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« [L]’arrogance raciste s’exprime dans le déni du rapport de force lui-même et dans le déni des effets du rapport de force »

Guillaumin, 2019, p. 159

Introduction

Au Québec, depuis son adoption en 1976, la Charte des droits et libertés de la personne (Charte) interdit la discrimination et le harcèlement en raison de la race, de la couleur et de l’origine ethnique ou nationale dans les milieux de travail. En 2004, la Loi sur les normes du travail (LNT) a été amendée pour garantir le droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique. Depuis, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) dirige les personnes non syndiquées qui veulent porter plainte pour harcèlement raciste en vertu de la Charte vers le recours en cas de harcèlement psychologique auprès de la Commission des normes, de l’équité salariale, de la santé et sécurité du travail (CNESST). Par conséquent, hormis quelques décisions concernant le harcèlement provenant de tiers à la relation d’emploi, depuis plus d’une décennie, le Tribunal des droits de la personne du Québec (TDPQ) ne rend plus de décisions en matière de harcèlement raciste au travail, ni en matière de harcèlement discriminatoire au travail en général (Cox et Brodeur, 2019).

Aujourd’hui, le racisme s’exprime surtout par des « manifestations subtiles, ambigües et non intentionnelles » (Sue et al., 2007, p. 72 ; voir aussi Tévaninan 2017 ; Laplanche-Servigne, 2014). Les inégalités sociales persistantes sont perpétuées davantage par « les biais cognitifs, les structures de prise de décision et des patterns d’interaction » que par le racisme intentionnel (Sturm, 2001, p. 460 ; voir aussi Cortina, 2008). Les lignes de démarcation entre le harcèlement raciste et le harcèlement psychologique sont souvent poreuses. Pour qu’une plainte pour harcèlement soit accueillie, la Charte exige la preuve d’un lien entre un motif illicite de discrimination – la race, l’origine ethnique, etc. – et la conduite contestée. Dans le passé, un recours basé sur les droits de la personne s’est révélé incapable d’offrir un recours utile aux personnes victimes de discrimination ou de harcèlement raciste (Aylward, 1999 ; Bosset, 2005). Étant donné que le recours face au harcèlement psychologique n’exige pas la preuve d’un motif de discrimination interdit comme la race ou l’origine ethnique pour la conduite reprochée, offre-t-il aux personnes visées par les manifestations contemporaines du racisme un recours plus approprié que celui en vertu de la Charte ?

Selon une approche systémique au racisme, « les pratiques de discrimination (directe ou indirecte) ne constituent généralement que des maillons de chaînes autrement plus longues et complexes ; […] les pratiques discriminatoires se renforcent les unes les autres ; et […] les résultats cumulatifs dépassent les responsabilités pouvant être évaluées localement » (Bosset, 2005, p. 19). En milieu de travail, le caractère systémique de la discrimination découle de l’ensemble du système d’emploi mais aussi, entre autres choses, « de l’attitude des acteurs concernés » (Bosset, 2005, p. 19) dont certains peuvent avoir une conduite raciste, et d’autres, tolérer ou banaliser une telle conduite. La recherche suggère que le fait de « rendre visible, l’invisible » (Sue et al., 2007, p. 79) représente une étape incontournable de la lutte contre la discrimination systémique à caractère raciste. En renonçant à l’objectif de nommer le harcèlement raciste en tant que tel, a-t-on renoncé au projet d’éradiquer la discrimination systémique à caractère raciste des milieux de travail québécois ?

Cet article propose une analyse empirique des décisions en matière de harcèlement psychologique à caractère raciste rendues par le Tribunal administratif du travail (et son prédécesseur, la Commission des relations de travail) de 2004 à 2020. Il dresse un portrait des décisions et examine les embûches associées à ce recours, comparant les décisions répertoriées à celles rendues en vertu de la Charte. Auparavant, toutefois, nous exposerons nos choix terminologiques et notre cadre théorique.

Plus spécifiquement, dans cet article, nous entendons par racisme :

… une manière particulière d’appréhender et de traiter certaines populations, fondée sur la combinaison de plusieurs opérations : la différenciation, la péjoration de la différence, la réduction de l’individu à son stigmate, l’essentialisation et enfin la légitimation d’une inégalité de traitement par l’infériorité ou la dangerosité des racisés

Tévanian, 2017, p. 47

Nous empruntons le vocable de « harcèlement raciste » (et non « racial »), et ce, « afin de souligner le fait que la race n’est pas la cause du racisme, mais le produit » (Garneau, 2017, p. 11). Nous adoptons une approche particulariste au racisme (Wagner-Guillermou, Bourguigon et Tisserand, 2015, p. 36 et ss) voulant qu’il existe des différences dans l’expression de racisme à travers les sociétés et à travers le temps, et faisant en sorte qu’il n’y a pas « un » mais « des » racismes. Tenant compte du contexte québécois (rapports minoritaires-majoritaires, entre anglophones et francophones ; crise des accommodements raisonnables ; interdiction du port de signes religieux dans le domaine des services publics, etc.), nous incluons notamment comme groupes racisés les personnes noires, les Arabes, les Latinos, les Asiatiques, les Autochtones mais aussi les personnes appartenant à une minorité religieuse comme les musulmans. Nous garderons à l’esprit qu’il y a des spécificités femmes/hommes dans le vécu du harcèlement raciste au travail (Welsh et al., 2006 ; Sue et al., 2007, p. 76).

