Corps de l’article

1. Introduction

Cet article porte sur l’utilisation de la cartographie numérique comme tâche d’écriture narrative pour faire raconter leur biographie langagière à des étudiants en formation en didactique des langues secondes. Nous avons choisi d’aborder ce sujet sachant que la réalité des salles de classe est de plus en plus plurilingue à cause de la dualité linguistique canadienne et de la multiplicité des langues issues de l’immigration (Armand, 2012 ; Wernicke, 2019). Il nous apparaît donc important que les futurs enseignants de langue seconde développent une conscience de leur propre identité en tant que locuteurs bi/plurilingues et des rapports sociolinguistiques entre les langues de sorte qu’ils aient en main les outils didactiques pour gérer, dans leur future salle de classe, les rapports sociodidactiques entre leurs apprenants et cela, de la façon la plus bienveillante possible.

Plusieurs types de tâches pédagogiques amènent à la prise de conscience et à la didactisation de la pluralité linguistique et culturelle des enseignants de langues en formation. Bernaus et coll. (2007) proposent plusieurs activités telles que la confrontation aux langues inconnues, des stratégies de communication interculturelle ou l’exploration d’attitudes apprenant/enseignant et surtout l’élaboration de la biographie langagière.

La biographie langagière, une tâche d’écriture narrative permettant aux élèves de rendre compte de leur bagage et expériences linguistiques, est connue dans le domaine de la didactique des langues sous plusieurs formats. Elle peut être sous une forme un peu artistique, telle la fleur des langues, soit une fleur à composer grâce à l’écriture sur chaque pétale du nom de la langue parlée/comprise (Lory et Armand, 2016) ou tels des autoportraits colorés (Prasad, 2014). On trouve aussi la partie biographique dans le Portfolio européen des langues qui se fait en plusieurs étapes (https://www.coe.int/fr/web/portfolio/the-language-biography), des fiches à remplir telles que celles proposées par le département d’éducation de TV5 monde (2014). Enfin, elle peut prendre la forme d’un récit (Gohard-Radenkovic, 2009). La biographie langagière est beaucoup utilisée dans les écoles primaires et secondaires pour éveiller à la diversité linguistique ou représenter le répertoire langagier des élèves plurilingues (Armand et coll., 2004). 

Des chercheures comme Perregaux (2006), Sabatier (2010) et Simon (2016) se sont intéressées à la question de la biographie langagière en formation. Leurs études montrent que c’est un outil pour favoriser la légitimation du bagage linguistique d’un individu amenant le futur enseignant à une réflexion sur son parcours et ses futures pratiques d’enseignant de langues, de ce fait « consolide [son] profil identitaire et professionnel » (Simon, 2016, p. 163). 

En ce qui nous concerne, nous allons nous intéresser à l’emploi de la biographie langagière en contexte de formation d’enseignants, puisque les recherches appuient ses affordances en formation professionnelle. De plus, nous regarderons plus particulièrement la biographie langagière dans un format qui n’a pas beaucoup été étudié à ce jour, le format numérique.

2. La biographie langagière en formation professionnelle d’enseignants

L’exercice de la biographie langagière permet de mettre en perspective le rôle des langues dans les parcours de vie des futurs enseignants. Ainsi, la biographie langagière des enseignants en formation « devient terreau de réflexion, d’élaboration du changement » (Perregaux, 2002, p. 90). Moussouri (2010) y voit une façon de transformer les représentations et les pratiques institutionnelles sur le plurilinguisme puisque l’approche biographique encourage les apprentis enseignants à se confronter à leur propre apprentissage des langues et donc, met en exergue les « vertus et [...] bénéfices » du plurilinguisme (paragr. 65). C’est donc un exercice pertinent pour mettre en lumière les différents thèmes linguistiques et culturels qui entourent leurs expériences en leur offrant de mettre en mots des expériences intériorisées. Gohard-Radenkovic (2009) souligne à son tour que cette approche a permis de « réinvestir, renforcer et conscientiser » (p. 159) le bagage plurilingue et pluriculturel de ses étudiants, futurs enseignants de FLS, de façon à voir émerger de nouvelles attitudes et stratégies d’enseignement et vis-à-vis de la plurilingualité dans leur vie de tous les jours. Perregaux (2002) affirme ainsi que la démarche biographique suscite l’émergence d’un changement chez l’enseignant en formation « dans le rapport qu’il établira entre ses savoirs expérientiels et les savoirs auxquels il est confronté dans son lieu de formation » (p.82).

