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Une méconnaissance profonde plombe le queer. Pire, lui colle fermement à la peau le préjugé que « le queer, c’est n’importe quoi ». Or, non seulement l’ouvrage QuébeQueer. Le queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques québécoises oblige à nuancer cette opinion désobligeante, mais il parvient à faire la lumière sur ce qu’est le queer – ou, à tout le moins, sur ce qu’il est raisonnable de penser qu’il puisse être. L’objectif de l’ouvrage est d’offrir une « actualisation de la recherche sur l’expression du queer dans les productions littéraires, artistiques et médiatiques au Québec » (p. 12). Toutefois, il me semble que cette finalité accolée à cet ouvrage par Isabelle Boisclair, Pierre-Luc Landry et Guillaume Poirier Girard ne rend pas justice à sa richesse et à ses propriétés heuristiques – ce sur quoi je reviendrai plus loin. En outre, QuébeQueer vient ajouter à un bagage beaucoup trop pauvre sur le queer dans la langue de Molière.

L’ouvrage regroupe 31 auteures et auteurs qui signent 24 textes, en sus de l’avant-propos, répartis en six parties. Je présenterai ici à grands traits chacune de ces parties et les illustrerai en approfondissant quelques textes particuliers – retenus au seul motif qu’ils m’ont interpellée!

La première partie offre une réflexion sur la représentation des corps et des affects – entendus en tant que réponses premières et incontrôlables du corps (de nature physiologique et hormonale), qui plongent leurs racines dans l’inconscient. S’appuyant sur la pensée de Sara Ahmed qui propose de voir dans le choix d’être « non heureuse » un champ de possibles politiques ou d’interpréter le refus des injonctions incessantes au bonheur comme un acte politique, Marie Darsigny considère la dépression non comme une « maladie », mais telle une protestation politique, une posture de résistance à l’ordre patriarcocapitaliste et ses diktats à la productivité. Cette approche m’apparaît particulièrement féconde, car elle ouvre la voie à une réinterprétation de ce qui est dépeint sous forme d’échec en fait d’autonomisation. Certes, ma lecture binaire n’est pas queer, mais le queer s’attache aussi au fond ou aux subjectivités et à leurs resignifications.

La deuxième partie de l’ouvrage regroupe trois textes qui ont en commun de réfléchir aux modes de vie, où se déploient des subjectivités queers innovantes qui font un pied de nez à des structures sociales sclérosées par l’hégémonie hétéronormative. Les textes de Loïc Bourdeau (« Queues théorie, ou le “ suçage ” comme mode de vie ») et celui d’Étienne Bergeron (« “ Fourre-moi jusqu’à ce que j’oublie que j’existe ” : subjectivité queer et usages ascétiques de l’abjection ») me semblent entretenir une filiation avec le texte de Darsigny (tous plaident pour résister à l’ordre du Normal); en outre, ils se rejoignent dans leur commune valorisation de ce qui est défini comme abject et, plus que cela, de l’instrumentalisation de l’abject en un dispositif de subjectivation. Pour Bergeron, il est question « de trouver dans les profondeurs de la dégradation une possibilité de salut, de transformer sa sujétion en affirmation de soi […] il est possible au sujet gay de convertir en subjectivation l’objectification à laquelle la société voulait le condamner » (p. 143).

La troisième partie appréhende le temps et les lieux en tant que dispositifs clés par lesquels adviennent les subjectivités normatives et aussi les résistances à celles-ci. Poirier Girard offre une lecture stimulante d’une oeuvre phare de l’imaginaire lesbien québécois : Les Nuits de l’Underground de Marie-Claire Blais. Il appuie son interprétation du roman blaisien sur la notion d’hétérotopie, soit un espace alternatif et transgressif où il est possible d’exprimer des façons d’être, de penser, de dire et de faire par ailleurs dénigrées dans les espaces « hétéropatriarcocapitalistes » (p. 186). L’espace est ici compris comme une entité tant physique que temporelle, et c’est ce qui fait des Nuits de l’Underground un candidat idéal à une dissection sous le bistouri de l’hétérotopie : les subjectivités lesbiennes queers adviennent, s’entretiennent et perdurent grâce à des espaces undergrounds tels les cafés, bars, restaurants et théâtres, que les lesbiennes fréquentent à des moments à contrecourant des rythmes hétéronormatifs.

La quatrième partie est celle du biopolitique, notion associée à Michel Foucault pour traduire les dispositifs de gestion de la vie déployés et contrôlés par l’ordre normatif dominant – tantôt le patriarcat pour asservir les femmes, tantôt la cishétéronormativité envers les personnes de la communauté LGBTQ – pour (re)produire sa position hégémonique. Jorge Calderón propose une lecture de la pièce de théâtre Hosanna de Michel Tremblay, et ce, en s’inspirant de la notion d’« échec queer » de Judith (Jack) Halberstam. L’échec queer est subversif et créatif, en ce qu’il voit dans la capacité d’échapper aux pouvoirs du biopolitique l’avènement d’une potentialité utopique en matière de subjectivité, d’agentivité et de performativité. Et Hosanna dans tout ça? De l’échec lié au fait de ne pouvoir s’approprier l’idéal de la féminité incarné par Elizabeth Taylor/Cléopâtre, et donc de surmonter le stigmate de la « tapette », s’offre à Claude/Hosanna la possibilité de subvertir la masculinité hégémonique et les pouvoirs qu’elle recèle en les réinvestissant de sa subjectivité, de son agentivité et de sa performativité queer.

