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Avec l’émergence des mouvements féministe et homosexuel au début des années 70[1], les premières revendications lesbiennes apparaissent en France dans la capitale, rompant avec une période d’invisibilité qui oscillait entre le déni de l’existence lesbienne et la conception de l’homosexualité comme maladie mentale (Steinberg 2018). Le mouvement féministe a été en partie créé par des lesbiennes puis il en a intégré de nombreuses autres. Cette place primordiale qu’elles ont occupée dans la fondation du Mouvement de libération des femmes (MLF) leur a permis une première visibilité qui, même si elle n’a pas perduré, a favorisé un ancrage de certaines thématiques relatives au lesbianisme. En 1973, après la disparition du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) et des Gouines rouges dont elles étaient à l’origine, les lesbiennes ont en majorité continué la lutte au sein des groupes féministes (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), Collectif contre les violences à Saint-Denis, Les Pétroleuses, etc.). Ce n’est qu’à partir des années 1976 et 1977 que le mouvement lesbien se structure autour d’un réseau militant d’ampleur nationale, ce qui contribuera à la visibilité des lesbiennes, à la politisation de l’identité lesbienne et à la contestation de la norme hétérosexuelle (Eloit 2012). Cependant, ce « moment politique » (Prearo 2014) des lesbiennes est loin d’être homogène. La centralité des relations des militantes lesbiennes avec le Mouvement de libération des femmes (Chetcuti et Michard 2003; Eloit 2018; Bard 2004) qui caractérise la capitale n’est pas la seule histoire de l’émergence du mouvement lesbien. À Rennes, ce dernier apparaît au sein du Groupe de libération homosexuel (GLH), lequel influence la construction des groupes lesbiens locaux.

Notre recherche s’insère dans les études féministes et les études lesbiennes et gaies (lesbian and gay studies) qui se constituent comme champ d’étude depuis une vingtaine d’années en France (Chetcuti et Michard 2003; Bard 2004; Eloit 2018; Quéré 2018; Chaperon, Rouch et Zeller 2018). Les historiographies des mouvements féministe et homosexuel sont relativement nombreuses[2] et adoptent plusieurs angles d’analyse (organisation des groupes, revendications, diversité des courants et des théorisations). Les études sur le mouvement lesbien s’inscrivent également dans cette veine. Deux apports majeurs sont à souligner. D’une part, les théories lesbiennes sont hétéroclites et novatrices dans leur analyse critique de l’hétérosexualité (Turcotte 2003; Chetcuti et Michard 2003) et elles contribuent à l’histoire des idées et des théories féministes et des sexualités. D’autre part, du point de vue de l’histoire des mouvements post 68, un débat historiographique – principalement mené à partir du tropisme parisien – a vu le jour concernant les relations féminisme-lesbianisme. Marie-Josèphe Bonnet (2014) soutient que le Mouvement de libération des femmes était un terreau fertile pour l’émergence du militantisme lesbien parce qu’il encourageait un « homoérotisme ». À l’inverse, Ilana Eloit démontre que le MLF était hostile aux revendications lesbiennes et que l’accent mis sur les relations féminisme-lesbianisme sert un discours qui affirme la centralité du sujet « nous les femmes » (Eloit 2012 et 2018).

Cependant, l’histoire lesbienne est encore peu documentée en France : seules quelques études s’intéressent aux relations féminisme-lesbianisme (Chetcuti et Michard 2003; Eloit 2018; Lesselier 1991), et plus rares encore sont celles qui analysent le militantisme lesbien en lui-même (Eloit 2012; Bonnet 2001; Gonnard 2003). En outre, ces travaux pionniers sont majoritairement centrés sur la capitale (Eloit 2012 et 2018; Lesselier 1991; Bonnet 2001) et amènent à une confusion de l’histoire locale avec l’histoire nationale[3]. Or les apports empiriques et théoriques des études régionales sur les sexualités sont primordiaux et viennent compléter ou nuancer les savoirs actuels sur les luttes post 68 (Chaperon, Rouch et Zeller 2018). Quelques études sur les mouvements lesbiens lyonnais et toulousain ont été menées au niveau régional, montrant que ces derniers entretenaient des liens privilégiés avec le Mouvement de libération des femmes dans un contexte moins tendu qu’à Paris et, de ce fait, que le courant du lesbianisme féministe s’est particulièrement développé dans ces villes (Centre lyonnais d’études féministes 1989; Julien 2003).

Notre article s’appuie sur une enquête sociohistorique (Morin-Delaurière 2019) que nous avons conduite dans l’objectif d’éclairer et de nuancer l’histoire lesbienne en mettant en valeur deux déclinaisons régionales différentes de l’émergence et du développement des groupes lesbiens au sein du féminisme à Paris et du mouvement homosexuel à Rennes. L’enquête renouvelée des origines du mouvement lesbien contribue à une innovation empirique esquissant un décentrement de l’histoire parisienne et de l’accent mis sur les relations féminisme-lesbianisme.

