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L’histoire culturelle offre de nombreux exemples de situations dans lesquelles les dominants expriment leur supériorité sociale en ne percevant pas ceux qu’ils dominent.

Axel Honneth, (2005 : 42)

introduction. des principes éthiques au formulaire de consentement

En réponse à des abus commis par des chercheur·es, principalement dans le domaine médical mais aussi en sciences sociales (Vassy et Keller, 2008), les principes de l’éthique de la recherche visent à assurer la protection des participant.es et la responsabilité des chercheur·es à leur égard. Alors que, pour Didier Fassin, le « sens éthique » fait l’objet d’une « inscription historique et sociale » (2008 : 131), la mise en oeuvre des principes éthiques passe par les interprétations qu’en donnent tant les chercheur·es que les comités d’éthique (Felices-Luna, 2016). Ces interprétations peuvent diverger tant au regard de la responsabilité des chercheur·es que de la nature des risques encourus par les participant.es et des moyens à mettre en oeuvre pour les mitiger. Ces débats interprétatifs sont au coeur de tensions fondamentales quant au rôle des chercheur·es dans la cité et à l’utilité sociale de la recherche, entre responsabilité à l’égard des participant.es, du groupe social auquel ils et elles appartiennent et de la société dans son ensemble.

Au Québec, les comités d’éthique de la recherche ont pour mission de s’assurer que les participant.es ne courent pas de risques indus au cours des recherches, que leur participation est libre et volontaire et qu’ils et elles ont eu à leur disposition l’ensemble des informations leur permettant d’exprimer un consentement libre et éclairé (Ringuet, 2010 ; Lévy et Bergeron, 2010). La protection des participant.es à la recherche passe par l’explication de l’information concernant notamment les tâches demandées, la participation volontaire, le droit de retrait et l’anonymat. L’Énoncé de politique des trois conseils[1], émis par les conseils canadiens de recherche en sciences humaines, en sciences naturels et en génie, ainsi que les Instituts de recherche en santé, prévoit par exemple que le consentement « libre, éclairé et continu » est le principe général au fondement de la recherche impliquant des êtres humains, et qu’il est l’expression du « respect des personnes » (EPTC, 2014 : 27). Dans cette perspective, le consentement libre et éclairé est considéré comme un processus qui débute avec les premiers contacts, notamment le recrutement, et qui dure tout au long de la participation au projet, y compris lorsque la collecte des données est terminée. Les chercheur·es sont responsables de s’assurer que les participant.es ont reçu l’ensemble de l’information pertinente aux décisions relatives au consentement, notamment les changements au devis de recherche ou dans l’orientation du projet, ou encore la survenance d’une « découverte fortuite » (EPTC, 2014 : 35).

En pratique, c’est la signature d’un contrat au moment de la collecte des données, le formulaire de consentement, qui formalise la participation volontaire et est garante de la compréhension des paramètres de la recherche, y compris les risques qui y sont associés (Bosa, 2008). La centralité du formulaire de consentement au regard de l’éthique de la recherche est critiquée et remise en question pour plusieurs raisons : incompréhension de l’information contenue dans des formulaires de plus en plus longs et complexes, mécanisation et standardisation des processus éthiques et déresponsabilisation des chercheur·es pour qui la formalité prendrait le dessus sur la réflexivité (Flory et Emmanuel, 2004 ; Genard et Roca, 2010 ; Mondain et Sabourin, 2009). En sciences sociales plus particulièrement, des difficultés découlent de l’application identique des principes pensés par et pour les sciences biomédicales alors que les risques pour les participant.es sont tout à fait différents. La signature des formulaires de consentement apparaît paradoxalement comme ayant pour effet de formaliser un rapport de pouvoir néfaste au développement du climat de confiance essentiel à la réalisation de la collecte des données (Dingwall, 2008 ; Vassy et Keller, 2008 ; Bosa, 2008) tout en protégeant les participant.es contre « le pouvoir du chercheur et/ou contre la violence symbolique qu’il exerce » (Bosa, 2008 : 209).

Ce constat est particulièrement vrai concernant la recherche sur des sujets socialement ou politiquement sensibles (Vassy et Keller, 2008), notamment celle s’intéressant aux institutions de pouvoir et aux inégalités (Nader, 1969 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 1991), qui exige des chercheur·es un important engagement envers les participant.es et l’utilité sociale de leur travail. Dans un tel contexte en effet, la déconstruction des rapports de pouvoir et l’analyse structurelle et critique doivent contribuer à la visibilité des réalités et des discours des groupes sociaux dominés (Honneth, 2005), de même qu’à leur émancipation (Acker, Barry et Esseveld, 1991 ; Thomas, 1993). Or, alors que la signature de formulaires de consentement ne semble pas nécessairement être un indicateur fiable de la volonté de participer à une recherche (Singer, 2003), elle peut être considérée comme une menace ou une admission de culpabilité compromettant la participation à la recherche de membres de groupes sociaux marginalisés (Locke, Ovando et Montecinos, 2016).

Les questions liées à l’accès à la justice, parce qu’elles concernent directement des institutions de pouvoir dont le discours sur le sujet est dominant (Rocher, 1986 ; Bourdieu, 1986 ; Commaille, 2015), sont sensibles à plusieurs égards. Elles interpellent et mettent en cause les politiques, les institutions judiciaires et les associations professionnelles de juristes, mais impliquent également des personnes souvent marginalisées ou fragilisées par des évènements de la vie. Elles sont souvent difficiles à mener sans le concours ou la collaboration de la communauté juridique, mettant les chercheur·es en tension entre les intérêts divergents des juristes et ceux des citoyen.nes[2].

C’est dans ce contexte que j’ai entrepris il y a six ans un projet sur la situation des personnes seules face à la justice, soit les personnes non représentées par avocat.es lors d’une audience judiciaire. Le sujet préoccupe grandement les praticien.nes, avocat.es et juges, pour lesquels leur présence devant les tribunaux occasionne une surcharge de travail, un allongement des procédures et des coûts supplémentaires. Le projet est mené dans le cadre d’un partenariat de recherche composé de divers organismes et institutions tels que des tribunaux, des ordres professionnels et des cliniques juridiques[3]. Les objectifs de la recherche ont été établis avec le concours de l’ensemble des partenaires en fonction de leurs préoccupations et de l’état des connaissances. Ils sont au nombre de deux : 1- mieux comprendre la situation des personnes non représentées ; et 2- documenter les services qui leur sont offerts et leur efficacité. Pour y répondre, j’ai établi un partenariat particulier avec une clinique juridique de la région de Montréal dont l’engagement politique et social est cohérent avec le mien (Brydon-Miller, Greenwood et Maguire, 2003).

