Corps de l’article

Introduction

Les Roms sont un groupe ethnique que l’on suppose originaire du sous-continent indien et qui s’est établi en Europe durant le 13e siècle (Fraser, 2017). Actuellement, entre dix et douze millions de personnes de cette ethnie habitent en Europe, majoritairement dans la région des Balkans et des Carpates (Conseil de l’Europe, 2012). L’absence d’un passeport « rom » a fait que les membres de ce peuple apatride acquièrent la nationalité des pays dans lesquels ils résident depuis des siècles. De ce fait, il existe par exemple des Roms roumains, espagnols, polonais, ou bulgares, ainsi que des sous-groupes à l’intérieur de chacun de ces pays. Malgré cette diversité, Olivera (2011) dénonce que les recherches partent souvent du principe que tous les Roms sont en proie aux mêmes difficultés « au premier rang desquelles figure la discrimination » (p. 109). Nous devons signaler, toutefois, que les participants à cette étude se sont systématiquement autodénominés « roms » sans mentionner un groupe spécifique, de sorte que nous utiliserons l’ethnonyme « Rom » pour nous y référer. Cela ne signifie en aucun cas que nous ignorions la complexité des identités roms et, pour cette même raison, nous mettons l’accent dès le début sur le fait que les résultats de cette recherche exploratoire ne peuvent pas être généralisés.

En Roumanie, les données officielles signalent que les Roms constituent l’une des vingt minorités nationales reconnues. Selon le dernier recensement national disponible, 3,1 % (600 000 personnes environ) des Roumains disent avoir une origine rom (Institutul Național de Statistică, 2011). Or, selon Creţan et O’brien (2019), de moins en moins d’individus se déclarent roms afin d’éviter la discrimination et l’étiquetage négatif que cela pourrait engendrer. Ainsi, il se pourrait que la population rom de Roumanie atteigne un million de personnes (Conseil de l’Europe, 2012). Certains auteurs occidentaux (voir Balibar, 2011 ; Fassin, 2011) critiquent ces sources et ces catégorisations, soutenant qu’autant l’origine indienne comme « la culture » rom sont des constructions sociales réductrices et essentialistes[3]. Néanmoins, ils ne proposent vraiment pas de solution de rechange tangible à l’hypothèse de l’origine indienne alors que des recherches scientifiques en génétique la corroborent (Martínez-Cruz et al., 2016).

En 2007, l’entrée de la Roumanie dans l’espace Schengen a facilité l’émigration légale de Roms au sein des pays signataires de l’accord de Schengen, dont la Suisse. Quelque temps après, une étude à Lausanne a conclu que la majorité des mendiants dans cette ville étaient des Roms roumains et qu’ils considéraient que leurs faibles gains quotidiens (environ 20 francs suisses) leur permettaient d’avoir une situation économique préférable à celle qu’ils avaient en Roumanie (Tabin, Knüsel, Ansermet, Locatelli et Minacci, 2012). L’augmentation de la mendicité dans les rues de certaines villes suisses semble avoir pris au dépourvu les autorités, qui ont souvent réagi en l’interdisant par des ordonnances cantonales et municipales (Tabin, Knüsel et Ansermet, 2014).

Dans ce contexte, la recherche présentée dans cet article vise à explorer les expériences de victimisation et l’implication dans la délinquance des jeunes Roms roumains qui fréquentent deux villes en Suisse romande, ainsi que leurs expériences avec la police.

Recension des écrits

Les sondages internationaux de délinquance (Junger-Tas et Marshall, 1999) et de victimisation autoreportée (van Dijk, van Kesteren et Smit, 2007) n’ont pas différencié la population roumaine selon son origine ethnique (Alvazzi del Frate et van Kesteren, 2004), de sorte que nous ne disposons pas des taux de délinquance et de victimisation des Roms en Roumanie qui pourraient servir de point de comparaison pour cette étude. En revanche, nous avons trouvé quelques recherches qui se sont intéressées à la victimisation et à la délinquance des Roms établis dans divers pays européens. Ces recherches ont permis de constater que les Roms sont largement surreprésentés parmi les victimes de délits de haine (European Union Agency for Fundamental Rights, 2016 ; Hall, Corb, Giannasi et Grieve, 2014 ; Le Hay, 2019 ; Wallengren et Mellgren, 2015 ; Wallengren, Wigerfelt, Wigerfelt et Mellgren, 2019).

Un autre sujet qui a retenu l’attention des chercheurs est la violence conjugale subie par les femmes roms. Selon l’étude ethnographique de Hașdeu (2007), les femmes roms Kaldarari en Roumanie sont confinées notamment à la sphère domestique, en ce sens qu’elles doivent s’occuper des enfants et des repas familiaux, même si elles collaborent à la survie de la famille en mendiant ou en tirant les cartes comme travail secondaire. Or, la dépendance que ce rôle engendre semble faire augmenter le risque de violence domestique. Ainsi, une étude de Tokuç, Ekuklu et Avcioglu (2010), basée sur un échantillon modeste – mais, selon les auteurs, représentatif (N = 288 ; dont 53 Roms) – de femmes mariées, estime que le fait d’être rom est l’un des quatre facteurs de risque pour les victimes de violence conjugale en Turquie. En revanche, Vives-Cases, La Parra-Casado, Gil-González et Caballero (2018) signalent que l’acceptation de la violence envers les femmes n’est pas la norme au sein des Roms espagnols.

