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Introduction

L’état actuel des connaissances sur les liens existants entre la toxicomanie et la délinquance impose deux constats. Tout d’abord, une importante proportion des personnes détenues éprouve des problèmes de consommation de substances psychoactives (SPA) (Bhathi et Roman, 2010 ; Curran, 2015 ; Giroux, 2011). Le plus récent portrait de la clientèle carcérale québécoise montre en effet que 35 % de celle-ci avait une importante consommation hebdomadaire d’alcool (25 verres et plus) et 54 % de drogue (au moins une), l’année précédant l’incarcération (Chéné, 2014). De plus, il est maintenant largement admis que la dépendance aux SPA figure parmi les facteurs les plus importants menant à la récidive criminelle (Brochu, Brunelle et Plourde, 2016 ; Farrell MacDonald, Gobeil, Biro, Ritchie et Curno, 2015 ; McKiernan, 2017). Sachant qu’il doit impérativement y avoir une cohérence entre les besoins de la clientèle carcérale et les interventions qui sont offertes (Zinger et Elman, 2017), il apparaît évident que des programmes efficaces visant la toxicomanie sont nécessaires en milieu carcéral.

Problématique

Les programmes d’intervention en toxicomanie sont très variables lorsque l’on compare l’offre de services fédérale[2] et provinciale. Afin de bien adapter les interventions aux besoins de la clientèle, le Service correctionnel du Canada (SCC) offre à travers le pays différentes versions du programme national de traitement de la toxicomanie (intensité élevée et modérée, prélibératoire, maintien des acquis et des versions adaptées aux populations autochtones). Au provincial, comme l’offre de services repose entre autres sur l’article 23 de la Loi sur le système correctionnel québécois qui stipule que le ministère de la Sécurité publique (MSP) peut conclure une entente avec un ministère ou un organisme pour l’élaboration et l’implantation de services aux personnes contrevenantes, les programmes offerts varient grandement selon les initiatives et les contingences régionales d’intervention (existence de programmes adaptés, ressources et expertise, etc.). De plus, la courte durée des peines qui y sont purgées influence également la nature des programmes pouvant être offerts. La plupart des établissements offrent des groupes de soutien des Alcooliques anonymes, certains le suivi individuel, le traitement à la méthadone et les communautés thérapeutiques (MSP, 2010).

Même si l’évaluation de programme est considérée de manière consensuelle par les instances gouvernementales comme étant une pratique essentielle dans la prestation de programmes efficaces aux personnes délinquantes incarcérées (Hollin et Palmer, 2006), il s’agit d’un exercice souvent négligé (Cortoni et Lafortune, 2009). De façon générale, certaines formes de traitement de la dépendance dans un contexte carcéral sont reconnues pour leur efficacité : les communautés thérapeutiques (Farrington et Welsh, 2005 ; Friedmann, Taxman et Henderson, 2007 ; Holloway, Bennett et Farrington, 2006 ; McMurran, 2006 ; Olson et Lurigio, 2014 ; Perry et al., 2009), les traitements de maintien à la méthadone (Brochu et Plourde, 2012 ; McMurran, 2006 ; Sims, 2005), celles qui appliquent les principes de l’approche cognitivo-comportementale (Hamilton, Koehler et Lösel, 2014 ; Landerberger et Lipsey, 2005 ; Needham et al., 2015 ; Wilson, Bouffard et MacKenzie, 2005), de même que l’entretien motivationnel (Burke, Arkowitz et Menchola, 2003 ; Lundahl, Kunz, Tollefson et Burke, 2010 ; Vasilaki, Hosier et Cox, 2006). Toutefois, lorsque l’on s’intéresse à l’évaluation d’un programme en particulier, qui plus est en contexte carcéral québécois, les études se font rares. Des défis de divers ordres (liés au milieu carcéral, à la clientèle desservie, au programme déployé, au devis de recherche préconisé) peuvent entre autres expliquer la réticence de certains à se prêter à l’exercice (Arseneault, Plourde et Alain, 2016). S’ajoute à cela toute la complexité liée à la mesure et à l’évaluation du concept de dépendance. En effet, la dépendance est un concept multidimensionnel et il est reconnu que, de façon générale, plusieurs épisodes de traitement s’avéreront nécessaires pour arriver à de véritables changements (Herie, Godden, Shenfeld et Kelly, 2010), qui eux, peuvent être de différentes natures, selon le mandat et la philosophie d’intervention qui sous-tendent l’offre de service. S’appuyant sur le lien existant entre la consommation de SPA et la récidive criminelle, la majorité des études évaluatives qui s’intéressent à un programme d’intervention en toxicomanie en contexte carcéral retiennent la récidive à titre de principal indicateur de succès (Goyette, Charbonneau, Plourde et Brochu, 2013). Or, si l’on adopte les principes de la réduction des méfaits et que l’on considère les nombreuses dimensions du concept de dépendance, un spectre beaucoup plus large d’indicateurs devrait être tenu en compte pour conclure à des effets d’un programme d’intervention qui soient plus nuancés et réalistes (Marlatt, Larimer et Witkiewitz, 2012 ; Massé et Mondou, 2013). En effet, selon cette perspective, adoptée par de nombreux organismes et services de santé (Association des intervenants en dépendance du Québec, 2020), le but de l’intervention n’est plus d’atteindre l’abstinence mais bien de réduire les conséquences associées à la consommation de SPA, notamment en diversifiant les options d’accompagnement (Harm Reduction International, s.d.). Celles-ci, tout comme l’évaluation des effets qui en découlera, doivent tenir compte des attentes, des capacités et de la temporalité des personnes aux prises avec des problèmes de consommation de SPA (Hautes Autorités de santé, 2019). C’est d’ailleurs selon cette posture et dans l’esprit de contribuer aux connaissances propres au Québec quant à l’offre de service en toxicomanie en milieu carcéral que cette évaluation de programme a été menée.

