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Aujourd’hui en France, un ensemble de réformes des lois migratoires, sur le mariage et des droits des personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, trans, queers, intersexués et autres (LGBTQI+), semblent avoir rendu parfois presque plus facile pour les demandeuses et les demandeurs d’asile LGBTQI+ d’obtenir des papiers, que pour le tout-venant des populations réfugiées, déplacées et migrantes. Vingt années ont passé depuis la réorganisation des relations internationales post-11 septembre 2001, opposant désormais un Occident autoproclamé progressiste à un « axe du mal-terroriste-arabo-musulman ». En créant le concept d’« homonationalisme », Jasbir K. Puar (2007) montrait la manière dont le supposé appui des États occidentaux à la population LGBTQI+ permettait de renforcer cette distinction entre « eux » et « nous », tandis qu’une partie importante des mouvements LGBTQI+ et féministes faisait mine de regarder ailleurs ou appuyait directement cette politique. Cependant, les lesbiennes[1] sont restées quasi invisibles dans la plupart des discussions. Pourtant, elles aussi sont concernées par le soupçon d’être devenues les alliées de fait (instrumentalisées), ou même les complices actives, des nouvelles formes de nationalisme « pro-occidental », de racisme et des politiques antimigratoires actuelles.

J’écris ici en tant que lesbienne féministe[2] blanche et française, de classe privilégiée, enseignante-chercheuse occupant un poste universitaire pérenne. Trois décennies d’activisme et de travail universitaire en France et en Méso-Amérique m’ont amenée, notamment avec le courant féministe « autonome » latino-américain et des Caraïbes, à critiquer l’institutionnalisation d’une bonne partie du mouvement féministe, puis LGBTQI+, et leur instrumentalisation pour légitimer le modèle néolibéral. Je prends donc très au sérieux la suspicion actuelle dont le mouvement lesbien fait l’objet. En même temps, je souhaite souligner sa diversité et sa complexité, et rendre visible l’histoire d’une partie des lesbiennes et des lesbiennes féministes, quasiment inconnue et souvent déformée.

J’ai participé activement à plusieurs des initiatives lesbiennes que j’analyse ici[3] : cela me donne l’avantage méthodologique et épistémologique d’avoir des informations de première main et une longue réflexion sur le sujet. Pour autant, je ne minimise pas le défi que représente la réflexivité – surtout depuis ma position de pouvoir de race, de classe et comme universitaire, qui peut m’aveugler à des points essentiels. Différentes femmes et lesbiennes racisées[4] ont entrepris des recherches approfondies sur l’organisation des femmes et des lesbiennes racisées en France au cours des dernières années. Si je me joins aujourd’hui à elles pour présenter quelques éléments des luttes d’un fragment du mouvement lesbien et féministe des vingt dernières années, c’est parce que j’estime que, comme lesbienne féministe blanche, il m’incombe de contribuer à l’analyse des succès et des erreurs des luttes antiracistes auxquelles j’ai participé ou dont j’ai été témoin. Je veux aussi attester du fait que, malgré les nombreuses critiques qui peuvent être adressées au mouvement lesbien féministe, une partie de celui-ci est en tout cas engagé, depuis longtemps, sur des sujets qui vont bien au-delà de cette « sexualité » à laquelle les logiques néolibérales voudraient nous réduire.

Je présenterai d’abord certains groupes lesbiens qui ont combattu le racisme dès la fin des années 90. Les lectrices et les lecteurs verront que ce sont précisément des lesbiennes racisées ou migrantes[5] et prolétarisées qui ont introduit la discussion du racisme au sein du mouvement lesbienlui-même, en s’organisant sur la base de la non-mixité raciale. Je décrirai ensuite la façon dont, devant le durcissement des politiques migratoires, la lutte s’est réorientée vers l’analyse du racisme et du sexisme de ces politiques, dans le contexte d’initiatives racialement mixtes. Enfin, le racisme évoluant vers l’islamophobie, alors qu’on assiste parallèlement à un semblant d’ouverture envers la population LGBTQI+ blanche et de classe moyenne, j’aborderai les risques croissants de tomber dans ce que j’appellerai un « lesbonationalisme » classiste et islamophobe.