Au niveau méthodologique, notre enquête s’inspire de l’approche ethnographique historique (Masclet 2014) qui prend en considération la nécessité de croiser les sources orales et écrites, et de s’imprégner de l’histoire locale passée pour recomposer l’histoire des mouvements sociaux invisibilisés. L’ethnographie historique que nous avons menée porte sur quatre groupes lesbiens rennais[4] et six groupes lesbiens parisiens[5], sur la base d’entretiens biographiques auprès de 20 militantes qui étaient âgées de 20 à 30 ans lors de leur entrée dans le militantisme lesbien.

Les recherches et les entretiens concernant les groupes de Rennes ont été réalisés dans le contexte d’une recherche collaborative pour l’écriture du chapitre « Du vécu individuel à l’identification collective : les chemins du militantisme lesbien et leurs conséquences biographiques » avec des membres du Collectif à l’Ouest de Rennes : Clémentine Comer, Alice Picard et Françoise Bagnaud. Les militantes ont été choisies selon la durée de leur engagement (13 sont entrées dans le militantisme lesbien entre 1970 et 1978; 8, au début des années 80), et selon une diversité de statuts socioprofessionnels (pour Paris, 2 militantes sont issues des classes ouvrières; 4, de la classe moyenne; et 2, de la classe moyenne haute, voire supérieure; pour Rennes, 4 sont issues des classes ouvrières ou agricoles; 5, de la classe moyenne; et 3, de la classe moyenne haute). Une différence mérite d’être soulignée en ce qui concerne les militantes parisiennes qui, en majorité, ont déjà eu l’occasion de relater leur histoire, et les militantes rennaises qui s’intègrent dans la définition de « militantes ordinaires » d’Erik Neveu (2008 : 308), soit « des protagonistes non consacrées par la mémoire instituée ou les scènes médiatiques[6] ». Nous avons mené, en plus, un travail archivistique (fond spécialisé du MLF à La Contemporaine de Nanterre; Archives recherches et cultures lesbiennes (ARCL) de Paris; Archives privées du Centre LGBT de Paris et de l’association Femmes entre Elles de Rennes; Archives privées de Françoise Bagnaud). Les données ont été traitées, premièrement, grâce à une analyse centrée sur l’interprétation d’indicateurs sociobiographiques pour comprendre le cheminement militant personnel des actrices et, deuxièmement, en ayant recours à une analyse des différents groupes menée à partir des données archivistiques.

Notre étude comparative est justifiée par deux contextes locaux d’un même espace national dont la ligne temporelle s’avère similaire. Paris est marquée par des changements politiques, sociaux et culturels dans l’après Mai 68. C’est à l’époque un laboratoire d’expérimentation au sein duquel de nombreux groupes d’extrême gauche voient le jour ainsi que les premiers groupes féministes et homosexuels. Les historiographies sur le féminisme mentionnent trois tendances qui renouvellent les revendications et les formes d’action de lutte pour l’émancipation des femmes dans la capitale : « Psychanalyse et politique », « Lutte de classes » et « Féministes révolutionnaires » (Picq 1993). Ces dernières englobent une multitude de groupes féministes allant des MLAC aux groupes de quartier, en passant par les maisons des femmes et les collectifs de lutte contre les violences, etc. Paris est aussi considérée comme la capitale de l’homosexualité avec l’influence de l’association homophile Arcadie (formée en 1954) et la création du FHAR en 1971 (Sibalis 2010). Néanmoins, Paris reste un cadre traditionnel dans lequel les discriminations et les violences sexistes ou homophobes sont répandues (Sibalis 2010; Picq 1993). En 1977, lorsque Jacques Chirac est devenu maire, sa politique de droite a engendré quelques tensions avec les groupes féministes et homosexuels en ce qui concerne leur visibilité. Ce n’est que quelques années plus tard, au cours des années 80, que ces mouvements commencent à s’institutionnaliser.