Programme à l’étude

Le programme évalué est celui qu’a offert le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale (CIUSSS-CN)[3] à l’Établissement (provincial) de détention de Québec (ÉDQ) de 2009 à 2018. Pour des raisons administratives (notamment liées à la surpopulation carcérale), l’ÉDQ a temporairement suspendu les activités du programme évalué. Toutefois, sa reprise en version améliorée (notamment en s’appuyant sur les résultats de cette étude) est envisagée pour les mois à venir[4]. L’une des particularités du programme à l’étude tient au fait qu’il découle d’une concertation entre trois ministères : le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) (volet scolaire), le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) (volet du traitement) et le ministère de la Sécurité publique (MSP – volet sécuritaire). Tout au long des six semaines d’intervention que durait ce programme, 14 détenus vivaient dans un département, isolés du reste de la population carcérale générale, et assistaient en alternance à des activités thérapeutiques et scolaires leur permettant ainsi de poursuivre leurs études tout en réalisant le programme. Le programme s’appuyait sur une approche intégrée d’intervention (Donovan, 2005 ; Griffiths et Gardner, 2002) et reposait sur plusieurs approches, dont la réduction des méfaits (Brisson, 1997 ; Marlatt et al., 2012 ; Massé et Mondou, 2013), les approches cognitivo-comportementales (Lee et Rawson, 2008) et motivationnelles (Miller et Rollnick, 2006). Les objectifs du programme, tels que présentés dans les différents documents officiels du programme, se déclinent ainsi :

  • Objectifs généraux :

    • Offrir à la population carcérale aux prises avec une problématique de consommation une occasion d’approfondir sa réflexion sur ses habitudes de consommation pendant sa période d’incarcération ;

    • Réduire les risques de récidive.

  • Objectifs spécifiques :

    • Réfléchir à ses habitudes de consommation et à ses impacts ;

    • Déterminer ses objectifs personnels par rapport à ses habitudes de consommation ;

    • Établir les changements à apporter et les moyens d’y parvenir ;

    • S’outiller pour éviter la rechute.

Cette recherche a comme objectif d’évaluer les effets du programme en mesurant les changements observables dans le portrait de la consommation des détenus, de même que sur les sphères psychoémotionnelle et relationnelle selon trois temps de mesure. Sont également documentés les services utilisés par les usagers en regard de leurs problèmes de dépendance pour témoigner de leur maintien (ou non) dans un processus de changement ainsi que le taux de satisfaction relativement au programme par les participants l’ayant terminé. Les certifications éthiques du comité d’éthique de la recherche en toxicomanie (CERT), du comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université du Québec à Trois-Rivières de même que l’approbation de la Direction de la recherche du ministère de la Sécurité publique ont été obtenues pour mener à terme ce projet.

Méthode

Cette étude présente des données quantitatives recueillies à trois temps de mesure différents (T0, T1 et T2) auprès de participants volontaires formant un groupe expérimental (GE) et un groupe témoin (GT).

