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Introduction

Les idées reçues sur la communication non verbale sont nombreuses. Par exemple, plusieurs personnes croient que le détournement du regard est un signe fiable de mensonge alors qu’en réalité, tant un menteur qu’un individu qui dit la vérité peuvent détourner le regard (The Global Deception Research Team, 2006). Malheureusement, la popularité des idées reçues ne se limite pas au grand public. En effet, plusieurs professionnels de la justice croient à tort que des mouvements du corps ou du visage sont associés au mensonge (p. ex. : Akehurst, Kohnken, Vrij et Bull, 1996 ; Bogaard, Meijer, Vrij et Merckelbach, 2016 ; Delmas et al., 2019 ; Denault, 2015 ; Strömwall et Granhag, 2003). Toutefois, lorsqu’un policier est d’avis qu’un suspect ment alors qu’il dit la vérité ou qu’un juge est d’avis qu’un témoin dit la vérité alors qu’il ment, l’issue d’une enquête ou d’un procès peut être faussée (Denault et Dunbar, 2019 ; Vrij, 2008).

Bien qu’elles puissent nuire à la bonne administration de la justice, les idées reçues sur les gestes et les expressions faciales sont utilisées depuis des centaines, voire des milliers d’années (Ford, 2006 ; Kleinmuntz et Szucko, 1984 ; Trovillo, 1939). Les médias télévisuels, quant à eux, en font leur promotion depuis au moins une dizaine d’années. Par exemple, des séries policières présentent l’analyse de la communication non verbale comme un outil qui, pour les professionnels de la justice, permettrait de distinguer efficacement la vérité des mensonges (Levine, Serota et Shulman, 2010 ; Serota, 2014). Pourtant, la détection des mensonges par l’observation des mouvements du corps et du visage, d’un seul coup d’oeil, relève de la pseudoscience (Denault et al., 2020 ; DePaulo et al., 2003 ; Luke, 2019 ; Sporer et Schwandt, 2007). De plus, des intervenants proposent des « décryptages » du non-verbal de personnalités publiques (Denault et Jupe, 2017 ; Denault, Larivée, Plouffe et Plusquellec, 2015 ; Stollznow, 2011 ; Watson, 2019), parfois même de témoins, de victimes et d’accusés lors de procès médiatisés. Toutefois, quelle est la nature de l’information véhiculée par de tels « décryptages » et comment, en pratique, peuvent-ils nuire à la bonne administration de la justice ?

Pour répondre à cette question, nous proposons d’analyser de façon minutieuse et approfondie un « décryptage » diffusé en avril 2015 sur CNN (Cable News Network). Ce « décryptage » porte sur les comportements non verbaux d’Aaron Hernandez, notamment lors de son procès pour meurtre en 2015. Deux ans plus tôt, au moment de son arrestation, Hernandez était un joueur des Patriots de la Nouvelle-Angleterre, une célèbre équipe américaine de football. Toutefois, après avoir été déclaré coupable de meurtre, mais acquitté en 2017 dans une autre affaire de meurtre, il est retrouvé pendu dans sa cellule (Associated Press, 2017 ; NFL, 2017).

Le choix de ce « décryptage » a résulté de l’application de trois critères. Puisque les « décryptages » diffusés par les médias télévisuels sont nombreux, le premier critère était de trouver un procès ayant fait l’objet d’une vaste couverture. Notre choix s’est arrêté sur l’affaire d’Aaron Hernandez qui, d’ailleurs, a fait l’objet d’une série documentaire intitulée « Killer Inside : The Mind of Aaron Hernandez » et diffusée par Netflix en 2020. Le deuxième et le troisième critère ont permis de sélectionner un « décryptage » parmi l’ensemble de ceux disponibles. Ainsi, celui qui allait être retenu devait (a) avoir été diffusé sur une grande chaîne télévisée américaine et (b) avoir reçu le plus grand nombre de vues sur YouTube[3]. En date du 5 septembre 2020, le « décryptage » intitulé « What was Aaron Hernandez saying with his body language ? » et effectué par la journaliste Susan Candiotti, d’une durée d’une minute et 43 secondes, avait fait l’objet de plus d’un million (1 014 702) de vues sur YouTube.

Nous présenterons, dans un premier temps, le danger, pour le système de justice, de la promotion d’idées reçues sur la communication non verbale dans les médias télévisuels. Dans un deuxième temps, nous détaillerons notre cadre méthodologique, l’approche ventriloque (Cooren, 2013) de la communication, une approche contemporaine d’analyse de discours issue des travaux de l’École de Montréal. Dans un troisième temps, nous proposerons l’analyse ventriloque du « décryptage » d’Aaron Hernandez lors de son procès. Pour terminer, dans un quatrième temps, nous discuterons des résultats de notre analyse, lesquels montrent comment l’intervenante (a) fait parler implicitement les comportements non verbaux d’Hernandez, obligeant alors les téléspectateurs à reconstruire ce qu’elle laisse entendre, et (b) fait indirectement la promotion d’idées reçues sur la communication non verbale qui peuvent fausser l’appréciation de la preuve par les juges et les jurés.