Rennes, capitale administrative de la Région Bretagne, est une ville universitaire moyenne (181 000 habitants et habitantes au recensement de 1968) qui connaît de nombreux changements durant la période 1970-1980 : industrialisation, augmentation de la population étudiante, modification politique, culturelle et sociale (Kernalegenn, Dugalès et Fournis 2007). Les années 70 sont marquées par le développement du Planning familial (créé en 1965) et l’apparition de nombreux groupes féministes (Choisir-Rennes, MLAC, six groupes « Femmes de quartiers » et Centre rennais d’information des femmes). Une grande partie de ces groupes sont tournés vers la lutte pour l’avortement; d’autres revendications que l’on croise pour Paris (libre disposition de son corps, libre sexualité) ne se retrouvent pas dans leurs principaux mots d’ordre (Godard et Porée 2014). En 1977, le socialiste Edmond Hervé prend la tête de la municipalité. Durant son mandat, d’autres associations féministes et une association homosexuelle se développent au coeur de la ville. Ces changements politiques ont progressivement « accompagné une modification profonde à la fois des groupes et des luttes féministes vers une institutionnalisation » (Godard et Porée 2014 : 12). En somme, même s’il faut souligner les limites d’une comparaison effectuée entre une ville régionale et une capitale qui n’ont pas les mêmes caractéristiques sociodémographiques, Rennes et Paris représentent des milieux militants différenciés qui se distinguent essentiellement sur deux points : un mouvement des femmes développé plus tardivement à Rennes; une diversité de courants féministes et de revendications plus importante à Paris. C’est pourquoi il est intéressant d’examiner la façon dont ces deux points d’entrée distincts ont eu des effets concrets sur le développement du mouvement lesbien.

L’émergence du mouvement lesbien : Rennes et Paris, deux cas antagonistes

Le mouvement lesbien apparaît durant la seconde moitié des années 70 avec la création des premiers groupes lesbiens dans quelques villes de France. L’étude comparée de Rennes et de Paris nous amène à réfléchir à deux situations antagonistes : à Paris, le féminisme est la principale porte d’entrée au lesbianisme militant[7]; à Rennes, le premier groupe lesbien se crée au sein du GLH en 1978 et établit peu de relations avec le Mouvement de libération des femmes.

Nous pouvons étudier la jonction entre le Mouvement de libération des femmes et le militantisme lesbien à Paris grâce à l’analyse des groupes féministes des tendances « Lutte de classes » et « Féministes révolutionnaires », qui forment la majorité des portes d’entrée au militantisme lesbien, comme nous le mentionnent trois militantes parisiennes qui étaient actives dans ces groupes (Les Pétroleuses et Collectif contre les violences à Saint-Denis). Le regroupement Les Pétroleuses, créé en 1974, comporte en son sein plusieurs groupes de parole qui sont composés en majorité de lesbiennes (Archives Les Pétroleuses 1974) et organise à plusieurs reprises des débats autour de l’homosexualité. La tendance « Lutte de classes » se revendique de l’analyse marxiste et soutient que la domination masculine s’exerce par l’exploitation matérielle du corps des femmes au travers de la sexualité, l’institution du mariage et la famille traditionnelle. Ce point de vue ouvre une critique de l’hétérosexualité comme institution fondamentale du patriarcat (Fougeyrollas-Schwebel 2005), une des raisons pour lesquelles les lesbiennes sont en grande partie actives dans ces groupes (id.). Des lesbiennes font partie d’un groupe de travail qui réfléchit à l’homosexualité, leur souhait étant de pouvoir revendiquer une meilleure visibilisation. Seulement, les tensions entre féministes hétérosexuelles et lesbiennes s’exacerbent aux Rencontres de Bièvres, en juin 1974, pendant lesquelles le groupe de travail sur l’homosexualité s’est vu rétorquer que les commissions ne devaient pas être propres à certaines femmes. Les « Pétroleuses homosexuelles » ont dénoncé alors l’hétéronormativité[8] qui sévissait au sein du groupe et plus généralement dans le Mouvement de libération des femmes : « Dire tu es homo d’accord; mais viens plutôt nous aider à résoudre nos problèmes de crèches, et rien ne t’empêche de militer au MLAC. Cela signifie en clair que pour être lesbiennes on n’en est pas moins femme... autrement dit qu’une femme est naturellement vouée à l’hétérosexualité » (id.). Finalement, les lesbiennes ont pu mener certaines activités et développer leurs revendications au sein des Pétroleuses pendant quelques mois. Elles ont ainsi organisé plusieurs réunions et groupes de parole et ont fait de la revue Pétroleuses un vecteur de communication des expériences et des discriminations homosexuelles : « Notre démarche d’homosexuelle, militante du mouvement […] s’inscrit dans une remise en cause globale des relations entre femmes et se prolonge dans nos rapports aux mecs/ avec les mecs, dans un refus farouche de nous cloisonner, de nous plier aux rôles et aux fonctions de femmes soumises, endurantes à la tâche! » (Archives Les Pétroleuses 1976). Les Pétroleuses homosexuelles utilisaient les théorisations féministes radicales de lutte contre le patriarcat et contre l’institution du mariage pour définir leur position spécifique en tant que lesbiennes.