Nous différencierons le racisme classique et le racisme moderne. Plus particulièrement :

Le racisme moderne trouve sa source dans un contexte de déclin de l’expression directe des attitudes négatives à l’égard des Noirs. Le racisme dit explicite ou classique (stéréotypes péjoratifs, surnoms, calomnies, caricatures, persécutions, agressions et discriminations), que les individus exprimaient autrefois sans retenue, se trouve désormais socialement censuré en raison de son caractère parfois illégal et réprouvé culturellement [Références omises]

Wagner-Guillermou, Bourguigon et Tisserand, 2015, p. 33. Italiques dans l’original

Tandis que l’étude des racismes systémiques s’intéresse aux inégalités de traitement découlant de l’organisation économique, culturelle et politique, l’étude du racisme moderne explore les « processus par lesquels les individus enregistrent subjectivement leur condition de minorisés » (Garneau, 2017, p. 10). Le concept de micro-agressions est utile pour déconstruire le racisme moderne. Les micro-agressions sont définies comme :

… brief and commonplace daily verbal, behavioral and environmental indignities, whether intentional or unintentional, that communicate hostile, derogatory or negative racial slights and insults that potentially have harmful or unpleasant psychological impact on the target person or group

Sue et al., 2007, p. 72

Les personnes qui font les frais des micro-agressions à caractère raciste se disent découragées, frustrées et épuisées par celles-ci (Solorzano, Ceja et Yosso, 2000, p. 69), et ce, d’autant plus lorsque ces traitements « altérisants » ont lieu au travail (Garneau 2017, p. 20).

Solorzano, Ceja et Yosso (2000, p. 62) préviennent que : « any exploration of the racial microaggressions concept must include examination of the cumulative nature of racial stereotypes and their effets ». Garneau (2017, p. 11) souligne que « l’expérience raciste est continue, protéiforme, multi-intensité et dynamique ».

Notre cadre théorique est inspirée du Critical Race Theory (CRT), laquelle vise entre autres à nommer des agressions racistes et à identifier les origines de celles-ci (Solorzano, Ceja et Yosso, 2000, p. 63). L’importance de nommer les racismes traverse les écrits à ce sujet. Aux États-Unis, selon Delgado et Stefancic (2017, p. 51), « Stories can name a type of discrimination (e.g., microaggressions, unconscious discrimination or structural racism); once named, it can be combated ». En France, selon Tévanian (2017, p. 52), « pour dépasser des situations de discrimination il faut les combattre, pour les combattre il faut les dénoncer, pour les dénoncer il faut les énoncer, et pour les énoncer il faut nommer les Blancs et les non-Blancs… ».

La CRT insiste sur l’importance de prendre en considération l’expérience des personnes racisées qui possèdent une expertise unique au sujet de la reproduction du racisme. Selon Essed (2002) :

Avec leur sens de l’histoire, à travers la communication au sujet du racisme au sein de la communauté noire, et en testant leurs propres expériences dans la vie quotidienne, les Noirs peuvent développer une connaissance profonde et souvent sophistiquée de la reproduction du racisme

p. 176, cité dans Laplanche-Servigne, 2014, p. 154

Ces considérations terminologiques et théoriques à l’esprit, dans les pages qui suivent, nous exposerons la méthodologie employée pour identifier des décisions pertinentes (1) et nous dresserons le portrait des décisions ainsi répertoriées (2). Après avoir décrit le cadre juridique pour une plainte pour harcèlement psychologique en vertu de la LNT (3), nous analyserons les plaintes rejetées (4) pour ensuite examiner les mesures de réparation accordées lorsque les plaintes sont accueillies (5).

MÉthodologie

Pour repérer les décisions sur le mérite des plaintes pour harcèlement psychologique à caractère raciste rendues entre 1er janvier 2016 et le 1er juin 2020, à partir du portail SOQUIJ, nous avons interrogé la banque des décisions du Tribunal administratif du travail (TAT), division des Relations du travail, avec les mots clés « race », « racial » et « raciste » et avec la Charte comme législation citée. Pour repérer les décisions rendues entre le 1er juin 2004 et le 31 décembre 2015, nous avons consulté les décisions de la Commission des relations de travail (CRT), prédécesseur du TAT, sur l’ancien site de la CRT.

Soulignons que la plupart des plaintes pour harcèlement psychologique sont réglées à l’amiable (Cox, 2017, p. 219). De plus, les motifs d’une décision ne permettent pas nécessairement de savoir définitivement si la personne plaignante considère qu’il y a un enjeu de racisme dans les faits dénoncés, ni même si celle-ci est racisée ou non. C’est seulement si le décideur le rapporte que l’on peut déceler de tels enjeux. Finalement, en cas d’atteinte à la santé, pour la période au cours de laquelle la personne est victime d’une lésion professionnelle, le recours exclusif visant à obtenir un dédommagement est celui de la Loi sur les accidents du travail et des maladies professionnelles (LATMP). En dépit de la violence des gestes relatés dans certaines décisions examinées, nous nous attendons à ce que les cas de harcèlement raciste les plus susceptibles de produire des atteintes à la santé fassent l’objet d’un recours en vertu de la LATMP et non en vertu de la LNT. Toutefois, nonobstant les limites de notre étude, les décisions répertoriées jettent un éclairage sur le sort des plaintes pour harcèlement psychologique à caractère raciste.

Portrait des dÉcisions

Nous avons repéré un total de 20 décisions portant sur les plaintes de 33 personnes. Voir la Liste des décisions en annexe. Parmi les 33 personnes ayant porté plainte, seulement trois étaient des femmes. (Cela rappelle le constat historique voulant que « Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes » : Hull, Scott et Smith, 1982.) Dans 12 des 20 décisions répertoriées, la particularisation de la personne avait clairement une connotation raciste, par exemple, lorsque des collègues tenaient des propos ouvertement racistes à l’égard du plaignant. Dans six décisions, l’enjeu de racisme était présent en sourdine, par exemple, lorsqu’une plaignante racisée reproche à son employeur un manque de respect à son égard sur le plan professionnel et cite en passant un incident où le mis en cause aurait fait des généralisations au sujet des personnes noires. Dans deux décisions, c’est la somme des piètres conditions de travail imposées à deux groupes de travailleurs agricoles guatémaltèques qui constitue la conduite vexatoire en question.