Le danger de la promotion d’idées reçues dans les médias télévisuels

La communication non verbale fait généralement référence à la communication effectuée autrement que par les mots, notamment par des indicateurs environnementaux, des caractéristiques physiques et des comportements non verbaux (Patterson, 2011). Des milliers d’articles révisés par les pairs ont été publiés sur le sujet (Plusquellec et Denault, 2018). Parmi les aspects auxquels s’intéresse la communauté internationale de chercheurs universitaires provenant de différentes disciplines (p. ex. : psychologie, communication, criminologie, médecine, linguistique), l’usage de la communication non verbale pour détecter les menteurs reçoit une attention grandissante dans l’univers médiatique. Tel qu’il a été précisé plus tôt, des séries policières présentent l’analyse de la communication non verbale comme un outil qui, pour les professionnels de la justice, permettrait de distinguer efficacement la vérité des mensonges. L’une d’elles, Lie To Me, a connu un succès mondial (Levine et al., 2010 ; Serota, 2014).

D’abord diffusée par la chaîne de télévision américaine Fox de 2009 à 2011, ensuite dans plus d’une soixantaine d’autres pays, Lie To Me présentait les aventures de Cal Lightman, un personnage fictif qui mettait au profit de différentes organisations son habileté à détecter les menteurs par l’observation des micro-expressions, c’est-à-dire des expressions faciales très brèves qui apparaissent et disparaissent en moins d’une demi-seconde. Toutefois, bien qu’inspirée des travaux d’un véritable chercheur, Paul Ekman, Lie To Me a fait l’objet de critiques, notamment parce que des notions présentées allaient à l’encontre de l’état de la science sur la détection du mensonge (p. ex. : Jordan et al., 2019 ; Serota, 2014 ; Su et Levine, 2016 ; Vrij et Granhag, 2012). De plus, le visionnement de Lie To Me augmenterait la suspicion envers les autres mais diminuerait l’habileté à détecter les menteurs (Levine et al., 2010).

Malheureusement, la promotion d’idées reçues sur la communication non verbale pouvant nuire à la bonne administration de la justice ne se limite pas aux séries policières. En effet, des intervenants, présentés explicitement ou non comme des « body language experts », proposent des « décryptages » du non-verbal de personnalités publiques (Denault et Jupe, 2017 ; Denault et al., 2015 ; Stollznow, 2011 ; Watson, 2019).

Par ailleurs, dans certains pays, comme aux États-Unis, les caméras de télévision ont accès aux salles d’audience (Ouellette, 2000). Par conséquent, les intervenants peuvent « décrypter » le non-verbal de personnalités publiques, parfois même de témoins, de victimes et d’accusés lors de procès médiatisés. Par exemple, lors du Social-Media Trial of the Century (Cloud, 2011), celui de Casey Anthony qui, le 5 juillet 2011, a été acquitté du meurtre de sa fille, une body language expert affirmait sur la chaîne de télévision américaine HLN que le fait de se gratter le nez indiquait le mensonge (Glass, 2009a). De plus, lors d’un épisode de l’émission intitulée Dr. Phil, l’animateur déclarait que « 90 % of all communication is non verbal » et la body language expert, quant à elle, suggérait que le fait de lever une de ses épaules et de regarder vers le bas indiquait le mensonge (Glass, 2009b).

Toutefois, le pourcentage associé à la communication non verbale est une croyance populaire, mais erronée (Hegstrom, 1979 ; Lapakko, 2007 ; Mehrabian et Ferris, 1967 ; Mehrabian et Wiener, 1967). De plus, ni se gratter le nez, ni lever une de ses épaules, ni regarder vers le bas ne sont des signes fiables de mensonge. Tant un menteur qu’un individu qui dit la vérité peuvent avoir de tels comportements non verbaux (DePaulo et al., 2003 ; Sporer et Schwandt, 2007). Pourtant, même s’il est scientifiquement admis qu’un comportement non verbal similaire au nez de Pinocchio n’existe pas (Luke, 2019), les « décryptages » où le contraire est affirmé sont nombreux.

Un autre procès ayant fait l’objet d’une vaste couverture médiatique est celui de Jodi Arias qui, le 8 mai 2013, a été déclarée coupable du meurtre de son petit ami. Une body language expert affirmait sur la chaîne de télévision américaine HLN, par exemple, que la position des mains de l’accusée indiquait un sentiment d’insécurité et que, par conséquent, si Jodi Arias avait été confiante, elle aurait placé ses mains autrement (HLN, 2013b). Dans la même veine, lors d’un épisode de l’émission intitulée Dr. Drew, une autre body language expert affirmait que « we see a lot of crocodile tears, and a lot of body language “tells” that say this woman is not only capable of murder, but she is a phony » (HLN, 2013a).

Pourtant, l’affirmation qu’une position des mains indique un sentiment d’insécurité et qu’une autre indique la confiance n’est pas scientifiquement fondée. Il n’y a pas de comportements non verbaux qui, peu importe les personnes, peu importe les circonstances, ont une signification universelle. Comme Hall, Horgan et Murphy (2019) le rappellent, « contextual factors involving encoders’ intentions, their other verbal and nonverbal behaviors, other people (who they are and their behavior), and the setting will all affect meaning » (p. 272). Par ailleurs, il n’y a pas une expression faciale, un regard, une posture ou un geste présent chez toutes les personnes qui ont des remords et absent chez toutes celles qui n’en ont pas (Bandes, 2014, 2016a). Enfin, la recherche scientifique n’a pas démontré l’existence d’indicateurs comportementaux permettant de déterminer la capacité d’une personne à tuer. Une affirmation à l’effet contraire s’apparente à des techniques utilisées pour déterminer la culpabilité d’accusés au Moyen Âge (Trovillo, 1939).