En raison de cette proximité, et conflictualité, entre les militantes féministes hétérosexuelles et lesbiennes, une autre étape est franchie lorsque certaines lesbiennes décident de créer des espaces d’entre-soi lesbien mais toujours intégrés dans les regroupements de la tendance féministe « Lutte de classes ». C’est ce qui caractérise le Groupe des lesbiennes féministes (GLF), créé en 1976 dans la capitale. Le groupe se veut un espace réservé aux lesbiennes, mais souligne néanmoins ceci : « Nous luttons au côté des autres femmes pour l’abolition du système phallocratique. Nous n’avons donc pas de position par rapport au Mouvement des Femmes nous sommes toutes le Mouvement des Femmes » (ARCL 1976a : 1). Du fait de son intégration dans le Mouvement de libération des femmes, le GLF reprend une partie de son répertoire d’action : groupes de parole et de conscientisation, permanences et séances de rencontres, création d’un journal, activités de socialisation. Il participe également à des actions menées par le Mouvement de libération des femmes (en juin 1977 lors de la journée des femmes organisée à Vincennes, le GLF organise un débat concernant le lesbianisme) et se positionne comme outil d’émancipation sexuelle de toutes les femmes : « nous appelons toutes les femmes à revendiquer un corps vécu, une sexualité indépendante du regard mec » (ARCL 1977 : 1). Cependant, son indépendance lui permet au niveau théorique de mener des réflexions critiques plus poussées concernant l’hétérosexualité (ARCL 1976a et 1976b). Finalement, dans la capitale, les premiers groupes lesbiens s’inscrivent dans les réseaux féministes; cependant, des relations ambiguës apparaissent à cause de l’invisibilisation que subissent les lesbiennes.

À l’inverse de Paris, les premières revendications lesbiennes voient le jour à Rennes au sein du GLH local dans lequel sept ou huit lesbiennes militent[9]. Le GLH rennais, créé en 1976, a pour but de « combattre sans relâche les discriminations et les ennuis quotidiens dont sont victimes les homosexuels[10] ». Il s’appuie sur un répertoire d’actions lancées par le FHAR et reprises par les groupes des GLH, actions qui se veulent plus contestataires (manifestation spontanée, visibilité et appropriation de l’espace, perturbation d’événements). Dans un même ordre d’idées, le GLH rennais cherche à être intégré dans la vie socioculturelle de la ville en menant des permanences à la Maison des jeunes et de la culture (MJC) La Paillette. Il développe aussi une visibilité des homosexuels et des homosexuelles avec la création de la revue Ronéos et Juliette en 1978. Parce qu’il met en avant des revendications de visibilité de l’homosexualité et qu’il promeut le développement de la culture homosexuelle, le GLH devient le lieu privilégié des militantes lesbiennes rennaises. Dans les entretiens, ces dernières nous expliquent que c’est parce qu’elles veulent vivre leur homosexualité au grand jour et ne plus subir de discriminations à l’égard de leur sexualité qu’elles s’investissent dans le militantisme homosexuel. Elles mentionnent le souhait de briser l’isolement induit par l’homosexualité qui prend une dimension particulière à Rennes où la pratique religieuse catholique est prégnante (Godard et Porée 2014 : 22). La proximité des militantes lesbiennes avec le GLH s’explique également, en partie, par les trajectoires de vie – plusieurs militantes ont rencontré durant leur scolarité ou lors de leur arrivée à Rennes des hommes qui revendiquaient leur homosexualité et grâce à qui elles sont entrées dans les milieux militants homosexuels.

Cependant, les lesbiennes du GLH nous confient avoir ressenti le besoin de créer un espace d’entre-soi lesbien au sein du GLH, espace où elles ne seraient plus invisibilisées par le grand nombre de militants gais[11]. L’idée se concrétise en mars 1978 lors du Festival international de films homosexuels organisé par le GLH à la MJC La Paillette. Le premier groupe de lesbiennes voit le jour et s’organise avec une dizaine de militantes durant les mois qui suivent. Il forme une antenne du GLH rennais et est intégré à toutes les activités de ce dernier : la revue locale Ronéos et Juliette, les soirées de sociabilisation, etc. Le groupe de lesbiennes du GLH utilise les mêmes locaux de la MJC La Paillette. Au final, il se structure principalement autour des activités du GLH, et il s’en distingue uniquement pour la tenue de réunions, de séances d’accueil et de groupes de parole entre lesbiennes.