Critères d’admissibilité

Les participants du GE (n = 152) sont ceux ayant participé au programme offert par le CIUSSS-CN à l’ÉDQ. Pour être admis au programme, les détenus doivent répondre aux critères de sélection suivants : 1) nécessiter un niveau de sécurité minimal en établissement ; 2) avoir encore un minimum de six semaines à purger en détention ; 3) présenter une problématique de consommation d’alcool ou de drogue requérant une intervention dans un service spécialisé de deuxième ligne (niveaux de sévérité modéré et élevé) selon le questionnaire DÉBA-Alcool/Drogues (Tremblay, Rouillard et Sirois, 2004) ; 4) être motivé à entreprendre une démarche d’aide ; 5) être fonctionnel en lecture et écriture ; 6) être capable de bien fonctionner en groupe. Les personnes présentant un problème de santé mentale non stabilisé par une médication sont exclues du programme et par le fait même du projet de recherche. Durant les deux phases de collecte s’étant déroulées entre novembre 2011 et novembre 2014, 98,7 % des nouveaux admis au programme ont accepté de participer au projet.

Les participants du GT (n = 140) ont été recrutés à l’Établissement (provincial) de détention de Trois-Rivières (ÉDTR), où aucun programme de ce type n’est offert. Le fait d’avoir le GT et le GE dans des établissements différents a également prévenu une contamination possible si les participants des deux groupes avaient été recrutés dans le même établissement. Pour participer au projet de recherche, les détenus du GT devaient répondre à tous les critères qui auraient fait en sorte qu’ils soient admis au programme s’ils avaient été incarcérés à l’ÉDQ.

Procédure

L’entretien du T0, d’une durée moyenne de 90 minutes, avait lieu à l’admission au programme pour les participants du GE et au moment où ils se montraient intéressés pour ceux du GT. L’entretien du T1, d’une durée moyenne de 45 minutes, avait pour sa part lieu six semaines après le T0 (M = 43,1 jours ; ÉT = 9,0). Ces deux premiers contacts ont eu lieu dans le cadre d’une entrevue en face à face, dans les établissements de détention. L’entretien du T2, également d’une durée de 45 minutes, se tenait quant à lui six mois après celui du T1 (M = 194,5 jours ; ÉT = 29,8) et avait lieu en détention si le participant s’y trouvait toujours. Dans le cas contraire, il pouvait parfois avoir lieu en face à face, dans un endroit assurant à la fois confidentialité et sécurité (CIUSSS-CN, maisons de transition, locaux de l’Université du Québec à Trois-Rivières) mais, dans la plupart des cas, il se déroulait par téléphone. Tous les participants qui n’étaient plus détenus au moment de ce troisième entretien ont reçu une compensation financière de 40 dollars. La Figure 1 brosse le portrait du nombre de participants à chacun des temps de mesure ainsi que le temps moyen écoulé entre les entretiens.

Figure 1

Suivi des participants selon le groupe

Suivi des participants selon le groupe

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Tableau 1

Facteurs ciblés par les activités du programme et les instruments de mesure utilisés

Facteurs ciblés par les activités du programme et les instruments de mesure utilisés

Tableau 1 (suite)

Facteurs ciblés par les activités du programme et les instruments de mesure utilisés

* Le DÉBA-Alcool/Drogues rempli par les intervenants au moment de l’évaluation pré-traitement a été utilisé pour les participants du GE.

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Instruments

Le Tableau 1 fait le lien entre les cibles du programme et les outils utilisés pour procéder à leur évaluation. Le programme à l’étude vise d’une part des facteurs criminogènes (la toxicomanie, la personnalité antisociale et les relations familiales, conjugales et sociales) et, d’autre part, un facteur non criminogène (la détresse psychologique) (1re colonne) (Bonta et Andrews, 2007). Le taux de satisfaction relativement au programme s’ajoute à ces cibles dans le cadre de l’évaluation. Pour chacune d’elles, le Tableau 1 présente les outils qui sont utilisés pour les mesurer (2e colonne), l’opérationnalisation de ces cibles selon les outils (3e colonne) et leurs qualités psychométriques (4e colonne). Afin de soutenir la compréhension des résultats, l’interprétation des scores pour chaque outil est également présentée (4e colonne). Finalement, la dernière colonne du Tableau 1 précise auprès de quel groupe les questionnaires ont été passés et à quel temps de mesure.

