne peut, par définition, que puiser dans la littérature en train de se faire.

Pour décrire cette fabrique singulière du patrimoine littéraire contemporain que constitue la collection de Catherine Flohic, je procéderai en deux temps. Tout d’abord, il me semble important de revenir sur le choix de la formule de l’entretien. Si ce choix n’est pas sans précédent, il est néanmoins original. Il témoigne tout à la fois d’un intérêt pour la parole vive de l’écrivain (que l’on archive), mais aussi d’un exercice de littérarisation du genre de la monographie d’auteur. Dans un second temps, je m’intéresserai à la façon dont les différents volumes des « Singuliers » fabriquent de l’autorité, ce qui est doublement un enjeu pour la période actuelle : non seulement, dans tout contemporain, le canon n’est pas encore fixé, mais en plus, dans notre contemporain en particulier, la notion de canon – comme celle d’auteur d’ailleurs – a été fortement ébranlée. Je suivrai donc ce fil conducteur pour cette seconde partie : comment invente-t-on des auteurs après la mort de l’auteur, et d’après quels modèles ?

Le choix de l’entretien

Archiver la parole vivante

Comme Catherine Flohic l’explique à Odile Cornuz, c’est en réalisant une série d’entretiens avec des artistes pour Eighty qu’elle a pris la mesure du potentiel de cette forme. Ces entretiens visaient à prendre le contre-pied de l’interview de presse « un peu superficie[lle] ou trop brè[ve][9] ». Et, en effet, si l’interview est un moyen privilégié pour « recueillir des informations à la source et sur le vif […] [en] répond[ant] à deux des impératifs du journalisme moderne : vitesse et efficacité[10] », l’entretien façon Catherine Flohic est tout le contraire. Au temps court de la promotion d’un livre, les « Singuliers » préfèrent le temps long de la célébration d’une oeuvre[11]. Et au rendez-vous professionnel, ils substituent la rencontre vraie, privilégiée, entre un créateur et quelqu’un qu’il connaît parfois intimement.

Le projet des « Singuliers » s’inspire clairement d’autres paradigmes et, en premier lieu, de celui du dialogue et même du dialogue socratique et de son travail maïeutique. L’éditrice exprime en effet sa préférence pour des échanges « un peu vifs[12] », où l’interlocuteur relance l’écrivain, tout en adoptant une posture apparemment naïve[13]. « Les Singuliers » emprunte encore à la conversation, à son art et à son ton, à sa lenteur aussi. Non seulement le tutoiement est presque toujours de mise, mais les interlocuteurs, qui sont en général de veilles connaissances, évoquent des personnes, des lieux, des événements comme de bien entendu, sans même les expliciter pour le lecteur. Comme, par ailleurs, les entretiens débutent sans la rituelle mise en contexte des interviews journalistiques, et comme les noms des locuteurs ne sont pas rappelés, le dispositif ressemble fort à celui du roman dialogué ou du dialogue philosophique. Depuis quelque temps, Catherine Flohic a rendu plus explicite l’inscription des « Singuliers » au sein de ces paradigmes : le sous-titre « Rencontre » a été remplacé par celui de « dialogue » pour les quatre derniers volumes consacrés à Georges Didi-Huberman, Michel Deguy, Jean-Christophe Bailly et Valère Novarina, et un prochain volume pourrait s’appeler « conversations[14] ».

Georges Didi-Huberman, Pour commencer encore, dialogue avec Philippe Roux, Paris, Argol, 2019

Georges Didi-Huberman, Pour commencer encore, dialogue avec Philippe Roux, Paris, Argol, 2019

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Littérariser la monographie d’écrivain

C’est enfin d’un troisième paradigme que l’éditrice a pu s’inspirer, celui de l’entretien littéraire, dont David Martens et Christophe Meurée ont retracé l’histoire[15]. Comme les conversations ou les dialogues, l’entretien littéraire valorise un échange approfondi, dialectique, mais il tire en outre sa littérarité du statut de son interlocuteur principal (un écrivain), de l’objet de la discussion (la littérature), ainsi que de son caractère travaillé. L’histoire de ces entretiens littéraires, en France, est presque aussi longue que celle de l’interview[16]. Mais c’est surtout au cours des décennies 1950-1970 que l’entretien d’écrivain a été l’occasion de grandes messes radiophoniques et télévisuelles : de « Lectures pour tous » de Pierre Dumayet à « Apostrophe » de Bernard Pivot[17]. Non content d’être légitimé par de grands intervieweurs, plébiscité par le public[18], l’entretien littéraire a encore été adoubé dans la seconde moitié du XXe siècle par les écrivains et les éditeurs eux-mêmes. Les nouveaux romanciers, voire les nouveaux nouveaux romanciers, d’Alain Robbe-Grillet à Denis Roche, en passant par Marguerite Duras, Michel Butor et Nathalie Sarraute, sont loin d’avoir boudé la forme. Avec la complicité de leurs éditeurs (Corti, Minuit, Le Seuil), qui ont republié leurs entretiens en volume, ils ont pu paver le chemin aux contemporains[19].