La période 1999-2004 : organisation autonome des lesbiennes racisées et dénonciation du racisme au sein du mouvement

Les années 90 : croissance et transformations du racisme

L’année 1989 voit la chute du mur de Berlin et le début de la mondialisation néolibérale, alors que la première « polémique sur le voile » éclot en France[6]. À partir de l’interruption du processus électoral en Algérie en 1991, une terrible guerre civile éclate et ensanglante le pays : des dizaines de milliers d’Algériennes et d’Algériens cherchent refuge en France, tandis que les gouvernements des deux pays diffusent un discours alarmiste, amalgamant islam et intégrisme islamiste, censé être en expansion. Durant toute la décennie, le Front national, parti d’extrême-droite, grandit en France, parvenant au deuxième tour des élections présidentielles en 2002, tandis que le racisme se déploie et se structure autour de la dénonciation d’une immigration prétendument excessive et de ce qui sera progressivement nommé comme « islamophobie » (Asal 2014). En résonance avec les logiques internationales post-11 septembre 2001, ses principales cibles seront les « arabo-musulmanes et arabo-musulmans », et en France, en rapport avec l’histoire coloniale, les personnes d’ascendance maghrébine, en particulier algérienne[7]. Les hommes sont construits comme « délinquants » et « machistes » (Kebabza 2004) puis « homophobes », tandis que les femmes, d’abord considérées comme des « créatures passives devant être intégrées » (Moujoud 2008), deviennent par l’entremise de la question du voile, des « menaces » contre une laïcité graduellement construite comme valeur centrale de l’identité française.

L’année 1999 : la rencontre lesbienne féministe nationale de Die

Née en 1996 et officiellement constituée en 1997, la Coordination lesbienne en France (CLF) tient sa troisième rencontre annuelle à Die (près de Lyon), au printemps 1999. Magali C. Calise, lesbienne afro-caribéenne française, avait déjà créé à Lyon en 1998 le groupe Madivine[8] et publié les premières traductions d’Audre Lorde et de bell hooks. Les jeunes lesbiennes d’une vingtaine d’années, de sensibilité libertaire, avec qui elle investit le groupe organisateur, se battent pour que les droits d’inscription à cette rencontre soient de montant libre (en vue de faciliter la participation d’un plus grand nombre de lesbiennes). Elles veillent à inclure plusieurs ateliers sur des thèmes jusqu’ici laissés de côté – spécialement le racisme[9], mais également la précarité économique et le classisme, l’oppression de la grosseur et la violence entre lesbiennes.

Parmi les quelque 200 participantes, plus jeunes et diverses que de coutume, des débats enflammés ont lieu. Plusieurs lesbiennes de Lyon, de Marseille, de Toulouse et de Paris commencent à tisser des liens. Lors de la réunion plénière finale, la cinéaste, écrivaine et poétesse Dalila Kadri, qui vient de tourner une fiction évoquant la guerre civile en Algérie[10] avec une équipe entièrement composée de lesbiennes d’origine maghrébine, interpelle sur son racisme et son classisme le CEL, principal groupe lesbien de l’époque[11]. Elle critique d’abord le sentimentalisme protecteur des dirigeantes du CEL envers les lesbiennes et les femmes d’Algérie, tandis qu’elles ignorent les Algériennes migrantes ou descendantes d’une population migrante qui vivent en France. Elle souligne ensuite que ces dirigeantes, essentiellement des lesbiennes blanches de classe moyenne et d’un certain âge ou retraitées, organisent des fêtes mensuelles dont les billets d’entrée sont vendus très cher aux jeunes lesbiennes des quartiers Nord (principalement afros et maghrébines), ce qui leur permet ensuite de financer leurs propres randonnées et autres sorties à la campagne[12].

La rencontre de Die provoque un véritable électrochoc parmi les Blanches, qui sont directement remises en question comme racistes et qui le vivent dans la culpabilité individuelle ou le déni, tandis qu’elle suscite beaucoup d’enthousiasme chez les racisées. Elle touche particulièrement La Barbare (nouveau groupe parisien à tendance autonome[13], dont au moins dix membres sont allées à Die) et le mouvement à Lyon (où vivent la plupart des organisatrices), débouchant sur plusieurs initiatives. Ainsi, pendant l’été, une rencontre informelle près de Lyon réunit des lesbiennes racisées et blanches et donne naissance à un – éphémère – groupe mixte de discussion sur le racisme à Paris. Simultanément, une lesbienne française afro-caribéenne membre de La Barbare fonde Les Négresses saphiques, qui réunit exclusivement des lesbiennes racisées et critique notamment le racisme au sein de La Barbare – il dure peu. Un groupe franco-algérien, appelé N’déesses, se fait également connaître[14]. Cependant, ces premières initiatives sont fugaces.