Bien qu’à première vue, les « décryptages » de véritables témoignages semblent inoffensifs, tout indique que leurs effets peuvent, ultimement, être dévastateurs. En effet, lors de procès, tant au Canada qu’aux États-Unis, les juges et les jurés sont autorisés à observer les comportements non verbaux des témoins pour évaluer leur crédibilité (Blumenthal, 1993 ; Denault, 2015 ; Mattox v. United States, 1895 ; P. (D.) c. S. (C.), 1993). La crédibilité des témoins, quant à elle, « est une question omniprésente dans la plupart des procès, qui, dans sa portée la plus étendue, peut équivaloir à une décision sur la culpabilité ou l’innocence » (R. c. Handy, 2002, p. 951).

Toutefois, pour observer les comportements non verbaux des témoins, les jurés et les juges sont laissés à eux-mêmes. En effet, tant les jurés que les juges, qui, doit-on le rappeler, n’ont pas systématiquement de formation scientifique sur la communication non verbale, doivent évaluer la crédibilité des témoins avec leur expérience, leur logique et leur intuition (R. c. Marquard, 1993 ; R. c. S. (R. D.), 1997). Toutefois, leur expérience, leur logique et leur intuition peuvent être contaminées par des idées reçues sur la communication non verbale qui, parfois, se retrouvent même dans des jugements écrits (Denault, 2015 ; Denault et Dunbar, 2019). Bien que la nervosité, le regard fuyant et l’hésitation ne soient pas des signes fiables de mensonge (DePaulo et al., 2003), la Cour supérieure du Québec, par exemple, suggérait le contraire dans un jugement de 2017 :

Ayant attentivement observé l’accusé lors de son témoignage et noté sa grande nervosité, son regard fuyant et ses nombreuses hésitations en contre-interrogatoire, le soussigné est convaincu [que le témoin] a tout bonnement forgé sa version des faits en fonction des éléments de preuve divulgués et qu’il a, de ce fait, menti de manière éhontée à la Cour.

R. c. Martin, 2017, p. 27

Par ailleurs, même si les jurés et les juges sont sujets à l’influence des idées reçues sur la communication non verbale (p. ex. : Denault, 2015 ; Denault et Dunbar, 2019 ; Heath, 2009 ; The Global Deception Team, 2006), les témoins experts pour les éduquer sur l’évaluation de la crédibilité des témoins sont généralement interdits lors de procès. Par exemple, selon la Cour suprême du Canada, « la question de la crédibilité relève clairement de l’expérience des juges et des jurys et aucune preuve d’expert n’est nécessaire à cet égard » (R. c. Béland, 1987, p. 399) et selon la Cour suprême des États-Unis, les jurés « are presumed to be fitted for it by their natural intelligence and their practical knowledge of men and the ways of men » (Aetna Life Ins. Co. c. Ward, 1891, p. 88 ; United States c. Scheffer, 1998, p. 313).

Autrement dit, pour observer les comportements non verbaux des témoins, non seulement les jurés et les juges sont laissés à eux-mêmes, mais aussi, et peut-être surtout, ils peuvent arriver, en salle d’audience, avec des idées reçues sur la communication non verbale qui ne seront pas remises en question. Les idées reçues pourront, ultimement, fausser l’évaluation de la crédibilité de témoins et l’issue de procès et, dans les pays où la peine capitale est toujours en vigueur, jouer sur la vie ou la mort d’accusés (Denault et Dunbar, 2019 ; Denault et Jupe, 2017). Par conséquent, le danger, pour le système de justice, de la promotion d’idées reçues sur la communication non verbale dans les médias télévisuels n’est pas négligeable. Pour des personnes extérieures au milieu de la recherche scientifique, y compris des juges et des jurés, les « décryptages » de véritables témoignages offrent, en quelque sorte, une des seules occasions pour développer des « connaissances » sur la communication non verbale qu’ils sont susceptibles d’utiliser lors de procès.

L’approche ventriloque, pour ouvrir la « boîte noire » d’un « décryptage »

Pour comprendre comment, en pratique, un « décryptage » peut nuire à la bonne administration de la justice, nous nous sommes tournés vers l’approche ventriloque (Cooren, 2013) de la communication, laquelle permet de « développer de nouvelles descriptions qui ne mettent pas uniquement l’accent sur ce que font les humains, mais qui retracent, de plus, les contributions des non-humains à la réalisation d’une action particulière » (Cooren, 2013, p. 41). Comme Cooren (2015 ; voir aussi Kuhn, Ashcraft et Cooren, 2017) le rappelle, la conception de la communication oppose généralement deux camps. Le premier conçoit la communication comme un acte de transmission entre les personnes et ne s’intéresse ni à l’interprétation ni à l’effet des messages. Il est associé au modèle proposé par le mathématicien et ingénieur américain Claude Elwood Shannon (1948a, 1948b). Le deuxième conçoit la communication comme un processus de co-construction dialogique qui s’intéresse à la manière dont les personnes interagissent, incluant la manière dont ils négocient le sens des mots (Denault, 2020b).