Dans 15 décisions, l’employeur ou un représentant de l’employeur aurait harcelé la personne qui porte plainte. Dans trois causes, on retrouve des collègues à titre de mises en cause. Dans une cause, c’est un client de l’employeur qui se livre à une conduite vexatoire à l’égard du plaignant et dans deux autres, un tiers (propriétaire d’édifice et superviseur pour un service de garde de sécurité).

Dans 12 décisions, il s’agit de racismes anti-noir, avec des variantes anti-anglophone (2), anti-francophone (1) et anti-Africain (2). Dans quatre décisions, il s’agit de racisme anti-latino (incluant celles impliquant les travailleurs agricoles). Dans trois décisions, il s’agit de racisme anti-arabe et dans une dernière, de racisme islamophobe.

Dans 11 causes sur 20, la plainte pour harcèlement psychologique était associée à une plainte pour congédiement illégal logée auprès de la CNESST (ou à son prédécesseur, la Commission des normes du travail).

Dans 12 décisions sur 20, la plainte est accueillie, dont une plainte déposée par une femme victime de harcèlement sexuel et raciste. Parmi les huit décisions où la plainte est rejetée, dans sept cas, il s’agit de racisme anti-noir. Les deux autres plaintes déposées par des femmes se retrouvent dans cette dernière catégorie.

La lecture des décisions révèle des manifestations troublantes de racismes classiques dans les milieux de travail québécois.

Tableau sélectif– Les manifestations de racismes[2]

Tableau sélectif– Les manifestations de racismes2

 (suite)

Tableau sélectif– Les manifestations de racismes2

-> Voir la liste des tableaux

Pour bien situer les motifs de rejet de certaines plaintes, il importe de décrire le cadre juridique applicable à une plainte pour harcèlement psychologique.

Cadre juridique de la LNT

Aux termes de l’article 81.19 de la LNT, pour qu’une plainte pour harcèlement psychologique soit accueillie, la personne salariée doit faire la preuve d’une conduite vexatoire, soit :

  • des comportements, des paroles, des actes ou des gestes vexatoires ;

  • le caractère répétitif de ceux-ci ;

  • la nature hostile ou non désirée de ceux-ci ;

  • l’atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychologique ; et,

  • la création d’un milieu de travail néfaste.

Dans le cas d’une seule conduite grave, la preuve du caractère répété du comportement n’est pas nécessaire, mais il faut prouver que celui-ci a eu un effet nocif continu pour la personne salariée.

Par ailleurs, même une fois la conduite vexatoire prouvée, l’employeur peut toujours faire rejeter la plainte en faisant valoir que :

  • alors qu’il avait une procédure de plaintes, le comportement reproché ne lui a pas été signalé ; ou,

  • une fois que le harcèlement a été porté à sa connaissance, il a pris des mesures raisonnables pour le faire cesser (Lippel, Cox et Aubé, 2018, para. 185).

En effet, alors que le régime de la Charte impose une obligation de résultat à l’employeur (fournir un milieu de travail exempt de harcèlement pour un motif interdit par la Charte), le régime de la LNT en matière de harcèlement psychologique n’impose qu’une obligation de moyens à l’employeur (prendre des moyens raisonnables pour prévenir et faire cesser le harcèlement psychologique) (Cox et Brodeur, 2019). Autrement dit, tandis que le cadre juridique des droits de la personne s’intéresse aux effets préjudiciables de la conduite reprochée sur la personne visée (Bosset, 2005), et par extension, impute à l’employeur une responsabilité objective, le cadre juridique du harcèlement psychologique pose comme condition essentielle à l’acceptation d’une plainte le constat de la responsabilité subjective de l’employeur.

Examen des plaintes rejetÉes

Les critères pour l’acceptation d’une plainte pour harcèlement psychologique ont joué dans le rejet de plusieurs plaintes où des propos racistes extrêmement offensants – lesquels constituent sans aucun doute des violations de la Charte – ont été prouvés lors de l’audience devant le TAT. Dans les pages qui suivent, nous analyserons les affaires Pêcheries Norref, Environnement routier NRJ et Autobus Ménard et Fils, et ce, pour bien identifier les mécanismes de disqualification des plaintes. Dans d’autres plaintes rejetées, les allégations de racisme étaient périphériques à d’autres enjeux professionnels. La méthodologie de notre étude ne permet pas de cerner davantage le rôle du racisme dans la survenance du harcèlement.

L’affaire Dian c. Les pêcheries Norref Québec inc. (2007)

Monsieur Dian occupe un poste de coureur (runner) dans une entreprise de distribution de poissons et de produits de la mer. Il est détenteur d’un permis de travail au Canada. Il entend souvent des remarques telles : « Il y a trop d’immigrants qui travaillent avec nous ici… » ou, en référence à lui, « … regarde, il se dit étudiant, et il ne sait même pas écrire… » (alors qu’il est plutôt instruit) (par. 10).