Le Groupe du 6 novembre : la non-mixité de race

Six mois après Die naît finalement le Groupe du 6 novembre, groupe de lesbiennes racisées qui aura la plus forte incidence et la plus longue existence de la période (1999-2005). L’étincelle initiale se produit à l’automne 1999, pendant le festival du film lesbien Cineffable – à l’époque le plus grand rendez-vous lesbien national annuel. Dans un acte de protestation spontanée, six lesbiennes d’ascendance africaine et maghrébine scandent des slogans face à la table d’une lesbienne blanche « historique », réputée raciste[15], pour critiquer sa présence au festival. Plusieurs de ses amies dénonceront dans l’unique revue lesbienne de l’époque, le mensuel Lesbia Magazine, ce qu’elles qualifient d’attaque d’un « commando du Grand Sud ». Dalila Kadri leur répond en soulignant le racisme exotisant et décomplexé de toute une frange du mouvement lesbien[16]. À la suite de quoi, plusieurs autres lesbiennes racisées et blanches de La Barbare organisent un boycottage de la fête de Lesbia – principal rendez-vous lesbien de l’époque. Toutefois, dans l’ensemble, les lesbiennes blanches restent paralysées, cherchant la manière d’affronter « seules » le thème du racisme, qu’elles considèrent essentiellement comme une disposition psychologique individuelle. Cependant, les lesbiennes racisées ont posé, collectivement, la question du racisme dans le mouvement.

Fondé le 6 novembre 1999 à Paris et possédant des contacts dans différentes villes, le Groupe du 6 novembre a été le premier à réunir exclusivement, selon ses propres termes, des lesbiennes « issues de la colonisation, de l’esclavage et de la migration forcée[17] ». Tout en étant le premier à défendre la non-mixité de race, il l’a fait sans spécifier ni « couleurs » ni « identités », mais plutôt en soulignant des phénomènes historico-politiques traversant en profondeur la société française. Le Groupe s’est particulièrement consacré à analyser et à combattre le racisme au sein du mouvement lesbien, ainsi qu’au renforcement des membres du groupe. Il a fortement critiqué « le ventriloquisme des Blanches », insistant pour formuler ses analyses par sa propre voix. C’est pourquoi je me bornerai à rappeler qu’il a rassemblé plusieurs dizaines de lesbiennes racisées de tout le pays et posé la question de la complète autonomie organisationnelle et politique des lesbiennes racisées, et à renvoyer à l’unique revue qu’il a publiée, sous le nom significatif de Warriors (Groupe du 6 novembre 2001) de même qu’au travail de l’activiste et universitaire proche du Groupe, Paola Bacchetta (2009).

La période 2005-2010 : initiatives communes contre l’(hétéro)sexisme et le racisme des politiques migratoires

La période 2005-2010 voit apparaître des initiatives racialement mixtes, en partie rattachées au monde universitaire et aux groupes de soutien aux migrantes et aux migrants, où l’on vise cette fois les politiques migratoires.

Le groupe mixte Lesbiennes contre les discriminations et le racisme

Ministre de l’Intérieur en 2002 puis président en 2007, Nicolas Sarkozy durcit les politiques migratoires. En 2003, son gouvernement promulgue une première loi destinée à réduire la migration clandestine, puis des lois « anti-prostitution » – qui restreignent de fait la mobilité internationale de nombreuses femmes[18]. En mars 2004, après un débat très vif qui divise profondément la société française, la loi interdisant les « signes religieux » dans les écoles entre en vigueur. Visant essentiellement l’islam, elle conduira d’abord à l’exclusion de dizaines de jeunes filles refusant de retirer leur voile, puis à un harcèlement généralisé de toutes les écolières, et finalement de toutes les femmes soupçonnées d’être musulmanes. En 2006, avec la doctrine de l’« immigration choisie », une autre loi augmente le contrôle des mariages dits « mixtes » et durcit les conditions du regroupement familial. Elle établit aussi une liste de pays censés être « sûrs » (ne justifiant pas de demande d’asile). Le débat sur l’« identité nationale », lancé en 2009, attisera un nationalisme croissant.

En novembre 2005, le groupe Lesbiennes contre les discriminations et le racisme (LDR) se forme à l’issue d’un nouvel incident raciste à Cineffable, à l’initiative de la djiboutienne Sabreen Bint Loula[19], immédiatement rejointe par plusieurs lesbiennes ayant déjà vécu les questionnements du Groupe du 6 novembre – qui a cessé d’exister. LDR rassemble des lesbiennes racisées et blanches. Toutes sont conscientes des profondes différences de pouvoir, de privilèges et de compréhension des situations que cela implique, et travaillent essentiellement en interne à bâtir une confiance réciproque (Bacchetta 2009). Les thèmes de LDR s’élargissent cependant progressivement, jusqu’à revendiquer pendant la marche de la fierté 2007 :

[Le] droit d’asile politique pour toutes les lesbiennes qui fuient leur pays parce que l’hétérosexualité est le modèle social dominant dans le monde, mettant les lesbiennes en insécurité au-delà de la notion de pays sûrs : notre attirance, notre vie sentimentale et affective de tous les jours font des lesbiennes des opposantes politiques de fait dans leur pays. Régularisation de toutes les lesbiennes sans-papiers! Solidarité avec toutes les lesbiennes du monde entier par nos actions[20]!