C’est donc de manière fort avisée que Catherine Flohic décide de s’intéresser à cette forme au début des années 2000. Avec « Les Singuliers », elle reprend la formule éprouvée de l’entretien littéraire mais la renouvelle, voire la renforce : ses ouvrages seront des livres-entretiens, tout entiers tissés d’un seul et même échange réalisé spécifiquement pour l’occasion, et non des livres d’entretiens, recueils de textes de seconde main, tels que diverses maisons d’édition en publient. La formule de l’entretien présente un autre avantage non négligeable pour l’éditrice. Elle lui laisse probablement plus de chance de convaincre des auteurs déjà reconnus de signer un livre dans sa maison[20] : d’une part, le livre exige de l’écrivain moins de travail (apparemment du moins), d’autre part, sa physionomie le distingue nettement du reste de l’oeuvre et il est dès lors plus facile pour lui de se détourner de son éditeur attitré. Catherine Flohic prend soin par ailleurs de rendre l’expérience séduisante en laissant une grande liberté aux écrivains, laissés maîtres du choix de leur interlocuteur comme du mode de l’échange : oral ou écrit, avec réécriture partielle ou importante, etc. Hubert Lucot, par exemple, est allé jusqu’à réécrire certaines questions. Et, de fait, « Les Singuliers » sert bien de porte d’entrée des écrivains chez Argol, où ils publient ensuite très souvent d’autres textes[21].

Une autre dimension du projet de Catherine Flohic pourrait toutefois paraître plus rebutante aux écrivains. L’éditrice insiste pour que l’entretien et le choix de la documentation aient un angle biographique, pour qu’ils éclairent ce qu’il reste du « matériau de la vie[22] » dans l’oeuvre. Au-delà de la délicate question de la mise en scène de soi, dont on verra qu’elle n’est justement pas du goût des auteurs sollicités, le projet de Catherine Flohic peut dès lors rappeler celui des monographies d’écrivains illustrées[23], à forte teneur autobiographique et archivistique, et dont l’image est certainement un peu désuète et scolaire. En somme, la formule de Catherine Flohic risque de perdre là en capital symbolique ce qu’elle pouvait avoir gagné dans le choix de l’entretien revisité comme « rencontre » ou comme « dialogue ». Mais l’éditrice a choisi de placer sa collection sous le patronage d’une monographie illustrée oblique, susceptible de rallier ses futurs collaborateurs, celle du Roland Barthes par Roland Barthes[24]. Si, parmi les monographies illustrées, les volumes de « Qui suis-je ? » et de « Contemporains », axés sur l’entretien, semblaient s’imposer comme modèle des « Singuliers », c’est plutôt le livre de Roland Barthes, qui prend à revers la ligne éditoriale des « Écrivains de toujours », que l’éditrice leur a préféré. C’est à partir de cet exemple ou de ce contre-exemple qu’elle a cherché à inventer ou réinventer l’auteur après la mort de l’auteur[25].

La fabrique de l’autorité

Le modèle du Roland Barthes

André Malraux, Malraux par lui-même, images et textes présentés par Gaëtan Picon, Paris, Éditions du Seuil (Écrivains de toujours), 1953

André Malraux, Malraux par lui-même, images et textes présentés par Gaëtan Picon, Paris, Éditions du Seuil (Écrivains de toujours), 1953

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Roland Barthes, Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil (Écrivains de toujours), 1995 [1975]

Roland Barthes, Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil (Écrivains de toujours), 1995 [1975]

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Les ressemblances entre les « Singuliers » et le Roland Barthes sont nombreuses. Elles s’imposent dès la couverture, notamment dans la façon dont les auteurs sont présentés. Si les couvertures des collections « Écrivains de toujours » et « Les Singuliers » ont évolué dans le temps, elles présentent une constante : celle de concentrer fortement l’attention sur l’écrivain qui fait l’objet du livre. De même que la maquette du Seuil gomme le nom du commentateur pour mettre en valeur celui de l’« écrivain de toujours », celle des Flohic place le nom de l’intervieweur sur un plan inférieur et le fait précéder de la mention « Rencontre (ou dialogue) avec… ». La maquette d’Argol fait même apparaître le nom de l’intervieweur dans une taille de police inférieure. Par ailleurs, comme la plupart des titres de la collection de Catherine Flohic mentionnent le nom de l’écrivain, ils reproduisent l’étrange bégaiement du Roland Barthes par Roland Barthes, semblant désigner l’écrivain tout à la fois comme l’auteur et l’objet du livre.