La cinquième partie porte sur une notion qui m’est chère, certes en contexte politique, soit celle de la représentation : si présenter consiste à mettre en scène et que représenter est art du discours, leur alliance permet de réaliser un travail sur les normes. Le texte de Marie-Claude Garneau examine précisément cet aspect dans les pratiques scéniques queers de la compagnie de création projets hybris. Il y est également question de circonscrire les potentialités créatrices et utopiques de l’échec par le médium de la scène. Garneau s’inspire de Judith (Jack) Halberstam, pour qui l’échec réside dans le refus de ce qui apparaît comme le succès et le profit en société capitaliste, et de José Esteban Muñoz, qui voit l’utopie comme une perspective porteuse d’un potentiel réel de transformation sans qu’elle se concrétise nécessairement. Pour Garneau, la notion d’abandon inspire la démarche de recherche et de création de la compagnie projets hybris : « L’abandon de ses idées préconçues, l’abandon qui porte vers l’ouverture, engage vers l’échec et permet que l’utopie, dans son sens le plus diffus et invraisemblable, soit révélée » (p. 377).

La sixième et dernière partie traite de la culture pop, notamment des perspectives nouvelles qui en émergent lorsque sont posés sur elle des regards queers. Si j’ai franchement apprécié tous les textes de cette partie pour leurs regards osés et novateurs, je peine à contenir mon enthousiasme pour le texte de Thomas Leblanc, intitulé « Céline, es-tu queer? » Elle l’est, « indéniablement » (p. 459). Pour une bonne part, l’intérêt de ce texte réside précisément dans le fait de poser cette question à propos de Céline Dion – la même interrogation envers Diane Dufresne n’aurait rien d’original, car cette dernière est l’essence même du queer en ce qu’elle place à l’avant-scène les marges (comme la dépression et la folie avec sa magnifique et intemporelle chanson « Le parc Belmont »), qu’elle chante ce que la société-du-respectable condamne au silence, qu’elle louange la résistance et la révolte en tant qu’utopies fécondes et pouvoirs créatifs. Ainsi, Leblanc révèle que le queer n’est pas qu’une question de substance, à la manière d’une Diane Dufresne, mais aussi d’interpellation, ou à qui est posée la question du queer. Car si poser la question « Céline, es-tu queer? » fait d’abord sourire (à la manière des drag queens pour se référer à Judith Butler), elle mène au constat que Céline non seulement est queer, mais que poser cette question queerise Céline. De plus, Renée Martel et Ginette Reno sont queers elles aussi, car les deux interprètes concilient des tensions nourricières d’utopies.

L’introduction de l’ouvrage définit le queer – et, à vrai dire, en offre une lecture tout à fait compréhensible et accessible, et ce, en français – un atout pour l’enseignement. Cependant, justement, qu’est-ce que le queer? Pour l’essentiel, le queer s’attache à déconstruire les dispositifs destinés à fabriquer des sujets normatifs, comme le patriarcocapitalisme, la pensée hétérosexuelle (straight) ou encore l’alignement cishétéronormatif entre le sexe, le genre et les désirs (p. 10 et 11). La marche est haute… Outre l’idée de déconstruire, ce qui bien entendu peut être pensé comme une forme de construction, que propose le queer, c’est-à-dire quelles sont les solutions de rechange à ce qu’il a démoli? La réponse se trouve à la page 17 :

Le queer, c’est la façon de faire tabula rasa pour réinstaurer un désordre organique, qui ne restreint pas mais qui prolifère, qui distingue mais ne distribue pas de valeurs. Il faut donc découdre, dégonfler, défaire, car c’est en passant par ce processus qu’on pourra ensuite reconstruire, mais cette fois-ci non pas dans une visée d’uniformisation normative et doxique (autant que toxique), mais en laissant l’imagination foisonnante des singularités accomplir ce qu’elles ont à accomplir pour elles-mêmes.

Il me semble que cet extrait rend clairement ce qu’est le queer, mais aussi pourquoi il fait autant sourciller, voire soulève les passions. Personnellement, je trouve très inspirante la pensée queer en ce qu’elle permet d’aménager des oasis d’utopie dans cette vie d’esclavage à laquelle condamnent, pour reprendre les mots de Boisclair, Landry et Poirier Girard, les hégémonies ayant pour nom le capitalisme, l’hétéronormativité, le néolibéralisme, le patriarcat, etc. J’y ajoute le régime universitaire néolibéral axé sur le « rendement », ainsi que les systèmes qui leur sont associés – l’âgisme, le capacitisme, le classisme, le racisme, le sexisme, etc., (p. 16) et l’intellectualisme compulsif. Au risque de paraître dépassée, je soutiens que le queer condamne à ce qu’il dénonce (soit la marginalisation) et reste une pensée éminemment élitiste : qui peut, concrètement, se permettre d’être queer? À la manière des légumes bios qui prétendent offrir une autre solution à l’agriculture industrielle, mais qui ne peuvent nourrir une population planétaire dont la croissance doit faire se retourner l’économiste Malthus dans sa tombe et dont le coût les destine aux assiettes des personnes bien nanties … et pensantes…

Mes mots, qui peuvent sembler sévères, ne doivent pas être interprétés comme un désaveu de QuébeQueer. Son avant-propos trace à grands traits un portrait du queer qui est limpide (c’est possible) et profitera à l’enseignement, et la plupart des textes s’avèrent tout à fait stimulants et rafraîchissants. Cela dit, le plus grand apport de l’ouvrage à ma réflexion réside dans une contradiction : alors que je reconnais candidement que QuébeQueer n’est pas parvenu à déboulonner tous mes a priori envers le queer, j’admets qu’il constitue un terreau fertile à la production de savoirs étonnants et déstabilisants – les meilleurs! Cette contradiction ne témoigne-t-elle pas de la puissance même du queer?