La juge rapporte que :

À une autre occasion, alors que le contremaître disait au plaignant : « Ah tiens… moi je me suis fait mon Noir … il travaillait là et je l’ai pitché dehors… », [l’adjoint au contremaître] renchérit en regardant le plaignant dans les yeux : « Moi aussi, je me le ferai mon Noir… ».

par. 10

Pendant les vacances estivales de l’adjoint au contremaître, Monsieur Dian est promu au poste de caller. Quand celui-ci revient au travail, il n’accepte pas la nouvelle affectation de monsieur Dian :

[Il] s’emporte souvent quand il voit le plaignant travailler comme « caller » au point qu’il lui arrache les commandes des mains, certaines tombent par terre dans l’eau et il lui ordonne de continuer à travailler comme « runner ».

par. 13

À un moment donné, l’adjoint au contremaître lui dit : « punche et crisse ton camp » et se dirige vers les bureaux des Ressources humaines en criant « Il travaille mal … ce crisse de mongol … je lui dis une chose et il ne le fait pas… ». Il y a collision entre l’adjoint au contremaître et monsieur Dian dans le corridor des bureaux. Monsieur Dian est projeté contre le mur. La police retiendra sa plainte pour voies de fait.

Une gestionnaire tente de désamorcer la situation, rappelant à l’adjoint au contremaître qu’il n’a pas le pouvoir de congédier quiconque et lui demandant de retourner à son poste de travail. Le vice-président de l’entreprise est convoqué pour intervenir auprès de monsieur Dian qui est dans tous ses états. Il réitère à celui-ci qu’il n’est pas congédié et qu’il peut retourner travailler. Monsieur Dian refuse. Il quitte les lieux, les larmes aux yeux, et n’y retourne plus.

La plainte pour harcèlement psychologique est rejetée, faute de preuve d’une atteinte à la dignité de monsieur Dian. Voici les motifs de la juge :

Ainsi les propos sur les noirs ou les immigrants ne sont pas admissibles dans une société démocratique, et à plus forte raison dans un milieu de travail. Ils pourraient être assimilés à des propos humiliants ou abusifs, hostiles ou non désirés. Il est clair que l’on a assisté à une répétition de tels propos. Peut-on toutefois conclure qu’ils ont porté atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychologique du plaignant ? La preuve est plutôt muette à cet égard à moins de se livrer à une fiction intellectuelle voulant que toute personne cumulant les qualificatifs de « noire » et « immigrante » se sente atteinte dans sa dignité en pareille circonstance

par. 51

Celle-ci conclut qu’il s’agit du « reflet d’une situation conflictuelle … au sujet du travail, plutôt que du harcèlement psychologique » (par. 56), d’autant plus que monsieur Dian ne s’est pas plaint formellement des propos racistes et anti-immigrants : 

Dans la présente affaire, nous ne sommes pas en présence de deux personnes dont l’une essaie de dominer l’autre. Nous assistons plutôt à des échanges entre deux personnes qui ne s’entendent pas, certes, mais qui réussissent quand même à faire valoir leur point de vue et à se défendre

par. 58

En concluant ainsi, la juge fait abstraction des rapports de pouvoir entre l’adjoint au contremaître, un grand homme blanc ostensiblement d’origine québécoise dans une position d’autorité sur monsieur Dian, un homme « chétif » qui, malgré ses années d’études, est un salarié au bas de l’échelle, racisé, à statut migratoire précaire.

Dans le cadre de la Charte, en pareilles circonstances, l’atteinte à la dignité va de soi. La jurisprudence du TDPQ situe la lutte contre la discrimination et le harcèlement racistes au travail dans le contexte des obligations du Québec et du Canada en droit international, affirmant que :

La jurisprudence canadienne a reconnu que le harcèlement racial constitue une pratique dégradante et un profond affront à la dignité d’un employé. La Cour suprême a reconnu que « les préjugés raciaux et leurs effets sont tout aussi attentatoires et insaisissables que corrosifs ». Elle a de plus rappelé qu’il ne faut pas « sous-estimer la nature insidieuse des préjugés raciaux et des stéréotypes qui les sous-tendent » [Références omises]

CDPDJQ[Pavilus] c. Québec, 2008, QCTDP 8, par. 131

Dans une autre décision du TDPQ, le plaignant, un inspecteur pour la Société de transport de Montréal, est insulté par un chauffeur de remorque à qui il demande de dégager la voie d’autobus. Celui-ci a une attitude plus agressive envers le plaignant qu’envers son collègue blanc, allant même jusqu’à lui dire, « tu vas perdre ta job câlice de n---- ». Solidaire, le collègue blanc intervient immédiatement auprès du chauffeur hostile et lui demande de répéter ce qu’il vient d’entendre; le chauffeur de remorque essaie de se dédire. Le TDPQ déclare que :

L’effet que peut avoir ce genre d’insultes racistes n’est jamais bien compris de ceux qui n’en ont pas fait l’expérience directe. La personne se trouve dépouillée de sa dignité et bafouée dans son estime de soi, d’une façon irréparable peut-être.

Québec [CDPJQ] c. Remorquage Sud-Ouest, 2010, QCTDP 12, par. 63

Le chauffeur de remorque est condamné à payer 7000$ de dommages moraux et 1000$ de dommages punitifs au plaignant.

Cette dernière décision illustre le fait que lors d’un recours en vertu de la Charte, il n’est pas nécessaire que les paroles ou les gestes racistes soient répétés pour qu’une plainte soit accueillie. De plus, outre le recours contre l’employeur, le régime de la Charte prévoit un recours contre le harceleur, alors que la plainte pour harcèlement psychologique en vertu de la LNT ne vise que l’employeur.

L’affaire Mann et Environnement routier NRJ inc. (2018)

Monsieur Mann travaille comme aide à la collecte pour une entreprise de recyclage. Il dépose deux plaintes, l’une contestant son congédiement et l’autre, une situation de harcèlement. Le juge rejette les deux plaintes, estimant, d’une part, qu’il a été congédié pour avoir eu du cannabis en sa possession et, d’autre part, qu’il a vécu « de simples conflits avec ses collègues », plutôt que du harcèlement.

