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En 1968, Jeanine Maes est la seule lesbienne à prendre la parole aux côtés de plusieurs hommes gais dans un reportage intitulé « Ils font face à leurs désirs ». À la télévision québécoise, cet évènement marque un tournant capital, car c’est la première prise de parole à visage découvert de la part de gais et de lesbiennes. Diffusé à Radio-Canada, dans le contexte des débats autour du projet de loi fédéral omnibus[2], qui avait pour objet, entre autres, la décriminalisation partielle de l’homosexualité au Canada, ce reportage juxtapose les témoignages personnels de Maes et de ses confrères homosexuels à ceux de représentants politiques et religieux. Cadrée en gros plan et arborant une voix douce et un regard déterminé, Maes raconte :

On a dit que j’étais anormale, alors j’ai cherché à comprendre pourquoi. J’ai essayé de changer, mais j’étais très malheureuse. C’est surtout au point de vue sexuel, on m’a dit que j’étais bestiale […] Et très souvent parmi le monde hétérosexuel, j’ai entendu des insultes qu’ils m’ont dit en pleine face en public.

Le lendemain de la diffusion du reportage, Maes est arrêtée pour grossière indécence et passe quelques jours en prison. Par la suite, elle perd la garde de sa fille, qu’elle ne reverra pas pendant 10 ans[3].

J’ai repéré cet extrait du reportage « Ils font face à leurs désirs » sur le site Web des archives de Radio-Canada en 2018, lors d’une recherche de rares traces visuelles du passé des lesbiennes et des femmes queer[4] montréalaises d’après-guerre. Ma recherche s’inscrit dans un présent marqué par la disparition et l’absence de traces des vies LGBTQ[5] vécues largement dans la clandestinité. Je suis donc émue de me trouver face à face avec la courageuse et éloquente Maes, à travers le temps.

Le cas de Maes fait ressortir que la visibilité lesbienne est un processus complexe, inégal et inachevé impliquant la négociation de stigmates et de stéréotypes misogynes et lesbophobes profondément ancrés dans les sociétés hétéronormatives. Pour les lesbiennes montréalaises d’après-guerre, les risques de visibilité publique sont nombreux : la prison, la perte d’un emploi, le rejet familial, la perte de la garde des enfants, le chantage, etc. À l’époque, la représentation médiatique des personnes LGBTQ se limite largement à des reportages d’arrestations et de scandales sexuels où elles sont associées à la criminalité et au travail du sexe (Higgins et Chamberland 1992). En brisant la clandestinité dans laquelle vit la grande majorité de ces personnes, Maes subit des conséquences graves. En même temps, je perçois une indéniable agentivité dans sa négociation des possibilités limitées d’énonciation dans un contexte de profonde remise en question des normes québécoises de genre et de la sexualité en pleine Révolution tranquille.

Mon article porte sur les enjeux de la visibilité médiatique au coeur de l’ontologie, de la culture et du militantisme des lesbiennes et des femmes queer. En particulier, je m’intéresse aux nouvelles possibilités de visibilité et d’énonciation lesbiennes qui voient le jour en rapport avec les mouvements de libération lesbiens et féministes montréalais à partir des années 70 et 80. Je me concentre sur le cas de Plessisgraphe, atelier de photographie (1977-1987) regroupant des photographes lesbiennes et féministes qui ont alors apporté une contribution notable à la représentation des milieux féministes et lesbiens montréalais.

Ayant recours aux approches théoriques et méthodologiques des études de la culture visuelle, j’explore le rôle des médias et les processus de médiation en rapport avec le passé lesbien. Notamment, je soutiens que les pratiques de visibilité médiatique contribuent non seulement à « documenter » de manière plus ou moins fiable cette histoire, mais également à la constituer. Je veux ainsi contribuer à une littérature scientifique explorant l’histoire des lesbiennes à Montréal depuis les années 50 (Podmore et Chamberland 2015; Podmore 2006; Chamberland 1998, 1996; Lamoureux 1998; Hildebran 1997).

Conceptualiser la visibilité

Olivier Voirol affirme l’importance croissante d’une « scène du visible » médiatique qui s’avère instrumentale aux découpages de la visibilité et de l’invisibilité publiques des sociétés modernes. S’inspirant de Hannah Arendt, cet auteur (2005 : 94-95) affirme l’importance croissante des dispositifs médiatiques dans la constitution du polis, où « les acteurs apparaissent en public et se rendent visibles et entendables les uns aux autres par leur apparition publique ». Par contre, Voirol constate que pour les individus et les groupes minorisés en particulier, les conditions d’invisibilité et d’inaudibilité correspondent à une sorte de « privation de réalité », ou même une « mort sociale ».

Les enjeux contradictoires de la visibilité et de l’invisibilité sont également au coeur de l’ontologie, de la culture et du militantisme des lesbiennes et des femmes queer en tant que minorités sexuelles et de genre « non marquées ». Des discours répandus associés aux mouvements de libération lesbienne et gaie prétendent que la visibilité serait intrinsèque à un processus de libération individuelle, soit l’affirmation de l’identité sexuelle (coming out), et collective (Gross 2001). Mon étude s’inscrit dans un courant qui problématise la perception voulant que la visibilité médiatique mène forcément à l’agentivité sociale (Gever 2003; Pidduck 2011).