D’autres recherches ont étudié l’implication dans la délinquance des jeunes Roms en la comparant à celle des jeunes Autochtones. Ainsi, Vazsonyi, Jiskrova, Ksinan et Blatný (2016) ont utilisé un sondage de délinquance autoreportée pour tester la théorie générale de la délinquance de Gottfredson et Hirschi (1990) auprès d’un échantillon d’adolescents en République tchèque. Ils n’ont pas trouvé de différence statistiquement significative entre le groupe rom (n = 239) et le groupe tchèque (n = 130) en ce qui concerne la délinquance, le niveau d’autocontrôle et les pratiques parentales. Au contraire, utilisant la même technique, Gerevich, Bácskai, Czobor et Szabó (2010) ont observé en Hongrie des différences statistiquement significatives entre le taux de consommation de drogues des adolescents roms (n = 225) et celui, moins élevé, des adolescents non roms (n = 182). Ces auteurs ne sont pas les seuls à avoir observé un taux élevé de consommation de tabac au sein de la communauté rom, au point que Petek, Rotar Pavlič, Švab et Lolić (2006) invoquent une différence culturelle, suggérant que les Roms ne se soucient pas trop des conséquences nocives pour leur santé d’une telle consommation. En fait, il a été observé que ceux d’entre eux qui vivent dans des situations précaires font rarement des plans à long terme, de sorte que nous pourrions dire que, dans leur cosmovision (Weltanschauung), le destin semble jouer un rôle majeur. Par exemple, les Roms roumains étudiés par Hașdeu (2004) semblaient avoir des objectifs éphémères, de manière qu’ils vivaient dans une insécurité financière pérenne. Une interprétation alternative, inspirée par le scepticisme d’Olivera (2011), soutiendrait que la cause de ce manque de planification n’est pas une cosmovision particulaire, mais la précarité dans laquelle vivent ces personnes.

Finalement, l’importance de la famille et du groupe d’appartenance a retenu également l’attention des chercheurs (voir Legros, 2011). Une revue d’articles de presse relève des cas de Roms qui ont fait de fausses confessions « volontaires » afin d’assumer la responsabilité pénale d’autres membres de la communauté, un comportement particulièrement observé chez des femmes roms espagnoles qui protègent leur mari dans des cas de trafic de drogues (Aebi et Campistol, 2013). De manière similaire, des recherches focalisées sur la criminalité organisée au sein des groupes de Roms en Grèce, Espagne et Roumanie mettent l’accent sur l’organisation communautaire de certains délits, notamment le trafic de drogues et les délits économiques (Giménez-Salinas, Ojea, Corominas, Regadera et Antón, 2012). Cette loyauté est renforcée par des mécanismes de régulation sociale qui peuvent mener des groupes à exclure de leur sein les membres qui ne respectent pas certaines normes culturelles (Fraser, 2017). Cette forme moderne d’ostracisme constitue une sanction extrêmement dure pour les Roms, non seulement parce qu’ils sont souvent victimes de discrimination en dehors de leur communauté, mais également parce que, comme le signale Hașdeu (2007), leur éducation tend à rejeter le monde gadzo (non rom).

Méthodologie

Préparation du terrain et de l’instrument de collecte des données quantitatives

Cette étude combine l’observation participante au sein de différents groupes de personnes roms migrantes en Suisse (environ 60 personnes) avec un sondage de délinquance et de victimisation autoreportée (N = 27 personnes âgées entre 12 et 25 ans). Le contact a été facilité du fait que la première auteure a ouvertement révélé ses origines roms roumaines à la population d’étude. De même, ayant travaillé en tant qu’intervenante sociale auprès de cette communauté durant l’année précédant la récolte des données, elle connaissait déjà une bonne partie des sujets. En outre, pour son immersion dans le terrain, elle a pu compter sur le soutien des médiateurs culturels roms des deux villes de Suisse romande étudiées qui ont agi comme des « gardiens de l’accès » (en anglais, gatekeepers). Ainsi, elle a été acceptée comme un membre du groupe et a pu réaliser un total de 130 heures d’observation participante, entre mai 2018 et mai 2019. Les observations ont été transcrites dans un cahier de recherche (ci-après cahier de bord) immédiatement après chaque jour passé sur le terrain.

En parallèle, nous avons élaboré un questionnaire qui s’inspire des sondages internationaux de délinquance[4] (Junger-Tas et Marshall, 1999) et de victimisation autoreportée[5] (van Dijk et al., 2007). Certaines questions ont été adaptées dans la mesure où ces sondages ont été conçus pour être utilisés auprès de populations ayant un style de vie occidental et sédentaire, alors que dans le cadre de cette recherche la population est migrante. Ce genre d’adaptation est relativement courant et a déjà été réalisé, par exemple, pour des sondages utilisés en Amérique latine (Rodríguez, Pérez-Santiago et Birkbeck, 2015).

Le questionnaire a été conçu en français et traduit en roumain, l’une des langues maternelles de la population cible. La première version a été testée auprès de personnes roms et de l’une des gatekeepers. Le questionnaire définitif contient 93 questions relativement ouvertes, organisées selon la technique de l’entonnoir (Casas Anguita, Repullo Labrador et Donado Campos, 2003). Les questions sur les délits commis et subis sont présentées à l’Annexe 1. Les réponses à des questions ouvertes ont été codifiées a posteriori à partir de l’analyse des données recueillies.

Collecte des données quantitatives

La passation du questionnaire a eu lieu six mois après le début de l’observation participante – soit entre fin octobre 2018 et fin avril 2019 – en utilisant un sous-échantillon de convenance des groupes observés, enrichi avec la technique de la boule de neige (Noy, 2008). Ce type d’échantillonnage était pratiquement le seul envisageable dans la mesure où un échantillonnage aléatoire aurait requis l’accès à un registre officiel des Roms en Suisse, alors qu’un tel registre n’existe pas.