Toutefois, la communication peut également être vue comme « the way by which various aspects of the world come to express themselves, more or less, in and through interaction » (Cooren, 2015, p. 3 ; voir aussi Denault, 2020b). Autrement dit, dans un discours ou une interaction, en plus des personnes, des êtres à ontologie variable (p. ex. : des normes, des lois, des objets, des bâtiments), que Cooren (2013) appelle des « figures », peuvent jouer sur la définition d’une situation donnée. En effet, les figures font parler les personnes, comme les ventriloques font parler les pantins, et de la même façon, les personnes font parler les figures, comme les pantins font parler les ventriloques.

Inspirée de l’analyse conversationnelle (Sacks et Jefferson, 1992 ; Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974), de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1967) et de la théorie de l’acteur-réseau (Latour, 1991, 1994), l’approche ventriloque (Cooren, 2013) propose de montrer comment, en plus des personnes s’y exprimant, des figures contribuent au développement d’un discours ou d’une interaction. En effet, tel que Cooren (2013) le rappelle :

Tant et aussi longtemps que nous n’admettrons pas le fait que nous habitons un monde qui est, à bien des égards, agissant, c’est-à-dire un monde dans lequel nous partageons notre agentivité humaine avec d’autres êtres dont la contribution requiert d’être analytiquement reconnue, nous serons condamnés à mal en comprendre le fonctionnement.

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Les « décryptages » diffusés par les médias télévisuels illustrent parfaitement une situation ventriloque. Par exemple, dans un « décryptage », un intervenant peut, explicitement ou non, volontairement ou non, faire parler des figures, c’est-à-dire des mouvements du corps et du visage d’un individu. En effet, ceux-ci peuvent indiquer, selon l’intervenant, qu’un témoin, une victime ou un accusé est honnête ou malhonnête. De la même façon, les mouvements du corps ou du visage d’un individu peuvent faire parler l’intervenant, ce qui soulève, par conséquent, la problématique de l’origine absolue des propos de ce dernier[4].

La démarche d’analyse ventriloque a été effectuée en trois étapes. Dans un premier temps, les trois auteurs ont, chacun de leur côté, analysé le « décryptage » et noté leurs observations (a) sur les comportements non verbaux d’Aaron Hernandez identifiés dans le « décryptage » et (b) sur ce que l’intervenante, la journaliste Susan Candiotti, leur fait dire[5]. Dans un deuxième temps, les deux derniers auteurs ont remis leurs observations au premier. Puis, dans un troisième temps, le premier auteur a colligé les informations et rédigé l’analyse ventriloque du « décryptage » d’Aaron Hernandez lors de son procès. Les deux derniers ont complété et bonifié l’analyse par leurs commentaires et leurs suggestions.

L’analyse ventriloque du « décryptage » d’Aaron Hernandez

Le 26 juin 2013, Aaron Hernandez, un joueur des Patriots de la Nouvelle-Angleterre, est arrêté à son domicile. Il est accusé d’avoir tué Odin Lloyd, le petit ami de la soeur de sa conjointe. Le même jour, les Patriots mettent fin à son contrat (Associated Press, 2017). Des « décryptages » commencent à lui être consacrés et à être diffusés dans les médias télévisuels (p. ex. : NECN, 2014 ; Tonya Reiman, 2014). Entre-temps, Hernandez est également accusé d’avoir tué deux autres personnes, Daniel De Abreu et Safiro Furtado. Le 15 avril 2015, à la suite d’un procès de trois mois, Hernandez est déclaré coupable du meurtre de Lloyd et condamné à la prison à perpétuité. Des « décryptages » continuent de lui être consacrés (p. ex. : ABC, 2015 ; CNN, 2015). Deux ans plus tard, le 14 février 2017, le procès pour le double meurtre de De Abreu et Furtado débute. Hernandez est acquitté le 14 avril 2017. Cinq jours plus tard, le 19 avril 2017, il est retrouvé pendu dans sa cellule (Associated Press, 2017 ; NFL, 2017).

Comme précisé plus tôt, nous avons retenu le « décryptage » d’Aaron Hernandez lors de son procès intitulé « What was Aaron Hernandez saying with his body language ? » et diffusé en avril 2015 sur CNN, après le prononcé de son verdict de culpabilité. La démarche d’analyse ventriloque porte sur la totalité du « décryptage » effectué par la journaliste Susan Candiotti. Le « décryptage » pouvant être scindé en six thématiques, les résultats de notre analyse sont présentés en six sections afin de faciliter leur compréhension.

L’absence de réaction après le prononcé de son verdict de culpabilité

Dans un premier temps, pour commencer le « décryptage », la journaliste Susan Cantiotti invoque explicitement l’absence de réaction d’Hernandez après le prononcé de son verdict de culpabilité.

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Comme nous le constatons, en commençant par le fait qu’Hernandez n’a pratiquement (« barely », Ligne 1) aucune réaction, Candiotti laisse entendre, en quelque sorte, que cette absence n’est pas anodine, sans préciser toutefois ce qu’elle signifierait. Cependant, le fait que le « décryptage » soit intitulé « What was Aaron Hernandez saying with his body language ? » et soit diffusé en avril 2015, après le prononcé de son verdict de culpabilité, laisse entendre que l’absence de réaction serait incriminante. Même si nous ne pouvons que le reconstruire hypothétiquement, le raisonnement de la journaliste semble être le suivant : un individu « normal » condamné à tort à la prison à vie devrait réagir au verdict de culpabilité et, par conséquent, le fait de n’avoir pratiquement aucune réaction indiquerait que Hernandez aurait effectivement commis le crime pour lequel il a été accusé.