Le rôle de l’université

À l’occasion d’un colloque intitulé « Persécution des femmes », organisé en septembre 2006, l’auteure de ces lignes (dont une partie du travail universitaire porte sur la question du genre en migration), propose avec Sabreen Bint Loula une communication sur les lesbiennes. Ce sera la seule de tout le colloque. Elle débouche sur le premier article universitaire sur les lesbiennes migrantes en France, qui recueille les expériences de soutien aux femmes et aux lesbiennes sans-papiers de plusieurs groupes et militantes lesbiennes féministes.

Plusieurs facteurs expliquent le passage progressif du racisme à la migration et des luttes militantes menées exclusivement par des lesbiennes racisées vers des initiatives racialement mixtes partiellement liées à l’université ou à des associations plus institutionnalisées. D’abord, il y a l’épuisement des premières lesbiennes racisées mobilisées et la volonté de certaines lesbiennes blanches de s’engager à travers des sujets connexes au racisme. De fait, si l’on pense la race comme un rapport social, le durcissement de la législation migratoire transforme la catégorie juridique de sans-papiers, de plus en plus commune, en une nouvelle catégorie raciale. Et les femmes (et donc les lesbiennes) sont les premières touchées par la féminisation des migrations internationales et la précarisation du travail « considéré comme féminin », dans le contexte néolibéral de l’internationalisation du travail de reproduction (Falquet 2009).

En 2008, les activités universitaires axées sur le lesbianisme se multiplient. La deuxième thèse de doctorat sur le sujet – depuis 1979[21] – est présentée par Natacha Chetcuti-Osorovitz (2008)[22]. Ce travail sociologique, basé sur une vingtaine d’entretiens avec des lesbiennes blanches de classe moyenne, décrit la vie quotidienne, affective et sexuelle des lesbiennes – sans toutefois aborder la question du racisme. La même année, dans le prolongement de l’initiative menée avec Sabreen Bint Loula, je lance avec des militantes et des universitaires, tant racialisées-migrantes que blanches[23], l’idée d’organiser un événement, qui s’intitulera finalement « Lesbiennes, migrations, exils et racismes. Quand les “ minoritaires ” s’en mêlent ». L’appel à contribution souligne les continuités entre racisation et migration :

De nombreuses lesbiennes migrantes, exilées ou descendantes de migrant.e.s sont présentes en France et en Europe. Nous sommes/elles sont, ou non, organisées en réseaux informels, en groupes autonomes ou dans d’autres groupes, pour mener des luttes pratiques et politiques (pour obtenir des papiers, contre la lesbophobie, le racisme dans le mouvement lesbien ou dans la société française, etc.). Toutefois, nous/elles sommes/sont rarement visibles. C’est pourquoi nous proposons cette journée d’expression, d’échanges et de réflexion.

La Journée rassemble plus de 50 lesbiennes, en décembre 2009, à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, avec des interventions de lesbiennes du Maghreb, d’Afrique de l’Ouest et d’Iran, résidant en Europe sous différents statuts, ainsi que des lesbiennes françaises blanches, universitaires ou non[24]. Trois thèmes sont abordés : (in)visibilité et affirmation; politiques migratoires, asile, relations de pouvoir; migration, exil et (dé)construction de soi.

Si cette rencontre est un succès, elle est également marquée par d’importants conflits. D’abord, durant la préparation, un groupe jusqu’alors inconnu, Lesbians of Color’s (LOCs), dénonce publiquement l’initiative comme étant raciste. Les organisatrices envisagent dans un premier temps d’annuler l’événement, mais elles parviennent, dans un second temps, à engager un dialogue constructif avec les LOCs (ce groupe cofondé par Sabreen Bint Loula se révélera un des plus actifs de la période suivante). Ensuite, pendant la Journée, le conflit latent au sein du comité d’organisation éclate autour du voile islamique. Plusieurs des participantes comme des organisatrices (surtout blanches mais aussi racisées) le considèrent comme le symbole ultime de l’oppression des femmes[25], tandis que d’autres, notamment racisées, ne supportent plus le manque de questionnement des premières sur leur propre racisme islamophobe et sur celui de la société française.