Amy Villarejo (2003 : 6-7; ma traduction), chercheuse féministe et lesbienne, propose le concept d’apparaître lesbienne en tension avec la volonté répandue de rendre visibles des lesbiennes comme modèles positifs ou comme figures d’identification : « Ce qui fixe une lesbienne la transforme en (une) image et empêche une étude de lesbienne en contexte. » Insistant sur l’instabilité des significations et des valeurs attribuées aux représentations des lesbiennes, Villarejo (2003 : 7; ma traduction) explore « [la] production et la circulation de lesbienne… afin de l’ouvrir à un ensemble dense et inégal d’expressions, de travaux sur la production, la consommation et la réception de pratiques corporelles et sexuelles ».

Je comprends la visibilité lesbienne ou queer comme un ensemble de pratiques performatives, intersubjectives et situées. Ces pratiques individuelles et collectives négocient les possibilités historiques et locales de visibilité ainsi que d’énonciation sociale et médiatique. La visibilité est caractérisée par une certaine ambivalence, et ses effets vacillent entre l’agentivité (visibilité comme reconnaissance) et le contrôle social (Brighenti 2007). Pour sa part, la sémiologue et théoricienne de cinéma Teresa de Lauretis (1991 : 223; ma traduction) conceptualise la visibilité lesbienne ainsi : « Voir ou ne pas voir, être vu.e (et comment?) ou pas vu.e (du tout). Vision subjective et invisibilité sociale, être et passer, représentation et manières de voir – les conditions du visible, ce qui peut être vu, et sur quelle scène ».

Mon étude est également alimentée par une réflexion sur la nature paradoxale de l’image, plus particulièrement de la photographie analogue qui est, d’une part, incontestablement « construite » et, d’autre part, difficilement dissociable de son référent. En tant que signe indiciel, une photographie ou encore un extrait de film ou de vidéo compromettant, par exemple, pose et continue de poser un risque de dévoilement de l’identité d’une personne dans le placard. Étant donné les dangers associés à la visibilité, les historiennes et les historiens de même que les archivistes LGBTQ insistent sur l’absence d’images historiques, notamment de photographies (Demczuk et Remiggi 1998; Chamberland 2009).

Face à la rareté des photographies historiques, de leur ontologie instable, ainsi que de cette profonde ambivalence gaie, lesbienne et queer concernant la visibilité, je persiste dans ma quête des traces visibles du passé lesbien et des femmes queer. Dans un premier temps, j’explore les conditions de mise en visibilité du mouvement féministe ainsi que la spécificité de l’apparaître lesbienne dans les pratiques photographiques de l’atelier Plessisgraphe. Dans un deuxième temps, je considère le statut épistémologique, les significations et les valeurs affectives attribués à leurs photographies.

Intégrant des entrevues, de la recherche documentaire et des analyses photographiques, l’étude qui suit met en dialogue deux moments qui se recoupent : la production et les usages des photographies pendant les années 70 et 80, ainsi que les préoccupations du présent. J’adhère à des études critiques de la photographie, où les significations des photographies relèvent à la fois des conditions de leur fabrication et de leurs usages subséquents (Rose 2000 : 556). Ma démarche méthodologique se concentre sur l’étude des « textes-objets » (Burgin 2003) intégrés à la fois dans les codes changeants de signification et selon les moments du circuit de la culture : production, exposition/publication, circulation/réception, conservation/archivage.

Plusieurs « scènes » de visibilité : conditions d’émergence

Pour revenir à l’argument de Voirol concernant l’importance croissante de la « scène de visibilité » médiatique dans les sociétés modernes, je souligne que le contexte montréalais d’après-guerre étudié ici, notamment la Révolution tranquille et les mouvements de libération féministe et homosexuelle, coïncide historiquement avec un essor de production et de création artistique et médiatique telles que l’introduction de la télévision au Québec en 1953, le mouvement de photographie documentaire, le nouveau cinéma, la vidéo et les publications imprimées indépendantes. L’atelier Plessisgraphe voit le jour pendant les années 70 en parallèle avec plusieurs autres « scènes » de visibilité culturelle et médiatique féministes et lesbiennes. De nombreuses photographes sont actives à Montréal pendant les années 70 et 80, dont Louise Abbott, Anne de Guise, Louise de Grosbois et le collectif Oculus, qui regroupe des femmes photographes anglophones (1984 à 1989). Par ailleurs, le collectif féministe Réseau Vidéo des femmes est fondé en 1975 dans le contexte de l’initiative de documentaires « Société nouvelle » (1967-1980) à l’Office national du film.

Fondé en 1977, l’atelier Plessisgraphe regroupe plusieurs photographes qui partagent une chambre noire. Marik Boudreau, Suzanne Girard, Camille Maheux, Gloria Mallaroni et Gilbert Duclos travaillent et collaborent avec des collectifs et des artistes de toutes disciplines de 1977 à 1987. Je m’intéresse surtout ici aux pratiques photographiques et aux récollections de Boudreau et de Girard, qui ont activement participé à l’atelier pendant ses 10 années d’existence. Elles ont généreusement accepté de m’accorder une entrevue et de partager certaines images tirées de leurs vastes archives personnelles (des boîtes de négatifs ainsi que des photographies et des publications imprimées).