Je commencerai par expliquer en quoi il est nécessaire dans le cadre d’un projet de recherche sur la non-représentation de s’intéresser aux expériences des personnes seules face à la justice (1). Je montrerai ensuite que de documenter ces expériences ne peut se faire que par de la recherche menée incognito, et plus particulièrement par de l’observation participante incognito (2). Après quoi, je discuterai de la standardisation de l’éthique de la recherche et de l’activité des comités d’éthique de la recherche au regard de l’utilité sociale de la recherche (3). Je conclurai finalement par une réflexion sur les effets de la standardisation de l’éthique de la recherche sur la structure sociale et les rapports de pouvoir.

1. la nécessité de s’intéresser aux expériences des personnes seules face à la justice

On parle abondamment d’accès à la justice depuis une vingtaine d’années au Québec. Procédures trop longues, trop coûteuses et trop complexes, multiplication des citoyen.nes n’ayant pas les moyens de payer pour des services juridiques et se présentant seul.es à la cour, seuils d’admissibilité au programme d’aide juridique trop faibles, etc. : la liste des barrières à l’accès à la justice est longue (Noreau, 2010). Concernant plus particulièrement la non-représentation par avocat.e devant les tribunaux, il semble, à l’instar d’une tendance internationale, que le phénomène soit en augmentation au Québec depuis une vingtaine d’années. L’absence de statistiques officielles ne permet pas d’en établir la proportion avec précision, mais nous savons par exemple que 55 % des dossiers en matière civile impliquent au moins une personne non représentée, une proportion de 59 % au début des procédures en matière familiale (Ministère de la Justice du Québec, 2016 ; Biland et Mille, 2016).

Soulignons que le cadre juridique québécois est particulièrement rigide concernant le monopole des professionnel.les du droit, avocat.es et notaires, alors qu’ils et elles sont les seul.es à pouvoir fournir des services juridiques tels que les avis et les conseils juridiques, de même que la représentation devant les tribunaux. Par comparaison, dans les autres provinces canadiennes, aux États-Unis et au Royaume-Uni, les étudiant.es en droit peuvent poser certains actes juridiques sous la supervision d’avocat.es en exercice et les parajuristes peuvent offrir certains services juridiques (Laniel, Bahary-Dionne et Bernheim, 2018). Seule de l’information juridique peut donc être mise à la disposition des citoyen.nes québécois.es qui ne peuvent recourir aux services d’avocat.es ou de notaires et le développement d’outils informatifs est actuellement florissant, que ce soit à l’initiative du ministère de la Justice du Québec ou non. L’information juridique se limite au contenu des sources juridiques — lois et jurisprudence — sans considération d’une situation particulière. Y accéder nécessite le plus souvent des capacités d’accès matériel (par exemple, l’accès à internet) et cognitives (notamment des compétences en lecture). Les bénéfices de l’information juridique pour les personnes faisant face à la justice sans avocat.e ne sont pas démontrés et les recherches établissent au contraire que le fait d’y avoir accès n’améliore pas les perspectives de gain en cour (Hugues, 2013). Plusieurs facteurs semblent expliquer l’inefficacité de la mise à disposition d’informations juridiques : les personnes ne bénéficiant pas de connaissances en droit ne possèdent pas le vocabulaire nécessaire à la recherche juridique, ne savent pas comment sélectionner puis appliquer les informations à leur propre situation, ne sont pas en mesure d’anticiper les conséquences des choix qu’elles font à chaque étape, etc. Dans un système de justice contradictoire, qui repose sur la capacité des parties à présenter leurs preuves et leurs arguments, la simple mise à disposition d’informations juridiques ne semble donc pas permettre de remplacer efficacement l’analyse et l’argumentaire juridiques d’un.e professionnel.le (Birnbaum, Bala et Bertrand, 2012 ; Zorza, 2002). Les personnes faisant face à la justice sans avocat.e ne semblent donc pas bénéficier de l’information mise à leur disposition.

Bien que la communauté juridique et la classe politique se disent préoccupées par le phénomène, la recherche québécoise sur le sujet est pratiquement inexistante. Tenant pour acquis les effets structuraux produits par le cadre juridique, il apparaît difficile de transposer les résultats des recherches menées dans d’autres juridictions en raison des différences relatives au monopole des ordres professionnels et l’indisponibilité de conseils juridiques à l’extérieur d’un rapport professionnel conventionnel. La recherche dont il est question ici vise à la fois des objectifs sociaux et scientifiques, soit de documenter empiriquement la réalité des personnes seules face à la justice[4] au Québec et de la faire connaître. À cet égard, il apparaît primordial de s’intéresser à leurs expériences puisqu’elles sont généralement absentes de la littérature sur le sujet (Bernheim et Laniel, 2013). Plus spécifiquement, les expériences en amont du processus judiciaire, notamment concernant la conception des litiges, la formulation des questions juridiques, la recherche et l’appropriation de l’information sont cruciales pour mettre au jour les conséquences de notre cadre juridique tant en termes d’inaccessibilité des services juridiques et des ressources de soutien que d’impacts sur la mise en oeuvre des droits.

2. L’observation participante incognito : une technique essentielle et controversée

Un obstacle majeur quand vient le temps de s’intéresser aux personnes n’ayant pas accès aux services juridiques est d’essayer d’entrer en contact avec elles. En effet, alors que la moitié des Canadiens auront des besoins juridiques au cours des trois prochaines années (Currie, 2007), joindre les personnes qui se préparent seules à affronter la justice est loin d’être évident. Outre le fait que plusieurs problèmes pour lesquels une solution juridique est envisageable ne sont pas nécessairement appréhendés comme tels, le défi est de trouver les lieux ou les canaux permettant de joindre ces personnes alors que la moitié d’entre elles affirment se débrouiller seules (Currie, 2007).