Plusieurs facteurs explicatifs de cette différence de voie d’entrée dans le lesbianisme entre Rennes et Paris peuvent être mis en avant. Tout d’abord, le réseau féministe est davantage tourné vers la lutte pour le droit à l’avortement durant la seconde moitié des années 70 à Rennes (Godard et Porée 2014), alors que le réseau féministe parisien est bien plus diversifié, et que certaines revendications concernant les critiques de la sexualité et de la famille traditionnelle sont mieux développées. De ce fait, il est probable que la façon dont était vu le lesbianisme par le féminisme parisien et le féminisme rennais n’était pas du tout la même. L’enjeu de se revendiquer lesbienne au sein du féminisme est également très différent dans la capitale, où l’anonymat peut être relativement préservé, et dans une ville moyenne, telle que Rennes, où les femmes se disant ouvertement lesbiennes risquent des représailles homophobes du fait de l’interconnaissance, où il est finalement plus aisé de parler de son homosexualité dans un espace qui y est réservé (le GLH). Ensuite, la dynamique du GLH pour promouvoir l’émergence des revendications homosexuelles à Rennes – unique groupe militant à le faire dans la ville – attire les militantes lesbiennes qui nous ont mentionné l’importance qu’avaient ces activités de sociabilité et de rencontres hebdomadaires.

Grâce à cette analyse renouvelée des origines du mouvement lesbien, nous voyons que l’attention accordée à la centralité des relations féminisme-lesbianisme dans l’historiographie est à nuancer et à compléter par une analyse des relations avec le mouvement homosexuel. Le mouvement lesbien est issu du croisement des mouvements féministe et homosexuel, et cela influe sur son développement, comme nous allons le voir.

L’autonomisation du mouvement lesbien : ruptures avec les mouvements féministe et homosexuel

Bien que le militantisme lesbien rennais et parisien trouve ses origines dans des mouvements sociaux différents, les groupes lesbiens revendiquent plus ou moins en même temps leur autonomie à l’égard de ces mouvements au tournant des années 80. Notre objectif est double ici. D’abord, nous analysons les raisons de ces scissions et montrons la manière dont s’effectue l’autonomisation du mouvement lesbien dans les deux villes. Puis, nous soulignons l’influence différenciée qu’ont eue les mouvements féministe et homosexuel dans le développement des groupes lesbiens rennais et parisiens.

Ilana Eloit (2012 et 2018) parle d’autonomisation du mouvement lesbien pour définir le processus progressif par lequel les militantes lesbiennes se sont éloignées du MLF dans la capitale. Cette scission peut être illustrée avec la création en 1978 du Groupe des lesbiennes de Paris (GLP) qui fait suite à la Rencontre des féministes de la région parisienne en novembre 1977, durant laquelle un houleux débat a eu lieu au sujet de la place à accorder aux revendications homosexuelles. Une quinzaine de lesbiennes discutent alors du projet de constituer un groupe autonome dont l’objectif serait de créer un espace de parole et de revendication uniquement pour les lesbiennes et de se distinguer des groupes féministes en s’organisant en dehors de leurs réseaux : « Nous avons fini par nous séparer à une quinzaine avec encore un peu de culpabilité, mais, au bout de la réunion, le désir de nous retrouver, de ne pas casser ce qui venait de commencer » (ARCL 1979b). Par la suite, une réunion a été tenue « pour parler de la création d’un groupe uniquement de lesbiennes, on s’est retrouvées une cinquantaine de filles, c’était incroyable[12] ». Ainsi a été créé le GLP qui, en 1979, réunissait environ 25 lesbiennes. Il reprend alors le répertoire d’actions féministes : pièces de théâtre, réunions et débats thématiques, ateliers, journal, etc. Cependant, son autonomisation par rapport aux groupes féministes lui permet d’atteindre son objectif premier : créer un espace réservé uniquement aux lesbiennes. Les réunions du GLP, qui se tiennent de 1978 à 1980 à la Maison des femmes du xiiie arrondissement, répondent au besoin de se retrouver entre lesbiennes. Le GLP crée un nouveau répertoire d’actions propres aux lesbiennes davantage axé sur des séances de discussion du vécu personnel lesbien, des discriminations ou de la sexualité, et des activités de sociabilisation plutôt que des actions politiques. Il développe des théories lesbiennes qui sont diffusées grâce à la création de son journal en 1978. Le GLP mène également ses propres revendications, comme lors de sa participation au cortège lesbien du 8 mars 1978 : « Lesbiennes... et heureuses de l’être », « Lesbiennes démasquons-nous »[13]. Il critique le MLF qui considère que le lesbianisme est privé. Dans ses revendications, le GLP affirme la politisation du lesbianisme que l’on peut comprendre comme « une position politique et outil d’analyse, [qui] bouleverse, ou à tout le moins questionne, les classes de sexe, dont la base structurelle est l’hétérosocialité » (Chetcuti et Michard 2003 : 16).