À partir de ce moment, le conflit à propos de l’islamophobie parmi les lesbiennes apparaît de plus en plus ouvertement. C’est une des raisons pour lesquelles l’initiative n’a pas de suite directe – même si je publie deux ans plus tard un article où je tente d’expliquer une partie des conflits et d’éclairer le concept d’« homonationalisme », tandis que plusieurs participantes maintiennent des liens et continuent à travailler sur le sujet de diverses façons. Ainsi, Salima Amari, étudiante d’origine algérienne déjà auteure d’un master sur les Algériennes venues seules en France entre 1990 et 2000 (défendu en 2005), continue, bien que sans financement, sa thèse doctorale sur les lesbiennes maghrébines migrantes et d’ascendance maghrébine en France (2015 et 2018). Le groupe LOCs fait sa première apparition publique lors d’un symposium de la Coordination lesbienne en France en octobre 2010, commençant ainsi une longue et très active existence[26]. Son action vise le renforcement des lesbiennes racisées, avec une importante dimension internationale, notamment vers l’Afrique du Sud[27], le Moyen-Orient[28] et l’Inde[29]. Il se caractérisera par sa double volonté de visibilisation et de création d’alliances larges, à tous les niveaux de la mixité (de race, de sexualité et de sexe), en particulier avec le mouvement lesbien, féministe et antifasciste. Il sera également très présent, dans une perspective résolument anti-néolibérale et en alliance avec le groupe lesbien Bulldozer Girls, aux huit manifestations massives de 2010 en défense des retraites. Il marquera ainsi un tournant dans l’orientation des lesbiennes féministes racisées, vers l’affirmation de leur présence et leur participation « partout ».

La période 2011-2016 : critiquer l’hétérosexisme des politiques migratoires sans alimenter le lesbonationalisme

Critiquer les politiques migratoires qui favorisent l’« hétérocirculation » des femmes sans alimenter l’homonationalisme : tel est le défi qui ressort de la Journée 2009 et des débuts du nouveau groupe de solidarité avec les lesbiennes migrantes LDF. J’en avais proposé une première analyse en 2011, sur laquelle je reviendrai ici à la lumière de ce qui s’est produit depuis.

Les politiques migratoires et l’hétérocirculation des femmes

Il existe trois grandes modalités de régularisation : par le travail, par l’asile politique ou pour des raisons familiales. Le caractère généralement informel ou illégal des emplois auxquels la plupart des migrantes racisées et prolétarisées peuvent prétendre rend la régularisation par voie « professionnelle » plutôt rare pour les lesbiennes. L’asile politique est souvent présenté comme une alternative – bien qu’elle soit également plutôt fermée pour les femmes, leurs activités étant rarement reconnues comme « politiques » (Freedman 2008). Des changements se sont pourtant produits peu à peu. Toutefois, au lieu de garantir une meilleure reconnaissance du caractère politique des activités des femmes, certaines catégories « résiduelles » ou spécifiques ont été créées, dans lesquelles les femmes doivent se couler[30]. Sur le plan international, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) publie en 2002 les premières orientations sur la protection internationale centrées sur les persécutions fondées sur le genre (HCR 2002). En 2004, dans le contexte de son projet de système d’asile commun[31], l’Union européenne fait paraître sa première directive pour la protection des minorités sexuelles[32]. Petit à petit, le HCR élargit la notion de « groupe social » persécuté[33] pour tenir compte de la situation des femmes – et en particulier des lesbiennes (Al’Rassace 2009). Le Canada sera l’un des premiers pays à accorder l’asile aux lesbiennes. En France, on commence à reconnaître certaines persécutions spécifiques contre les femmes, ce qui inclut parfois parmi les motifs de persécution des modes de vie « transgressifs » : refus de pratiquer des mutilations génitales, refus du mariage forcé, lesbianisme.

Cependant, dans mon analyse publiée en 2011, je constatais que la situation restait difficile pour les lesbiennes en tant que telles. Celles qui avaient quitté leur pays en raison de persécutions liées à un activisme public LGBTQI+, éprouvaient moult difficultés à se faire reconnaître comme réfugiées réellement politiques, le lesbianisme restant généralement considéré comme une simple « préférence sexuelle ». Quant aux lesbiennes sans militantisme lesbien déclaré, comment établir qu’elles faisaient partie « d’un ensemble circonscrit et suffisamment identifiable de personnes » et avaient vécu des persécutions en tant que lesbiennes, quand beaucoup avaient opté pour des stratégies d’invisibilité afin d’éviter la répression?