Les organismes communautaires, notamment les comités logement et les cliniques juridiques, constituent dans ce contexte des lieux privilégiés de contact avec certaines personnes engagées dans un processus de préparation à une audience judiciaire. Ils sont au Québec parmi les seuls lieux où il est possible d’obtenir de l’information juridique en personne. Ils ne rejoignent cependant que des personnes présentant un profil spécifique, notamment en raison de leur rareté en milieu rural. Dans ce contexte, l’observation des activités des organismes communautaires apparaît être le seul moyen permettant de documenter les expériences en amont du processus judiciaire. L’observation, parce qu’elle implique l’immersion, « incarne l’entrée dans le monde vécu, ressenti, représenté […] bref dans la complexité des expériences et des rapports humains » (Paillé, 2006). Elle donne donc accès à la manière dont les personnes comprennent et présentent leur problème juridique lorsqu’elles entreprennent des démarches pour s’informer. Par contraste, au moment des entrevues, il sera nécessaire d’interroger les personnes sur la nature de leur problème juridique, ce qui ne donnera accès qu’à une construction discursive sur leurs connaissances de ce problème (Webley, 2012).

L’observation participante incognito pour documenter les expériences des personnes seules face à la justice

La clinique juridique avec laquelle je travaille propose des consultations menées par des étudiant.es en droit quelques fois par semaine. Les directrices de la clinique, qui sont des avocates, sont présentes pour superviser le travail des étudiant.es et pour intervenir dans chacun des dossiers. Un suivi par les étudiant.es et les directrices, mais aussi par des avocat.es et notaires bénévoles, peut avoir cours sur plusieurs semaines selon la complexité du dossier. Il a été convenu dès le départ que les membres de l’équipe de recherche participeraient à titre d’observateurs aux consultations et aux réunions de travail, qu’une compilation des dossiers ainsi que des entrevues individuelles ou de groupe avec les directrices de la clinique, les avocat.es et notaires bénévoles, les étudiant.es et les client.es serait réalisées.

L’ensemble du projet, de son orientation générale aux questions spécifiques de recherche et à l’organisation pratique de la collecte des données, est le fruit de la collaboration étroite entre les directrices de la clinique et l’équipe de recherche, conformément aux principes de la recherche-action, soit la démocratisation des processus de recherche et de la connaissance (Greenwood et Levin, 2007 ; Brydon-Miller, Greenwood et Maguire, 2003). À cet égard, la collaboration entre l’équipe de recherche et la clinique juridique s’est établie sur la base des trois principes suivants : 1- la reconnaissance mutuelle de l’importance et de la complémentarité des connaissances des partenaires de recherche au regard de la réalisation du projet ; 2- le fait que les retombées de la recherche doivent profiter aux partenaires directement, notamment quant aux modalités de diffusion des résultats ; et 3- que le déroulement de la recherche ne nuise pas aux activités de la clinique. Il était clair depuis le début du projet que des ajustements pourraient être nécessaires au fur et à mesure du développement du projet (Brydon-Miller, Greenwood et Maguire, 2003).

Dès les premiers échanges avec les directrices de la clinique, la mise en pratique de l’observation des consultations est apparue complexe et pouvant potentiellement nuire aux activités. Au moment où le terrain devait débuter, la clinique oeuvrait dans deux quartiers de Montréal et développait un troisième point de services pour lequel des collaborations avec différents organismes restaient encore à établir. Nous avons conclu que l’observation des séances de consultation ne pourrait se faire que dans le quartier où la clinique bénéficie d’un local suffisamment spacieux, où elle oeuvre depuis plusieurs années et où ses services sont connus et appréciés. Ces séances de consultation ont lieu dans une salle à aire ouverte d’un centre communautaire. Trois ou quatre équipes d’étudiant.es et d’avocat.es bénévoles reçoivent simultanément les personnes qui se présentent à l’accueil, sans rendez-vous. Durant les trois heures que durent les consultations, il peut se présenter jusqu’à 25 personnes, parfois dans un état de détresse important alors que, par exemple, elles risquent l’expulsion de leur logement ou vivent des difficultés au travail. Donner les informations sur le projet de recherche et faire signer des formulaires de consentement apparaît dans ce contexte difficile à mettre en pratique, notamment en raison du temps que prennent de telles démarches et du fait que plusieurs des personnes qui consultent la clinique sont allophones ou analphabètes. La clinique est un petit organisme communautaire et ses ressources sont limitées : notre préoccupation était de nous assurer que le projet, et les observations plus particulièrement, ne nuise pas aux activités en les ralentissant ou en y imposant une pression indue. L’observation participante s’est donc imposée naturellement puisqu’elle permet tout à la fois de mener la collecte des données et de contribuer directement à l’organisme avec lequel l’équipe de recherche collabore.

Il a donc été convenu que les membres de l’équipe de recherche participeraient aux consultations en binôme avec les étudiant.es de la clinique. Du point de vue de la recherche, l’observation participante permet une immersion plus complète que l’observation non participante puisqu’elle fait « vivre [aux chercheur·es] la réalité des sujets observés et [leur permet] de pouvoir comprendre certains mécanismes difficilement décryptables pour quiconque demeure en situation d’extériorité » (Bastien, 2007 : 128). De même, parce qu’en tant qu’observatrices et observateurs participant.es les chercheur·es ont le même statut que les autres acteurs et actrices sur le terrain — ici, bénévole à la clinique —, ils et elles ont « un accès privilégié à des informations inaccessibles au moyen d’autres méthodes empiriques » (Bastien, 2007 : 128). Du point de vue des principes de la recherche-action, il est tout à fait cohérent que l’équipe de recherche contribue directement aux activités de la clinique.

Au détour de discussions sur le déroulement des observations participantes, les directrices se sont montrées inquiètes du dévoilement de la présence de l’équipe de recherche lors des séances de consultation en raison de la centralité du lien de confiance entre les personnes qui viennent consulter et le personnel de la clinique ou la clinique plus généralement. Les consultations étant relativement courtes, les personnes qui viennent consulter en étant généralement à leur premier contact avec la clinique et étant parfois dans des situations de grande détresse ou encore d’illégalité, ce moment d’échange est central pour établir le lien de confiance. Il paraissait donc évident pour les directrices de la clinique que non seulement nous ne pourrions pas recueillir directement le consentement par écrit ou oralement, mais que nous ne pourrions pas annoncer notre présence, y compris par exemple par l’installation d’affiches sur la porte d’entrée ou sur les murs. L’observation participante devrait donc se faire incognito.