Formées en photographie au Cégep du Vieux Montréal, Boudreau et Girard ont travaillé dès le début des années 70 comme photographes sociales. Le style initial de l’atelier Plessisgraphe s’inscrit dans le courant influent de la photographie documentaire qui connaît un essor considérable durant la période de la Révolution tranquille (Lessard 1995). Boudreau en particulier s’identifie à cette pratique engagée de photographie visant une représentation « directe » de la réalité, spécialement les conditions de vie en milieux urbain et industriel (Lafontaine 2017 : 24-25). Elle se rappelle cette époque (Boudreau 2020c) :

[La] conscience politique était d’actualité : les évènements d’Octobre 70, mais aussi la présence active de groupes communistes, marxistes et léninistes. Cette prise de conscience m’interpellait en tant que photographe documentaire […] Il n’était pas question de photographier des arbres, comme on disait à la blague, et on contestait les cours de photographie de mode. On s’intéressait aux syndicats, aux associations communautaires et aux quartiers populaires; je me rappelle que Suzanne avait réalisé des portraits des femmes qui travaillaient à la cafétéria du cégep. Peux-tu croire que c’était très surprenant à l’époque?

Dès le début des années 70, Boudreau et Girard photographient les quartiers où elles habitent et travaillent : le Centre-Sud, site du premier atelier Plessisgraphe, dont la rue Plessis a inspiré le nom. Ces pratiques donnent lieu, par exemple, à Voisins (1978), une exposition de photographies en noir et blanc de même qu’à un diaporama sur la famille, les loisirs, le travail et la vie de quartier dans le Centre-Sud de l’île de Montréal, le quartier chinois et Saint-Louis-du-Parc. Ces oeuvres sont présentées à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Boudreau et Girard participent également à un projet photographique sur la communauté chinoise (1978-1987) en collaboration avec le sociologue Kwok B. Chan.

En s’identifiant comme « atelier de production visuelle des femmes », Plessisgraphe se distingue des autres collectifs de photographie de l’époque, qui regroupent uniquement ou en grande majorité des hommes (Lafontaine 2017 : 80-81). Lors de mes échanges avec Boudreau et Girard, j’ai constaté une certaine ambivalence sur leur statut de femmes photographes. Tout en mentionnant ses difficultés au début des années 70 comme graphiste et photographe dans un milieu dominé par des hommes, Girard (2018) souligne que le Plessisgraphe, en tant qu’atelier incorporé, bénéficie de plusieurs programmes de financement offerts par les gouvernements québécois et canadien pour les domaines de l’art et de la culture. Pour sa part, Boudreau (2020a) observe que « c’était le début où les femmes devaient être présentes » dans les expositions et les publications de la photographie et, plus largement, au sein des milieux culturels. D’ailleurs, en plus du financement étatique, l’atelier Plessisgraphe était admissible à des subventions vu le contexte de l’Année internationale (1975) et de la Décennie (1975-1985) de la femme.

Se remémorant les débuts de l’atelier Plessisgraphe, Girard et Boudreau soulignent l’inspiration de l’effervescence culturelle et politique des années 70. Girard (2018) se rappelle un processus de conscientisation associé au mouvement féministe d’alors : « Quand tout a commencé, nous avons pris une décision réfléchie, Marik et moi […] Nous nous sommes dit : “ Nous allons arrêter de photographier des hommes ”. » Une fois cette décision prise, elles se sont concentrées sur la représentation des pratiques culturelles et politiques des femmes de l’époque.

Girard et Boudreau se souviennent d’avoir été emportées par le dynamisme de l’époque et le plan politique et culturel : par exemple, le travail non traditionnel des femmes, des organismes et milieux féministes, et des manifestations. La figure 1 capte certaines des nombreuses manifestantes qui insistent sur la spécificité de la visibilité lesbienne en se séparant des hommes dans le cadre de la première manifestation de visibilité gaie et lesbienne « Gairilla » en 1979 (Podmore et Chamberland 2015 : 201-204). La figure 2 documente la fière cohorte lesbienne qui participe à la marche de la Journée de la femme en 1984.

Figure 1

Manifestation lesbienne, Montréal, 1979

Manifestation lesbienne, Montréal, 1979
Photo Marik Boudreau

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Figure 2

La Journée de la femme, Montréal, 1984

La Journée de la femme, Montréal, 1984
Photo Marik Boudreau

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Les nombreuses activités culturelles féministes étaient un autre sujet de prédilection. Boudreau (2020a) a en tête l’accueil chaleureux de Pol Pelletier quand elle lui a demandé la permission de photographier le Théâtre expérimental des femmes. De son côté, Girard a produit des portraits des ensembles musicaux lesbiens tels que Loulou’s Band et Wondeur Brass. Les divers intérêts des membres de l’atelier Plessisgraphe favorisent la tenue d’expositions collectives telles que « Femmes en action » à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec en 1979. Boudreau, Girard et Maheux ont également participé à l’importante exposition « Art et féminisme » au Musée d’art contemporain en 1982.

L’atelier Plessigraphe voit ainsi le jour dans un contexte de dynamisme politique et culturel. À l’instar d’autres projets culturels et médiatiques féministes de l’époque tels que Réseau Vidéo des femmes, les photographesbénéficient d’amples ressources financières qui facilitent la création d’une infrastructure d’organismes culturels et médiatiques féministes à Montréal. Girard et Boudreau partagent le sentiment d’avoir été au bon endroit, au bon moment : elles ont obtenu plusieurs contrats associés au mouvement féministe auprès du très populaire Agenda des femmes (1978-…) et du magazine La Vie en rose (1980-1987). Dans son étude de la maison d’édition féministe du remue-ménage qui publie l’Agenda des femmes, Boisclair (2001 : 155-158) évoque un « lieu concret d’échanges » qui s’inscrit dans plusieurs « réseaux formels et informels » militants et littéraires comprenant des partenaires engagés dans la production et la diffusion du livre. Pour elle, l’écriture des femmes des années 70 constitue une « nouvelle scène d’énonciation », nécessitant la création d’« appareils de production et de canaux de diffusion alternatifs » (Boisclair 2003 : 112).