Analyses statistiques

Les analyses statistiques ont été réalisées en trois étapes. Une première étape, menée à l’aide d’analyses descriptives sur les données recueillies au T0, a permis de dresser un portrait des participants en regard de la consommation, de la sphère psychoémotionnelle et de la sphère relationnelle. Dans un deuxième temps, le test t pour échantillons indépendants et le test du Chi carré ont été conduits dans le but de vérifier les niveaux d’homogénéité des variances des deux groupes. Finalement, une analyse de variance univariée à mesures répétées a été menée dans le but d’évaluer les effets du programme.

Résultats

Portrait des participants et homogénéité des groupes

Le Tableau 2 présente un portrait des participants de chaque groupe en regard de leurs âge, historique de consommation, situation judiciaire, symptômes psychologiques ainsi que de leur histoire de victimisation. Bien qu’afin d’assurer l’équivalence des groupes, les critères d’inclusion au programme suivi par le GE ont été appliqués rigoureusement pour la sélection des participants du GT, ceux-ci montrent un portrait un peu plus fragilisé que ceux-là pour certaines variables : ils se sont initiés plus jeunes à la consommation de cocaïne ; ont consommé beaucoup plus longtemps de la cocaïne et du cannabis de façon régulière ; ont reçu, en moyenne, un plus grand nombre de sentences et ont passé davantage de temps en détention au cours de leur vie. Finalement, ils sont plus nombreux à avoir souffert d’anxiété, à avoir éprouvé des difficultés à maîtriser leurs comportements violents et à avoir été victimes de sévices au cours de leur vie.

Évaluation des effets du programme

Le Tableau 3 présente les scores obtenus aux différents questionnaires par les participants selon le groupe.

Il est à noter que les résultats du DÉBA-Alcool/Drogues ne sont pas présentés puisqu’ils n’ont pu être analysés comme prévu par l’équipe de recherche. De fait, pour le GE, il avait été décidé d’utiliser le DÉBA-Alcool/Drogues rempli par les intervenants en détention (puisque cela fait partie de la routine de l’évaluation initiale au moment de l’incarcération). Cette formalité évitait aux participants de répondre deux fois au même questionnaire. Il s’est toutefois avéré que les intervenants des établissements de détention commettaient des erreurs de passation et donc que les questionnaires ne pouvaient être utilisés. Cette information aurait pu nous permettre de déterminer le degré de sévérité de la consommation d’alcool et/ou de drogues des participants (T0) et de voir si ce profil s’est maintenu ou non dans le temps (T1 et T2). Il est également à noter qu’afin de simplifier la section « Résultats », seuls les effets significatifs Temps, Groupe et Temps X Groupe sont décrits et discutés.

Les résultats de l’ANOVA à mesures répétées indiquent des effets Temps significatifs. Ainsi, au fil du temps, l’ensemble des participants améliorent leur situation pour les variables suivantes : la détresse psychologique (F (2, 211) = 29,89 ; p = 0,000), les relations sociales (F (2,212) = 4,08 ; p = 0,02), l’estime de soi (F (2,211) = 14,47 ; p = 0,000), les buts dans la vie (F (2,212) = 17,36 ; p = 0,000), et le soutien de la famille perçu (F (2,203) = 3,75 ; p = 0,03). À l’inverse, ils présentent une détérioration de leur situation dans les sphères suivantes : l’impulsivité (F (2,210) = 15,14 ; p = 0,000), l’évaluation de leurs problèmes de drogues (F (2,422) = 28,40 ; p = 0,000) et de la nécessité de recevoir de l’aide (F (2,420) = 75,00 ; p = 0,000) et, enfin, de leur besoin d’aide pour leurs problèmes liés à la consommation d’alcool (F (2,422) = 3,95 ; p = 0,02) et de la nécessité de recevoir de l’aide pour ces derniers (F (2,422) = 17,54 ; p = 0,000).