Michel Butor, Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand, Paris, Argol, 2009

Michel Butor, Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand, Paris, Argol, 2009

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Dans les rééditions du Roland Barthes et dans les éditions des « Singuliers », la photographie en couverture achève de désigner « l’écrivain de toujours » comme centre de l’ouvrage, le faisant apparaître seul, en très gros plan ou en plan américain. Une seule couverture des « Singuliers » propose un dispositif quelque peu différent, celle du livre consacré à Pierre Bergounioux, qui accorde une part plus importante au nom et à l’image de l’intervieweur[26]. Sur la première édition, celle des Flohic, le frère intervieweur apparaît sur la photographie et son prénom figure à côté de celui de l’écrivain comme auteur de l’ouvrage. Il reste tout de même au second plan sur l’image et son prénom arrive après celui de Pierre, en dépit de l’ordre alphabétique.

Pierre Bergounioux, Pierre Bergounioux, l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, Paris, Les Flohic, 2002

Pierre Bergounioux, Pierre Bergounioux, l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, Paris, Les Flohic, 2002

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Pierre Bergounioux, Pierre Bergounioux, l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, Paris, Argol, 2008

Pierre Bergounioux, Pierre Bergounioux, l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, Paris, Argol, 2008

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Les similitudes entre les volumes des « Singuliers » et le Roland Barthes se poursuivent enfin dans l’appareil critique, qui est conforme au projet d’érudition dont relèvent les monographies d’écrivains. Les livres proposent pareillement, en fin de volume, une biographie et une bibliographie de l’auteur, une bibliographie des oeuvres citées et des études sur l’auteur, ainsi qu’un index (au début, Catherine Flohic ajoutait même une revue critique des ouvrages de l’auteur).

Au premier coup d’oeil, donc, la filiation entre le Roland Barthes et les « Singuliers » est manifeste. Cependant, dès la lecture des quatrièmes de couverture, le projet des « Singuliers » semble plus difficile à rattacher à la figure barthésienne. Ce qui frappe, au contraire, c’est la façon dont les descriptifs de la collection renouent avec le vocabulaire et les principes de l’histoire littéraire traditionnelle. Les quatrièmes de couverture des premiers « Singuliers » présentent la collection dans un vocabulaire proche de celui du manuel scolaire : « Autoportrait et lecture accompagnée, les rencontres des Singuliers remontent le cours d’une vie à l’oeuvre. » Loin du pamphlet antiautoritaire de Barthes sur « La mort de l’auteur » dont le Roland Barthes porte encore la marque, les résumés des « Singuliers » adoptent un ton volontiers consacralisant : Jude Stéphan est décrit comme l’« un des poètes majeurs », Paul Nizon comme « l’un des plus grands littérateurs de langue allemande », et l’oeuvre de Michel Butor, comme « canon[ique] » et l’« une des plus importantes de notre temps ». Il en va bien entendu d’un enjeu promotionnel, mais pas seulement, comme le confirment les explications de l’éditrice sur son projet. À contre-courant des discours sur la fin de la littérature, la collection veut en effet présenter l’image d’une littérature vivante mais aussi majeure. La formule de l’entretien, en ceci, est doublement efficace. D’une part, elle donne à lire une parole incarnée de l’écrivain et, d’autre part, elle mobilise la scénographie de la visite au grand écrivain, dont Olivier Nora a fait un des lieux de mémoire français[27]. Si Catherine Flohic n’aime pas les intervieweurs trop révérencieux, le rôle qu’elle leur assigne, c’est-à-dire celui de « faire-valoir[28] », montre bien qu’elle envisage la relation entre l’écrivain et son commentateur comme une relation asymétrique : la naissance du lecteur est loin de se payer de la mort de l’auteur.