La biographie langagière en parcours de formation serait notamment un outil pour « dépasser la fracture qui voudrait que la pluralité culturelle ou la plurilingualité soit le fait des autres dans une société dichotomisée entre ceux d’ici et ceux d’ailleurs » (Perregaux, 2002, p. 82). Pour Molinié (2011), c’est une question de prise de conscience « de la réalité plurilingue », puisqu’elle considère qu’il y a un « problème de manque de conscience des enseignants face à la situation plurilingue des élèves » (p. 146).

Enfin, sachant qu’au Canada, la plupart des étudiants en formation en enseignement de la langue seconde sont des locuteurs non natifs de cette langue (Wernicke, 2017), la biographie langagière peut s’avérer un outil pertinent pour travailler la construction identitaire dans cette langue seconde, renforçant le sentiment d’appartenance à cette communauté linguistique. Ainsi, la formation professionnelle initiale est par conséquent un moment clé pour la négociation de ce processus identitaire dans la langue seconde qui sera aussi la langue enseignée. Cet apport identitaire devrait se faire avec conscience pour le futur enseignant. Il est donc important de prendre du temps lors de la formation pour le laisser s’exprimer, prendre un peu de recul sur son parcours d’apprentissage, sur ses expériences de mise en pratique de la langue seconde, etc. (Simon, 2016). Van Lier (2007) note que « identities are in constant construction and deconstruction, change and relocation » (p.58). C’est-à-dire que les identités sont issues de négociations constantes avec soi-même et avec les normes sociales ; elles sont donc changeantes. L’auteur ajoute que l’acquisition d’une langue seconde apporte en particulier ce type de changements et qu’ainsi de nouveaux apports identitaires se lient à ceux déjà établis. Il suggère ainsi une approche qui génère des stimuli pour la négociation des processus identitaires. À cet effet, il souligne que les moyens pédagogiques pour amener l’apprenant (à savoir ici le futur enseignant) à s’identifier à la langue seconde doivent représenter un défi et s’avérer attrayants. À cette fin, le numérique offre une plateforme privilégiée pour l’expression de soi et, nous le pensons, pour le développement identitaire dans la langue seconde (Hamel, 2019).

3. Le numérique, une plateforme privilégiée d’expression de soi (en L2)

Les outils et ressources numériques issus du Web 2.0 offrent une grande potentialité d’expression (Guichon, 2012). Aux côtés de traditionnels forums, blogues et wikis, se sont fait une place les plateformes médiatiques telles YouTube, Twitter, Facebook, Instagram. On trouve aussi d’autres types d’outils et de ressources numériques (la suite Google, les murs collaboratifs, les outils de scrapbooking, les éditeurs de livres et de BD...) qui permettent aux utilisateurs différentes formes d’expression par le recours au multimédia, à la composition multimodale.

Le numérique permet ainsi de nouvelles formes de discours (Kress, 2010), un discours plus riche grâce la multimodalité, et offre des moyens pour présenter son identité à la communauté, et s’appuyer sur celle-ci pour l’identification (Buckingham, 2008 ; Georges, 2009). La multimodalité, entendue comme une façon plurielle de communiquer et de donner du sens (Kalantzis et Cope, 2012), vient enrichir l’expérience d’exploration et d’expression de soi. Elle devient un exercice pertinent pour le développement de la littératie numérique, car elle exige que l’apprenant/l’apprenti langagier s’aventure dans des tâches plus complexes d’agencement sémiotique (Pellerin, 2017 ; Hamel, 2019).

Dans le cadre de l’enseignement/apprentissage des langues, des outils d’écriture multimodale ont été étudiés par les chercheurs. On pense par exemple à Scribjab (site Web et application iOS), un outil d’écriture qui associe dessin, texte typographique et audio pour raconter une histoire en deux langues (Dagenais et coll., 2017). L’étude montre que c’est un outil à privilégier dans le cadre d’une pédagogie plurilingue, le plurilinguisme étant amplifié par la multimodalité de l’outil. Un autre outil d’écriture multimodale, Book Creator (site Web et application iOS), est aussi un outil qui encourage l’écriture plurilingue (Pacheco et Miller, 2015). Cependant, ces outils numériques n’ont pas forcément été envisagés dans le cadre de recherches sur la biographie langagière, ce qui fait l’objet de la présente étude.