Notons que la journaliste mobilise ici implicitement une première idée reçue : la culpabilité (ou l’innocence) pourrait être inférée de l’absence (ou de la présence) de comportements non verbaux chez un individu lors de son procès. Comme nous le verrons, en invoquant explicitement l’absence de réaction d’Hernandez après le prononcé de son verdict de culpabilité, Candiotti met la table pour le reste du « décryptage ». En effet, l’absence de réaction d’Hernandez permettra à Candiotti, par l’opposition présence/absence de réaction, de suggérer implicitement ce qu’est, selon elle, l’état d’esprit d’Hernandez.

La différence comportementale en l’absence des jurés

Dans un deuxième temps, Candiotti invoque explicitement une différence comportementale d’Hernandez en l’absence des jurés, notamment quant à sa démarche et à son sourire.

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Tel qu’il appert de cet extrait, la journaliste invoque explicitement des comportements non verbaux d’Hernandez lorsque les caméras n’étaient pas autorisées à tourner (« when cameras weren’t allowed to roll », Lignes 2-3). Toutefois, même si, là aussi, elle ne l’exprime pas explicitement, sa thèse semble être que l’accusé souhaitait manipuler l’image qu’il projetait aux jurés, ainsi qu’à l’endroit du grand public.

Le caractère manipulateur semble, en effet, sous-entendu lorsque Candiotti affirme que les comportements non verbaux d’Hernandez en présence des jurés montraient un côté totalement différent de lui (« A totally different side of him », Ligne 2), ce qui, par ailleurs, semble renvoyer, en quelque sorte, à l’image d’un individu ayant deux personnalités, la première aimable et la deuxième dangereuse. De plus, le caractère manipulateur que Candiotti sous-entend est renforcé lorsqu’elle affirme que les comportements non verbaux d’Hernandez ont été saisis (« caught », Ligne 3) par la caméra. L’affirmation laisse entendre que si Hernandez avait su qu’il était filmé, il se serait sans doute comporté différemment. De plus, Candiotti invoque explicitement la démarche et le sourire d’Hernandez, ainsi que le fait qu’il ait souvent murmuré « I love you » (Ligne 5) à sa fiancée et blagué avec ses avocats. Ce faisant, la journaliste contraste implicitement des comportements non verbaux avec l’absence de réaction en présence des jurés, un contraste qui renforce, à nouveau, le caractère manipulateur qu’elle laisse entendre. Autrement dit, la journaliste présente Hernandez comme ayant deux façons d’agir différentes l’une de l’autre, la première en présence des jurés et la deuxième en leur absence.

Par ailleurs, en présentant Hernandez comme un individu au visage grave et solennel lorsqu’il fait face aux jurés, Candiotti suggère qu’il aurait tenté d’agir comme un individu « normal » qui comprend la gravité des événements. Toutefois, de l’autre côté, en l’absence des jurés, Hernandez est implicitement présenté comme un individu manipulateur qui ne craindrait pas les conséquences du procès. En effet, la journaliste le décrit comme quelqu’un de confiant, faisant preuve de suffisance (« showing a swaggering entrance », Ligne 4), arborant un sourire digne d’un acteur d’Hollywood (« flashing a trademark Hollywood smile », Lignes 4-5), murmurant « I love you » (Ligne 5) à sa fiancée et blaguant avec ses avocats. Le raisonnement de Candiotti semble ainsi être le suivant : lors d’un procès pour meurtre, peu importe le moment, un individu « normal » devrait adopter un comportement grave et solennel. Par conséquent, le fait de présenter Hernandez comme un individu qui se comporte d’une manière dilettante peut laisser entendre qu’il est irrévérencieux, qu’il est un individu se sentant au-dessus du système de justice et se croyant intouchable.

En somme, selon la présentation de la journaliste, Hernandez serait un individu manipulateur. La journaliste invoque alors implicitement une deuxième idée reçue : les comportements non verbaux d’un individu permettraient de démontrer une intention de tromper.

Les comportements non verbaux lors de son arrestation

Dans un troisième temps, la journaliste interprète les comportements non verbaux d’Hernandez lors de son arrestation.

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Comme nous le constatons, la journaliste présente maintenant Hernandez comme un individu qui se montre confiant, voire provocateur (« confident, if not defiant », Ligne 6) en présence des forces de l’ordre. Toutefois, cette présentation contredit, en quelque sorte, l’affirmation qu’Hernandez montrait un côté totalement différent de lui (« A totally different side of him », Ligne 2) lorsque les caméras n’étaient pas autorisées à tourner (« when cameras weren’t allowed to roll », Lignes 2-3). En effet, dans les deux cas, c’est-à-dire lors de son arrestation, alors qu’il est sous les projecteurs, et lors de son procès, en l’absence des jurés, Hernandez est présenté comme un individu se sentant au-dessus du système de justice et se croyant intouchable. Autrement dit, la journaliste invoque alors implicitement une troisième idée reçue : les mouvements du corps et du visage d’un individu permettraient de révéler des traits de sa personnalité.