Inventer des auteurs après la mort de l’auteur

En redonnant la parole à l’écrivain pour éclairer son oeuvre, l’éditrice l’institue comme un détenteur incontournable du sens de ce qu’il a produit : « [L]a parole de la personne vivante est essentielle dans la compréhension de son oeuvre et doit précéder ou accompagner toutes les analyses et exégèses[29] », explique-t-elle. L’attachement de l’éditrice à la biographie n’est d’ailleurs pas qu’exégétique, le dévoilement de l’homme derrière l’écrivain lui apparaît comme « touchant » et relevant du « privilège »[30]. La scène inaugurale de la collection est remarquable à cet égard. Sans aucune entrée en matière, elle projette le lecteur dans la cuisine de Philippe Djian où il prépare, avec Catherine Flohic, un lièvre au curry. « Comme ça, en petits cubes ? / Oui, allons-y. / Et maintenant ? / Prenez les oignons. Nous allons pleurer ensemble[31]. » On reconnaît ici les débuts in medias res typiques de la collection, ainsi que l’absence de signalisation des locuteurs. Le ton, par ailleurs, est donné : voilà le lecteur, comme un voyeur, dans la « cuisine » de la création, et même dans celle de l’édition, puisque les interlocuteurs sont en train de mettre en place sous ses yeux la recette des « Singuliers » elle-même. Le lecteur est de surcroît prévenu : cette effraction dans la vie privée du grand homme pourrait lui tirer des larmes…

Philippe Djian, Philippe Djian revisité, rencontre avec Catherine Flohic, Paris, Les Flohic (Les Singuliers), 2000, p. 10-11

Philippe Djian, Philippe Djian revisité, rencontre avec Catherine Flohic, Paris, Les Flohic (Les Singuliers), 2000, p. 10-11

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Si le projet des « Singuliers » a des affinités réelles avec une forme d’histoire littéraire traditionnelle, on voit bien qu’il ne manque pas d’ironie dans sa réalisation. Il se crée même, au sein de la plupart des livres, une tension entre la formule proposée – révérencieuse, sacralisante, un peu scolaire – et la façon dont elle prend forme sous l’impulsion des auteurs sollicités, tension qui n’est pas sans rappeler celle qui régit le Roland Barthes. Catherine Flohic a d’ailleurs sollicité des écrivains qui n’étaient pas a priori les plus enclins à accepter de se mettre en scène, et ce, pour des raisons diverses. La plupart ont gravité autour de groupes formalistes, du Nouveau Roman à la littérature à contraintes, et notamment autour de la collection « Le Chemin » de Georges Lambrichs[32], qui a continué de rassembler des écrivains dits expérimentaux après les années 1970. Plusieurs auteurs des « Singuliers » ont même assidument mis en question les notions d’auteur et d’oeuvre dans la continuité du projet textualiste. L’imprononçable Jude Stéphan se plaît à effacer son nom sous des pseudonymes. Hubert Lucot et Raymond Federman sont rompus aux jeux autofictionnels brouillant l’identification de l’auteur. Pascal Quignard limite strictement ses apparitions. Et les plus jeunes ne sont pas en reste : Philippe Beck revendique une existence impersonnelle et Frédéric-Yves Jeannet fait penser aux écrivains négatifs que Vila-Matas met en scène. Quant à un écrivain comme Bergounioux, s’il n’hésite pas à se faire l’archiviste de sa propre existence et s’il revendique clairement une conception déterministe de la création, c’est cette fois-ci sur le statut d’exceptionnalité de tout individu et donc de l’auteur qu’il s’inscrit en faux : « À quelques détails près, nous sommes tous interchangeables[33] », assène-t-il.