Tableau 2

Portrait des participants en regard de leurs âge, historique de consommation, situation judiciaire, symptômes psychologiques ainsi que de leur histoire de victimisation, selon le groupe

Portrait des participants en regard de leurs âge, historique de consommation, situation judiciaire, symptômes psychologiques ainsi que de leur histoire de victimisation, selon le groupe

Tableau 2 (suite)

Portrait des participants en regard de leurs âge, historique de consommation, situation judiciaire, symptômes psychologiques ainsi que de leur histoire de victimisation, selon le groupe

Note : *p < 0.05 ; **p < 0.01 ; ***p < 0.001

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Tableau 3

Scores obtenus par les participants, selon le groupe, pour chacun des questionnaires

Scores obtenus par les participants, selon le groupe, pour chacun des questionnaires

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Les résultats de l’ANOVA à mesures répétées montrent également des effets Groupe significatifs. Ainsi, la situation des participants du GE en regard des sphères suivantes est plus positive que celle des participants du GT : la santé psychologique (F (1,212) = 7,31 ; p = 0,01), le soutien perçu de la famille (F (1,203) = 27,96 ; p = 0,000) et le soutien perçu des amis (F (1,165) = 11,24 ; p = 0,001). Toutefois, les participants du GE ont un profil plus fragilisé que les participants du GT pour les sphères suivantes : la détresse psychologique (F (1,211) = 9,44 ; p = 0,002), les relations sociales (F (1,212) = 3,85 ; p = 0,05), l’impulsivité (F (1,210) = 10,20 ; p = 0,002) et les buts dans la vie (F (1,212) = 12,13 ; p = 0,001).

Les résultats de l’ANOVA à mesures répétées indiquent que la participation au programme a eu un effet significatif sur les participants pour trois des sphères évaluées, soit la détresse psychologique (F (2,211) = 4,37 ; p = 0,01), les buts dans la vie (F (2,212) = 7,26 ; p = 0,001) et l’importance accordée au fait de recevoir de l’aide pour leurs problèmes de consommation (F (2,212) = 6,86 ; p = 0,001). Les analyses de contrastes effectuées sur ces effets Temps X Groupe indiquent que la détresse psychologique des participants a augmenté davantage pour ceux du GE que pour ceux du GT entre T1 et le T2 (F (1,211) = 8,64 ; p = 0,004). Pour sa part, l’analyse de contraste effectuée sur les buts dans la vie indique que les participants du GE y portent significativement plus attention que le GT entre le T0 et le T1 (F (1,212) = 5,078 ; p = 0,03), alors que cette préoccupation diminue pour le même groupe et augmente chez le GT entre le T1 et le T2 (F (1,212) = 14,19 ; p = 0,000). En dernier lieu, une analyse de contraste a été réalisée sur la perception de l’importance de recevoir de l’aide pour les problèmes d’alcool et de drogues. Pour l’alcool, ces résultats indiquent une diminution de consommation beaucoup plus grande pour le GE entre le T0 et le T1 (F (1,212) = 12,90 ; p = 0,000) ; alors que les participants du GE ne modifient pas leur perception du besoin d’intervention pour l’alcool entre le T1 et le T2 (F (1,212) = 4,42 ; p = 0,04) ; pendant que cette perception diminue chez les participants du GT entre ces deux derniers temps de mesure. En ce qui concerne l’estimation de l’importance de recevoir de l’aide pour un problème de consommation de drogues, l’analyse de contraste indique que les participants du GE présentent une diminution plus marquée que ceux du GT tant entre le T0 et le T1 (F (1,210) = 18,38 ; p = 0,000) qu’entre le T0 et le T2 (F (1,210) = 14,74 ; p = 0,000).

Utilisation des services

Les prochains résultats concernent l’utilisation des services en toxicomanie entre le deuxième et le troisième temps de mesure, c’est-à-dire au cours des six mois après la fin du programme pour les participants du GE, et au cours des six mois après la rencontre du T1 pour les participants du GT. Les résultats indiquent que 51 % des participants du GE (n = 78) et 35 % (n = 49) des participants du GT ont reçu des services en toxicomanie au cours de cette période. L’analyse du Chi carré montre que les participants du GE sont considérablement plus nombreux que ceux du GT à avoir reçu des services en lien avec la toxicomanie entre le T1 et le T2 (c2 (1, N = 292) = 7,89 ; p = 0,01). Les services les plus utilisés sont ceux offerts par des ressources communautaires (c2 (1, N = 213) = 9,61 ; p = 0,01).

Satisfaction des participants du GE à l’égard du programme

Les résultats obtenus au questionnaire SaClic (CRDQ, 2005) mesurant le degré de satisfaction des participants en lien avec les services reçus que l’on a fait passer, rappelons-le, uniquement aux participants du GE au T2, témoignent d’un niveau de satisfaction très appréciable, comme présenté dans le Tableau 4.