La « vie familiale » constitue la troisième voie de régularisation. Elle correspond à ce que j’ai appelé l’« hétérocirculation » des femmes : le fait que les lois et les logiques migratoires elles-mêmes obligent les femmes, pour obtenir un statut légal et des droits, à entrer dans les institutions de l’hétérosexualité entendue au sens de Monique Wittig (2007a) : le mariage dépendant (quel que soit le sexe des partenaires) et la procréation. Les thèses de doctorat de Françoise Guillemaut (2007), sur la migration des femmes en situation de travail prostitutionnel, de Nasima Moujoud (2008), sur la migration des femmes non privilégiées venues « seules » du Maroc, ou de Sabine Lamour (2010), sur les stratégies de mariage et de procréation des migrantes haïtiennes, illustrent bien l’importance de l’hétérocirculation. J’avais ainsi souligné le paradoxe de ce que l’État français, qui prétendait « sauver » certaines femmes du mariage forcé imposé par des familles présentées comme « culturellement arriérées » (lire : musulmanes ou migrantes, ou les deux à la fois), poussait ou obligeait en revanche les lesbiennes au mariage. Il existait cependant plusieurs « mariages » possibles, diversement problématiques :

  • le mariage « de façade » avec un homme, qui impliquait généralement de vivre pendant des années dans la duplicité, le mensonge et la peur d’être découvertes et sanctionnées;

  • le mariage « réel » supposant le retour à l’hétérosexualité (Or, que penser d’un État qui incite les femmes à être (à redevenir) hétérosexuelles (et épouses) pour avoir le droit de vivre légalement sur son territoire?);

  • le Pacte civil de solidarité (PACS), qui à partir de 1999 constitue un statut intermédiaire entre le néant et le mariage[34], moins sûr et moins rapide que le mariage pour obtenir la régularisation.

De plus, même les lesbiennes ayant une partenaire qu’elles aimaient (et « ouvrant des droits » en étant française ou en possédant un statut légal), ne souhaitaient pas nécessairement institutionnaliser leur relation, ni être obligées de vivre sous le même toit (en cas de contrôle) et encore moins de prouver en permanence à l’État, à la société et à leur propre partenaire que ce n’était pas une union « de convenance » (Salcedo 2015). En outre, ce statut pouvait être source de problèmes avec leur famille ou leur « communauté » : rassembler les documents nécessaires pour se pacser risquait d’éveiller des soupçons, et il pouvait s’avérer embarrassant d’avoir un titre de séjour stipulant « vie privée et familiale » mais aucun mari visible. Sans compter que (comme dans le mariage classique), l’inégalité de statut légal au sein du couple, cumulée avec d’autres rapports de pouvoir (de race, de classe, de langue, etc.), pouvait être problématique et engendrer de la violence.

Après 2010 : tournant vers les lesbiennes migrantes

Dans ce contexte juridique difficile, la situation d’une réfugiée ougandaise ayant trouvé peu de soutien dans la structure mixte ARDHIS en 2010, donnera naissance à un nouveau groupe, spécifiquement destiné à soutenir les lesbiennes migrantes. Fondé par certaines ex-Barbares, le groupe « Les lesbiennes dépassent les frontières/Lesbiennes beyond Borders » (LDF) se constitue en 2011 comme réseau de solidarité spécifiquement lesbienne[35]. Il réunit des lesbiennes féministes françaises (blanches et racisées), des lesbiennes migrantes ou réfugiées régularisées et des lesbiennes sans-papiers. Il mise sur l’horizontalité et la réciprocité : les lesbiennes sans-papiers, presque toutes racisées, souvent issues du continent africain et très jeunes, s’entraident et partagent des expériences ainsi que des connaissances avec celles qui ont des papiers. Ces dernières, majoritairement françaises, blanches et de vingt ans plus âgées, amènent ressources matérielles, réseaux sociaux et politiques, et apprennent d’elles lors des manifestations, des activités politico-festives et des réunions mensuelles, auxquelles toutes participent. Être un groupe « paritaire » est loin d’être simple, étant donné les énormes différences de pouvoir entre ces différentes lesbiennes. Toutefois, contrairement à d’autres organisations qui se consacrent à l’aide aux migrantes et offrent des services – souvent en sollicitant des financements publics, le groupe LDF insiste sur cet objectif :

Lesbiennes, nous avons reçu des autres lesbiennes la force de nous battre et de lutter pour notre autonomie. Vivant ici, étant arrivées un jour, nous nous sommes réunies pour accueillir celles qui arrivent en France et sont isolées et illégalisées, devenues demandeuses d’asile ou sans papières. Étant lesbiennes, nous sommes en danger dans nos pays, nos régions, nos familles et nous voulons pouvoir choisir de vivre là où nous nous sentons le plus en sécurité, là où nous pourrons nous reconstruire en espérant vivre enfin autonomes et libres. Ce réseau est là pour que la solidarité circule et rende plus fortes toutes les lesbiennes qui s’y réuniront […] Tant que toutes les lesbiennes ne sont pas libres et autonomes, aucune ne l’est[36]!