De pair avec ces nouvelles formes d’expression vient le besoin de développer une nouvelle littératie que Lebrun, Lacelle et Boutin qualifient de médiatique multimodale (2012). C’est un besoin qui concerne les enseignants de langues et devrait être adressé durant leur formation et tout au long de leur vie professionnelle (Lacelle et Lebrun, 2016).

4. Étude d’un corpus de biographies langagières produites avec StoryMap

4.1 Objectifs et questions de recherche

Il s’agit d’une étude exploratoire afin de « baliser une réalité à étudier [et d’en documenter ses] aspects » (Trudel et coll., 2007) pour de futures recherches. Son objectif est d’analyser les affordances technopédagogiques d’une tâche de création-publication de biographies langagières sous forme de récits cartographiques numériques. L’analyse proposée porte sur l’expression des expériences langagières bi/plurilingues dans le discours multimodal de futurs enseignants de FLS, telles que racontées dans leur biographie langagière produite avec le logiciel de narration cartographique StoryMap. Au final, nous souhaitons démontrer la pertinence de cette tâche dans le cadre d’une formation en didactique des langues et cela, pour la prise de conscience de leur propre parcours d’éducation bi/plurilingue et parallèlement, pour le développement de la littératie numérique. Nos questions de recherche sont les suivantes :

  • Quelles sont les caractéristiques de composition de la biographie langagière présentée sous forme de récit cartographique numérique observées dans le corpus étudié ? 

  • Comment les étudiants expriment-ils leur parcours langagier et leurs expériences langagières bi/plurilingues dans leur biographie langagière ?

4.2.  Méthodologie

L’étude a pris place dans le cadre du cours universitaire de premier cycle sur les technologies éducationnelles en didactique du français langue seconde. Dans ce cours (et de manière générale dans le volet FLS du programme de Didactique des langues secondes de cette université bilingue), plus de la moitié des étudiants sont anglophones, tandis que les autres sont francophones (dont la plupart issus de milieux minoritaires), avec quelques allophones. Les étudiants devaient réaliser une tâche d’écriture (non évaluée) dont l’objectif était de raconter leur biographie langagière en se servant de StoryMap (https://storymap.knightlab.com/). Ce site Web (d’accès libre) permet de produire et de partager des cartes numériques dynamiques en y insérant une séquence d’épingles géographiques, lesquelles peuvent être décrites au moyen de titres, de textes, d’images, de liens externes et audio(-visuels). 

La professeure (deuxième auteure de cet article) avait conçu cette tâche numérique pensant que le format offert par StoryMap permettrait aux étudiants de dynamiser et de rendre leur biographie plus riche et attrayante à raconter et à partager avec leurs camarades de classe.

4.3 Corpus et analyse

Le corpus qui a été soumis à l’analyse est constitué de dix cartes numériques élaborées sur le site StoryMap qui ont été partagées par les étudiants dans le forum de discussion. Nous avons procédé à une analyse thématique du contenu de ce corpus, afin de catégoriser les données et de permettre une vue d’ensemble de l’expérience rédactionnelle des étudiants (Gibson et Brown, 2009 ; Hawkins, 2018). Notre analyse a été guidée par une taxonomie élaborée à partir des travaux de Paiva et Gomes Junior (2019) sur le récit multimodal d’apprenants de langue seconde et ceux de Perregaux (2002) pour l’analyse de récits biographiques d’enseignants de FLS en formation qui font écho à nos données. Les critères retenus pour notre taxonomie sont des critères, d’une part, en relation avec la composition multimodale du récit (sa structure navigationnelle, la constitution des épingles géographiques (à savoir l’usage de titres et de photos), les caractéristiques de mode textuel) et d’autre part, ceux qui concernent les références au parcours langagier (quand et où) et aux expériences langagières (quoi, avec qui et comment) dans le récit narratif.

Pour faciliter notre analyse, nous avons utilisé le logiciel Morae qui a permis d’animer et de créer ainsi une trace dynamique de chacune des cartes numériques au moyen d’une capture vidéo de l’écran. Des codes faisant référence aux critères de notre taxonomie ont ensuite été insérés sous chaque épingle géographique identifiée dans les vidéos. Nous les avons ensuite comptabilisés et étudiés.

5. Résultats

5.1 Quelles sont les caractéristiques de composition (multimodale) de la biographie langagière numérique présentée sous forme de récit cartographique numérique dans le corpus étudié ? 