La publication de La pensée straight dans la revue Questions féministes, en février 1980, entérine la rupture, cette fois-ci théorique, qui s’est produite entre féminisme et lesbianisme dans la capitale. Dans ce texte, Monique Wittig, autrice et théoricienne lesbienne, soutient que « [la catégorie] femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Elle critique le postulat du mouvement féministe du « Nous les femmes ». L’identité politique lesbienne est alors revendiquée comme l’apogée des revendications féministes antipatriarcales. La scission du collectif à la suite des publications de Wittig (ARCL 1981b) est souvent brandie comme date clé pour parler de la rupture entre les mouvements féministe et lesbien (Chetcuti et Michard 2003; Eloit 2012). Pourtant, l’incidence de cet événement se fait surtout sentir dans la capitale. En effet, lors des entretiens, aucune des militantes lesbiennes de Rennes n’a mentionné cet événement, ni n’a particulièrement réagi lors de son évocation, alors que les militantes de Paris le considèrent comme un fait structurant de la création du mouvement lesbien.

À Rennes, ainsi que nous l’avons déjà souligné, des tensions sont présentes à l’époque entre les militantes lesbiennes et les gais du GLH, mais jusqu’alors le groupe était resté uni. Cependant, un événement va cristalliser ces tensions et mener à la scission du GLH : lors du 2e Festival international de films homosexuels de 1979, les militants gais rechignent à la diffusion de films lesbiens. C’est la confrontation de trop, et l’entente avec les lesbiennes se détériore très rapidement[14]. Dans les tracts et les entretiens, l’invisibilisation subie depuis des mois par les lesbiennes est brandie comme explication à cette scission. Dans le premier numéro de Ronéos et Juliette, les lesbiennes font remarquer que « le rapport de force et la prise de parole des mecs fait obstacle à l’expression des filles ». Quelques semaines plus tard, elles décident de quitter la structure du GLH et de créer un espace qui leur sera réservé uniquement. Le Groupe de lesbiennes (GL) voit alors le jour. Il est cette fois-ci totalement indépendant du GLH, ce qui signifie qu’il mène ses propres activités et organise pour la première fois des actions de visibilisation lesbienne dans la ville. Le GL est « un carrefour de fêtes, de discussions et d’actions […] Nous ne cherchons pas à uniformiser mais à établir le maximum de contacts entre les lesbiennes de Rennes et de la région[15] ». Il se définit comme un espace de regroupement et de libre expression des lesbiennes. Une permanence hebdomadaire est mise en place à la MJC La Paillette. Un groupe de discussion s’organise à tour de rôle chez les participantes. Les objectifs du GL? Accueillir, se connaître, se retrouver. De 10 à 15 militantes fréquentent le GL pendant la période 1979-1982. Le répertoire d’actions du GL reprend du GLH ses activités de socialisation et d’accueil des militants homosexuels, et y ajoute des actions de visibilité des lesbiennes. Par exemple, elles mettront sur pied plusieurs actions politiques dont le fait de s’embrasser devant le café de la gare dans le but de susciter les réactions et discussions avec les passantes et les passants. Elles organiseront également des collages dans les rues de Rennes pour dénoncer le sexisme des publicités et rendre visible le lesbianisme. Ainsi, l’autonomisation du GL par rapport au GLH lui a permis de se développer quant au nombre de militantes (en un an, le GL passe d’une dizaine de membres à une quinzaine), quant aux revendications (prise en considération des problèmes et des oppressions propres aux lesbiennes) de même qu’en matière de visibilité et de dynamisme dans la ville (organisation de plusieurs activités, soirées et actions politiques). L’autonomisation du mouvement lesbien à Rennes signifie la création d’espaces permettant l’existence et la sociabilité lesbienne. C’est un moment enthousiasmant de rencontres, d’affinités et d’amours, qui rompt avec la solitude et la non-acceptation des amies ou des amis ou encore de la famille. Le GL rennais cherche aussi à définir alors son identité propre par rapport aux homosexuels et mentionne, sur le plan théorique, la spécificité d’une double oppression que les lesbiennes subissent du fait de leur sexualité mais également de leur genre : « Niées parce qu’en tant que femmes, notre sexualité propre n’est pas reconnue, notre corps est réduit à l’état d’objet, support – faire valoir – de la sexualité des hommes. Niées parce que femmes SANS hommes “ Qu’est-ce qu’elles peuvent bien faire, toutes seules? ”[16] »

L’autonomisation des groupes lesbiens connaît des différences régionales notamment dues aux influences du mouvement féministe à Paris et du mouvement homosexuel à Rennes. Cependant, il ne faut pas surestimer la variable régionale. Grâce à la circulation des idées et des personnes, les groupes lesbiens rennais et parisiens s’organisent, durant les années 80, autour de différents courants que l’on trouve à l’échelle nationale.