Par ailleurs, notons que lorsque la journaliste présente Hernandez comme une personne qui se montre confiante, voire provocatrice (« confident, if not defiant », Ligne 6) en présence des forces de l’ordre, elle invoque implicitement des comportements non verbaux d’Hernandez. Pour autant, la journaliste ne précise pas ceux qui, selon elle, « transmettent » véritablement la confiance, voire la provocation.

Le contrôle des émotions lors de moments clés du procès

Dans un quatrième temps, la journaliste invoque explicitement le contrôle des émotions d’Hernandez en présence des jurés, lors de moments clés de son procès.

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Après avoir présenté Hernandez comme un individu qui se montre confiant, voire provocateur (« confident, if not defiant », Ligne 6) en présence des forces de l’ordre, la journaliste le présente maintenant comme un individu attentif à tous les éléments de preuve (« he followed every bit of evidence », Ligne 7).

De plus, la journaliste souligne le contrôle des émotions d’Hernandez à trois moments particuliers, un contrôle qui serait, en quelque sorte, inapproprié. Lorsque sont montrés (a) le chandail de la victime avec des trous de balle et (b) des photos de la scène de crime, ainsi qu’au moment où (c) la mère de la victime a affirmé qu’elle pardonnait le meurtrier de son fils. Autrement dit, alors qu’Hernandez est implicitement, mais assez clairement, présenté comme un individu manipulateur, la journaliste semble accorder, là aussi, une connotation négative au contrôle de ses émotions qui ne serait pas celui d’un individu « normal ».

Par ailleurs, même si l’accusation n’est jamais lancée explicitement par la journaliste, nous comprenons qu’Hernandez est présenté comme un individu sans regrets ni remords. Le raisonnement de la journaliste semble être le suivant : un individu « normal » ne resterait pas impassible face au chandail de la victime avec des trous de balle et à des photos de la scène de crime, ainsi qu’aux remarques charitables de la mère de la victime. Par conséquent, le fait qu’Hernandez reste impassible lors de moments clés de son procès, ce que Candiotti prend la peine de répéter (« showed no reaction », Ligne 7 ; « showed no emotion », Ligne 8-9 ; « does not react », Ligne 10), laisse entendre qu’il est un individu n’éprouvant ni regrets ni remords. La journaliste mobilise ici implicitement une quatrième idée reçue : l’absence (ou la présence) de remords pourrait être inférée de l’absence (ou de la présence) de comportements non verbaux chez un individu lors de son procès.

Une réaction lors de la diffusion d’une vidéo compromettante

Dans un cinquième temps, la journaliste invoque explicitement une réaction d’Hernandez en présence des jurés, lors de la diffusion d’une vidéo compromettante.

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Comme nous le constatons, après avoir souligné le contrôle des émotions lors de moments clés du procès, la journaliste met ici l’accent sur la réaction d’Hernandez lors d’un moment particulier. Sa réaction – se toucher le menton – est associée à la diffusion d’une vidéo compromettante où l’on voit Hernandez se rapprocher d’une femme qui ne serait pas celle à qui il a souvent murmuré « I love you » (Ligne 5) en l’absence des jurés. Autrement dit, la journaliste présente Hernandez comme un individu en contrôle de ses émotions et attentif à tous les éléments de preuve. Par ailleurs, en plus d’être présenté comme un individu irrévérencieux, et sans regrets ni remords, Hernandez est maintenant présenté comme un individu potentiellement infidèle, ce qui, à nouveau, vient accentuer le portrait d’un individu manipulateur que la journaliste sous-entend. Autrement dit, Hernandez est présenté par la journaliste comme un individu qui, sous les projecteurs, agit différemment tant avec sa fiancée qu’avec les jurés.

Une série de comportements non verbaux tout au long de son procès

Pour terminer son « décryptage », Candiotti invoque explicitement, dans un sixième temps, une série de comportements non verbaux d’Hernandez tout au long de son procès, lors de témoignages et du prononcé de son verdict de culpabilité.

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Lorsqu’elle affirme qu’Hernandez se balançait sur sa chaise lors des témoignages, la journaliste laisse entendre qu’il était alors moins attentif. C’est comme si cette réaction apparaissait à un moment particulier et permettait de révéler qu’Hernandez n’était pas préoccupé par les propos des témoins. Le fait de souligner cette réaction contribue, là aussi, à dresser le portrait d’un individu irrévérencieux. Autrement dit, la journaliste mobilise ici implicitement une cinquième idée reçue : la déviation des comportements non verbaux « normaux » indiquerait quelque chose de suspect.

Candiotti poursuit l’énumération des comportements non verbaux d’Hernandez en insistant sur le fait qu’il s’est léché les lèvres et qu’il s’est frotté le menton. Ce faisant, la journaliste laisse entendre que des comportements non verbaux qui, a priori, semblent anodins, peuvent être identifiés et interprétés. Par ailleurs, bien que la journaliste ne leur associe pas une signification, les comportements non verbaux sont explicitement associés au moment où Hernandez apprend qu’il passera le reste de sa vie en prison (« when he learns he’ll be spending the rest of his life behind bars », Lignes 15-16). De plus, ces comportements sont implicitement présentés comme ayant une connotation négative. En effet, se lécher les lèvres et se frotter le menton sont des comportements non verbaux affichés par un individu que Candiotti présente comme un manipulateur, irrévérencieux, et sans regrets ni remords. Finalement, en rapportant l’affirmation verbale d’Hernandez « They’re wrong » (Ligne 16), la journaliste semble présenter Hernandez comme confirmant ce qu’elle a laissé entendre plus tôt, c’est-à-dire qu’il serait un individu se sentant au-dessus du système de justice et se croyant intouchable.