La carte numérique apporte au récit un ancrage géographique : c’est le point de départ de l’écriture et de la narration dans la biographie langagière. Dans l’interface de composition (cf. Figure 1), l’épingle géographique est la première chose que l’étudiant dépose lorsqu’il compose sa narration. L’interface invite l’utilisateur à enrichir chaque épingle d’un texte narratif qui pourra être accompagné d’un titre et de divers objets multimédias, dont notamment des photos. L’épingle géographique sur la carte permet d’accompagner une expérience à un déplacement géographique. 

Figure 1

Interface de composition sur StoryMap

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Dans le corpus étudié, on remarque que les étudiants se sont alignés au gabarit de composition proposé par StoryMap (cf. Figure 1 et 2). Les récits des étudiants sont ainsi assez semblables sur le plan de leur structure. Ils sont en général introduits par une page de garde où l’étudiant se présente et invite le lecteur à lire son récit biographique. Puis, la narration relate des expériences langagières qui commencent typiquement à leur naissance, passent par l’école, les voyages et se terminent à l’université (là où ils sont présentement). Ces récits biographiques sont racontés en 5 à 10 épingles géographiques déposées par les étudiants pour composer leur biographie langagière, la moyenne étant 8 épingles. L’aspect directionnel du récit qui relate les expériences langagières du passé vers celles du présent (voire pour certains du futur) prend parfois une pause pour parler des parents et de leur(s) langue(s), de voyages, de réflexions.

La figure suivante (Figure 2) montre un exemple de composition d’une page d’une biographie langagière produite avec StoryMap : sur la gauche se trouve la carte géographique, puis sur la droite, une photo, un titre et un texte explicatif. Par rapport aux autres médias sur cette page numérique, la carte géographique occupe la plus grande place visuelle à l’écran. Elle est la première information narrative, placée à gauche et dans le sens de la lecture, à laquelle accède le lecteur.

Figure 2

Exemple de composition d'une page de la biographie langagière faite sur StoryMap

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Le deuxième élément visuel en importance dans les récits étudiés est la photo. Sa taille sur la page numérique est fixée par le gabarit de StoryMap. Dans le corpus étudié, on relève que presque toutes les épingles sont accompagnées d’une photo. Les étudiants ont en fait utilisé deux types de photos : personnelles et libres de droit (stock). Les photos personnelles sont des photos de soi ou qui ont été prises par l’étudiant. La photo offre une mise en contexte (par exemple, avec une photo libre de droit d’une ville) ou présente un moment dont il est question (par exemple, avec une photo d’enfance). Il y a bien sûr une dimension plus personnelle lorsque l’étudiant choisit de mettre une photo de soi en contexte, ce qui donne au lecteur l’impression d’être plus proche de l’auteur de la biographie. Il peut donc recevoir avec plus de justesse le message de l’auteur. Ces photos personnelles, ces portraits ou autoportraits, permettent d’enrichir la dimension biographique de ces cartes numériques ; elles sont contemporaines de l’événement en question en illustrant un récit sur l’école primaire avec une photo portrait officiel fait à l’école ou une photo d’eux-mêmes avec leur groupe d’amis au secondaire (cf. Figure 3).

Figure 3

Photo portrait officiel de l’école pour illustrer l’apprentissage des langues à l’école primaire

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Entre la photo et le texte narratif, on retrouve le titre qui sert de « colle », c’est à dire, de transition entre les deux modes. On constate que les étudiants ont donné quatre types de titres différents à chaque page/épingle. Ils ont associé leur narration à un lieu : « Voyage *au ville de Québec » (Bio5), « École primaire » (Bio9) ; à un moment précis : « Enfance » (Bio2), « Aujourd’hui » (Bio9) ; à une réflexion ou une langue : « Après réflexion » (Bio1), « Une quatrième langue » (Bio8). Ces titres introduisent des étapes dans leur parcours langagier, des étapes liées à un lieu géographique, au temps, et/ou à leur réflexion lors de la rédaction du récit de la biographie langagière (cf. Figure 4).

Figure 4

Exemple d'un titre associé à un moment du parcours langagier

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Enfin, en regardant de plus près le texte qui compose les biographies langagières numériques, on relève que l’étudiant y raconte un moment particulier de son apprentissage, qu’il aborde ses envies, qu’il annonce les langues qu’il a apprises, etc. Nous n’avons pas fait d’analyse discursive en soi de ces textes, mais ils comportent certes des marques linguistiques caractéristiques du texte narratif : voix du narrateur, des temps du passé, marqueurs spacio-temporels, etc. Les autres modes narratifs présents sur la page numérique comme le titre, la photo, la carte servent à préciser et à enrichir ce texte. Seuls, ils ne transmettent pas d’explications autant détaillées et personnelles que le texte. On voit là que le texte tient donc un rôle primordial dans l’expression de la biographie langagière dans ce corpus. Il est plus ou moins long, de 1 à 9 lignes environ, selon l’investissement des étudiants. 