Pour remplir le questionnaire, nous avons privilégié la technique du Computer Assisted Personal Interview (CAPI) qui, dans le cas d’espèce, pourrait être rebaptisée comme Smartphone Assisted Personal Interview. En effet, nous avons utilisé un téléphone portable pour introduire en direct les réponses des sondés dans une plateforme de collecte des données en ligne. La technique CAPI, recommandée pour aborder des personnes illettrées ou ayant un niveau de formation faible (Killias, Aebi et Kuhn, 2019 : chapitre 2), a été aussi privilégiée parce qu’elle donnait à la cochercheuse la possibilité d’évacuer immédiatement les doutes des interrogés, ce qui a permis de maximiser le taux de questionnaires remplis.

Les sondages ont eu lieu dans des cafétérias et dans le bureau de l’une des associations de soutien aux Roms, lorsque ce dernier était inoccupé. Le but était de préserver l’anonymat des réponses vis-à-vis notamment de la famille et des connaissances des personnes sondées. La participation des six mineurs de 16 ans a été autorisée par leurs parents. Nous avons commencé chaque entretien en lisant à haute voix à l’interviewé le formulaire d’information et de consentement en roumain. Les interviewés ont souvent profité des « temps morts » qui se produisaient lorsque leurs réponses étaient transcrites par la cochercheuse pour raconter des anecdotes. Ces dernières ont été transcrites le plus fidèlement possible dans le cahier de bord, où nous avons aussi noté les efforts menés pour garder une position aussi neutre que possible ainsi que les émotions ressenties durant les observations participantes. Dans cette perspective, nous pouvons d’ores et déjà anticiper que les émotions de la cochercheuse, qui a l’habitude de travailler avec des populations précaires, étaient généralement neutres et souvent positives parce que les interactions avec la population s’avéraient enrichissantes. En revanche, lors de la passation du sondage, nous avons parfois ressenti de l’impuissance face aux vécus difficiles de ces jeunes.

Techniques d’analyse des données

La taille réduite (N = 27) de l’échantillon utilisé pour la récolte des données quantitatives nous force à ne présenter que des analyses statistiques descriptives. En outre, nous avons procédé à une analyse de contenu (Castleberry et Nolen, 2018) des données qualitatives provenant du cahier de bord qui permettent de compléter et de contextualiser les données obtenues par le sondage.

Les principales variables quantitatives analysées sont la prévalence vie des victimisations et de la délinquance (vol, violence conjugale, violence domestique, agression physique et cyberinjure) et, en particulier, les victimisations sexuelles et les victimisations de haine en lien avec l’ethnie et la mendicité, ainsi que les faux aveux à la justice. Nos analyses portent aussi sur le lieu d’habitation, la reportabilité des victimisations à la police, la perception de la police suisse, l’exploration du rôle de la religion dans la délinquance et les attitudes envers la délinquance. Finalement, nous avons calculé les indices de diversité lambda de la victimisation et de la délinquance, qui correspondent à la somme des délits différents que chaque participant dit avoir subis (ou commis, dans le cas de la délinquance), divisée par le nombre de participants qui manifestent avoir subi (ou commis) au moins un délit (Aebi, 2006).

Caractéristiques des personnes étudiées

En règle générale, les quelque 60 individus rencontrés sur le terrain sont arrivés en Suisse accompagnés de leur famille espérant améliorer leur situation financière en travaillant ou en mendiant. Le sous-échantillon utilisé pour le sondage est composé de 9 femmes et 18 hommes (N = 27) dont la moyenne d’âge, identique à la médiane, est de 19 ans. La personne la plus jeune a 12 ans et la plus âgée 25, et aucune ne possède un permis de séjour en Suisse. Ces 27 personnes sont majoritairement nées dans de petits villages de Roumanie, à l’exception de cinq jeunes nées en Pologne et en Allemagne pendant le séjour de leurs parents dans ces pays. Au total, ils sont neuf à avoir grandi dans des pays autres que la Roumanie, à savoir l’Allemagne, la France et la Pologne.

Parmi les sondés, six n’ont pas terminé leur première année de scolarisation, huit ont fait entre une et quatre années, et treize entre cinq et neuf années. En particulier, aucun des six mineurs de 16 ans n’était scolarisé en Suisse au moment de la passation du sondage. Deux d’entre eux l’avaient été, mais leur famille les avait retirés de l’école anticipant que l’interdiction prochaine de la mendicité les obligerait à migrer vers un autre pays.

Vingt membres de l’échantillon vivent en couple ou sont mariés, avec la particularité que, lorsqu’ils font référence au mariage, ils ne font pas de distinction entre un acte contractuel légal et une cérémonie symbolique. La majorité des sondés (18 sur 27) n’ont pas d’enfants.

La plupart des interviewés gardent un mode de vie migrant, ne venant en Suisse que durant des périodes de temps limitées – certaines deux fois par année et d’autres, trois fois – et retournant ensuite en Roumanie. Les enfants mineurs de 16 ans voyagent normalement avec leur famille proche, alors que ceux qui ont entre 16 et 18 ans voyagent aussi avec des amis. La majorité des sondés gagnent leur vie en exerçant la mendicité (n = 18). Il s’agit de 3 personnes de 12 à 15 ans, 1 de 17 ans et 14 ayant 18 ans ou plus, qui déclarent gagner ainsi une médiane de 22 francs suisses par jour. Six personnes âgées de 18 à 23 ans, dont cinq hommes et une femme, déclarent exercer ou avoir exercé la prostitution dans la rue, dans des toilettes publiques et chez des clients. Parmi eux, certains mentionnent que la prostitution est préférable à la mendicité qui, elle, est interdite. Toutefois, ils pourraient être amendés dans la mesure où ils ne déclarent pas leurs activités de prostitution aux autorités.