Les formalités pour être admis au programme ainsi que l’attente pour y entrer sont les aspects qui font que les participants se disent peu ou moyennement satisfaits (respectivement 23 % et 25 %). Ceci s’explique sans doute par le fait qu’une rencontre d’évaluation au cours de laquelle plusieurs aspects sont évalués (motivation au traitement, consommation, dossier carcéral, etc.) est nécessaire pour valider l’admissibilité, que le nombre de participants doit être limité à 12 et finalement, que les admissions n’auront lieu qu’une fois par semaine (soit tous les vendredis, entraînant ainsi une certaine attente entre la rencontre d’évaluation et l’admission). Pour les aspects liés au programme, 87 % des participants se montrent « beaucoup » ou « extrêmement » satisfaits. Soulignons que « l’écoute, le respect et l’accueil du personnel », « la qualité des services reçus » et « les services reçus dans l’ensemble » se démarquent avec des taux de satisfaction respectivement de 96 %, 93 % et 91 %.

Tableau 4

Taux de satisfaction relativement au programme pour les participants du GE

Taux de satisfaction relativement au programme pour les participants du GE

Note : Les résultats ont été arrondis à l’unité près.

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Tableau 5

Améliorations perçues par les participants du GE à la suite du programme

Améliorations perçues par les participants du GE à la suite du programme

Note : Les résultats ont été arrondis à l’unité près.

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En ce qui concerne l’évaluation que font les participants de différentes sphères de leur vie depuis leur passage au département spécialisé, mesurée à l’aide de l’outil Améliorations perçues (Perreault, 2003), les résultats sont prometteurs puisque 93 % des participants estiment que leur situation en général est « mieux » ou « beaucoup mieux » qu’avant le programme, comme présenté dans le Tableau 5. La majorité des participants du GE disent avoir vu leur consommation d’alcool (74 %) et de drogues (83 %) diminuer six mois après avoir suivi le programme offert en détention. En ce qui concerne la sphère judiciaire, 74 % des participants estiment que leur participation à des activités criminelles a diminué et 77 % jugent que leur situation judiciaire s’est améliorée. Près du tiers des participants (28 %) affirment, quant à eux, que rien n’a changé en ce qui a trait aux différentes sphères depuis qu’ils ont terminé le programme. Il est toutefois à noter que, parmi eux, 75 % affirment que la sphère judiciaire n’était pas problématique avant d’amorcer le programme.

Discussion

Rappelons tout d’abord que l’objectif principal de cette démarche était d’évaluer les effets du programme offert par le CIUSSS-CN à l’ÉDQ. Les effets décelés attribuables au programme touchent particulièrement trois variables : la perception de l’importance de recevoir de l’aide pour sa consommation d’alcool et de drogues ; la détresse psychologique ; et les buts dans la vie. Bien que, à la suite du programme, les participants du GE perçoivent avoir moins besoin d’aide, ils sont tout de même nombreux à se tourner vers des services en toxicomanie au T2. Ce résultat représente en soi l’atteinte de deux objectifs spécifiques du programme : 1) établir les changements à apporter et les moyens d’y parvenir ; 2) s’outiller pour éviter la rechute. On peut ici supposer que le programme offert a répondu aux attentes des participants et qu’ils estiment maintenant avoir un moins grand besoin d’aide mais qu’ils entretiennent tout de même une démarche de changement pour maintenir les acquis et éviter la rechute. Cet aspect est considérable puisqu’en raison de son portrait fragilisé tel que brossé dans le Tableau 2 (santé mentale, victimisation, historique de consommation), il s’agit d’une population vulnérable et à risque de récidive (Anthenelli, 2010 ; Health and Human Services, 2016).

Le retour en population carcérale générale dans des secteurs moins attrayants et sécurisants (décor plus sobre, nombre de détenus plus élevé, moins de soutien des intervenants, ne plus être uniquement entouré de gens aux problématiques semblables qui ont fait le même cheminement, etc.) à la suite du programme pourrait, quant à lui, expliquer l’augmentation de la détresse psychologique. Le fait que la participation au programme a permis de développer une vision maintenant plus réaliste de leur situation et du cheminement qui reste à faire contribue possiblement aussi à la détresse des participants. Toutefois, ce sont là des hypothèses qu’il aurait été pertinent de valider auprès des détenus du GE.