Selon la preuve, dès les premiers jours de son emploi, un collègue aborde monsieur Mann régulièrement en faisant référence à lui comme étant son « frère de couleur » et en faisant des « cris imitant ceux d’un singe » (par. 22). Monsieur Mann dénonce cette situation à son superviseur qui lui dit de l’ignorer et de faire son travail.

Tout au long de son emploi, trois collègues le traitent de « n---- ». Un autre lui dit qu’il est stupide « en ajoutant une connotation raciste » (par. 22). Monsieur Mann témoigne qu’il sentait qu’il n’était pas le bienvenu dans l’entreprise.

Monsieur Mann affirme que les paroles racistes ont parfois été prononcées devant son superviseur, le même qui a refusé d’intervenir auprès du salarié qui faisait les cris de singe. Celui-ci nie les avoir entendues.

Monsieur Mann est victime d’un accident de travail quand un bac brisé tombe de l’appareil de versement du camion de recyclage. L’accident était prévisible, car monsieur Mann avait remarqué que le bac était brisé et avait prévenu l’opérateur de l’appareil de versement. L’opérateur s’est empressé de lever le bac brisé, lequel a percuté monsieur Mann au torse et à la tête. Ses collègues ont rigolé. Monsieur Mann rapporte la situation à l’employeur. N’empêche que :

Le Tribunal retient du témoignage de monsieur Mann que malgré un fort mal de tête, celui-ci a continué de travailler sans dire grand-chose à ses collègues, si bien qu’ils ont pu conclure à un événement plutôt banal

par. 40

À un moment donné, monsieur Mann se dispute avec un chauffeur de camion. Le directeur de la collecte l’informe qu’on le change d’équipe. Il ajoute que « s’il doit encore changer monsieur Mann d’équipe, il ne restera plus beaucoup de gens avec lesquels il pourra travailler » (par. 51).

Au printemps, dans un camion dans lequel monsieur Mann a travaillé, un salarié trouve une petite boîte métallique dans laquelle se trouve du papier à rouler et quelques graines de cannabis. Il rapporte la boîte à l’employeur. Il s’avère que la boîte appartient à monsieur Mann. Invoquant la politique de tolérance zéro au sujet de la possession de drogue sur les lieux de travail, l’employeur le congédie.

Convoqué à une rencontre disciplinaire, monsieur Mann envisage d’enregistrer la rencontre avec son téléphone cellulaire. Il appuie sur la touche d’enregistrement mais oublie le téléphone à l’extérieur du bureau du directeur. Après la rencontre, il cherche son téléphone. Questionnés à ce sujet par l’employeur, des collègues nient formellement l’avoir vu. Pourtant, plus tard, l’écoute de l’enregistrement du téléphone démontre que ceux-ci avaient trouvé le téléphone, savaient qu’il appartenait à monsieur Mann et l’avaient enfoui dans un bac de recyclage.

La preuve révèle que plusieurs salariés incluant des chauffeurs de camion avaient consommé du cannabis au travail. Cependant, monsieur Mann semble être le seul à avoir été congédié. Le directeur admet qu’il applique la politique de tolérance zéro seulement :

… lorsqu’il est convaincu que l’employé avait été sous l’influence de la drogue au travail. Or, la preuve dont il disposait au moment du congédiement était au mieux ténue, ce qui, selon son propre témoignage, aurait pu le conduire à donner le bénéfice du doute à monsieur Mann

par.121

Le juge conclut néanmoins que le congédiement « est exclusivement lié à la conclusion de l’employeur que monsieur Mann a violé une politique prohibant la possession de drogue sur les lieux de travail » (par. 3). La plainte pour harcèlement psychologique est également rejetée, « principalement parce que les pratiques soulevées par monsieur Mann n’ont pas été dénoncées à [l’employeur] et parce que la preuve ne démontre pas qu’elles ont entraîné un environnement de travail néfaste » (par. 3) pour monsieur Mann.

Plusieurs éléments de cette décision illustrent des pièges associés au dépôt d’une plainte pour harcèlement psychologique pour un salarié victime de harcèlement raciste. Par exemple, au sujet des cris de singe émis par le collègue, le juge conclut que puisque le salarié en question a quitté le milieu de travail, l’obligation de l’employeur a cessé aussitôt :

… compte tenu du départ du harceleur dans les jours qui ont suivi la dénonciation, il est difficile de conclure que cette situation a, en elle-même, entraîné un milieu de travail néfaste. De plus, il était impossible pour l’employeur de prendre des mesures auprès d’Éric P. après son départ

par. 26

Les motifs du juge reflètent sa prémisse que les propos racistes représentaient un « épiphénomène » dans un milieu de travail autrement égalitaire (Guillaumin, 2017, p. 159), plutôt que la manifestation d’une culture de travail qui tolère le racisme, comme cela s’avère être le cas en l’espèce.

Par ailleurs, quant aux propos racistes des autres collègues, le juge ne retient pas la version de monsieur Mann voulant que ces propos aient été prononcés en présence d’un représentant de l’employeur. Il conclut qu’en l’absence de dénonciation, l’employeur n’a pas fait défaut de faire cesser le harcèlement auquel monsieur Mann était exposé.

En effet, aux termes du droit régissant le recours en cas de harcèlement psychologique, « l’obligation de l’employeur […] repose sur une contrepartie – il faut que la conduite reprochée soit portée à sa connaissance en temps opportun » (Lachapelle-Welman, 2016). Or, le cadre juridique de la LNT a comme prémisse qu’il est facile pour la victime de dénoncer promptement la situation à son employeur, ce qui fait fi de la réalité des salariés racisés en situation d’emploi précaire.