N’ayant pas un domicile fixe en Suisse, ils passent leurs journées dans la rue et leurs soirées et nuits sur la voie publique ou dans des structures d’accueil. Ces dernières ont un nombre de places limitées, de sorte qu’elles sélectionnent quotidiennement les bénéficiaires de cette prestation. Lors de ce processus, les mineurs et les femmes sont privilégiés, de sorte que les hommes passent souvent leurs nuits dans des parcs publics. Parfois, leurs partenaires préfèrent rester dehors avec eux plutôt qu’être séparées. Ils sont rarement hébergés chez l’habitant. En effet, seules trois personnes nous ont dit que cela leur arrive de temps en temps.

Limites de la recherche

Sur le terrain, nous avons constaté que les participants privilégient les interactions informelles, de sorte que la demande de signer un formulaire d’information et consentement a soulevé leur suspicion. Ainsi, après de nombreuses tentatives infructueuses d’expliquer le but du formulaire au début de chaque entretien, la cochercheuse s’est rendue à l’évidence que la seule stratégie efficace pour obtenir la signature était de dire qu’il s’agissait d’une exigence formelle de l’Université au lieu d’un principe éthique de la recherche.

Cette préférence pour les contacts informels nous a obligés aussi à mettre en place des stratégies pour minimiser les biais qui pouvaient en découler. L’un des plus importants provenait de la proximité d’âge entre la cochercheuse et les répondants de sexe masculin qui a mené certains des participants à essayer des techniques de séduction auprès de la cochercheuse[6]. Afin de résoudre ce problème, nous avons pu compter sur le soutien d’un médiateur culturel qui a clarifié notre rôle professionnel. En outre, lorsque le répondant avait une partenaire sentimentale au sein du groupe, nous avons tout d’abord interviewé cette dernière en lui demandant la « permission » de sonder son conjoint. Le but était d’éviter d’éventuelles jalousies qui nous empêcheraient d’interviewer les femmes en couple.

Comme le rôle de la cochercheuse a été ainsi délimité, cela a probablement joué dans le fait que les hommes ont avoué plus facilement leurs activités de prostitution masculine. Dans ce contexte, signalons que les questions sur la prostitution et la consommation de drogues n’ont pas été posées aux interviewés de moins de 14 ans.

Nous sommes pleinement conscients que le fait que le sondage soit composé de questions ouvertes laisse une large marge de manoeuvre aux chercheurs au moment de créer des catégories qui permettent une analyse quantitative et nous avons fait de notre mieux pour ne pas introduire des biais à ce moment-là. En particulier, les réponses aux questions sur l’incidence de la délinquance et des victimisations étaient trop vagues pour être codifiées et, par conséquent, nous avons renoncé à les utiliser. Ainsi, nous nous sommes limités à la prévalence vie qui permet au moins d’établir un profil de l’implication dans ces phénomènes. En dehors de ces questions qui concernent la validité interne de la recherche, nous avons déjà signalé que la validité externe (Aebi, 2006) ne peut pas être garantie parce qu’il est impossible de généraliser les résultats de cette recherche à l’ensemble des Roms migrants.

Résultats[7]

Victimisation et délinquance : une analyse thématique

Le Tableau 1 présente les nombres absolus et les pourcentages de personnes qui disent avoir subi ou commis un délit. Les pourcentages ne sont fournis qu’à titre indicatif étant donné la taille réduite de l’échantillon. En ce qui concerne la délinquance, aucune des personnes interviewées manifeste s’être déjà engagée dans la vente de drogues, dans les menaces et les cambriolages. Elles n’ont pas été non plus victimes de menaces. Les comportements avoués sont présentés ci-après, couplés avec les victimisations respectives.

Tableau 1

Prévalence vie des victimisations et délinquance et les questions posées dans le questionnaire

Prévalence vie des victimisations et délinquance et les questions posées dans le questionnaire

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Tableau 2

Principaux liens entre les variables étudiées

Principaux liens entre les variables étudiées

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Les vols

Onze des personnes sondées, dont dix hommes, ont déjà été victimes d’un vol. La majorité des victimes sont majeures, même si deux personnes ont 16 et 17 ans et deux autres 12 et 14 ans. Seulement deux victimes habitent de manière permanente en Suisse.

L’objet qui leur a été typiquement volé est le téléphone portable. Les victimes sont plus nombreuses parmi les personnes qui dorment « sous un toit », c’est-à-dire, dans un hébergement d’urgence ou chez quelqu’un que parmi celles qui passent leurs nuits dans la rue (voir le Tableau 2). Les victimes acceptent leur sort avec résignation, considérant que la vie comporte des risques. Parfois elles expriment même une certaine empathie avec les auteurs de ces vols :

C’est comme ça, un jour c’est lui, un jour c’est moi. Qu’est-ce que j’en sais ? Peut-être la personne en avait vraiment besoin !