Tout comme Garneau (2018) qui se penche sur l’Agenda des femmes, Boisclair, chercheuse spécialisée en études littéraires, se limite à l’énonciation littéraire et journalistique. Je soutiens que la « rhétorique de l’image », notamment des photographies, des dessins et des vidéos ont joué un rôle capital dans la mise en visibilité intermédiale du féminisme. Dans cette optique, ces publications constituent non seulement « les archives littéraires d’un militantisme social » (Garneau 2018), mais également des traces visuelles des militantes et des militantismes féministes de l’époque. Tirées de l’archive personnelle de la photographe, les figures 1 et 2 constituent des images rémanentes du début de la visibilité politique lesbienne à Montréal, ainsi qu’un écho de l’ambiance festive qui caractérise les manifestations de l’époque.

À la fin des années 70, l’atelier Plessisgraphe déménage dans le quartier appelé « Plateau-Mont-Royal », un quartier populaire qui s’avère un lieu de rencontre artistique et intellectuel. L’atelier est désormais situé dans le voisinage d’organismes féministes qui deviennent des lieux de socialisation lesbienne concentrés près de l’intersection des rues Duluth et Saint-Denis : les éditions du remue-ménage, La Vie en rose, les librairies féministes, la galerie Oboro, le Groupe intervention vidéo, la galerie Powerhouse, etc. Au début des années 80, le Plateau-Mont-Royal compte également un nombre important de bars, de cafés et d’autres entreprises appartenant à des lesbiennes (Podmore 2006; Bourque 1998). C’est à partir de cette « scène » dynamique que Girard (2018) se rappelle voir pour la première fois des femmes se promener sur la rue Duluth en se tenant par la main. Pour elle, ce souvenir évoque les débuts d’une certaine visibilité sociale lesbienne dans la vie quotidienne du Plateau-Mont-Royal. Girard et Boudreau s’inspirent des milieux et des établissements artistiques, politiques et médiatiques féministes et lesbiens, qui facilitent également la circulation et le partage de la culture matérielle féministe, dont des photographies. Pour ma part, je passe beaucoup de temps à arpenter le Plateau-Mont-Royal au cours des années 80 comme étudiante en train de découvrir le féminisme et d’affirmer mon identité sexuelle. Je me suis nourrie de cette culture matérielle se déclinant en revues, en publications indépendantes photocopiées, en affiches et en cartes postales servant de publicités aux expositions et aux évènements culturels féministes et lesbiens de l’époque. Au moment de l’achat rituel de l’Agenda des femmes au début de chaque année, ce sont les dessins et les photographies que je regarde en premier.

Quartier en pleine gentrification pendant les années 70 et 80, le Plateau-Mont-Royal est fréquenté alors par des artistes, des militantes et des militants ainsi que des étudiantes et des étudiants, qui bénéficient souvent d’un certain privilège ou capital culturel (Hildebran 1997; Podmore 2006). Cette « scène » féministe et lesbienne du Plateau-Mont-Royal se construit en contraste implicite avec d’autres quartiers fréquentés par les lesbiennes et les femmes queer qui la précèdent et existent en parallèle. Notamment, dans le quartier du Red Light, situé à l’est du centre-ville, il existe pendant les années 50 et 60, et bien avant, un ensemble de bars et de clubs-cabarets où se côtoient des personnes LGBTQ, principalement francophones, issues des classes populaires. Je reviendrai au cas du Red Light dans l’analyse des photographies de bars à la fin de l’article.

Des pratiques photographiques : le documentaire intimiste

Pour Andrea Brighenti (2007 : 329), les études de la visibilité interrogent la « constitution onto-épistémologique de sujets et d’objets ». L’émergence des pratiques culturelles féministes des années 70 et 80 s’est révélée indissociable d’une critique de l’objectivation des femmes dans l’histoire de l’art occidental et dans les médias. Selon Ève Lamoureux (2009 : 70), les expositions collectives de l’art féministe ainsi que les médias féministes de l’époque favorisent l’émergence du « sujet femme ». Boudreau (2020a) se rappelle : « On a décidé par nous-mêmes de faire des photos différentes de femmes. C’était vraiment ça le but de Plessisgraphe, de nos expositions : montrer d’autres genres de femmes, d’autres styles de photos de femmes. »

L’atelier Plessisgraphe est présent et actif depuis cette « scène » de médias et de culture visuelle féministe où les lesbiennes sont omniprésentes. J’ai toutefois de la difficulté à mettre le doigt sur la spécificité de l’apparaître lesbienne que j’ai cru apercevoir dans leurs photographies. Cette timide « présence » visible relève sans doute en partie des tendances des lesbiennes à dissimuler leurs identités sexuelles en raison des nombreux risques associés à la visibilité publique. De plus, les rapports sexuels entre femmes sont historiquement l’objet d’un regard masculin hétérosexuel voyeuriste (Wolfe et Roripaugh 2006). De plus, de nombreux risques associés à la visibilité sociale et médiatique persistent pendant les années 80 et 90, malgré les modifications de la loi fédérale sur la grossière indécence, à partir de 1969, et l’inclusion de l’orientation sexuelle dans la Charte des droits et libertés de la personne au Québec. Pour cette raison, beaucoup de lesbiennes, que ce soit à titre individuel ou en tant que groupe, continuent à éviter des représentations médiatiques explicites.