En effet, la littérature révèle que, de façon générale, dans les faits, un signalement de harcèlement est souvent interprété comme la transgression d’une norme culturelle implicite du milieu de travail. Une personne qui dénonce le fait qu’elle est victime du harcèlement se retrouve souvent ostracisée par ses collègues (Dougherty et Hode, 2016). Pour une personne minoritaire dans son milieu de travail qui cherche à se faire accepter par son équipe, l’obligation de signaler toute conduite à connotation raciste représente une situation sans issue. Roscigno (2011) a décrit comment des structures organisationnelles peuvent créer un échafaudage de légitimité (legitimizing scaffold) pour l’employeur, susceptible de servir davantage à légitimer le statu quo et le silence que de permettre aux personnes sans pouvoir de se faire entendre. L’adoption d’une politique de plainte en matière de harcèlement psychologique – et en contrepartie, la création d’une obligation de facto de dénonciation pour la victime de harcèlement, en l’absence de laquelle l’employeur échappe à toute responsabilité pour le harcèlement – illustre bien cette ironie.

En contraste, en matière de droits de la personne, les rapports de pouvoir en jeu sont nommés. La simple existence d’une politique contre le harcèlement ne peut servir à fonder des reproches ou des attaques à la crédibilité de la victime qui a tardé à dénoncer le harcèlement. Dans l’affaire CDPDJ (Pavilus) et Québec (2008), lorsque l’employeur tente de dégager sa responsabilité en alléguant que le plaignant n’a pas eu recours à la politique de plainte interne, le TDPQ répond :

Cet argument sous-estime complètement la situation dans laquelle se trouve la personne victime de harcèlement racial. Dans un contexte de relations de travail, […] l’employé qui subit le harcèlement ne se trouve pas dans un rapport de pouvoir lui permettant facilement de porter plainte. Le harcèlement étant un abus de pouvoir, la victime doit à tout le moins sentir l’appui de l’employeur et la détermination de ce dernier d’éradiquer le climat de travail discriminatoire. […] La simple existence d’une politique pour contrer le harcèlement ne suffit pas […]

par. 223

En vertu de la Charte, « l’existence d’une politique contre le harcèlement ne saurait pallier à [sic] la nécessité de prendre des mesures réparatrices efficaces en vue d’éliminer les conditions de travail discriminatoires » (CDPDJQ [Pavilus] c. Québec, 2008, para 147).

En ce qui concerne l’incident du bac brisé qui a blessé monsieur Mann, le juge refuse d’y voir un indice d’un milieu de travail hostile, concluant tout au plus « à l’insouciance ou même à la négligence de l’employé qui manoeuvrait l’appareil servant à transvider les bacs » (par. 42) et qualifiant la réaction des autres salariés de « malhabile » et manquant de « sensibilité » (par. 43), mais pas de « conduites vexatoires ayant porté atteinte à la dignité de monsieur Mann » (par. 44). Pourtant, une autre lecture de la preuve rapportée dans la décision permet d’émettre l’hypothèse que l’insouciance et l’insensibilité en question sont le produit d’attitudes et de stéréotypes racistes davantage que le fruit du hasard.

En ce qui concerne l’incident où des collègues cachent le cellulaire de monsieur Mann et mentent à l’employeur à ce sujet, encore une fois, le Tribunal refuse de voir un indice quelconque d’un milieu de travail hostile :

Cet événement survient au moment du congédiement de monsieur Mann. Cela implique qu’en lui-même cet incident vexatoire ne peut avoir été à la source d’un milieu de travail néfaste

par. 73

Et puis, évoquant entre autres les propos racistes continus et l’incident du cellulaire et se réclamant d’une approche globale (que l’on peine à déceler à la lecture de la décision, qui procède plutôt à une compartimentation minutieuse des conduites vexatoires reprochées), le juge affirme que le critère de la répétition des comportements vexatoires manque aussi :

Considérés globalement, ces éléments n’ont pas de caractéristiques communes suffisantes pour qu’on puisse y voir trois manifestations d’une même conduite répétitive dont la somme serait vexatoire et produirait un milieu de travail néfaste. De plus, aucun de ces trois éléments n’a été dénoncé à l’employeur

par. 82

Finalement, le juge conclut que « le congédiement est exclusivement lié à la conclusion de l’employeur que monsieur Mann a violé une politique prohibant la possession de drogue sur les lieux de travail » (par. 3). Il n’envisage pas la possibilité que la décision de l’employeur a pu être colorée par des stéréotypes liés à la criminalité des hommes noirs, soit un motif ne pouvant constituer une cause juste et suffisante au sens de la Loi[3].

L’affaire Clark et Autobus E. Ménard (2020)

Monsieur Clark est chauffeur d’autobus. Il est la première personne racisée à travailler chez Autobus E. Ménard. L’employeur de monsieur Clark a un contrat avec l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) pour effectuer le transport des demandeurs d’asile qui se présentent au poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle. L’ASFC retient un service de garde de sécurité pour surveiller le camp où monsieur Clark reconduit les demandeurs d’asile.

Un jour, une agente de sécurité monte dans l’autobus de monsieur Clark. Elle lui demande son nom. Il lui répond : « driver ». Monsieur Clark croise le superviseur des agents de sécurité à l’extérieur de son autobus et refuse de lui parler, car dans son esprit, celui-ci n’est pas son patron. Le superviseur réplique : « that’s what is wrong with you n------, you won’t listen to anyone » et il invite monsieur Clark à « l’attendre dans le stationnement » (par. 25). Monsieur Clark se rend au service de police pour s’en plaindre, mais n’arrive à parler à personne. À sa sortie, « le superviseur le suit et lui adresse à nouveau des commentaires racistes » (par. 25). Monsieur Clark lui répond, et à un moment donné lui pointe son doigt ; le superviseur frappe alors son bras. Le jour même, son employeur reçoit un appel de la Sûreté du Québec l’informant que monsieur Clark ne doit pas se présenter au poste frontalier, ainsi qu’un courriel de l’ASFC l’avisant de ne plus envoyer celui-ci au poste frontalier.