Sondé 25, homme adulte, 29 janvier 2019

D’autre part, ils ne sont que cinq personnes – dont quatre hommes – à avouer avoir volé au moins une fois dans leur vie. Les auteurs sont âgés de 14 ans (n = 1), 17 ans (n = 1) et 18 ans et plus (n = 3). Un auteur de vol habite de manière permanente en Suisse alors que quatre y viennent de manière intermittente. Ils ont notamment volé des produits de première nécessité, comme des habits ou de la nourriture. Seul un homme dit voler régulièrement des objets dans de grandes surfaces à la demande d’autres personnes qui lui achètent ensuite le produit à un prix moins élevé que celui de vente. Faisant appel à l’une des techniques de neutralisation identifiées par Sykes et Matza (1957), il considère que les grandes surfaces font un grand profit, de sorte que ses vols sont sans importance.

La violence conjugale

Huit personnes adultes – quatre hommes et quatre femmes – disent avoir été victimes de violence de la part de leur conjoint et dix – dont trois femmes et sept hommes – disent en avoir été auteurs. La majorité d’entre elles (six, dont trois femmes) manifestent avoir été autant auteures que victimes (Tableau 2). Un auteur de violence conjugale et une victime habitent en Suisse de manière permanente, alors que neuf auteurs et sept victimes y viennent de manière intermittente.

La violence entre partenaires est quelque peu banalisée par la majorité des personnes sondées qui considèrent qu’elle fait partie de la vie conjugale. Les raisons invoquées par les auteurs (femmes et hommes confondus) pour justifier leurs actes sont la jalousie, le fait d’être de mauvaise humeur et chercher à libérer la tension en frappant le conjoint, et le fait de ne pas accepter une séparation décidée unilatéralement par le partenaire.

Les exceptions à cette normalisation de la violence conjugale concernent des cas extrêmes, comme celui d’une femme qui avait été mariée par ses parents à l’âge de 11 ans :

S10 ne voulait pas se marier et elle en veut beaucoup à sa mère à cause de cela […]. Son mari était très violent et la frappait beaucoup.

Observation de terrain, 20 octobre 2018

J’étais prête à me tuer pour ne plus être avec lui. J’en pouvais plus.

Sondée 10, femme adulte, 20 octobre 2018

Un autre cas extrême est celui d’un sondé qui raconte avoir répudié sa femme parce qu’elle lui a été infidèle, non sans l’avoir d’abord frappée et lui avoir rasé le crâne afin de la marquer en tant que « pute [curvă] ». Il a cherché à justifier son comportement en disant qu’elle le méritait parce qu’elle était d’origine rom et par conséquent devait rester « pure » :

Si elle est roumaine, ça va encore. Tu connais les Roumaines, elles sont un peu comme ça. Mais si elle est rom, ça ce n’est pas tolérable.

Sondé 25, homme adulte, 29 janvier 2019

La violence domestique

Quatorze membres de l’échantillon ont déjà reçu au moins une gifle de la part d’un autre membre de leur famille, notamment leurs parents. Ils ne vivent pas cette violence domestique de manière traumatique, mais plutôt banale. Par exemple, certains approuvent les punitions physiques infligées par leurs parents, considérant qu’il est correct d’être corrigé lorsqu’on « prend la mauvaise voie ». Les autres agressions concernent des rixes entre des membres de la fratrie, qu’ils considèrent aussi comme « normales ». Les victimes de sexe masculin sont majoritaires, dans la mesure où 11 hommes sur 18 disent avoir été agressés, alors qu’elles ne sont que 3 parmi les 9 femmes. Les victimes ont 12 et 14 ans (n = 2), 16 ans (n = 1) et 18 ans et plus (n = 11). Trois d’entre elles habitent de manière permanente en Suisse alors que onze y viennent de manière intermittente.

En revanche, les agressions physiques envers les parents sont minoritaires. En effet, nous avons observé des réactions de stupéfaction chez les interviewés lorsque nous les avons questionnés sur cela. Tout de même, 3 parmi les 17 hommes adultes (tous les 3 venant de manière sporadique en Suisse) apportent avoir frappé leurs parents au moins une fois dans leur vie. Dans deux cas, il s’agissait d’une gifle donnée en réaction à une agression physique du père, alors que dans le troisième, il s’agissait d’une agression plus conséquente envers la mère parce qu’elle avait été infidèle au père.

Les agressions physiques

Neuf personnes disent avoir déjà reçu au moins une gifle de la part de quelqu’un d’externe à la famille, autant en Roumanie qu’en Suisse. Huit victimes sont adultes et l’une a 14 ans, tandis que deux habitent en Suisse de manière permanente et sept y viennent de manière intermittente. Les victimes sont notamment celles qui dorment dans la rue (Tableau 2) et les victimisations se produisent souvent dans l’espace public ou dans des endroits qu’on pourrait qualifier « à risque », comme des pubs ou des boîtes de nuit. Aucune des victimes n’a fait référence à l’ethnie des agresseurs.

La participation à des rixes est très courante. Des 27 personnes interviewées, 19 avouent s’y être déjà engagées. Au moment du sondage, ces auteurs avaient entre 12 et 15 ans (n = 4), 16 et 17 ans (n = 2) et 18 ans ou plus (n = 13). Trois d’entre eux habitent en Suisse de manière permanente alors que seize y viennent de manière intermittente. En général, ces rixes sont le résultat d’une escalade qui commence par une agression verbale et dégénère finalement en échange de coups. Ce genre d’altercation semble être relativement fréquent et toléré par le groupe, au point que, lors des observations, nous avons été témoins de deux altercations entre des jeunes Roms.

L’intervenante sociale rom a dû arrêter une bagarre, car NN voulait se battre avec un autre monsieur rom d’environ 40 ans. On est arrivés au bon moment pour que l’intervenante sociale puisse lui proposer un café.