Discussion

Dans cet article, à l’aide de l’approche ventriloque (Cooren, 2013), nous avons analysé de façon minutieuse et approfondie le « décryptage » d’Aaron Hernandez lors de son procès diffusé en avril 2015 sur CNN. Les résultats de notre analyse ont montré que l’examen critique d’un « décryptage » ne peut pas faire l’économie de ce que laisse entendre le body language expert, des sous-entendus que l’approche ventriloque (Cooren, 2013) a permis de révéler en ouvrant, en quelque sorte, la « boîte noire » du « décryptage ». Plus spécifiquement, les résultats de notre analyse ont montré comment l’intervenante, la journaliste Susan Candiotti, relève des comportements non verbaux d’Hernandez et laisse le grand public tirer ses conclusions tout en les orientant constamment.

En effet, alors qu’un body language expert peut parfois affirmer, par exemple, que le fait de se gratter le nez, de lever une de ses épaules et de regarder vers le bas seraient des signes fiables de mensonge, la journaliste semble, en apparence, s’en tenir à une description objective des comportements non verbaux d’Hernandez, c’est-à-dire une description dénuée de toute forme d’interprétation. Toutefois, les résultats de notre analyse ont montré comment, en répondant à la question « What was Aaron Hernandez saying with his body language ? », l’intervenante fait parler implicitement les comportements non verbaux d’Hernandez, obligeant alors les téléspectateurs à reconstruire ce qu’elle laisse entendre, et fait indirectement la promotion d’idées reçues sur la communication non verbale qui peuvent fausser l’appréciation de la preuve par les juges et les jurés (Tableau 1).

Tableau 1

Idées reçues présentes dans le « décryptage » d’Aaron Hernandez

Idées reçues présentes dans le « décryptage » d’Aaron Hernandez

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Dans un premier temps, la culpabilité (ou l’innocence) ne devrait pas être inférée de l’absence (ou de la présence) de comportements non verbaux chez un individu lors de son procès (Denault et Dunbar, 2019). En effet, il n’y a pas une expression faciale, un regard, une posture ou un geste présent chez toutes les personnes qui ont commis des crimes et absent chez toutes celles qui n’en ont pas commis. Toutefois, des juges et des jurés peuvent, à tort, croire le contraire et, par conséquent, les expressions faciales des accusés peuvent influencer la perception de leur culpabilité qu’ont des juges et des jurés (Denault, 2015 ; Heath, 2009 ; Pryor et Buchanan, 1984 ; Salekin, Ogloff, McFarland et Rogers, 1995). De plus, leur croyance erronée pourrait être renforcée lorsqu’elle est confirmée par une suggestion d’un body language expert.

Dans un deuxième temps, contrairement à l’idée reçue, les comportements non verbaux d’un individu ne permettent pas, à eux seuls, de démontrer une intention de tromper. En effet, il n’y a pas un mouvement du corps ou du visage qui permet de distinguer, d’une part, le fait qu’un individu affirme quelque chose de faux sans l’intention de tromper et, d’autre part, le fait qu’un individu affirme quelque chose de faux avec l’intention de tromper (DePaulo et al., 2003). Autrement dit, même si des juges et des jurés peuvent croire le contraire, aucun comportement non verbal n’est présent chez toutes les personnes qui mentent et absent chez toutes celles qui disent la vérité (Luke, 2019 ; Sporer et Schwandt, 2007). Par ailleurs, notons que l’usage de croyances non fondées sur la détection du mensonge peut contribuer à l’obtention de fausses confessions (Vrij et al., 2017) et que les formations offertes pour améliorer l’habileté à détecter les menteurs à l’aide des mouvements du corps et du visage offrent de faibles résultats. En outre, lorsque des juges et des jurés suivent de telles formations, leur habileté à détecter les menteurs pourrait diminuer, mais leur confiance en leur habilité pourrait augmenter (Masip, Alonso, Garrido, et Herrero, 2009 ; Meissner et Kassin, 2002).

Dans un troisième temps, contrairement à l’idée reçue, les mouvements du corps et du visage d’un individu ne permettent pas de révéler, à tout coup, des traits de sa personnalité. En effet, bien que certains traits de personnalité (p. ex. : extraversion) puissent être inférés, au-delà du hasard, à partir de certains indicateurs comportementaux (p. ex. : expressivité faciale), leur observation et leur interprétation dépendraient de plusieurs facteurs. Par exemple, certains contextes faciliteraient leur observation et leur interprétation, et certains individus pourraient avoir une plus grande habileté à les observer et à les interpréter (Breil, Osterholz, Nestler et Back, 2019). Autrement dit, inférer à tort des traits de personnalités de témoins, de victimes et d’accusés par leurs comportements non verbaux pourrait fausser l’évaluation de leur crédibilité et l’issue de procès, d’autant plus que la préparation des témoignages peut jouer sur leur façon de s’exprimer lors de procès (Denault, 2020a).