En plus de la solidarité immédiate et pratique (logement, transport, convivialité), l’activité du groupe est de plus en plus axée sur la lutte pour la régularisation juridico-administrative, l’accompagnement au tribunal et, surtout, l’aide à la préparation du « récit » que chacune doit produire pour convaincre les institutions[37]. Le groupe LDF défend une position d’autonomie totale (tant économique qu’idéologique) envers l’État français (hétérosexuel, capitaliste et raciste). Cependant, comment éviter les multiples pièges de ce qu’aux États-Unis la théoricienne queer racisée Puar (2007) a appelé l’« homonationalisme[38] », et des « discours de sauvetage » des personnes LGBTQI+ musulmanes, analysés en Allemagne et en Angleterre comme servant surtout à diaboliser l’islam et à légitimer les guerres européennes (Haritaworn, Tauqir et Erdem 2008)?

La promotion de l’homonationalisme ou du lesbonationalisme?

Comparons maintenant mon analyse de 2011 avec ce qui s’est réellement passé. D’abord, je pensais que la lutte pour donner un meilleur statut au PACS, ou en faire un moyen de régularisation équivalent au mariage hétérosexuel, pouvait alimenter une rhétorique de l’exceptionnalisme français. L’exemple du Canada me paraissait alors particulièrement instructif (Lenon 2008). Pour gagner un vote sur le mariage de même sexe, certains conservateurs avaient associé blancheur avec civilisation, civilisation avec modernité et modernité avec tolérance envers les sexualités « autres ». Ils avaient en outre présenté cette tolérance comme une sorte de solidarité entre minorités (minorités sexuelles et minorités constituées par les vagues successives de personnes migrantes censées avoir constitué la nation canadienne) – minimisant ainsi le racisme exterminateur fondant le pays. Finalement, ils avaient prétendu que l’opposition au mariage gai était nécessairement réactionnaire, propre aux minorités ethniques et prouvant leur arriération. Ils avaient ainsi inscrit le mariage gai dans une pédagogie raciste : l’exception sexuelle du Canada permettait d’effacer le racisme passé et présent, tout en renforçant la supériorité blanche à l’égard des minorités ethniques intérieures et au niveau international. En France, la très difficile adoption du mariage entre personnes du même sexe en 2012-2013, puis l’opposition virulente à la campagne de promotion de l’égalité des sexes connue comme « ABCD de l’égalité femmes-hommes » dans les écoles en 2014-2015 n’ont pas permis de confirmer clairement un « exceptionnalisme sexuel » national – malgré des tentatives de diffuser l’idée que les minorités ethniques se seraient montrées particulièrement homophobes[39]. En revanche, le mariage pour toutes et tous a bien permis de « normaliser le queer » et de transformer la relation politique potentiellement subversive entre deux femmes (Falquet 2006) en un lien reconnu par l’État et qui peut même servir à la police pour mesurer le niveau d’« intégration » de la membre étrangère du couple, ce qui renforce une certaine définition « blanche-de classe moyenne-conjugale » du lesbianisme. En ce sens, la menace homonationaliste a donc été confirmée.

Par ailleurs, j’estimais que la lutte pour un statut spécifique de réfugiée pour les lesbiennes (voire pour les femmes) risquait d’inscrire l’agir lesbien dans la fameuse rhétorique du « sauvetage des femmes brunes » (Spivak 2006, dont l’édition originale a été publiée en 1988). Comme dans le cas du Canada, on pouvait imaginer que les politiques migratoires favorisant l’asile lesbien deviendraient les pièces d’un dispositif pervers basé sur l’instrumentalisation d’une rhétorique « pro-minorités ». La Directive européenne de 2004 (Directive 2004/83/CE) incluant explicitement le genre et l’orientation sexuelle comme motifs d’asile a été intégrée aux lois françaises précisément en 2015 – année marquée par le début de l’exode massif de personnes réfugiées dans toute l’Europe et par deux terribles attentats « islamistes » en France. Dans ce contexte, ce changement légal pourrait paraître « favoriser » une partie des migrantes et des migrants au détriment des autres, comme l’illustre le titre d’un récent travail sur l’asile LGBTQI+ : « séparer le bon grain (LGBT) de l’ivraie (migrante) » (Le Bellec 2018). Or, cette idée est extrêmement dangereuse : elle peut créer dans la population migrante et réfugiée de la rancune envers les personnes LGBTQI+ et les femmes, ainsi que des drames pour les femmes et les personnes LGBTQI+ obtenant l’asile alors que leurs proches se voient expulser. Elle peut aussi engendrer des rancoeurs contre les personnes LGBTQI+ et les femmes dans la population straight nationale (blanche et racisée). Enfin, elle peut alimenter chez les autochtones de fausses représentations de la vie des femmes et des personnes LGBTQI+ réfugiées (notamment en prenant au pied de la lettre les « récits » de ceux et celles qui font une demande d’asile, élaborés pour convaincre les autorités).