La diversification du mouvement lesbien durant les années 80

Les années 80 sont marquées par le développement du mouvement lesbien autonome dans de nombreuses villes (Lille, Angers, Caen, Toulouse, Lyon, Marseille, Tours, etc.), synonyme également de sa diversification en ce qui concerne la mise en oeuvre de traditions militantes diverses et variées (ARCL 1979a). « Après l’arrivée au pouvoir de F. Mitterrand en 1981 et la dépénalisation de l’homosexualité en 1982, des dynamiques de structurations communautaire du mouvement [homosexuel] sont à l’oeuvre » (Prearo 2014 : 189). Cette émergence de sociabilité communautaire s’accompagne d’une radicalité politique du mouvement lesbien au début des années 80 (Eloit 2012). L’objectif de la présente section est d’étudier la diversification des groupes lesbiens à l’oeuvre dans les deux villes en ce qui a trait à leurs théorisations, à leurs idées politiques et à leurs objectifs ainsi que d’analyser les relations qu’ils entretiennent avec les mouvements féministe et homosexuel.

À Paris, trois principaux courants lesbiens se développent : le lesbianisme féministe, culturel et radical. Le lesbianisme féministe est un courant qui soutient des revendications lesbiennes et qui adhère, parallèlement, aux mots d’ordre du Mouvement de libération des femmes affirmant que le lesbianisme est la conséquence de la posture politique féministe (Julien 2003). Ce courant est issu des liens du militantisme lesbien avec le Mouvement de libération des femmes pendant les années 70, et d’une adhésion aux théories féministes. Le Mouvement d’information et d’expression des lesbiennes (MIEL), créé en 1981, se rapproche de ce courant et de la tendance culturelle. Ce regroupement d’associations lesbiennes est rattaché au Mouvement de libération des femmes et au Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH) : le MIEL se veut un intermédiaire entre le lesbianisme et le féminisme[17]. Le local du MIEL est situé à la Maison des femmes de Paris, ce qui lui permet alors une proximité avec les groupes féministes. Plusieurs actions sont menées en commun (par exemple, la Marche pour les droits et libertés des homosexuels du 4 avril 1981, à laquelle plusieurs groupes féministes participent sous l’impulsion du MIEL). Les actions et les revendications que le MIEL défend se rapprochent des revendications féministes, d’où le fait que les liens entre les deux mouvements sont importants. Leur répertoire d’action rejoint celui du féminisme (organisation de permanence, de groupe de parole) et du mouvement homosexuel (création du journal homosexuel Homophonies, du Canal miel sur le minitel, etc.). Le MIEL s’ancre, en plus, dans une tendance culturelle ayant pour objectif de favoriser le développement de la culture lesbienne (écriture, spectacle, diffusion des fanzines lesbiens, animation du lieu lesbien l’Hydromel), ce qui correspond au courant du lesbianisme culturel.

Le courant du lesbianisme radical – principalement soutenu en France par le Front des lesbiennes radicales (FLR) (1981-1984) – se revendique des théorisations de Wittig : « Le lesbianisme radical théorise l’hétérosexualité comme un pilier des rapports sociaux de sexe et un système social qui favorise l’appropriation des femmes » (Turcotte 2003 : 135). Les relations de ce courant du lesbianisme avec le mouvement féministe ont été les plus conflictuelles, s’apparentant même parfois à un rejet de ce dernier. Confrontant le mouvement féministe à ses propres contradictions, le courant radical est à l’origine d’une théorisation subversive du lesbianisme (ARCL 1981c : 37) :

Le lesbianisme […] remet en question un pan de l’hétérosexualité et ses conséquences primordiales (identité « féminine » et sexualité centrée sur les hommes, division entre les femmes rivales, non-autonomie et dépendance de tous ordres par rapport à l’oppresseur). C’est en ce sens-là qu’on peut dire : l’homosexualité des femmes est porteuse d’une dimension politique subversive.

Le lesbianisme radical va encore plus loin que le fait d’affirmer une politisation de la sexualité. Il se veut une posture subversive des normes hétérosexuelles instaurées dans la société. Cette posture est l’illustration qu’une vie sans homme s’avère possible, ainsi que le revendiquait le féminisme sans pour autant critiquer l’institution de l’hétérosexualité. Les textes du FLR (ARCL 1981a) mentionnent une forte opposition entre les militantes lesbiennes radicales et les militantes féministes. Ces dernières sont alors accusées de s’investir dans la société patriarcale contre leur gré, et ce, du fait de leur soumission à un modèle de couple hétérosexuel soutenant l’institution du mariage et la maternité.