Observation du 11 octobre 2018

En général, ces bagarres n’entraînent pas de blessures graves, mais il y a des exceptions. Ainsi, l’un de nos interviewés nous a confié qu’il avait réagi aux insultes de ses camarades d’école en Suisse – qui se moquaient de son identité rom et migrante (voir ci-après) en cassant quatre doigts de la main à l’un d’entre eux.

Les victimisations de haine

Les réponses des neuf personnes qui disent avoir déjà été victimes d’une agression de haine font presque toujours référence à des agressions verbales, que ce soit à cause de leur ethnie ou à cause de l’exercice de la mendicité. En ce qui concerne la première, les faits se rapportent souvent à l’enfance ou à l’adolescence, quand ils étaient insultés par des copains d’école ou par des enfants de leur village en Roumanie. Ils étaient ainsi traités de « sales » et de « voleurs », quoique l’insulte la plus fréquente en roumain était țigan împuțit[8], une expression difficile à rendre en français, mais dont une traduction approximative serait « sale gitan ». On y retrouve les références au stéréotype de la saleté et la paresse des Roms et au dégoût que cela provoque chez les autres. De nos jours, l’une des victimes a 14 ans, une autre 17, et le reste (n = 7) sont des adultes. L’une des victimes habite en Suisse de manière permanente et les huit autres y viennent de manière intermittente.

D’autre part, 14 personnes (dont 10 adultes, 2 adolescentes de 12 et 14 ans et 2 de 16 et 17 ans) des 18 qui ont déjà mendié signalent qu’elles ont été insultées pour ce faire, notamment en Suisse. Selon les dires de certains de nos sondés, les passants leur disent, souvent de manière très agressive, d’aller travailler au lieu de mendier. Trois des victimes habitent en Suisse de manière permanente alors que onze y viennent de manière intermittente.

Les cyberinjures

Des 27 personnes sondées, 22 possèdent des comptes sur la plateforme Facebook pour partager leur quotidien « en streaming ». Ce moyen de communication leur permet de rester en contact avec leurs proches qui se trouvent en Roumanie et dans d’autres pays. En même temps, il leur ouvre des opportunités pour poster des injures et, dans la mesure où la plupart d’entre eux postent des informations ouvertes à tout public, d’en être victimes. Il en va de même avec d’autres moyens virtuels de communication, comme les messages échangés à travers diverses applications de messageries.

En particulier, huit personnes ont déjà été injuriées dans le monde numérique. Il s’agit de cinq adultes, une personne de 16 ans et deux ayant 14 ans. Toutes viennent en Suisse de manière intermittente. Elles ont été agressées virtuellement soit par des inconnus, soit par des membres de la famille éloignée, soit par leur conjoint jaloux. Ce dernier cas de figure arrive souvent lorsque la victime se trouve en Suisse et le conjoint en Roumanie. Les injures virtuelles sont perçues par les répondants comme quelque chose de banal même si, parfois, elles peuvent déclencher des agressions dans le monde physique. Ainsi, nous avons noté dans notre cahier de bord :

S15 me raconte qu’elle s’est battue avec une autre fille qui l’avait traitée de pute sur Facebook. Elle a donc décidé de la remettre à sa place. Elle se sentait remise en question parce que l’autre l’avait accusée d’avoir couché avec un membre de la communauté.

Observation du 2 octobre 2018

Parallèlement, ils sont six − ayant 14 ans (n = 1) et 18 ans et plus (n = 5) − à avoir déjà injurié d’autres personnes sur Facebook, notamment pour répondre à des insultes reçues, pour insulter quelqu’un qui se manifestait ouvertement homosexuel, ou pour injurier leur conjoint (ou conjointe) lorsqu’il (elle) les rendait jalouses (jaloux).

Les actes d’ordre sexuel

Quatre personnes (dont trois femmes) ont répondu avoir été victimes de comportements sexuels dérangeants. Une moitié habite en Suisse de manière permanente et l’autre ne vient que de manière intermittente. Il s’agit de trois adultes et d’une personne âgée de 14 ans.

Dans deux cas, les auteurs sont des amis qui s’engagent dans des tentatives de séduction non réciproques qui dégénèrent en attouchements non consentis. Un autre cas est celui déjà mentionné de la jeune fille qui avait été mariée à 11 ans et qui a considéré comme des agressions sexuelles les relations que son mari lui avait imposées. Le cas restant est celui d’un sondé qui exerce la prostitution, et dont des clients ont essayé de le forcer à s’engager dans certaines pratiques ou ont enlevé le préservatif sans son consentement.

Les fausses confessions à la justice

Deux des sondés adultes, venant en Suisse de manière sporadique, disent s’être déjà déclarés coupables d’un délit afin de protéger le vrai auteur. Dans un cas, ce sont le cousin et le frère qui avaient commis un cambriolage, mais qui lui ont demandé de s’inculper parce qu’il était mineur (10 ans) et ne pouvait pas être puni, alors que les vrais auteurs avaient atteint l’âge de majorité pénale (14 ans en Roumanie). L’autre personne a assumé être l’auteure d’un vol d’habits dans une boutique suisse qui avait en fait été commis par une amie qui était en même temps victime de violences conjugales. Elle a pris la décision d’assumer la faute « pour que son mari ne la frappe pas à cause de ça » (Sondée 17, femme adulte, 25 novembre 2018).