Comme la santé psychologique et les buts dans la vie sont deux concepts étroitement liés (Dubé, Lapierre, Bouffard et Alain, 2003), les hypothèses posées précédemment pour expliquer l’augmentation de la détresse psychologique entre le T1 et le T2 pour le GE sont ici applicables. Ainsi, en étant en souffrance psychologique, leurs buts ou encore la confiance de les atteindre peuvent s’en trouver affectés à la baisse.

L’adoption des trois principes d’Andrews et Bonta (2010) (risque, besoins et réceptivité) est recommandée au sein de la communauté scientifique et ceux-ci sont considérés comme étant des éléments gagnants à inclure dans toute intervention carcérale (Andrews et Bonta, 2010 ; Cortoni et Lafortune, 2009 ; Crow, 2001 ; Hollin, 2001 ; McGuire, 2001 ; ORS, 2007 ; Robinson et Crow, 2009). Les modestes effets détectés par le protocole de recherche nous amènent à poser l’hypothèse qu’au moment de son évaluation, le programme ne répondait pas intégralement à un des trois principes des interventions efficaces énoncés par Andrews et Bonta (2006), soit celui du risque. En effet, il semble y avoir une inadéquation entre les objectifs du programme, la clientèle ciblée par celui-ci, le niveau de sévérité de la consommation présenté par la clientèle admise et l’intensité du programme offert (Andrews et Bonta, 2006). Il est reconnu que l’adéquation entre le niveau de risque présenté par le délinquant et l’intensité d’un programme offert repose sur une évaluation rigoureuse des caractéristiques individuelles du délinquant, lesquelles augmentent ou diminuent la probabilité d’une récidive (Hollin, 2001). Or, l’évaluation de l’admissibilité des détenus au programme évalué se fait, entre autres, à l’aide de la passation du DÉBA-Alcool/Drogues, laquelle présente une grande irrégularité selon l’intervenant qui le remplit, tel qu’il a été mentionné précédemment. Une mise à niveau quant à la bonne façon d’utiliser cet outil d’évaluation s’avère selon nous nécessaire afin d’intégrer les personnes les plus susceptibles de retirer des bienfaits du programme. De plus, initialement et théoriquement mis sur pied pour favoriser la conscientisation face à la problématique de consommation, dans la pratique, le programme s’est lentement et consensuellement mis à avoir des visées plus larges vers la réadaptation. La réflexion liée au principe fondamental du risque et la mise en place de structures d’évaluation et d’accueil nécessaires à son application conforme semblent toutefois avoir été escamotées. Ainsi, les résultats de cette démarche évaluative consolident l’importance de bien définir les objectifs cliniques visés par l’intervention au moment de l’élaboration du programme et de les maintenir au cours de son implantation.

Cette étude met en exergue la question du moment où sont généralement amorcées les démarches évaluatives d’un programme. Tout comme le rappellent Bamberger et son équipe (2006 ; 2009), la plupart des évaluations commencent (trop) tard dans le cycle de vie du programme. Dans un monde idéal, d’autant plus lorsqu’il est question d’un programme novateur dans son domaine (Meyers et al., 2012), les évaluateurs seraient mis à contribution pour réaliser l’évaluation des besoins, élaborer le programme (objectifs, population cible, effets attendus, etc.), l’implanter, évaluer l’implantation, l’adapter (si nécessaire) et ensuite évaluer les effets. Mais dans les faits, il en va rarement ainsi. Souvent, des motivations externes (la reddition de comptes pour justifier les dépenses gouvernementales par exemple) sont à la source d’une démarche évaluative (Marceau, 2010) et font en sorte que des étapes sont escamotées pour rapidement discuter d’effets. Le programme évalué aurait sans doute bénéficié d’un accompagnement au moment de son implantation initiale et d’une évaluation formelle de celle-ci. Ainsi, la théorie du programme (l’ensemble des postulats explicites et implicites qui sous-tendent le fonctionnement du programme et ses effets appréhendés) (Chen, 2005) aurait pu être clarifiée et la mesure des effets mieux ciblée (Meyers et al., 2012).

De plus, dans ce projet, on n’a pas tenu compte d’une variable clé dans le domaine de l’intervention en toxicomanie : l’alliance thérapeutique, reconnue pour être l’une des composantes déterminantes du traitement dans le processus de changement (Brochu et Plourde, 2012 ; Hogue et al., 2006) et ce, encore davantage que l’approche appliquée en elle-même (Castonguay, Costantino et Holforth, 2006). On l’associe à un meilleur engagement, à la compliance au traitement et aux bons résultats. La très haute satisfaction des participants à l’égard des intervenants laisse croire que l’alliance thérapeutique a pu avoir un impact sur leur expérience au sein du programme et pourrait aussi expliquer la hausse de leur détresse psychologique une fois le programme terminé (cessation des interactions avec les intervenants significatifs).