L’observation participante incognito, entre controverse et utilité scientifique et sociale

L’observation participante incognito est controversée depuis sa mise en oeuvre par le sociologue américain Laud Humphreys dans sa recherche doctorale. S’inscrivant dans le courant interactionniste de l’École de Chicago, il a mené une série d’observations participantes dans les toilettes publiques d’un parc pour documenter les pratiques homosexuelles qui s’y déroulaient et où Humphreys assumait le rôle de guetteur. La publication de sa thèse intitulée Teamroom Trade : Impersonnal Sex in Public Spaces en 1970, deux ans après l’obtention de son doctorat, a provoqué une importante polémique. En plus du sujet controversé de la thèse d’Humpreys, plusieurs lui ont reproché des accrocs aux principes de l’éthique de la recherche, notamment le caractère clandestin de son terrain et donc le fait d’avoir collecté ses données en violation de la vie privée des participant.es (Babbie, 2004). Le débat — toujours en cours comme en témoignent le nombre de publications récentes discutant de la recherche d’Humpreys — oppose ceux qui considèrent son travail remarquable en raison des connaissances qu’il a mises au jour, notamment grâce à l’observation participante, et ceux qui considèrent que ses méthodes contribuent à la méfiance envers les chercheur·es. Preuve de l’antagonisme des positions dans le débat, après la publication de la thèse d’Humpreys, la Society for the Study of Social Problems lui remet un prix prestigieux alors que l’Université de Washington lui retire son diplôme, entraînant la démission de la moitié des professeurs du département de sociologie (Galliher, Brekhus et Keys, 2004).

Soulignons que l’observation participante était la technique de travail privilégiée d’Erving Goffman qui s’est attaché durant sa carrière à développer une « sociologie de la vie ordinaire » par l’observation des cadres des interactions et des « détails d’observation » permettant de déceler « la stratégie, le calcul, la maîtrise des émotions, le contrôle de l’expression » (Marcellini et Millani, 1999 : 3). Bien que Goffman ait été peu précis sur sa méthodologie, plusieurs considèrent qu’il a mené sa recherche sur l’asile incognito (Goffman, 1968 ; Roulet et al., 2017 ; Calvey, 2008, 2017) et personne ne conteste le fait que sa contribution théorique majeure — notamment sur l’institution totale, le rituel, la représentation de soi — aurait été impossible sans le recours à de telles méthodes. L’observation participante incognito est cependant toujours objet de débat, comme l’a récemment démontré le scandale entourant la parution en 2014 de On the Run : Fugitive Life in American City par nulle autre que la fille d’Erving Goffman, Alice Goffman[5]. Certaines des critiques qui lui sont adressées recoupent les principales résistances à la recherche incognito en général et à l’observation participante en particulier : les droits des participant.es à la recherche, notamment à la liberté, au consentement, à l’autonomie et à la vie privée, l’exploitation des participant.es à la recherche ainsi que l’engagement des chercheur·es sur leur terrain et la remise en question de leur objectivité (Lubet, 2015 ; Calvey, 2008, 2017 ; Spicker, 2011 ; Genard et Roca, 2010).

L’observation participante incognito est pourtant régulièrement utilisée sur une variété de terrains tels qu’en milieu hospitalier, sportif ou scolaire (Kovacs-Litman et al., 2016 ; Soulé, 2010 ; Vienne, 2003 ; Calvey, 2017). Dans les milieux communautaires, elle s’impose presque tant les besoins sont pressants et ne peuvent que primer sur le dispositif de recherche. C’est ce que rapporte par exemple Bénédicte Havard-Duclos (2007) qui, au détour de sa recherche participante sur les rapports entre militants et mal-logés au sein d’une association, se retrouve engagée dans l’action militante au point où elle « [remet] partiellement […] en cause certains principes déontologiques de la discipline » (Havard-Duclos, 2007 : 19). Les recherches menées en cliniques juridiques décrivent des techniques de collecte des données similaires (Fortin, 2018 ; Bertenthal, 2016).

Plusieurs chercheur·es défendent l’idée que l’observation participante incognito constitue l’unique technique permettant de documenter certains phénomènes. Parmi les arguments en faveur de la recherche incognito en sciences sociales, mentionnons le fait que de solliciter le consentement est impossible pour des raisons pratiques (par exemple, en raison du nombre de personnes présentes), le fait que la présence des chercheur·es peut indûment modifier le comportement des personnes observées ou encore qu’elle permette de travailler sur des objets socialement sensibles comme l’ont fait Humphrey et Goffman (Spicker, 2011). Plusieurs conviennent que pour ce qui est de documenter le déroulement de la vie quotidienne et les comportements, l’ethnographie constitue l’approche méthodologique à préconiser et que dans plusieurs contextes, elle ne peut se dérouler qu’incognito (Roulet etal., 2017 ; Webley, 2012). La pratique de la recherche incognito doit néanmoins s’inscrire dans une démarche éthique réflexive qui considère l’intérêt du groupe social étudié, les risques pour les participant.es ainsi que leurs droits, dont celui à la confidentialité (Babbie, 2004 ; Spicker, 2011 ; Calvey, 2017). De cette perspective, l’éthique de la recherche n’est pas limitée au seul rituel du formulaire de consentement, mais est inhérente à l’ensemble du processus de recherche, contingente, dynamique et située (Sabourin, 2009 ; Calvey, 2008) : « [l]’éthique est dans l’objet même de la recherche, dans la manière dont les individus réfléchissent, jugent, assument un rôle ou une décision » (Gagnon, 2009 : 23).

3. le fragile équilibre entre protection des participant.es, avancement des connaissances et utilité sociale de la recherche

L’Énoncé politique des trois conseils prévoit d’importantes exceptions au principe du consentement, notamment la divulgation partielle de l’information sur la recherche, l’utilisation de leurres et l’exception à l’obligation d’obtenir le consentement avant la collecte des données. Il prévoit que lorsque la collecte est menée sans le consentement des participant.es, les chercheur·es devraient procéder à un débriefing permettant d’obtenir le consentement post-collecte, ce qui permet aux personnes concernées de refuser leur participation, leurs données étant alors détruites. L’Énoncé prévoit ici également une exception dans la mesure où le débriefing est « impossible, pratiquement impossible ou inapproprié » (EPTC, 2014 : 44). On parle alors de recherche incognito. Concernant plus particulièrement l’observation, le chapitre sur la recherche qualitative de l’énoncé affirme que « [dans certains milieux, les chercheur·es] adopteront une méthode de recherche participative ou non participative à l’insu des participants et ne demanderont pas leur consentement à ces derniers » (EPTC, 2014 : 162). Les chercheur·es doivent alors « [prendre] les précautions et les mesures nécessaires pour remédier aux problèmes de confidentialité et de respect de la vie privée », notamment au moment de la diffusion des résultats (EPTC, 2014 : 163).