La diversité des victimisations et de la délinquance

L’indice de diversité de la délinquance permet de mesurer le degré de spécialisation – ou, au contraire, de versatilité – des auteurs. Il est parfois utilisé comme complément des indices de prévalence et d’incidence (Aebi, 2006) ou comme une alternative à l’incidence lorsque cette dernière présente des valeurs extrêmes ou instables (Junger-Tas, Marshall et Ribeaud, 2003)[9]. La diversité lambda de la victimisation est de 3,3, ce qui veut dire que durant leur vie les victimes ont subi en moyenne trois types de délits différents ; en revanche, pour ceux engagés dans la délinquance, la diversité lambda est de 2,1 délits différents durant leur vie (Tableau 3). En fait, le degré de versatilité dans la délinquance est faible dans la mesure où seulement un jeune signale avoir commis quatre délits différents ; on pourrait même parler d’une certaine spécialisation, dans ce sens que les comportements typiques sont les rixes et les violences conjugales.

En ce qui concerne la corrélation entre délinquance et victimisation, on constate que les personnes qui avouent davantage de délits sont les mêmes qui ont été le plus fréquemment victimisées (Tableau 3). Cette relation est particulièrement visible lorsque le nombre de délits différents est supérieur à deux. Les sept personnes qui se trouvent dans ce cas d’espèce ont été victimes de plus de quatre infractions différentes.

L’importance de la religion

Tous les membres de l’échantillon s’identifient comme chrétiens et la presque totalité manifeste que la religion est assez ou très importante pour eux, ce qui corrobore qu’elle est l’un des piliers de leur vie. En outre, ils sont 15 à dire qu’ils prient chaque jour, le matin et/ou le soir.

Ils perçoivent la prière comme un acte thérapeutique. Elle les aide à avoir davantage de résilience face aux adversités de la vie. Ils prient Dieu parce qu’ils ont confiance en la protection qu’Il leur octroie, tant à eux personnellement qu’à leur famille. En outre, deux jeunes disent que l’omniprésence de Dieu les empêche de s’engager dans la délinquance : « Il m’empêche de voler, de rentrer en prison » (Sondé 21, 29 novembre 2018).

Tableau 3

Diversité lambda de la délinquance et de la victimisation dans le courant de la vie

Diversité lambda de la délinquance et de la victimisation dans le courant de la vie

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Les attitudes envers la délinquance

Nous avons demandé aux personnes interviewées d’imaginer la réaction qu’auraient les membres de leur entourage (leur famille et leur communauté) s’ils venaient à apprendre qu’elles avaient volé quelque chose, frappé leur conjoint ou agressé physiquement une autre personne parce qu’elle était homosexuelle. La quasi-totalité des personnes considèrent que leurs proches réagiraient en les jugeant très sévèrement dans les trois cas de figure.

Par rapport au vol, ils pensent que leur famille les inciterait à rendre la chose volée. Cela semble logique dans la mesure où, comme nous l’avons déjà vu, les membres de l’échantillon qui ont déjà commis des vols sont minoritaires. En outre, nos observations sur le terrain nous ont permis de constater qu’ils ressentent de manière très négative l’étiquette de « voleurs » que la société a collée aux membres de leur communauté.

En ce qui concerne la violence conjugale, certaines personnes ajoutent même que les membres de leur famille s’interposeraient pour interrompre une agression concrète, et quelques-unes considèrent que leurs proches n’hésiteraient pas à les frapper en retour pour les arrêter. Il y a tout de même quelques exceptions. Ainsi, l’un des interviewés nous a dit que la violence conjugale n’est acceptable que si la conjointe a été infidèle.

D’après nos observations, l’homosexualité n’est pas tolérée (elle est même fortement rejetée) par les Roms qui fréquentent la Suisse. En fait, les plus âgés vont même jusqu’à nier que ce phénomène puisse exister dans leur communauté. Par exemple, l’un d’entre eux nous a dit : « Madame, chez nous il n’y a pas de pédés » (O3, observation du 15 mai 2018). Malgré cela, ils estiment que leur famille n’accepterait pas qu’ils frappent une personne à cause de son orientation sexuelle.

Les rapports avec la police

La quasi-totalité des sondés (23 sur 26) signalent qu’ils ont déjà été interpellés par la police, soit parce qu’ils mendiaient dans des endroits interdits, soit parce qu’ils dormaient sur la voie publique, soit pour un contrôle d’identité, soit parce qu’ils avaient commis un délit. Les interpellations pour cause de mendicité se soldent notamment par une amende. Quatre membres de notre échantillon disent aussi avoir déjà fait de courts séjours en détention pour non-paiement de ce genre d’amende.

Seulement 1 des 12 victimes de vol et 2 des 9 victimes d’agression physique de la part de connaissances ou d’inconnus ont porté plainte à la police. Ceci n’est pas forcément dû à une méfiance généralisée envers la police. En fait, 13 des membres de l’échantillon considèrent que la police fait un bon travail, tandis que les 11 qui ont une image négative de la police se plaignent notamment du fait qu’ils ont été interpellés pour avoir mendié ou dormi sur la voie publique. En particulier, ils se sentent traités de manière injuste lorsque la police confisque leur argent pour encaisser de manière anticipée l’amende qui leur sera imposée.