En plus des pratiques courantes de dissimulation des identités sexuelles, certaines auteures soulignent une ambivalence concernant la visibilité des lesbiennes au sein du mouvement féministe des années 70. Lamoureux (1998 : 177) souligne à la fois la centralité des contributions lesbiennes à l’émergence de la deuxième vague féministe montréalaise, et le fait que ce mouvement politique et culturel constitue une condition importante du devenir lesbienne de l’époque. Toutefois, les lesbiennes se trouvent marginalisées du mouvement auquel elles ont tant contribué; au moment d’une certaine institutionnalisation du mouvement féministe au cours des années 80, Chamberland (2005 : 193) se rappelle que le sujet « embarrassant » du lesbianisme est devenu « trop déchirant, trop lourd à porter sur la place publique ».

C’est au début des années 80 que le courant du lesbianisme radical distinct du mouvement féministe émerge à Montréal visant la visibilité publique du lesbianisme ainsi que la non-mixité entre lesbiennes et hétérosexuelles (Lamoureux 1998 : 178). Non seulement ce mouvement a engendré une communauté lesbienne politique (Turcotte 1998; Bourque 1998), mais il a donné lieu à un ensemble d’explorations culturelles, artistiques et théâtrales de l’identité et de l’expérience lesbiennes visant des auditoires et des espaces lesbiens non mixtes. Il est important de distinguer les pratiques d’apparaître lesbienne de l’atelier Plessisgraphe (qui fait partie du réseau féministe) des initiatives médiatiques et artistiques qui voient le jour en lien avec la « scène » du lesbianisme radical. Une étude approfondie des pratiques de visibilité médiatique de ce courant important et de son rapport avec la « scène » du féminisme échappe malheureusement à la présente étude. Pour revenir à l’atelier Plessisgraphe, Girard et Boudreau avaient de la difficulté à répondre quand je leur ai demandé de discuter de la spécificité lesbienne de leurs pratiques photographiques. Girard (2018) évoque la fluidité de son identité politique et sexuelle comme jeune femme, soulignant que, à ses yeux, les projets de photographie féministe et lesbienne étaient indissociables à l’époque. Pour sa part, Boudreau note que sa politique de justice sociale a précédé son affiliation au mouvement féministe. Quelques jours après l’entrevue, Boudreau (2020b) me communique dans un courriel sa réflexion sur la « particularité de l’esthétique féministe et lesbienne » de ses photographies :

Il ne fait aucun doute que mes photos étaient motivées par de nouveaux enjeux, mais aussi que mon point de vue était femme, féministe et lesbien. Les sujets, le concept de beauté, mon vécu, tout, en fin de compte, définissait le contenu et l’esthétique de mes images. Il y a aussi ce que j’appelle l’« effet miroir », c’est-à-dire la réaction des gens qu’on photographie, et c’est un peu ça finalement qu’on saisit. L’effet miroir était très différent tant de la part des hommes que des femmes, du fait que j’étais une femme.

Boudreau et Girard insistent également sur l’importance de la représentation de leur entourage respectif dans leurs pratiques photographiques respectives. Elles ont toujours photographié leur vie intime, mais Boudreau se souvient avoir réalisé, lors d’une conversation avec Camille Maheux, que « les photos d’amies ou d’amis étaient aussi documentaires que les photos dans la rue » (Boudreau 2020a). Du moment qu’elles ont décidé de privilégier la représentation des femmes, elles les ont la plupart du temps photographiées à l’intérieur, dans des lieux domestiques ou dans des espaces militants et culturels. Comme beaucoup d’artistes féministes, elles évoluent vers des « oeuvres intimement liées à elles-mêmes » (Lamoureux 2009 : 67). Girard et Boudreau développent une approche dite du « documentaire intimiste », décrit par un journaliste du Devoir comme « une photographie qui est allée à l’école de la vie, à l’écoute des moments de tendresse, de violence aussi, mais surtout une photographie qui se fait journal, chronique intime » (Viau 1982 : 28).

Par exemple, la photographie intitulée « Marie » de Boudreau cadre en gros plan une jeune femme vêtue d’une tuque et d’une chemise à carreaux, fixant la caméra, le regard franc, en buvant du café dans une petite tasse délicate (voir la figure 3). Elle semble être assise dans une cuisine ou peut-être dans un café. Selon Victor Burgin (2003 : 133), « le système de signification d’une photographie, comme celui d’une peinture classique, dépeint à la fois une scène et le regard de la spectatrice, un objet et un sujet voyant ». Ici, le gros plan situe la spectatrice à proximité du sujet de la photo. Le regard assuré de la jeune femme et le style « masculin » de ses vêtements contrastent avec la petite tasse arborant des roses. Cette juxtaposition brouille les codes de représentation de genre de l’époque.