L’ensemble de ces résultats est toutefois difficilement comparable à ceux d’autres études puisque, rappelons-le, le programme offert par le CIUSSS-CN à l’EDQ était une initiative unique en son genre au Québec, au moment de son évaluation. La démarche évaluative fut également une première pour les trois partenaires impliqués (MELS, MSSS, MSP). Le défi (relevé) était donc d’arriver à réaliser une recherche réellement collaborative, dépassant la simple coopération. Ainsi, plutôt que de s’en tenir à un arrimage d’univers relativement indépendants, l’équipe est arrivée à une réelle collaboration, qui se traduit par l’émergence d’un monde et d’un langage partagé (Leclercq et Varga, 2012). Ce projet a donc favorisé le rapprochement des différentes parties prenantes, au-delà de ce qui existait antérieurement.

Conclusion

Les résultats présentés ici témoignent des limites d’une évaluation linéaire, avec mesure pré et post-intervention, pour conclure à l’efficacité ou non d’une intervention en toxicomanie. De plus, d’un point de vue plus qualitatif, les résultats des questionnaires SaClic (CRDQ, 2005) et Améliorations perçues (Perreault et al., 2003) témoignent d’une réelle satisfaction de la part des principaux intéressés, les bénéficiaires du programme. Les conclusions de ce projet de recherche appuient les preuves déjà nombreuses que la dépendance est un phénomène multidimensionnel qui, comme d’autres problématiques sociales, résiste au modèle expérimental médical, encore considéré comme principale assise de résultats dits probants (Lafortune, Meilleur et Blanchard, 2009 ; Rossi, Lipsey et Freeman, 2004). L’ajout d’un volet qualitatif dans le protocole d’évaluation aurait permis de saisir les subtilités liées aux traitements de la toxicomanie qui résistent aux outils standardisés. Les approches qualitatives peuvent en effet s’avérer d’un grand secours pour documenter les perceptions des individus relativement à leur situation, perceptions, qui, en fin de compte, s’avèrent possiblement plus près de la réalité vécue que des mesures purement objectives, et qui du point de vue de l’intervention, peuvent s’avérer « cliniquement significatives », à défaut d’être « statistiquement significatives ».

La publication de tels résultats, que l’on pourrait qualifier de modestes comparativement à ceux qui, plus percutants, font plus couramment l’objet d’articles scientifiques, revêt une pertinence scientifique et clinique : scientifiquement, en guidant et influençant peut-être d’autres chercheurs tentés de se lancer dans un tel exercice ; et cliniquement, puisqu’ils ont eu pour effets de mobiliser les acteurs impliqués dans la mise en oeuvre de ce programme. Effectivement, à l’issue de cette évaluation et dans la foulée de considérations administratives, les gestionnaires et intervenants, plutôt que de s’abattre et de conclure à l’inefficacité du programme, ont décidé de suspendre temporairement les activités de celui-ci et de mettre sur pied un comité de travail. Ce comité a pour mandat de réfléchir aux modifications à apporter au programme pour bonifier cette offre de service en ce qui concerne les besoins des personnes jointes en regard de leur consommation de substances psychoactives, notamment en tenant compte des résultats de l’évaluation. Le portrait brossé des participants, tant du GE que du GT, corrobore d’une part l’importance des problèmes de consommation de SPA au sein de la population carcérale et, d’autre part, l’importance d’offrir des services en lien avec cette problématique. De plus, bien que les effets détectés dans le cadre de cette démarche soient limités, il n’en demeure pas moins que le programme est viable et favorise, à tout le moins, une prise de conscience de la consommation problématique, premier pas vers une réelle démarche de réadaptation. Le processus judiciaire constitue un moment propice pour joindre bon nombre de ces personnes qui éprouvent des problèmes et qui, dans un autre contexte, ne se tourneraient pas vers des services d’aide. À titre d’intervenants, nous nous devons donc d’être présents à ce moment précis et d’offrir les services adaptés aux besoins de la clientèle pour l’accompagner et contribuer positivement à sa trajectoire de réadaptation.