À Rennes, le mouvement lesbien s’organise au cours des années 80 autour de deux associations de traditions militantes différentes : Femmes entre Elles (FEE) et la Cité d’Elles (CdE), qui entretiennent des relations différenciées avec le mouvement féministe et homosexuel. Créée en 1982 et issue du militantisme du GL, l’association lesbienne FEE a pour but de développer un espace réservé uniquement aux lesbiennes. On la décrit comme une « association de lesbiennes pour des activités culturelles[18] ». Son objectif est le suivant (Archives privées de Françoise Bagnaud 1992/1993 : 2) :

[P]romouvoir l’identité lesbienne dans le respect des droits d’une personne à disposer d’elle-même. Dans ce cadre, l’association FEE assure des permanences le 1er et 3e mercredi de chaque mois à la MJC La Paillette. Dans ce cadre, l’association met en place des activités de loisirs pour permettre aux femmes de se retrouver et d’échanger (soirées-débats, soirée jeux de société, rallye auto, etc.).

L’association FEE se rapproche en ce sens de la tendance de la sociabilité communautaire que Massimo Prearo (2014) analyse dans ses écrits. Du fait de ses caractéristiques et de ses objectifs centrés sur la sociabilité des lesbiennes, l’association FEE a des relations distanciées avec les groupes féministes rennais. On n’observe pas de conflictualité comme à Paris, mais plutôt deux militantismes séparés. En revanche, l’association FEE entretient des liens, bien qu’ils soient minimes, avec le mouvement homosexuel (elle est intégrée dans une émission de radio nommée Canal Gay radio avec des militants homosexuels et organise quelques soirées en commun).

À l’inverse, la CdE, créée en 1983, se situe entre un mouvement lesbien, duquel elle se rapproche sans jamais explicitement s’en revendiquer, et du Mouvement de libération des femmes, dont elle partage les mots d’ordre, mais avec lequel elle est finalement peu en rapport. La CdE compte une vingtaine de militantes au cours des années 80. Elle développe des actions de visibilité, la création d’espaces de sociabilité et de parole, de réseaux d’autodéfense féministe, etc. Dans la continuité des pratiques et des actions féministes, ce groupe a pour objectif, au niveau local, de subvertir l’espace du quotidien (plusieurs manifestations de nuit sont organisées pour se réapproprier la ville). En ce sens, la CdE s’insère dans les revendications et le répertoire issue du militantisme féministe. Cependant, elle n’entretient pas de liens institutionnels forts avec les groupes féministes locaux qui seraient revendiqués dans ses communiqués, mais des liens plus diffus (les militantes de groupes féministes et de la CdE se rejoignent pour quelques actions comme des bombages de publicités sexistes ou la distribution de tracts dans les espaces publics). Ni le terme « lesbienne » ni la revendication du lesbianisme n’apparaissent dans les statuts de la CdE. Pourtant, une très grande majorité de ses membres, dont celles qui en sont les meneuses, sont lesbiennes. À cause des divergences observables entre les objectifs et les activités des associations CdE et FEE, celles-ci entretiennent des relations plutôt éloignées.

Moment d’apogée du mouvement lesbien, les années 80 marquent l’émergence de différents courants du lesbianisme qui impulsent la dynamique du militantisme lesbien de la fin du xxe siècle.

Conclusion

Analyser les différentes portes d’entrée du militantisme lesbien permet d’apporter une contribution au débat concernant l’attention accordée à la centralité des relations féminisme-lesbianisme (Chauvin 2005; Eloit 2012; Bonnet 2014). Nous avons vu que, si le mouvement lesbien est lié au Mouvement de libération des femmes à Paris pendant la première moitié des années 70, il n’en est pas de même pour Rennes où il émerge au sein du GLH local, ce qui lui confère une place particulière dans le développement de la culture homosexuelle locale et de la lutte contre l’homophobie et la lesbophobie. Ces deux portes d’entrée ont des influences sur l’autonomisation puis le développement des groupes lesbiens rennais et parisiens. Cela nous amène à la nécessité d’étudier également les relations du militantisme lesbien avec le mouvement homosexuel et l’influence de ce dernier sur les revendications, le répertoire d’action et l’organisation du mouvement lesbien. Cette histoire renouvelée des origines du mouvement lesbien nous a permis d’analyser et de mieux circonscrire la diversité des courants du lesbianisme militant qui fleurissent durant les années 80.

Comme le souligne Jacqueline Julien dans son analyse du militantisme lesbien à Toulouse (2003), l’étude du mouvement lesbien dans ses déclinaisons régionales fait émerger de nouvelles caractéristiques des groupes militants, des théorisations novatrices et des relations singulières entretenues avec les mouvements féministe et homosexuel. Ces déclinaisons régionales rendent compte des contextes locaux et des tissus militants qui s’organisent au sein des villes.

Au fil des récits de vie des militantes lesbiennes s’écrit une nouvelle histoire des mouvements post 68 : celle du mouvement lesbien et de ses déclinaisons régionales, allant de l’affirmation du caractère politique du lesbianisme et de la contestation des structures hétérosexuelles à la constitution d’un réseau militant festif dans de nombreuses villes françaises.