Figure 3

Marie, 1980

Marie, 1980
Photo Marik Boudreau

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L’histoire de la photographie est étroitement imbriquée dans la documentation des formes d’intimité dominantes, au sein des familles et des couples hétérosexuels (Hirsch 1997). En regardant les photographies de l’atelier Plessisgraphe en compagnie de Boudreau et de Girard, je constate que ces images témoignent non seulement de nouvelles identités sexuelles et de genre, mais également de nouvelles relations politiques, sociales, intimes et érotiques entre femmes des années 70 et 80 à Montréal. Certaines photographes de l’atelier Plessisgraphe dépeignent des « intimités mineures » qui contournent le couple et la famille hétéronormative (Berlant 1998 : 285; ma traduction) : « Qu’est-ce qui arrive à l’énergie d’attachement qui n’a pas de lieu désigné, aux coups d’oeil, aux gestes, aux rencontres, aux collaborations ou aux fantasmes qui se détournent du canon de relations normatives? » Par exemple, la photographie « Friends » de Camille Maheux (1984) capte un moment de complicité dans la rue entre deux femmes souriantes; ou encore, une photo de Boudreau cadre deux femmes en détente dans un lit en train de regarder la télévision. Il y a également une photographie réalisée par Girard de trois femmes assises ensemble sur les marches à l’extérieur de la maison d’édition du remue-ménage (1985). Finalement, dans une image faisant partie d’une série de photos publiée dans la revue Les Cahiers de la femme, Boudreau cadre Girard en tête-à-tête intime avec une autre femme dans les bureaux de la Troisième Foire internationale du livre féministe (1988) (voir la figure 4).

Figure 4

Diana et Suzanne, 3e Foire internationale du livre féministe, Montréal, 1988

Diana et Suzanne, 3e Foire internationale du livre féministe, Montréal, 1988
Photo Marik Boudreau

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À partir de ces images intimes, la spectatrice ignore si l’image est un aperçu spontané ou une mise en scène. Qu’elles représentent des amies, des amantes ou des collaboratrices, ces images rendent visible une gamme de relations et d’échanges éphémères entre femmes. Dans une économie d’images focalisant sur les intimités hétéronormatives ou sur la femme-objet fabriquée pour le plaisir du regard masculin, ces intimités mineures ont rarement été documentées et diffusées auparavant. En contraste avec la visibilité de Maes à la télévision qui est dépourvu de contexte et d’entourage, ces images dépeignent les identités, les relations et une certaine « présence » lesbienne, toujours implicite, ancrée dans des lieux de travail, de collaboration et d’intimité ainsi que dans une toile dense de relations sociales et érotiques.

En contraste avec le naturalisme de Boudreau, Girard réalise de nombreuses photographies stylisées. Elle fait des portraits en studio de groupes de musique intégrant des codes vestimentaires lesbiens : des manteaux de cuir noir, de grosses bottes et des casquettes. Un autre exemple est la photo « Sharon Cole, 1983 » qui illustre la carte d’invitation de l’exposition « Prescription renouvelable » au bar lesbien Lilith en 1983 (voir la figure 5). Dans cette série de portraits osés de femmes, Girard (2020) propose plusieurs accessoires aux sujets, et la protagoniste choisit alors l’arme-jouet et le noeud papillon. Cette image atteste une exploration des possibilités de la performance de genre : une femme en smoking, aux cheveux gris courts, fixe la caméra avec une expression féroce, pointant un fusil minuscule directement vers celle ou celui qui la regarde. Cette photographie s’inscrit dans une tendance de la photographie lesbienne des années 80 et 90 où les images visiblement manipulées, mises en scène, reflètent la nature socialement construite de la sexualité et du genre (Boffin et Fraser 1991)[6].

Figure 5

Sharon Cole, 1983

Sharon Cole, 1983
Photo Suzanne Girard

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Ces portraits captent des postures corporelles, des styles vestimentaires, des coupes de cheveux ainsi que des regards directs, confiants et assurés de femmes des milieux bohémien, lesbien et féministe montréalais de l’époque. Dans son étude de l’identité lesbienne à travers le prisme de la photographie des années 80, Laura E. Guy (2017) souligne l’importance des pratiques et des théories contestant la quête de représentations fidèles ou positives : elle met notamment l’accent sur les « stratégies subversives de la photographie », qui remettent en question le code réaliste. À l’instar de Villarejo (2003 : 6-7) pour qui l’injonction de rendre visible les lesbiennes risque de fixer la « lesbienne en (une) image », les qualités théâtrales de certaines photographies de Girard déstabilisent les codes de genre et de la sexualité, voire le « réalisme » photographique.

Quant à la problématique de l’intelligibilité de l’apparaître lesbienne, je soutiens que les significations de même que les valeurs culturelles et affectives attribuées aux textes de la culture visuelle ne sont pas fixes, mais plutôt négociées dans des contextes sociaux et historiques spécifiques. À ce titre, la théoricienne Judith Butler (2006 : 13) conçoit le genre, et l’identité sexuelle, comme « une sorte de faire […] une pratique d’improvisation qui se déploie sur une scène de contraintes. Qui plus est, le genre ne se fait pas tout seul : il se fait avec ou pour quelqu’un d’autre ». Girard (2018) se rappelle l’étonnement de certaines critiques masculines devant une exposition de photographies consacrée exclusivement à des représentations non traditionnelles de femmes. Si le milieu artistique et féministe du Plateau-Mont-Royal de l’époque constitue une « scène » distincte de possibilités et de contraintes, le jeu exploratoire de performance de genre et d’identité sexuelle ne s’adresse toutefois pas à un auditoire homogène. Pour Butler, le corollaire de l’instabilité de l’identité sexuelle et de genre est que leur « reconnaissance » se révèle toujours une méconnaissance.