Pour bénéficier des exceptions prévues à l’Énoncé politique des trois conseils, les chercheur·es doivent faire la démonstration, à la satisfaction des comités d’éthique de la recherche, qu’elles sont justifiées au regard des paramètres spécifiques de leur projet. L’énoncé prévoit à son article 3.7 que les comités d’éthique de la recherche peuvent approuver des projets nécessitant des modifications aux principes généraux du consentement s’ils sont convaincus des cinq éléments suivants :

  1. les risques pour les participant.es sont minimaux ;

  2. la modification des exigences relatives au consentement risque peut avoir des conséquences négatives sur le bien-être des participant.es ;

  3. il est impossible ou pratiquement impossible de mener le projet de recherche et de répondre à la question de recherche si le consentement préalable des participant.es est sollicité ;

  4. la nature et la portée précises de toutes les modifications proposées sont décrites ;

  5. le plan prévoit un débriefing (le cas échéant) et permet aux participant.es de refuser leur consentement et de retirer leurs données.

Dans le cas où le débriefing est impossible, les comités d’éthique de la recherche doivent considérer le préjudice qu’il pourrait causer aux participant.es et « son incidence sur la faisabilité de la recherche ». Les chercheur·es doivent également présenter « un plan de communication de l’information sur l’étude aux participant[.e]s ou, selon le cas, à leur communauté » (EPTC, 2014 : 44). L’Énoncé politique des trois conseils prévoit expressément que « l’“impossibilité pratique” renvoie à une difficulté tellement grande ou excessive que la conduite de la recherche est menacée ; il ne doit pas s’agir d’un simple inconvénient » (EPTC, 2014 : 44).

Soulignons que l’Énoncé politique des trois conseils s’intéresse aux participant.es à la recherche et non aux partenaires de recherche, qu’ils agissent à titre de collaborateur, collaboratrice ou de co-chercheur.e. Il n’existe donc aucune reconnaissance de la nature particulière de la contribution de ces partenaires, de leur expertise, de leur apport à la recherche, de même que des risques spécifiques qu’ils peuvent courir (Bellot et Rivard, 2013). L’absence de ces partenaires dans l’examen éthique des demandes de certification nuit considérablement à la réalisation des projets de recherche-action qui sont justement fondés sur cette reconnaissance et qui implique des choix méthodologiques concertés, adaptés et flexibles.

L’observation participante incognito en clinique juridique : de l’ouverture de l’Énoncé politique des trois conseils à la fermeture des comités d’éthique de la recherche

Avant de déposer une demande de certification éthique concernant le projet d’observation incognito des consultations en clinique juridique[6], j’ai contacté le Secrétariat sur la conduite responsable de la recherche chargé notamment de répondre aux interrogations concernant l’interprétation de l’Énoncé politique des trois conseils. J’ai ainsi pu vérifier ma compréhension des exceptions concernant le consentement et le débriefing et présenter les contraintes spécifiques du projet. La conseillère en éthique du Secrétariat m’a conseillée pour la rédaction de la demande de certification, insistant sur le fait qu’elle ne se substituait pas aux comités d’éthique de la recherche.

La demande déposée ensuite au comité tente de faire la démonstration que les exceptions concernant l’obtention du consentement préalable à la collecte des données et le débriefing post-collecte sont justifiées dans le cas des observations participantes en clinique juridique, comme prévu à l’article 3.7 de l’Énoncé politique des trois conseils. Les arguments sont développés sous cinq angles : 1- le risque ; 2- le bien-être des participant.es ; 3- les contraintes pratiques ; 4- le plan de communication aux participant.es ; et 5- les retombées anticipées.

S’il apparaît que le projet ne fait courir aucun risque direct aux participant.es, il est vrai que l’absence de consentement peut s’apparenter à une forme de risque puisqu’ils et elles n’ont pas de contrôle sur les informations qui seront collectées et utilisées par l’équipe de recherche. Ce risque est cependant minimal et est mitigé par différentes mesures prévues par l’équipe de recherche, à commencer par le choix de la clinique juridique où le terrain doit se dérouler. En effet, étant généraliste, elle ne cible pas de clientèles particulièrement vulnérables, au contraire de plusieurs organismes qui offrent leurs services exclusivement aux personnes en situation d’itinérance, sans statut légal ou encore aînées. Ensuite, la collecte des données par observation participante incognito ne vise à documenter que ce qui sera impossible à obtenir par le moyen d’entrevues individuelles ou de groupe, également prévues avec les client.es de la clinique. De même, l’équipe de recherche s’engage à ne poser aucune question autre que celles qui sont requises pour l’ouverture d’un dossier à la clinique et à ne tenter d’obtenir aucune information supplémentaire. Finalement, considérant la sensibilité des données, plusieurs mesures ont été pensées pour assurer l’anonymat des participant.es et la confidentialité des données : signature d’une entente de confidentialité par tous les membres de l’équipe de recherche, notes d’observation ne contenant aucune information nominale ou susceptible de permettre l’identification, exclusion du matériel de recherche des informations et documents personnels à la disposition des membres de l’équipe de recherche en tant que bénévoles à la clinique. Ainsi, les notes, prises de mémoire après les consultations, portent exclusivement sur les éléments suivants : la manière dont les personnes présentent leur problème juridique et la compréhension qu’elles ont des enjeux, leur compréhension de l’information donnée, leurs objectifs (par exemple : éviter un procès, rester dans leur logement, etc.) et les temps approximatifs de consultation. Au moment de présenter la demande au comité d’éthique de la recherche, aucune grille d’observation n’était développée, l’objectif étant de procéder inductivement.