Le lendemain, monsieur Clark est suspendu. Son employeur l’informe qu’il sera réintégré s’il n’y a pas d’accusation criminelle portée contre lui. Toutefois, monsieur Clark est accusé de menaces de mort à l’égard du superviseur (il sera acquitté dix mois plus tard). Il perd son emploi. Sur son relevé d’emploi, sa superviseure indique : « Plainte de notre client, activité criminelle rapport de police […] ».

Monsieur Clark porte plainte pour harcèlement psychologique. La juge du TAT rejette les allégations de monsieur Clark voulant qu’une représentante de son employeur a déjà tenu des propos à caractère discriminatoire à son égard et que ce n’est pas la première fois que le superviseur des agents de sécurité tient des propos racistes. Par contre, elle conclut que le superviseur a eu une conduite vexatoire grave :

Le plaignant manifeste clairement au superviseur qu’il ne veut pas discuter avec lui. Ce dernier choisit de le suivre. S’ensuit un échange acrimonieux au cours duquel le superviseur insulte le plaignant en utilisant un terme injurieux et raciste. … Sa conduite viole les droits du plaignant et porte atteinte à sa dignité…

par. 39

Toutefois, la juge rejette la plainte. S’agissant d’une seule conduite grave, il faut la preuve d’un effet nocif continu. Selon elle, monsieur Clark « n’a pas démontré qu’il a été ébranlé par la conduite du superviseur ». Dans tous les cas, la juge exonère l’employeur de toute responsabilité pour la situation difficile de monsieur Clark :

Certes, les accusations portées contre lui à la suite des plaintes […] du superviseur et de l’agente de sécurité ont pu lui nuire, notamment dans la recherche d’un nouvel emploi. Cependant, elles sont portées par un procureur de la Couronne après évaluation de celles-ci et du rapport du policier chargé de l’enquête. L’employeur pouvait-il prévenir le dépôt des accusations criminelles ? Poser la question, c’est y répondre. Qui plus est, dans le présent cas, le plaignant n’a jamais dénoncé à l’employeur la conduite du superviseur

par. 41

Ce récit kafkaïen évoque le préjugé concernant « la dangerosité des racisés » (Tévanian, 2017, p. 47) et en dit long sur le caractère systémique du racisme. Monsieur Clark est exclu de son milieu de travail, alors que rien n’indique que le principal auteur du harcèlement ait subi quelque conséquence que ce soit, ni que le droit des chauffeurs d’autobus racisés à un milieu de travail exempt de harcèlement sera mieux respecté à l’avenir.

Dans les trois décisions analysées précédemment, les juges reprochent au plaignant de ne pas avoir dénoncé le harcèlement. Pourtant, à la lecture des décisions, les manifestations de racisme semblent courantes dans les milieux de travail des plaignants, y compris de la part de leurs supérieurs immédiats. Dans un tel contexte, dénoncer celles-ci à l’employeur risque d’avoir des conséquences négatives pour les personnes visées et de fragiliser leur position – déjà marginale – dans leur milieu de travail (Dougherty et Hode, 2016 ; Roscigno, 2011 ; Sue et al., 2007, p. 78).

Avec son obligation de facto de dénoncer le harcèlement raciste à l’employeur en temps utile, le cadre juridique pour le harcèlement psychologique attribue aux plaignants une capacité d’agir qu’en réalité, ils ne possèdent pas. En ce faisant, celui-ci amène les juges à blâmer les victimes de harcèlement raciste pour ne pas avoir su gérer la situation et en même temps, à exonérer l’employeur qui a adopté une politique de plaintes, peu importe comment cette politique est accessible dans les faits. Une modification apportée à la LNT en juin 2018 renforce l’obligation de l’employeur, stipulant que celui-ci doit adopter une politique de prévention et de traitement des plaintes et la « rendre disponible » à ses salariés (Cox et Brodeur, 2019). À voir si le TAT saisira l’occasion de s’inspirer de la jurisprudence du TDPQ et de tenir davantage compte du contexte réel du milieu de travail et des rapports de pouvoir avec lesquels les salariés racisés doivent composer.

Analyse des mesures de rÉparation octroyÉes

Parmi les 25 plaignants dont la plainte pour harcèlement psychologique est accueillie, au moment de l’audition de la plainte, un seul plaignant est toujours à l’emploi de l’employeur chez qui le harcèlement est survenu. Ce dernier est en arrêt de travail pour cause de maladie en lien avec le harcèlement (Diaz-Lopez c. Costco, 2012). Parmi les personnes ayant perdu leur emploi dont la plainte a été accueillie, une seule a été réintégrée à son poste (Cheikh-Bandar c. Pfizer, 2008)[4]. Deux autres ont obtenu une indemnité pour perte d’emploi équivalent à 6 mois de salaire (Helbawi et Transelec/Common inc, 2018) et à 4000  $ (A c. BMS, 2014).

Dans sept dossiers, puisque le Tribunal a réservé sa compétence pour déterminer les mesures de réparation appropriées, nous ne savons pas ce que le plaignant a obtenu à titre de réparation.