Lorsque Girard me raconte l’anecdote de l’incapacité de certains hommes à décoder correctement les relations érotiques entre femmes, je le comprend étant moi-même chercheuse lesbienne au fait du jeu de sous-textes lesbiens et des décodages à contre-courant. Dans le contexte actuel de l’entrevue, nous partagions une connaissance tacite de certains codes visuels et socioérotiques de l’époque qui ne se traduisent pas facilement en « visibilité ». À ce propos, Villarejo écrit ceci (2003 : 3; ma traduction) :

Appelez-la ce que vous voulez – gaydar, reconnaissance ou identification – cette procédure demeure l’une des plus éphémères et provocatrices de la vie queer moderne. Fondée sur la vision, mais suggérant, en référence au radar, quelque chose qui vole en dessous de ce qui est visible ou vu, cette procédure fléchit devant les exigences des preuves visibles… Au lieu de cela, quelque chose dans le contexte permet à l’auditoire de produire un ancrage pour leurs lectures, afin de faire fonctionner une image ou un récit comme « lesbien ».

Photographier la « scène » des bars

J’ai suggéré plus haut que la perception de la « scène d’effervescence » féministe et lesbienne du Plateau-Mont-Royal à laquelle s’associent les photographes de l’atelier Plessisgraphe se construit en contraste avec le milieu des bars, notamment le quartier du Red Light. Chamberland affirme que les lesbiennes qui fréquentent ce milieu pendant les années 50 et 60 sont socialement visibles en tant que couples butch-femmes. Ces femmes fréquentent plusieurs des mêmes établissements que les travailleuses et les travailleurs du sexe, ainsi que les gais, des travestis et d’autres personnes associées au vice et au crime organisé. Chamberland (1998 : 136) affirme que « dans l’opinion publique [de l’époque] incluant les lesbiennes qui ne visitaient pas ces lieux, l’association du lesbianisme au vice et à la criminalité était renforcée par la presse à sensation qui présentait cet univers comme étant celui de toutes les lesbiennes et tous les gais ». Ce quartier représente alors la seule culture publique pour les lesbiennes montréalaises jusqu’à la fondation de plusieurs clubs dans le Gay Downtown qui attireront une clientèle de la classe moyenne pendant les années 70.

Au début des années 80, Girard réalise une série de photographies dépeignant les bars lesbiens de l’époque pour publication dans La Vie en rose. L’une des images cadre au clair-obscur du soir un panneau à la fois discret et titillant : « Sapho Disco gai pour femmes »; le panneau est affiché au-dessus d’une porte du sous-sol, et une figure brouillée en veste de cuir noir descend les marches. Trois autres photos captent l’intérieur du Pont de Paris, l’un des plus connus des établissements du Red Light fréquentés par les lesbiennes pendant les années 50 et 60. Les photos du Pont de Paris, prises vers la fin de la vie du bar, démontrent un grand espace quasiment vide : en arrière-plan, quelques personnes assises sur des tabourets de bars sont visibles de dos, les visages brouillés.

Plusieurs études historiques (Higgins 1997; Chamberland 1998; Namaste 2005; Podmore 2006) insistent sur la classification des quartiers et des établissements fréquentés par des personnes LGBTQ en lien avec les différences de genre, de classe sociale et de langue maternelle (l’anglais ou le français). Les clichés de Girard représentent un retour à la scène notoire du Red Light d’après-guerre, à partir du « présent » lesbien-féministe des années 80. Quelles sont les connotations culturelles attribuées à cette « scène » et comment ces connotations sont-elles négociées par des auditoires LGBTQ? Girard (2019) mentionne à plusieurs reprises la chance qu’elle a eue de photographier l’intérieur du Pont de Paris, sachant que les caméras y sont strictement interdites. Par ailleurs, ces photographies s’inscrivent dans une tradition de représentation visuelle du Red Light intégrant des photographies de presse, de nombreux films documentaires et de fiction. Cette tradition évoque un milieu criminel et mystérieux, et des personnages exotiques y étant associés, pour la consommation d’une population respectable de la classe moyenne.

Dans le présent de la rédaction, j’avoue que ma consommation de ces photographies, en tant que lesbienne et féministe de la classe moyenne et d’une autre génération, n’échappe nullement à des rapports de voyeurisme. Toutefois, ma lecture des photos est informée par des interventions des historiennes et des archivistes lesbiennes telles que Line Chamberland et Joan Nestle. En regardant ces « scènes » presque vides, où les personnes présentes dissimulent leurs identités, je vois la fin d’une époque importante de résistance et de persévérance lesbiennes – ainsi que la peur, la honte et l’exclusion sociale qui font en sorte que ces personnes évitent à tout prix le regard de la caméra.

Girard a également eu la chance inouïe de photographier Baby Face, personnage légendaire de la scène des bars lesbiens montréalais d’après-guerre. Ancienne lutteuse, videuse et gérante de bars queer, Baby Face est devenue propriétaire de trois bars pour femmes pendant les années 70 et 80, qui portent chacun son nom. Une femme d’affaires butch, Baby Face et ses établissements accueillent des femmes seulement. Girard raconte que c’est par hasard qu’elle croise Baby Face, dont le vrai nom est Denyse Cassidy, le jour de son 40e anniversaire, qui coïncide avec l’ouverture de son nouveau bar. Comme d’habitude, Girard porte sa caméra, et Baby Face lui demande d’agir comme sa « photographe personnelle » (voir la figure 6). Ce jour-là, Girard (2019) réalise plusieurs photos, dont la plus connue cadre Baby Face au seuil de la porte d’entrée de son bar, habillée dans un complet blanc[7].