Plusieurs ouvrages des « Singuliers » renouent ainsi avec la modalité contradictoire du Roland Barthes. Le travail d’illustration en témoigne à nouveau. A priori, il signale une pleine acceptation du jeu de dévoilement. Dans le Roland Barthes, comme dans « Les Singuliers », de nombreuses photographies donnent à voir l’homme, seul, en famille (Catherine Flohic a une prédilection pour les images de l’écrivain enfant) ou en ses lieux chers (maisons ou rues habitées, paysages familiers, etc.). Les différents portraits le dévoilent à tous les âges, parfois sur la même page, comme pour montrer les effets du vieillissement ou de la classicisation. D’autres illustrations permettent de mettre en scène non pas l’homme mais l’écrivain. C’est le cas des photographies, incontournables du genre, qui le présentent dans son atelier, assis à son bureau en train d’écrire ou encore entouré d’autres écrivains. C’est le cas encore des divers documents tels que les brouillons et la correspondance avec les éditeurs[34] qui dévoilent les coulisses de l’écriture. Le Roland Barthes comme les « Singuliers » semblent ainsi concéder au genre de la monographie d’auteur sa poétique, celle du redoublement : tout propos appelle une illustration, sous la forme d’une image et parfois même d’un texte. La mention d’un lieu sera si possible imagée par une photographie réalisée pour l’occasion, ou exhumée d’un fonds personnel voire d’un fonds d’archives public[35]. Une référence littéraire s’accompagnera soit de reproductions de couvertures, soit d’extraits choisis. Mais la moquerie point aussitôt dans les excès. De même que Roland Barthes transforme malicieusement son livre en reliquaire en fournissant un vieux rapport de cure qui recense ses crachats et ses pesées[36], Prigent participe à cette folie de la trace en fournissant une dérisoire carte d’adhérent « actif » du cercle des « Amis du parler Gallo[37] ». De même, quand le Roland Barthes fournit un sujet de dissertation tiré du Degré zéro et quand Philippe Djian revisité reproduit l’image d’une pile de « thèses » consacrées à l’auteur[38], ces monographies d’auteurs mettent ironiquement en abyme le processus de classicisation qu’elles-mêmes accomplissent. Le mode oblique de fabrique de l’auteur propre au Roland Barthes, entre consécration et dérision, autoconsécration et autodérision, se retrouve donc bien dans les volumes des « Singuliers ».

L’auctorialité partagée

On peut se demander toutefois qui est responsable de cette oblicité. Car chaque « Singulier », quand bien même il s’attache à construire une figure d’auteur, met dans les faits en partage son auctorialité. L’écrivain n’y est pas le seul maître à bord, loin s’en faut : il ne dirige pas l’entretien et doit, en partie au moins, déléguer le choix du paratexte et des illustrations. On touche ici bien entendu à une différence majeure entre les « Singuliers » et leur modèle. Quand le Roland Barthes abolissait la confrontation entre auteur et lecteur au profit de l’autocommentaire, la collection « Les Singuliers » la rétablit. Quand Roland Barthes préfaçait son propre livre, c’est l’interviewer qui le fait pour son singulier[39]. Enfin, de manière significative, alors que le Roland Barthes assortissait les photographies de légendes signées par l’auteur et fortement subjectives (« La demande d’amour[40] », « Me fascine, au fond, la bonne[41] »), les volumes des « Singuliers » adoptent des formules brèves plus impersonnelles et conventionnelles (« Les grands-pères », « La mère », « La maison natale », « Avec sa femme »). Cette façon de faire, qui n’est pas propre aux « Singuliers », puisqu’on la retrouve dans bien des monographies illustrées[42], crée une mise à distance et signale encore une fois l’intervention d’un tiers, en l’occurrence de l’éditrice. Le terme d’« autoportrait » avancé en quatrième de couverture des premiers « Singuliers », s’il peut convenir au Roland Barthes, s’applique moins exactement ici[43].

Les ouvrages des « Singuliers » rejoignent en cela davantage le modèle des autres volumes d’« Écrivains de toujours ». Alors que le Roland Barthes aspirait à s’extraire de l’espace d’étayage de l’oeuvre pour s’inscrire dans l’espace de l’oeuvre lui-même[44], les « Singuliers » tendent à s’y maintenir. Selon Catherine Flohic, les ouvrages qu’elle a édités ont pour vocation non pas de faire oeuvre mais de conduire à l’oeuvre, de la faire lire ou relire[45]. La présentation distinctive dont jouissent les extraits de l’oeuvre, sous la forme d’anthologie ou d’inédits, est à cet égard significative. Comme le remarque David Martens à propos d’autres monographies d’écrivains illustrées :

La « coupure fondatrice » qui fonde [l’espace canonique] relève d’une « ritualisation » se traduisant au sein de ces ouvrages par la séparation marquée entre les textes de présentation et ceux qui relèvent de l’oeuvre à titre d’échantillons, sous forme d’extraits intégrés ou de morceaux choisis rassemblés dans une section spécifique. Du point de vue du système de valeurs régissant le discours littéraire, s’il contribue à instituer l’espace canonique, l’espace d’étayage apparaît fonctionnellement comme son subordonné[46].

