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Les études cinématographiques féministes ont largement contesté l’iconographie traditionnellement associée à la représentation du féminin en raison, entre autres, de la manière dont la sexualité, la vertu et la vie quotidienne des femmes sont mises en image. Spécialisée en histoire féministe des études cinématographiques québécoises, Julie Ravary-Pilon s’intéresse à l’évolution des représentations de personnages féminins dans certains longs-métrages de fiction québécois. La représentation des corps des femmes à travers l’art propose souvent un discours genré analogue à celui de l’époque où il a été créé, et Ravary-Pilon avance ceci : « Le cinéma québécois est sans aucun doute l’un de ceux qui ont connu des liens les plus étroits avec le nationalisme » (p. 23). En cristallisant son étude sur la représentation des personnages féminins sous trois archétypes (la Femme-terroir, la Femme-nation et la Femme-nature), l’autrice ambitionne « [d’]offrir un carnet de voyage à cette figure du cinéma québécois des années 1940 à aujourd’hui, [en] cherchant à comprendre les mutations et les enjeux au gré des fictions nationales qui ont raconté les liens imaginés unissant les corps féminins et la terre » (p. 2). Divisé en trois chapitres, l’ouvrage de Ravary-Pilon illustre la prégnance des représentations sociohistoriques et des rapports sociaux de genre dans le cinéma de fiction du Québec. Dans les pages qui suivent, je traiterai succinctement des éléments centraux de sa recherche, en abordant les constructions visuelles au cinéma comme des photographies des rapports sociaux de genre sur une large période historique. Dans ces oeuvres que l’autrice a soigneusement sélectionnées, les protagonistes féminines évoluent au sein d’évènements imaginaires, toutefois teintés par la réalité.

Terre-mère nourricière source de vie ou territoire à conquérir : l’imagerie associant le corps de la femme à la terre est une symbolique utilisée depuis fort longtemps. Pour expliciter ce phénomène, l’autrice aborde l’occidentalisation de la représentation des femmes qui fait le lien entre la destinée biologique (l’enfantement) et celle de la terre (fertile et nourricière). En entrecroisant la représentation des figures féminines et la notion de territoire, des artistes symbolisent la quintessence de la féminité féconde. Ravary-Pilon évoque également le concept de la nation québécoise, notion qui est au coeur de son ouvrage. L’influence des représentations médiatiques sur la conception de la nationalité et du sentiment nationaliste québécois s’avère incontestable, et Ravary-Pilon propose d’ajouter une dimension genrée à l’analyse de Benedict Anderson (1983).

Le premier chapitre, « La Femme-terroir », compare deux oeuvres portant le même nom : Maria Chapdelaine. Il y a le roman de Louis Hémon (1913) et le film de Gilles Carle (1983). Ravary-Pilon observe le déplacement des valeurs nationalistes du roman prescrites par l’Église catholique (l’affectation des femmes aux travaux de la sphère privée, la glorification de la vie rurale et la sexualité passive acceptée uniquement pour la procréation) vers une réelle agentivité de la protagoniste. Dans l’adaptation filmique, 70 ans plus tard, Carle redéfinit la représentation ethnographique des Canadiennes françaises de l’auteur du roman : la protagoniste travaille dorénavant aux travaux extérieurs de la ferme, voyage chez son oncle et est présentée comme une colonisatrice (plutôt qu’une colonisée des Britanniques dans l’oeuvre de départ). Le constat de Ravary-Pilon est que la cinématographie de Carle contribue à déplacer la représentation unilatérale des valeurs patriarcales de la vie des colons français.

Ravary-Pilon poursuit sa recherche de la Femme-terroir avec le roman Un homme et son péché écrit par Claude-Henri Grignon (1933) ainsi que les adaptations cinématographiques de Paul Gury (1949-1950) et de Charles Binamé (2002). Ravary-Pilon relève que ces adaptations contribuent à redéfinir la fonction de la protagoniste Donalda qui passe d’un rôle passif, se sacrifiant pour les autres (Grignon), à un être désirant (Gury), jusqu’à un modèle inapproprié (Binamé). Dans le film Séraphin, un homme et son péché, réalisé par Binamé, la mère de Séraphin se prostitue, et celui-ci (alors jeune garçon) la surprend. Il éjacule pour la première fois. Cette représentation, bien qu’elle solidifie la psychologie du personnage de Séraphin (en expliquant son profond mépris pour les femmes) est toutefois : « une proposition filmique présentant un discours sexiste » (p. 49).