Figure 6

Baby Face, 1980

Baby Face, 1980
Photo Suzanne Girard

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Ce portrait de Baby Face est reproduit à plusieurs reprises dans des articles parus dans des publications communautaires, dans plusieurs articles scientifiques (Chamberland 1998; Pidduck 2015) et également des années 70 et 80 en circulation publique, cette photo semble bénéficier d’une deuxième vie. Pour revenir à la discussion du pouvoir des traces visuelles du passé lesbien, l’image acquiert une importance bien au-delà d’une simple illustration d’un argument écrit. Se peut-il que cette image réponde à la demande et au désir du présent, et pas seulement le mien, pour de rares traces visuelles du passé lesbien ou queer?

En regardant cette image, je me trouve devant Baby Face. Assurée, fière, avec une présence physique butch puissante, confiante, elle semble retourner mon regard curieux. Au sujet du pouvoir de l’image, W.J.T. Mitchell (2005 : 30; ma traduction) écrit ce qui suit :

Les images sont des choses ayant été marquées par tous les stigmates de personnalité et de vie; elles exposent à la fois des corps physiques et virtuels, elles nous parlent, parfois de manière littérale, parfois de manière figurative; elles nous retournent le regard silencieusement à travers un gouffre dépourvu de pont linguistique. Elles présentent non seulement une surface mais un visage qui fait face à l’observatrice ou à l’observateur.

Ici, je boucle la boucle qui a commencé avec un extrait du témoignage télévisuel de Maes – extrait qui n’est plus affiché sur le site Web des archives de Radio-Canada. Ces rencontres médiatisées, à travers le temps, soulèvent des affects ainsi que des impressions multiples et contradictoires : reconnaissance, curiosité, identification, empathie, désir.

Conclusion

Dans ce numéro spécial sur le féminisme et le lesbianisme, mon article explore certaines conditions liées à l’apparaître lesbienne photographique dans la pratique photographique de l’atelier Plessisgraphe. Grâce à cette première étude approfondie de l’atelier, j’examine quelques pratiques et relations sociales autour des représentations visuelles des lesbiennes et des femmes queer – ainsi que les processus de médiation dans la constitution et la reconstitution des « scènes » et des mémoires lesbiennes. En menant plusieurs entrevues avec Suzanne Girard et Marik Boudreau, je me suis rendu compte de l’importance cruciale des infrastructures et de la conscientisation féministes des années 70 et 80 pour ouvrir la porte à de nouvelles visibilités et (auto)représentations lesbiennes.

Étroitement affiliées au mouvement féministe, et particulièrement à une « scène » intellectuelle, culturelle et médiatique associée au Plateau-Mont-Royal, les deux photographes contribuent de manière notable à la mise en visibilité du mouvement féministe québécois. Dans l’esprit et le style de la photographie documentaire québécoise, elles se donnent la tâche de capter un essor d’évènements et de projets culturels et politiques des femmes des années 70 et 80. Toutefois, malgré l’importante présence et l’engagement lesbiens au sein du mouvement féministe, elles demeurent largement invisibles dans les multiples pratiques individuelles et collaboratives de réalisation, de partage, d’exposition et de publication des images des femmes. C’est seulement en tournant leur caméra vers la documentation de leur propre entourage que les photographes de l’atelier Plessisgraphe commencent à explorer les intimités, les subjectivités et les expériences de certaines lesbiennes de l’époque. Dans des recherches futures, il faudra s’intéresser à d’autres « scènes », notamment les archives du lesbianisme radical, pour repérer des traces de visibilité médiatique lesbienne assumées.

J’évoque à plusieurs reprises dans les pages qui précèdent le statut épistémologique des images en tant que traces puissantes et instables des passés féministe, lesbien et queer. Retourner à cette époque dynamique à partir des photographies associées à une pratique de documentation de l’histoire sociale soulève la problématique cruciale de la politique de la représentation. Naïma Hamrouni et Chantal Maillé (2014 : 11) abordent des questions cruciales : « Qui est le sujet ‘ femmes ’ dont parle le féminisme québécois? Ce sujet femme est-il blanc? Qui [en fait] partie et qui en est implicitement exclue? »

Ces questions dépassent largement la portée de cette étude, qui se penche sur quelques exemples tirés de vastes archives photographiques personnelles. Pour sa part, Boudreau (2020c) répond à la question de la diversité ainsi : « La représentation des femmes passait par tout genre de femmes. Les immigrantes, les travailleuses, les exclues, les femmes âgées qui habitaient les maisons de chambres du quartier chinois de Montréal. On photographiait aussi nos amies qui faisaient partie de cette diversité. » La mention des amies rappelle la caractérisation du style de l’atelier Plessisgraphe comme « documentaire intime ». En effet, la nature circonscrite de l’entourage personnel des photographes (ou bien de la scène à une échelle un peu plus grande) délimite de manière importante le champ et la diversité de l’objet du regard. Toutefois, c’est dans quelques photos intimes, singulières que je vois paraître de nouveaux styles, subjectivités et milieux de femmes, de féministes et de lesbiennes.