Dans un quatrième temps, l’absence (ou la présence) de remords ne devrait pas être inférée de l’absence (ou de la présence) de comportements non verbaux chez un individu lors de son procès. En effet, comme précisé plus tôt, il n’y a pas une expression faciale, un regard, une posture ou un geste présent chez toutes les personnes qui ont des remords et absent chez toutes celles qui n’en ont pas (Bandes, 2014, 2016a). De plus, même si des juges et des jurés croient le contraire, il n’y a pas de preuve de leur capacité à évaluer sans se tromper l’absence (ou la présence) de remords par l’observation d’un accusé. Malgré tout, l’issue de certaines audiences peut être influencée par l’impression qu’un accusé éprouve des remords qui, à son tour, peut être faussée par différents facteurs tels que l’âge et la culture de l’accusé (Bandes, 2016b ; Hanan, 2018 ; Jehle, Miller et Kemmelmeier, 2009 ; ten Brinke, Macdonald, Porter et O’Connor, 2012).

Dans un cinquième temps, l’idée reçue selon laquelle une déviation des comportements non verbaux « normaux » d’un individu indiquerait quelque chose de suspect doit être nuancée. En effet, bien qu’il puisse indiquer quelque chose à propos d’un individu (p. ex. : un état émotif, un état cognitif), le changement comportemental est d’ordinaire associé au concept de « baseline » (p. ex. : Frank, Yarbrough et Ekman, 2006 ; Inbau, Reid, Buckley et Jayne, 2013). En effet, des praticiens et des chercheurs suggèrent de poser des questions considérées comme anodines au suspect, avant les questions critiques, afin d’établir la « baseline ». Par la suite, un changement comportemental par rapport à la « baseline » indiquerait le mensonge. Toutefois, l’établissement d’une « baseline » est problématique, notamment parce que des questions anodines aux questions critiques, les sujets et les enjeux changent et peuvent modifier, de ce fait, les comportements (Vrij, 2016). Sans oublier que le temps peut, à lui seul, jouer sur l’implication émotive et cognitive d’un individu et, par conséquent, sur les comportements non verbaux qu’il affiche (Palena, Caso, Vrij et Orthey, 2018 ; voir aussi Caso, Palena, Vrij et Gnisci, 2019 ; Vrij, Hartwig et Granhag, 2019). Puisque la nature et la finalité des questions lors de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire sont différentes, tout comme celles posées par le juge, l’établissement d’une « baseline » est d’autant plus problématique lors de procès. Une suggestion à l’effet contraire témoignerait, au mieux, d’une méconnaissance de l’état de la science sur la détection du mensonge et, au pire, d’une insouciance quant aux conséquences de l’utilisation d’idées reçues sur la communication non verbale.

Conclusion

Depuis au moins une dizaine d’années, les médias télévisuels font la promotion d’idées reçues sur les gestes et les expressions faciales. Les résultats de notre analyse permettent de comprendre comment, en pratique, un « décryptage » peut nuire à la bonne administration de la justice. En effet, dans un « décryptage », un intervenant peut, explicitement ou non, volontairement ou non, faire parler des figures, c’est-à-dire à des mouvements du corps ou du visage, et véhiculer des idées reçues sur la communication non verbale qui, à différents degrés, peuvent aller à l’encontre de l’état de la science sur la détection du mensonge. Toutefois, les résultats de notre analyse ne constituent pas une réflexion sur la culpabilité ou l’innocence d’Aaron Hernandez.

Évidemment, les résultats de notre analyse ont des limites, notamment le fait qu’ils sont restreints par la dimension a priori non systématique de l’approche ventriloque (Cooren, 2013). En effet, les observations des trois auteurs (a) sur les comportements non verbaux d’Aaron Hernandez soulevés dans le « décryptage » et (b) sur ce que l’intervenante, la journaliste Susan Candiotti, leur fait dire constituent un exercice qui, en partie, est de nature arbitraire. Il ne fait aucun doute, par exemple, que la connaissance des trois auteurs de l’état de la science sur la détection du mensonge a contribué à la démarche d’analyse. Toutefois, puisque le cheminement qui précède les conclusions est accessible, les lecteurs pourront les évaluer en toute connaissance de cause. Comme le rappellent Mays et Pope (2020) :

As the methods used in all types of social research unavoidably influence the objects of enquiry (and qualitative researchers are particularly aware of this), it is important to provide a clear account of the process of data collection and analysis. This is so that readers can judge the evidence upon which conclusions are drawn, taking into account the way that the evidence was gathered and analysed.

p. 88

En terminant, les résultats de notre analyse laissent ouverte la question du poids réel du « décryptage » pour les jurés et les juges. Par conséquent, de futurs travaux pourraient s’intéresser, dans un contexte expérimental, à la reconnaissance de ce que l’intervenante, la journaliste Susan Candiotti, fait dire aux comportements non verbaux d’Aaron Hernandez, mais aussi, et peut-être surtout, au poids réel du « décryptage » pour les jurés et les juges, incluant le poids réel des idées reçues sur la communication non verbale qui peuvent fausser l’appréciation de la preuve par les juges et les jurés.