Il apparaît par ailleurs que puisque les consultations en clinique sont d’une vingtaine de minutes et que le suivi personnalisé est effectué dans les jours suivants (en dehors de la présence de l’équipe de recherche), le processus de recherche n’a aucune incidence sur l’accès aux services de la clinique ou sur le bien-être des participant.es en général. Dans la situation où une personne se présenterait en détresse psychologique par exemple, elle recevrait le même soutien qu’en l’absence de l’équipe de recherche (notamment l’accompagnement dans la recherche de ressources appropriées). Au contraire, il apparaît que, si l’équipe de recherche dévoilait sa présence et sollicitait le consentement des client.es de la clinique, certaines personnes pourraient éventuellement choisir de retirer leur confiance à la clinique et donc de retirer leur demande de service, se privant ainsi du soutien qu’offre la clinique. C’est également ce qui justifie l’absence de débreffage. Le dévoilement de la présence de l’équipe de recherche pourrait à cet égard constituer un préjudice pour le bien-être des participant.es.

Dans un projet comme le mien, les contraintes pratiques sont doubles. La première difficulté est d’entrer en contact avec des personnes faisant seules face à la justice et l’impossibilité de collecter des données sur les expériences en amont du processus judiciaire depuis des lieux publics tels que les salles d’audience ou par le moyen des entrevues. La seconde est liée aux paramètres de fonctionnement des activités de la clinique, notamment l’organisation logistique des consultations et les effets potentiellement néfastes du dévoilement de la présence de l’équipe de recherche sur le lien de confiance entre les client.es et la clinique. L’observation participante incognito se justifie ainsi tant sur le plan de la pertinence scientifique que des exigences de la recherche-action.

Le plan de communication élaboré par l’équipe de recherche vise à rejoindre les client.es de la clinique, mais également les personnes qui y sont impliquées, ainsi que la communauté juridique, notamment par le partenariat élargi de recherche. Il s’agit notamment du lancement d’un rapport de recherche visant à permettre à la clinique de démontrer son utilité et son efficacité, et donc éventuellement de déployer de nouvelles offres de services profitant à terme à l’ensemble des personnes faisant face à la justice sans avocat.e. Le lancement est l’occasion de réunir au même endroit le personnel de la clinique, la communauté juridique, y compris des acteurs clés comme les ordres professionnels, la magistrature et le ministère de la Justice, et des personnes non représentées.

Considérant l’absence de données québécoises sur la non-représentation, les retombées anticipées non seulement pour les client.es de la clinique, mais aussi pour les personnes non représentées ainsi que la société dans son ensemble sont importantes. La justice étant censée être un service public, documenter les barrières d’accès présente en effet un intérêt collectif.

Pour le comité d’éthique de la recherche, les risques encourus par les participant.es qui dévoilent des informations personnelles sensibles et importantes sont plus que minimaux. Le comité ne peut donc pas permettre de modifications aux principes généraux du consentement puisque l’Énoncé politique des trois conseils prévoit que des exceptions ne sont possibles que lorsque le risque est minimal. De plus, loin de reconnaître, ou même d’envisager, la contribution essentielle du partenaire de recherche et la nécessité de composer avec ses contraintes, le comité a considéré que le fait de refuser le dévoilement de la présence de l’équipe de recherche durant les consultations est un « caprice » des directrices de la clinique. Pour le comité, il suffirait de trouver une autre clinique qui accepterait le dévoilement de la présence de l’équipe de recherche pour mener la collecte des données selon les paramètres habituels. Le comité ne semble pas avoir considéré dans son analyse le contexte particulier de la recherche, et plus particulièrement l’absence de connaissances concernant les personnes non représentées et la difficulté à les joindre ou à collecter des données sur leur expérience, ni les bénéfices que les personnes seules face à la justice et la société en général pourraient en retirer. Or, pour Paul Sabourin, les « considérations [éthiques] doivent être subordonnées à la visée du travail de connaissance, sous peine de réduire la sociologie à la systématisation d’un savoir local ou d’une idéologie politique particulière » (Sabourin, 2009 : 67).

Cette expérience met en cause directement l’interprétation des normes éthiques par les comités d’éthique de la recherche, plus particulièrement concernant le risque encouru dans le cadre des activités de recherche. De même, elle questionne la capacité des comités à envisager des projets qui sortent quelque peu du cadre habituel qui semble être, en recherche qualitative, l’approche hypothético-déductive et l’entrevue semi-dirigée (Fassin, 2008 ; Felices-Luna, 2016). Dans ce cadre standardisé, l’éthique repose davantage sur la signature du formulaire de consentement que sur la démarche réflexive des chercheur·es, y compris lorsque des mesures sont annoncées pour protéger la vie privée des participant.es et pour assurer la communication des résultats de recherche tant aux participant.es eux-mêmes qu’aux institutions susceptibles d’agir en leur faveur.

Elle questionne également la possibilité de faire de la recherche incognito, peu importe ce que prévoit l’Énoncé politique des trois conseils et peu importe les retombées espérées. Le fait de documenter les comportements du quotidien à l’insu des participant.es représenterait en soi un risque plus que minimal simplement parce que des informations personnelles y sont discutées. Il semble qu’ici, peu importe les mesures prises, les chercheur·es sont soupçonné.es de pas être suffisamment compétent.es ou fiables pour permettre qu’un projet comme le mien puisse être mené sans nuire aux participant.es. Ce constat est étonnant dans la mesure où la recherche dans les lieux publics, qui peut être menée sans certification éthique (EPTC, 2014), met en disponibilité des informations personnelles qui sont quelques fois très sensibles. Je pense par exemple à des recherches ethnographiques menées dans différents tribunaux, notamment sur des questions sociales ou de santé mentale, et où la vie intime des personnes — consommation, vie sexuelle, relation avec les proches, etc. — est exposée et discutée de long en large. Dans ces situations où les participant.es ne savent pas nécessairement qu’ils et elles font l’objet d’observation, où les informations nominatives sont disponibles et plusieurs faits relatés pourraient permettre l’identification, l’Énoncé politique des trois conseils tient pour acquis que les chercheur·es prendront les précautions nécessaires pour protéger la vie privée.