Je veux aujourd’hui insister sur le développement possible de ce que je propose d’appeler le « lesbonationalisme », où interviennent d’importantes dimensions de classe et islamophobes. Ainsi, certaines tendances du mouvement lesbien et féministe manifestent un sentiment de supériorité plus ou moins diffus et différentes formes de racisme, d’islamophobie et de classisme, lorsqu’elles supposent que toutes les lesbiennes migrantes ont été contraintes de fuir leur pays, ou qu’elles doivent continuer de se cacher en France pour éviter la violence de « leur communauté », qui serait nécessairement lesbophobe, ou en tout cas plus lesbophobe que la société française. Ceci minimise la lesbophobie française, tout en alimentant des croyances racistes sur « ces communautés », comme le montre la critique des visions binaires ou évolutionnistes proposée par Nasima Moujoud (2008) ou l’analyse de Damien Trawalé (2018) sur la construction raciste et classiste d’une prétendue homophobie plus importante des populations noires. Ce mythe des « communautés lesbophobes », combiné avec un discours selon lequel les lesbiennes migrantes (ou racisées) seraient peu politisées, sert aussi parfois à expliquer leur faible présence dans de nombreux espaces lesbiens et féministes. En fait, beaucoup s’en éloignent plutôt pour fuir le classisme, le racisme et l’islamophobie, ou encore la « solidarité » insuffisante, inadéquate ou non désirée – maternaliste, condescendante ou objectivante (Bacchetta 2010; Moujoud 2012). Devant ce type de lesbianisme féministe, certaines lesbiennes racisées ou migrantes ont choisi le séparatisme ou le boycottage (Groupe du 6 novembre), d’autres, une « visibilité offensive » (LOCs) et la plupart, un simple évitement individuel et l’auto-organisation informelle (Moujoud 2012). Au cours des dernières années, on a observé d’ailleurs une nouvelle vague de construction de groupes autonomes, et ce, par des personnes racisées ou migrantes qui sont elles-mêmes LGBTQI+.

Conclusion

J’ai tenté de montrer dans les pages qui précèdent la manière dont, depuis plus d’une vingtaine d’années, une partie du mouvement lesbien féministe français – fait de courants très divers plutôt que de vagues successives – s’est organisée contre le racisme. Certains groupes ont joué un grand rôle dans l’analyse comme dans la praxis politique antiraciste, tout particulièrement des groupes formés par des lesbiennes racisées ou migrantes. Ces dernières ont été les premières à revendiquer et à imposer, plusieurs années avant une supposée « quatrième vague » intersectionnelle, des modes d’organisation autonome, en triple non-mixité : raciale, de sexe et de sexualité. Plusieurs facteurs ont cependant contribué au déplacement progressif de la lutte, de la critique du racisme au sein du mouvement lui-même, vers le soutien aux femmes et aux lesbiennes racisées-prolétarisées aux prises avec des lois migratoires qui, en créant méthodiquement leur illégalité, les canalisaient vers des logiques genrées spécifiques d’exploitation à travers ce que j’ai nommé l’« hétérocirculation » des femmes. Parmi ces facteurs, je retiens :

  • la résistance des lesbiennes blanches à aborder sur le plan politique, et non moral, leur propre racisme, celui du mouvement lesbien et le racisme structurel de la société française, qui leur procure des bénéfices concrets;

  • un certain épuisement des activistes racisées de la première période et le rôle croissant de lesbiennes souvent mais non exclusivement blanches, universitaires ou travaillant dans des organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées dans les migrations;

  • le durcissement des lois migratoires et l’analyse du statut de sans-papiers comme une nouvelle forme de racisation sans race typique du néolibéralisme.

En prolongeant le travail pionnier de Puar, nous avons vu que, si cette réorientation des luttes avait permis quelque progrès sur le plan juridique et donc dans la vie quotidienne de certaines femmes et lesbiennes migrantes, elle avait été accompagnée de politiques et de discours étatiques problématiques qui ont renforcé des tendances que j’appelle « lesbonationalistes » et classistes au sein même des mouvements lesbiens et féministes. Enfin, au-delà des mouvements lesbiens et féministes, régulariser certaines personnes migrantes au compte-goutte et non sans avoir exigé qu’elles prêtent allégeance au « mode de vie occidental » prétendument égalitaire entre les sexes et ouvert face aux populations LGBTQI+, apparaît comme une manière particulièrement perverse de diviser la population migrante tout comme ses soutiens, le tout pour imposer, sous couvert de « progressisme » sur le plan des moeurs, des politiques libérales extrêmement brutales dans le domaine économique et de la gestion de la main-d’oeuvre migrante.