Mentionnons qu’il s’opère, dans le cinéma québécois des années 70, un glissement dans la représentation de certains personnages féminins, passant de l’archétype de la terre-mère nourricière à celui d’une femme libre, émancipée et sexualisée. L’association de la domination des femmes à la notion de conquête de territoire se déplace vers les valeurs nationalistes. Ainsi, au deuxième chapitre, « La Femme-nation », Ravary-Pilon fait ressortir le rapprochement entre la révolution sexuelle et les bouleversements socio-identitaires de la libération nationale. L’autrice traite de l’oppression nationale genrée et de ses modes de représentation dans le cinéma. Au Québec, l’articulation d’un féminisme individuel et collectif (qu’il soit radical ou égalitaire) est difficilement dissociable du nationalisme, plus particulièrement au cours de la deuxième période du corpus étudié. Les féministes québécoises ne sont pas seulement colonisées, elles sont des femmes colonisées : le combat féministe s’allie avec la lutte pour la libération nationale, dans une double optique de libération de genre et de libération de la nation. L’autrice se préoccupe alors de la relation complexe entre la Révolution tranquille et le discours sur la sexualité des femmes pour concevoir la manière dont la libération sexuelle et la question nationale travaillent et infiltrent le cinéma québécois[1].

Après l’abolition du Bureau de la censure en 1967, le cinéma québécois n’échappe pas à l’influence internationale qui imbrique dorénavant sexualité et cinéma. Cette période, surnommée « Maple Syrup Porn », propose des femmes dénudées. De 1969 à 1971, pas moins de 12 films érotiques sont produits au Québec[2]. Si la production de « films de fesses » explose, ce ne sont pas tous les réalisateurs qui font des « films de déshabillage ». En réaction au succès commercial de Valérie (Denis Héroux 1969), Jean-Pierre Lefebvre (1970) crée Q-bec My Love, premier long-métrage de fiction féministe au Québec[3]. Dans une scène mémorable, la protagoniste dévêtue tient un miroir circulaire (devant son sexe) dans lequel se reflète l’équipe de tournage. Cette allégorie puissante et satyrique symbolise le regard voyeuriste du spectateur ou de la spectatrice et lui renvoie directement son « male gaze » (Mulvey 2009) : « Dans la séquence du miroir, le cinéaste confronte, par différents procédés, les attentes du spectateur en ce qui a trait à la mise en scène de la nudité féminine dans le cinéma québécois populaire de l’époque » (p. 71). Lefebvre utilise le corps de la protagoniste à titre d’outil politique revendicateur et remet en question les stéréotypes.

Encore plus politique selon l’autrice, le film La vraie nature de Bernadette, réalisé par Gilles Carle en 1972, raconte l’utopie d’une femme qui, en vue de régler ses problèmes, quitte son mari et sa vie huppée pour un retour à la campagne avec son garçon afin de vivre des traditions agricoles québécoises. Le scénario oppose le fantasme de Bernadette d’une vie « naturelle » aux réelles difficultés des gens du village qui doivent survivre de la terre. Ce film illustre une dualité des valeurs québécoises, coincées quelque part entre le monde moderne et la vie traditionnelle du terroir : « Gilles Carle est l’un des seuls à proposer un retour à la terre pendant la Révolution tranquille et après les évènements de la Crise d’octobre » (p. 83).