La réaction du comité d’éthique de la recherche à la demande présentée pour le projet d’observation incognito en clinique juridique met également en cause la possibilité de mener des projets de recherche-action, dans la mesure où les partenaires ne font pas partie des préoccupations lors de l’examen éthique et ne bénéficient d’aucune reconnaissance de la part des comités d’éthique de la recherche. La proposition de changer de partenaire démontre en ce sens la méconnaissance de l’importance de la relation de confiance nécessaire pour bâtir et mener à bien un tel projet. Un partenariat se construit petit à petit et nécessite beaucoup d’investissements de part et d’autre et ne saurait être remplacé du jour au lendemain. Dans le cas de mon projet, au moment du dépôt de la demande de certification au comité d’éthique de la recherche, je travaillais depuis plusieurs mois avec la clinique à la construction d’un devis de recherche qui permettrait d’atteindre à la fois les objectifs définis avec l’ensemble des partenaires (mieux comprendre la situation des personnes non représentées et documenter les services qui leur sont offerts et leur efficacité) et les objectifs poursuivis par la clinique dans ses activités. Soulignons de plus que la proposition de changer de partenaire peut être considérée jusqu’à un certain point comme une pression indue sur la clinique avec laquelle je travaille, et qui doit bénéficier des retombées de la recherche, pour l’amener à accepter le dévoilement de la présence de l’équipe de recherche lors des consultations. En plus de contrevenir directement aux principes de la recherche-action et de mettre éventuellement un terme au partenariat, ce genre de pression pourrait grandement nuire à la réputation des chercheur·es.

Finalement, cette absence de considération pour les partenaires de recherche crée une difficulté particulière dans le travail avec le milieu communautaire qui compose avec des contraintes économiques importantes, des ressources limitées et qui doit répondre à de nombreux impératifs notamment organisationnels et financiers. Or, le milieu communautaire a développé au fil des années une expertise unique sur les questions sociales et la collaboration de recherche est une des manières de lui donner crédibilité et visibilité (Bellot et Rivard, 2013), en plus de favoriser le développement de projets utiles socialement. À la suite de ce qu’avancent certain.es auteur·es concernant la recherche incognito, la méconnaissance des particularités de ce milieu et des exigences de la recherche-action lors des examens éthiques a des répercussions directes sur les objets de recherche étudiés, favorisant des objets peu polémiques, étudiés par des méthodes classiques. Dans ce contexte, plutôt que de constituer une « ressource » pour les groupes marginalisés ou bénéficiant de peu de visibilité (Bellot et Rivard, 2013 : 119), la recherche ne peut que concourir à reproduire les discours déjà présents dans l’espace public, contribuant au maintien des rapports de pouvoir (Nader, 1969).

conclusion. éthique de la recherche et rapports de pouvoir : quelle utilité sociale pour la recherche ?

Les personnes faisant face à la justice seules ne sont pas légalement inaptes et ne correspondent en rien aux définitions habituelles de vulnérabilité en matière de recherche (Vassy et Keller, 2008). C’est pourtant pour les protéger que le comité d’éthique de la recherche a refusé que soit menée l’observation participante incognito qui aurait permis d’en savoir plus sur leurs expériences en amont des audiences judiciaires. Il en découle deux constats que je souhaite discuter pour conclure. D’abord, les dérives liées à la standardisation des principes éthiques et à leur application mécanique, et plus spécifiquement la réduction de l’éthique de la recherche et de la protection des participant.es à l’obtention d’un consentement libre, éclairé et continu. Ensuite, les conséquences de ces dérives sur les recherches menées et sur leur utilité sociale : pour qui cherche-t-on ?

Dans le cadre de mon projet de recherche-action en clinique juridique, le comité d’éthique de la recherche tenait à ce que la procédure habituelle de consentement soit mise en oeuvre pour que les observations participantes puissent avoir lieu. La signature du formulaire de consentement semble alors être garante de la protection des participant.es et plus précisément de leur vie privée, le comité considérant en effet que l’accessibilité de certaines informations personnelles constitue en soi un risque. En plus du fait que, comme je l’ai déjà dit, les chercheur·es transigent régulièrement avec des informations personnelles ou sensibles sans même avoir à obtenir de certification éthique, il est étonnant de penser que l’éthique de la recherche puisse n’être cantonnée que dans des moments précis d’un processus qui s’étend souvent sur plusieurs années. Comme si la dimension éthique du travail de recherche était identifiable par avance, peu importe la nature du projet (Bosa, 2008 ; Béliard et Eideliman, 2008 ; Felices-Luna, 2016). L’enchaînement mécanique d’une succession de gestes — faire signer les formulaires de consentement, les conserver dans des tiroirs barrés, conserver les données sur un ordinateur protégé d’un mot de passe, détruire les formulaires et les données de manière sécuritaire, etc. — suffirait alors à démontrer le caractère éthiquement irréprochable de la démarche de recherche.

Il apparaît pourtant que la dimension éthique des projets est multiforme et bien souvent imprévisible. Elle demande la mise en oeuvre d’un « jugement pratique » alors que « l’ethnographe ne détient pas à l’avance les solutions aux dilemmes qui l’assaillent, il ne sait pas avec certitude quelle est la bonne pratique à suivre » (Sabourin, 2009 : 75). La démarche de recherche est en effet ponctuée d’évènements et de découvertes inattendus ou inespérés qui imposent de choisir entre différentes avenues dont les incidences pour la recherche, les participant.es ou des tiers sont contingentes, liées au milieu et au contexte. Un comité d’éthique de la recherche, dont les membres ne connaissent ni les spécificités du milieu où se déroule le terrain ni les conditions de réalisation d’un projet, est-il en mesure, dans un premier temps, de juger des enjeux éthiques spécifiques d’une recherche et, dans un second temps, d’anticiper les décisions ponctuelles qui devront être prises tout au long du terrain, mais aussi de l’analyse des données et de la diffusion des résultats ? À la lumière de mon expérience, il semble que la réponse soit négative (Felices-Luna, 2016).