Discussion et conclusion

Certains des résultats de cette recherche sont similaires à ceux des quelques études qui l’ont précédée et que nous avons présentées dans la recension des écrits. Ceci est le cas pour la présence de la violence conjugale au sein des couples roms (Hașdeu, 2007), pour les victimisations dont ils font l’objet à cause de leur ethnie et de l’exercice de la mendicité (Wallengren et Mellgren, 2015 ; Wallengren et al., 2019) et pour leurs fausses confessions à la justice (Aebi et Campistol, 2013). En revanche, contrairement aux résultats de Gerevich et al. (2010), nous avons constaté que le niveau de consommation de drogues illégales était bas. De même, contrairement aux résultats de Giménez-Salinas et al. (2012), nous avons observé que la famille agit davantage comme un facteur de protection que comme un facteur de risque, dans la mesure où les personnes sondées perçoivent que les membres de leur famille condamneraient tout acte illégal. Dans une perspective similaire, nous avons constaté qu’en principe, les Roms de notre échantillon ne manifestent pas de valeurs favorables à la délinquance, ce qui contredit un stéréotype largement répandu dans les sociétés occidentales. Les exceptions concernent les quelques personnes qui justifient l’utilisation de la violence à l’encontre d’une personne homosexuelle ou d’un conjoint infidèle. Ces représentations de la violence conjugale et de l’homosexualité, ainsi que leurs conséquences en termes de discrimination et de victimisation par des proches, semblent des sujets de choix pour des recherches futures.

Parmi les thématiques qui, à notre connaissance, n’ont pas encore été étudiées avec un échantillon semblable, nous soulignons tout d’abord le fait que la gamme de victimisations subies par les jeunes Roms roumains interviewés est plus large que celle des délits qu’ils ont commis. Parmi ces derniers, les délits violents sont relativement fréquents, alors que les délits contre la propriété sont plutôt rares. Toutefois, les résultats corroborent le lien entre l’implication dans la délinquance d’une personne et son risque de victimisation – déjà observé notamment avec des échantillons de jeunes (Pauwels et Svensson, 2011, avec références) et de toxicomanes (Aebi, 2006) –, en ce sens que plus la gamme de délits commis est large, plus la gamme de victimisations le sera aussi. Dans ce contexte, les concepts d’exposition au risque de victimisation et d’activités quotidiennes, chers aux approches situationnelles (Cohen et Felson, 1979 ; Hindelang, Gottfredson et Garofalo, 1978) se sont avérés particulièrement utiles. En particulier, le type de victimisation subie est associé aux activités nocturnes, dans ce sens que ce type varie selon que la personne passe la nuit dans la rue ou dans un foyer d’accueil. Cela suggère que les études et les programmes d’intervention auprès des minorités roms ne devraient pas cibler uniquement les délits de haine, mais plutôt prendre en considération une palette large de délits et de victimisations, tout en mettant l’accent sur la réduction des situations à risque (Cornish et Clarke, 2003).

La violence conjugale au sein des couples roms étudiés est souvent bidirectionnelle, ce qui constitue un autre exemple d’association réciproque entre délinquance et victimisation. Cette bidirectionnalité de la violence entre partenaires avait été constatée avec différents échantillons par Straus (2014) qui, regrettablement, a souvent été ignoré et même décrié pour avoir osé étudier ce phénomène, au point que, selon ses propres mots, il avait été « excommunié du féminisme » (Straus, 2020). Il s’agit d’un sujet qui mérite d’être approfondi à travers des recherches menées sans a priori, notamment sans présupposer un statut de victime pour la femme et un d’agresseur pour l’homme, mais tout en tenant compte que les formes et l’intensité de la violence varient selon le sexe de l’auteur et de la victime.

Bien que cette recherche n’ait pas traité de manière directe le risque d’exploitation des mineurs roms dans le cadre de réseaux de mendicité ou de prostitution (van Dijk, van der Knaap, Aebi et Campistol, 2014), nos observations de terrain laissent entendre que ce risque existe. Certains mineurs sont relativement seuls dans le pays d’accueil et on est en droit de se demander comment ils pourraient être protégés des menaces pouvant venir aussi du monde virtuel. En effet, nous avons constaté que l’utilisation des réseaux sociaux virtuels est la norme parmi les membres de la communauté. Ceci leur permet de rester en contact avec leurs proches en Roumanie, ce qui facilite leur processus migratoire, mais ouvre aussi une brèche (au sens de Killias, 2006) à travers laquelle surgissent de nouvelles opportunités de commettre ou de subir des délits. En même temps, les technologies de l’information ouvrent des possibilités pour faire de la prévention en ligne, ce qui constitue un de leurs aspects positifs, mais qui a peu été exploité jusqu’à présent auprès des Roms.

Pour terminer, nous aimerions souligner l’esprit d’ouverture des praticiens qui ont accepté de travailler ensemble avec des universitaires, tout en sachant que cette étude pouvait révéler des aspects négatifs de la communauté qu’ils cherchent à aider. Cet esprit d’ouverture contraste fortement avec les questionnements que nous avons reçus de la part d’une minorité de nos collègues, surpris d’apprendre que nous ne cherchions pas à « prouver » la discrimination et l’étiquetage des Roms[10], ainsi qu’avec certaines des remarques des réviseurs de cet article qui nous commandaient de « problématiser », de changer notre angle d’étude pour appliquer une perspective de genre, ou qui questionnaient les données de l’UE ou le besoin de citer Murray Straus, mais nous exigeaient d’inclure des sources à fort contenu idéologique. Nous tenons néanmoins à remercier ces réviseurs dans la mesure où certaines de leurs critiques nous ont permis d’améliorer nettement cet article, de la même manière que nous remercions les éditeurs de la revue Criminologie qui ont su faire la part entre le débat scientifique et le débat idéologique. Notre démarche en termes de combinaison d’une méthodologie quantitative et qualitative et d’une réalité physique et numérique s’inscrit dans une perspective large d’actualisation des objets d’étude de la criminologie et de construction d’une criminologie unifiée (Agnew, 2011), qui part de l’idée que la science se place au-delà des divisions et du manque de communication entre les membres de sociétés occidentales fortement polarisées.