L’aspect qui caractérise l’analyse filmique jusqu’à maintenant, selon Ravary-Pilon, est un regard de réalisateurs sur les personnages féminins. Le troisième et dernier chapitre de son ouvrage, « La Femme-nature », s’intéresse à deux films de réalisatrices : La turbulence des fluides (Manon Briand 2002) et Mariages (Catherine Martin 2001). Ravary-Pilon y voit des propositions plus agentives des femmes au cinéma en rapport avec ce privilège qu’elles entretiennent avec la nature. L’autrice mène une réflexion théorique écoféministe[4] pour « mettre en lumière le rapport entre l’exploitation de la nature par les humains et l’oppression des femmes par les sociétés patriarcales » (p. 90). Afin d’illustrer son propos, elle prend la figure de Déméter qui, grâce à sa combativité exemplaire contre les dieux masculins pour garder contact avec sa fille Perséphone (après son mariage avec Hadès) arrive à un compromis : sa fille vivra la moitié de l’année sous terre avec son mari qui l’a volée et l’autre sur la terre avec sa mère. Cela expliquerait le cycle des saisons dans la mythologie grecque puisque, lorsque Perséphone est aux enfers, c’est l’hiver sur la terre. Le sol est infertile. Cette exploration écoféministe se fait à l’ère de la mondialisation qui, outre ses effets pluriels sur l’économie québécoise, est « la bête noire, voire l’antithèse des mouvements nationalistes » (p. 93).

Dans La turbulence des fluides, Manon Briand imagine un personnage féminin sismologue d’origine québécoise (Alice) qui vit à Tokyo (mondialisation) et qui revient dans son village natal de Baie-Comeau (nationalisme) pour déterminer si la disparition de la marée ne serait pas le signe précurseur d’un imminent tremblement de terre. Ce retour à sa terre natale provoque de nombreux bouleversements chez la protagoniste qui se rapproche de la nature et exerce dorénavant son métier différemment, tout en entretenant une relation sensuelle à son corps. Briand aborde conjointement la science (raison) et les relations tumultueuses qu’entretient la population québécoise avec le catholicisme (croyance). La seconde protagoniste féminine (Colette) est une ancienne religieuse qui veillait au bon fonctionnement du sismographe de l’orphelinat et qui, dorénavant, est serveuse de nuit dans un café. C’est l’ouverture d’Alice aux forces (sur)naturelles qui lui permet de résoudre le problème et non son raisonnement scientifique. Les liens filiaux, qu’ils soient biologiques ou non traditionnels, renforcent les relations entre les personnages féminins. Ensemble, les femmes sont plus fortes.

Dans le film Mariages, Catherine Martin présente la forêt à la fois comme un refuge et un lieu d’émancipation : « L’oeuvre de Martin brise la construction socioculturelle selon laquelle la relation Femme-nature serait assujettissante » (p. 115). Pour Yvonne, la protagoniste, c’est dans la nature qu’elle découvre le désir sexuel à l’égard du corps d’un homme (Charles) se baignant dans la rivière. C’est dans la forêt qu’elle se cache lorsqu’elle est contrariée. C’est aussi là qu’elle se marie. Martin a recours à une stratégie narrative additionnelle pour donner le pouvoir d’agir à ses personnages féminins : le surnaturel. C’est avec une situation surnaturelle que la mère décédée d’Yvonne revient vers elle : celle-ci a été enterrée depuis plusieurs années, et l’on découvre au moment de son exhumation qu’elle a été transformée en statue de sel. Pour créer le lien filial entre Yvonne et sa mère décédée, Martin fera de cette dernière une manifestation fantomatique à connotation positive qui est pour la jeune fille une source de réconfort, d’amour et de force. D’autres personnages ont recours au surnaturel dont la guérisseuse (Maria) qui pratique un rituel amoureux afin que Charles tombe amoureux d’Yvonne. Il y a également Noémie qui a des prémonitions au sujet de leur mariage.

Réflexion originale et accessible, l’ouvrage de Ravary-Pilon démontre la manière dont les adaptations cinématographiques reflètent les contextes de leurs productions. De plus, de par l’approche féministe de l’autrice, les films de fiction analysés contribuent à repenser la lutte des femmes à la lumière de la lutte des classes et de la lutte des nations. Les trois archétypes que sont la Femme-terroir, la Femme-nation et la Femme-nature sont convaincants et permettent de jeter un regard original sur un corpus de longs-métrages de fiction réalisés au Québec. On ne peut qu’espérer que Ravary-Pilon poursuive ses recherches.