La recherche-action en clinique juridique est un projet qui, depuis sa conception, s’inscrit dans une démarche de recherche où les personnes seules face à la justice occupent l’avant-plan. L’objectif est de documenter leurs expériences en s’immergeant dans le terrain de manière prolongée et en passant le plus possible par la parole des personnes elles-mêmes, par leurs mots, leurs émotions, leur non-dit. Les personnes de la clinique avec lesquelles je travaille ont à coeur chacune des personnes qui les consultent, mais connaissent également les difficultés structurelles et les rapports de pouvoir à l’oeuvre dans le système juridique, et plus particulièrement en matière d’accès à la justice. La difficulté à faire entendre la voix des personnes seules devant la justice constitue en effet un des chevaux de bataille de la clinique depuis ses débuts. Or, la connaissance des milieux, la préoccupation pour le bien-être des personnes impliquées et la sensibilité à leurs besoins sont justement au coeur des principes de l’éthique de la recherche. Elles sont par ailleurs essentielles pour anticiper réalistement les risques liés à la recherche et pour considérer tout aussi réalistement l’intérêt du groupe social en cause (Calvey, 2017). S’oppose ici l’éthique substantielle, qui traverse les objets, les démarches, les chercheur·es et leurs partenaires, à l’éthique de la forme, qui repose sur ce qu’Earl Babbie appelle le « ritualisme » :

Alors qu’il est important d’avoir des codes d’éthique, suivre simplement les canons de l’éthique établis peut dégénérer en ritualisme, ce qui nécessite alors l’invention de raccourcis intelligents et d’innovations qui, techniquement, ne violent pas ces canons. Il serait plus pertinent que les chercheur·es se tiennent responsables du bien-être de leurs participant.es et se tiennent prêt.es à défendre leurs recherches sur cette base. Si d’autres chercheur·es, ou encore des membres de la communauté, mettent en question le bien-être des participant.es à une recherche, les chercheur·es doivent se considérer responsables, accepter de réévaluer leurs comportements et reconnaître leurs erreurs, le cas échéant. Laud Humphreys était, de mon point de vue, un exemple à suivre à cet égard.

Babbie, 2004 : 18

La standardisation de l’éthique de la recherche et de sa mise en oeuvre par les comités d’éthique a donc comme effet de substituer une procédure rigide et conventionnelle au jugement pratique des chercheur·es, notamment concernant le bien-être des participant.es et les risques associés à la recherche. Or, dans la mesure où la relation enquêteur/enquêtrice-enquêté.e s’inscrit dans un rapport de pouvoir auquel « il n’est pas possible d’échapper » (Fassin, 2008 : 131), la réflexivité et l’imputabilité constituent les garants non seulement du bien-être des participant.es, mais plus largement de l’utilité sociale de la recherche (Harding, 2003 ; Flory et Emmanuel, 2004 ; Genard et Roca, 2010 ; Mondain et Sabourin, 2009). De même, en faisant l’impasse sur la recherche comme ressource (Bellot et Rivard, 2013) pour mettre l’accent sur la recherche comme risque, la conséquence directe de cette standardisation est d’exclure des groupes sociaux dont on considère qu’ils sont à protéger ou qui courent des risques particuliers liés à des situations de vulnérabilité qui ne correspondent en rien à ses définitions habituelles. L’Énoncé politique des trois conseils met pourtant en garde le comité d’éthique de la recherche contre cette dérive en précisant qu’« [i]l peut être nécessaire d’accorder une attention particulière aux personnes ou aux groupes rendus vulnérables ou marginalisés afin qu’ils puissent jouir d’un traitement équitable vis-à-vis de la recherche » (EPTC, 2014 : 9). La recherche ne doit donc pas reproduire les rapports de pouvoir en donnant une visibilité à des groupes sociaux autrement oubliés.

Les personnes seules face à la justice sont désavantagées dans un système judiciaire où le corporatisme professionnel accentue des inégalités socioéconomiques évidentes. Actuellement, alors qu’elles peinent à se faire entendre et ne sont pas sollicitées concernant les initiatives en justice, elles sont régulièrement dépeintes comme belliqueuses, agressives, menaçantes ou quérulentes[7] (De Michele, 2010). Leur invisibilité est le corollaire de la visibilité dont bénéficie la communauté juridique et l’ensemble des institutions concernées, notamment les tribunaux et les ordres professionnels. Par sa décision, le comité d’éthique de la recherche entrave non seulement la possibilité pour la recherche de rendre visible le discours des personnes seules face à la justice, mais également de soutenir l’analyse critique nécessaire pour mettre au jour les rapports de pouvoir.

Sous couvert de bonnes intentions, la standardisation de l’éthique place la recherche au service des institutions de pouvoir. En empêchant le déroulement des projets sensibles ou polémiques, c’est la voix des institutions dominantes qui continue d’occuper l’espace public. Les personnes seules face à la justice sont donc considérées comme ayant choisi leur situation et il est convenu qu’elles peuvent avoir presque magiquement accès à la justice par l’information juridique disponible. Les questions de leur anxiété, de la manière dont elles sont traitées ou de leurs droits qui sont éventuellement perdus ne sont pas même nommées, au profit de celles des ressources judiciaires, des coûts pour les parties représentées et du désagrément pour les professionnel.les du droit (Bernheim et Laniel, 2013).

En encourageant le statu quo, la standardisation de l’éthique a des répercussions au-delà du monde de la recherche. Elle constitue une « entreprise morale » (Felices-Luna, 2016 : 14) contribuant à la reproduction de l’ordre social, et plus particulièrement de la « structure de distribution des pouvoirs » (Bourdieu, 1994 : 7), au détriment de l’utilité sociale de la recherche. Par le choix des objets, des méthodes et des participant.es, la recherche contribue à l’identification positive ou négative de groupes sociaux, soit en favorisant leur visibilité, soit en consacrant leur « non-existence au sens social du terme » (Honneth, 2004 : 137). Par exemple, alors qu’historiquement les femmes et les minorités sont largement absentes de la recherche biomédicale, les conséquences sur leur santé sont maintenant connues et documentées (Dresser, 1992 ; Tuchman, 2010 ; Sheikh, 2005 ; Oh et al., 2015). La formalisation des principes éthiques et l’examen par les comités d’éthique de la recherche n’ont pas significativement modifié cette tendance (Liu et Dipietro Mager, 2016). Il semble qu’à l’instar des chercheur·es, les comités doivent questionner leurs propres positionnements et engagements (Bourdieu, 2014 ; Harding, 2003), notamment quand ils s’apprêtent à prendre des décisions qui visent des groupes sociaux invisibilisés. À défaut de faire cet exercice, la protection des participant.es à la recherche et l’évaluation du risque ne sont que l’expression d’un paternalisme caractéristique des rapports de pouvoir, où les groupes privilégiés savent ce qui est bon pour les groupes défavorisés.