Dans les cinq décisions où nous avons accès à ces informations, des montants de 3000 $, 10 000 $, 15 000 $, 25 000 $ et 30 000 $ ont été octroyés à titre de dommages moraux. Des montants de 3000 $, 5000 $, 10 000 $ et 15 000 $ ont été octroyés à titre de dommages punitifs. Dans quatre cas, ces montants se situent dans la fourche supérieure des dommages octroyés par le TAT (Lippel, Cox, Aubé, 2018, par. 271-274). Trois décisions ont été rendues après l’entrée en vigueur d’une modification à la LNT permettant au TAT de tenir compte du « caractère discriminatoire » du harcèlement lors de la détermination des mesures de réparation (art 123.15, LNT).

Dans une décision de 2016 impliquant quatre travailleurs agricoles dont les conditions de travail s’approchaient de l’esclavage moderne (Orantes Silva et 9009-1729 Québec inc., 2016), le TAT n’a accordé que des montants de 3000 $ à titre de dommages moraux et de 3000 $ à titre de dommages punitifs à chaque plaignant. En contraste, dans la décision CDPDJ c. Centre maraîcher Eugène Guinois Jr inc. (2005) impliquant quatre travailleuses et travailleurs agricoles québécois racisés, à qui un employeur a imposé de piètres conditions de travail, le TDPQ a accordé à chaque plaignant entre 17 500 $ et 15 000 $ en dommages moraux et punitifs. Toutefois, en 2019, le TAT a octroyé des montants de 20 000 $ à 30 000 $ à titre de dommages moraux et de 5000 $ à titre de dommages punitifs à 11 travailleurs agricoles dont les conditions de travail s’approchaient également de l’esclavage (Prado Paredes et Entreprise de placement Les Progrès inc. 2019). À l’avenir, la modification à la LNT, signifiant que le TAT peut et doit tenir compte du « caractère discriminatoire » du harcèlement lors de la détermination des mesures de réparation, devra contribuer à éviter la banalisation des atteintes aussi graves aux droits fondamentaux.

Finalement, depuis sa création, le TAT peut rendre « toute décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire » (art. 123.15, LNT). Dans les 12 décisions où la plainte a été accueillie, aucune mesure de réparation ne vise le milieu de travail en tant que tel, ne serait-ce que d’ordonner à l’employeur d’afficher la décision pour informer les salariés futurs des incidents à caractère raciste dénoncés dans la plainte. Pourtant, l’affichage de la décision tend à valider le vécu des personnes racisées, incite à la dénonciation et rappelle que les conduites racistes sont interdites par la loi.

Conclusion

Une étude empirique de la jurisprudence comporte des limites importantes, entre autres parce qu’elle ne permet pas de capter la perspective des personnes qui portent plainte pour harcèlement raciste au travail. Toutefois, déjà, notre étude permet des constats troublants. D’une part, tel que manifesté par l’absence de remèdes autres qu’individuels et compensatoires dans les décisions où les plaintes sont accueillies, les manifestations de racismes dans les milieux de travail sont traitées comme un « simple dysfonctionnement d’un système normalement égalitaire » (Poiret 2010, p. 7).

D’autre part, certaines conditions du recours pour harcèlement psychologique ont conduit au rejet d’une plainte pour harcèlement raciste, alors qu’il est clair que la situation constituait une violation de la Charte. En effet, la nécessité que le comportement raciste soit répété, l’obligation de prouver que les comportements racistes ont créé une atteinte à la dignité, l’obligation de convaincre le tribunal que les comportements racistes ont rendu le milieu de travail néfaste ou ont créé un effet nocif continu pour la personne visée, et l’obligation de facto de dénoncer promptement des comportements racistes à l’employeur ont entraîné le rejet de plaintes pour harcèlement raciste. Dans de tels cas, le recours à une plainte pour harcèlement psychologique sert d’éteignoir aux droits fondamentaux des victimes de harcèlement raciste au travail. Notre analyse soulève aussi la question à savoir s’il est particulièrement difficile pour les personnes qui se plaignent de racisme anti-noir de voir leur plainte accueillie.

En ce moment, la CDPDQ dirige néanmoins les personnes victimes de harcèlement raciste au travail vers la CNESST pour qu’elles y déposent une plainte pour harcèlement psychologique. Dans ce contexte, comment ne pas voir le régime juridique actuel – celui-là même qui est censé représenter un rempart contre l’injustice pour les personnes racisées – comme contribuant à l’édifice du racisme systémique ?

Cela étant, il serait naïf de croire que de permettre l’accès à un recours en vertu de la Charte permettra de surmonter tous les obstacles auxquels font face les victimes de harcèlement raciste au travail. En effet, les délais pour obtenir l’audience d’une plainte devant le TDPQ sont très longs et les remèdes à caractère systémique ordonnés par le TDPQ sont aussi l’exception plutôt que la règle (Cox et Brodeur 2019), sans compter les difficultés importantes pour prouver la discrimination raciste ou ethnique. C’est pourquoi nous sommes d’avis que le TDPQ ne doit pas être l’unique forum où il est possible pour les personnes racisées de dénoncer la violation de leurs droits fondamentaux et les juges du TDPQ, les seuls capables de voir et de nommer les racismes (Pauwelyn 2004).

Entre autres, une interprétation téléologique des dispositions sur le harcèlement psychologique permettra de reconnaître dans l’obligation de l’employeur de prévenir et de faire cesser le harcèlement psychologique une prise en compte de la situation précaire des personnes racisées dans les milieux de travail non syndiqués au Québec. Ainsi, l’objectif de la LNT, soit l’assainissement des milieux de travail, serait mieux atteint. En effet, un milieu de travail où certaines personnes affichent une conduite raciste ne constitue pas un milieu de travail sain et sécuritaire pour toutes et tous. En 2018, le législateur est intervenu pour rappeler à la CNESST et au TAT l’importance de considérer les spécificités du harcèlement à caractère sexuel au sein du régime de la LNT. Il est temps de faire de même pour le harcèlement à caractère raciste.