En l’occurrence, il faut inclure, à mon sens, les entretiens dans « les textes de présentation » et les inédits dans les « échantillons » de l’oeuvre. Au sein des ouvrages édités par Catherine Flohic, les extraits d’anthologie et les inédits apparaissent soit en face du texte de l’entretien, soit dans sa marge, soit encore dans des pages à part, selon une scénographie qui semble en effet indiquer qu’ils n’appartiennent pas tout à fait au même monde. Le metteur en page serait peut-être bien en peine de faire autrement. Mais la maquette des « Singuliers » ne se contente pas de tenir séparées littérature première et littérature seconde, elle souligne par des effets de mise en page le caractère exceptionnel de ce qui appartient à la « vraie » oeuvre. Les inédits, par exemple, sont non seulement présentés à part, mais non paginés et encadrés. La mise en scène de la coupure fondatrice est ici on ne peut plus claire. Peut-être était-il d’autant plus nécessaire d’appuyer la séparation entre le commentaire et l’oeuvre que le commentaire est ici en partie assumé par l’écrivain lui-même[47]. C’est donc en l’occurrence la différence hiérarchique entre ce que Dominique Maingueneau appelle l’« espace canonique » (soit l’oeuvre proprement dite) et l’« espace associé » (soit les textes d’accompagnement de l’oeuvre signés par l’écrivain[48]) que rejoue symboliquement la maquette de la collection.

Pierre Bergounioux, Pierre Bergounioux, l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, Paris, Les Flohic, 2002, p. 92-93

Pierre Bergounioux, Pierre Bergounioux, l’héritage, rencontre avec Gabriel Bergounioux, Paris, Les Flohic, 2002, p. 92-93

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Le cadre proposé par les « Singuliers » incite ce faisant à reconduire des séparations et des hiérarchies que le Roland Barthes s’était plu à défaire : celle entre l’auteur et le lecteur d’une part, celle entre l’oeuvre et ses entours d’autre part. Les créatures échappent toutefois à leur créateur et, dans les faits, les volumes préparés par Catherine Flohic sont loin de respecter si simplement ces hiérarchies. L’écrivain, avec l’aide parfois de son intervieweur, peut jouer avec la formule qu’on lui propose, voire la détourner : Hubert Lucot se sert de son « Singulier » pour faire de sa vie une fiction et Beck, pour proposer une création originale appartenant de plein droit à son « oeuvre ». Pour autant, le dispositif de la collection étant ce qu’il est, aucun « Singulier », pas plus que le Roland Barthes aussi oblique soit-il, n’échappe tout à fait au jeu de la fabrique de l’auteur et de l’oeuvre. Que la collection « Les Singuliers » contribue à la patrimonialisation de la littérature actuelle, son seul intitulé le signifie clairement : il reconduit le régime de singularité propre à l’art moderne, tout en mettant cette singularité en série. De ce fait, le projet de Catherine Flohic paraît représentatif des contradictions de toute entreprise de patrimonialisation fondée à la fois sur la rareté (le patrimoine est unique, il menace toujours de disparaître) et sur le nombre (du patrimoine, on fait des listes).

En parlant du contemporain dans une forme, l’entretien, qui plaît aux contemporains, la collection de Catherine Flohic est certainement « de son temps ». On peut toutefois se demander, pour conclure, à qui elle s’adresse. Pas aux universitaires, si l’on en croit l’éditrice. Ces derniers seraient trop révérencieux, « trop théoriques et “intellectuels” », trop désintéressés des liens entre « la vie et l’oeuvre ». Pas au grand public non plus, si l’on en juge par le choix du grand format, par le prix (entre 25 et 30 euros) et par la mise en page austère (noir et blanc, multiples illustrations en petit format sur papier mat). Bref, la collection paraît plutôt s’adresser à un public d’amateurs cultivé[49]. Est-ce toutefois son public réel ? Pour répondre à cette question, on peut avancer quelques pistes qui semblent indiquer que le public réel de la collection est bien universitaire. Tout d’abord, si la réception est assez ténue du côté de la critique immédiate, elle est relativement abondante et positive du côté de la critique universitaire[50]. Ensuite, les ouvrages des « Singuliers » sont certes présents dans les bibliothèques municipales, mais ils sont surtout beaucoup achetés par les bibliothèques universitaires[51]. Il faut dire que le catalogue des « Singuliers » et les palmarès de l’université française se recoupent en large part[52]. Il faut croire que l’entreprise de patrimonialisation de la « littérature qui se fait » de Catherine Flohic n’est pas sans lien avec celle initiée par l’université française. C’est de fait au même moment, au tournant de l’an 2000, que la collection a été fondée et que les études littéraires françaises se sont massivement tournées vers le contemporain[53].