5.2 Comment les étudiants expriment-ils leur parcours langagier et leurs expériences langagières bi/plurilingues dans leur biographie langagière ?

On relève que c’est surtout par le biais de l'épingle géographique et du titre que les étudiants expriment les diverses étapes de leur parcours langagier. Ce parcours est chronologique et, pour la plupart, en lien avec la scolarisation : « Études – primaire » (Bio8), « Mon école secondaire » (Bio3), « Deux ans plus tard » (Bio7). C’est essentiellement dans le texte que les étudiants explicitent leurs expériences langagières : il est le médium pour raconter en détails celles-ci. Les récits sont marqués par la confrontation des contextes linguistiques de pratiques de la langue. Dans leurs biographies, les étudiants relatent les moments clés de leur apprentissage langagier, qui sont, comme on l’a dit, des moments d’apprentissage scolaire ou familiaux. Ils font une distinction entre les moments clés où ils parlent/apprennent une langue dans un endroit où celle-ci n’a pas de statut officiel (contexte exolingue : par exemple, dans une province anglophone du Canada) et les moments où ils parlent cette langue dans un endroit où la langue a un statut officiel et/ou est parlée par la majorité (contexte endolingue : par exemple, au Québec). Le voyage (séjour linguistique, famille à l’étranger, avec amis) est mentionné à plusieurs reprises, car c’est souvent une situation où les étudiants se sont retrouvés à parler la langue en contexte endolingue pour la première fois. C’est donc ce passage de l’exolingue (apprentissage formel à l’école) à l’endolingue (situation communicative réelle) qui marque les étudiants dans leurs récits biographiques (cf. Figure 5). Nous y voyons là une expérience qui leur a permis de se tester et de continuer leur identification de locuteurs de la langue seconde ou d’une langue étrangère.

Figure 5

Exemple d'une mention de la pratique de la langue en contexte endolingue

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En ce qui concerne la langue maternelle des étudiants allophones, on voit qu’ils ont choisi de faire part d’un déplacement géographique qui a eu lieu avant leur naissance, mais qui fait partie de leur identité linguistique, de l’identité familiale. La carte leur permet donc de transmettre leur histoire qui lie langue et géographie par des déplacements symboliques (cf. Figure 6). Ceci est amplifié par le déplacement géographique animé du site Web ; la carte numérique ainsi animée fait vivre au lecteur ce déplacement.

Figure 6

Exemple de déplacement symbolique pour rappeler les origines linguistiques

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Lorsqu’on regarde de plus près quelles sont les personnes clés mentionnées par les étudiants dans leurs biographies langagières, on voit que ce sont, dans un premier temps, les parents qui sont évoqués. Ils sont cités comme étant ceux qui transmettent la langue première, qui imposent la politique linguistique de la famille. Par exemple, dans la Bio1, la famille habite à Montréal et parle arabe à la maison ; le père représente la langue arabe, « en particulier de mon père » (Bio1). Ce cadre parental est, en général, mentionné dans une page intitulée « Ma naissance » (Bio4), « Enfance » (Bio2), « Mes premières années » (Bio7). C’est à leurs parents que les étudiants doivent leur(s) première(s) langue(s), leur premier prisme langagier à travers lequel ils interagissent avec le monde.

Certains étudiants mentionnent des enseignants de langue qui ont marqué leur parcours langagier, étant des locuteurs natifs « J’ai eu les enseignants francophones pour la première fois » (Bio3), ayant eu un impact sur la motivation « Ma professeure de l’immersion est la raison pour laquelle je poursuis le français » (Bio4 et Bio8) et étant encourageants « grâce à mon enseignante de français, elle m’a *encourager » (Bio9).

Le cercle social est mentionné à plusieurs reprises, car il représente un tournant dans l’apprentissage : l’apprenant se sent inclus dans la communauté linguistique : « j’ai vraiment apprécié l’expérience parce que j’ai fait de bons amis » (Bio3). Ce cercle social permet donc une ouverture qui parfois complète la formation formelle grâce aux interactions informelles, comme c’est le cas pour l’étudiant Bio2 à l’université qui s’est fait des amis francophones, « je me suis amélioré à travers les interactions quotidiennes avec mes amis francophones » (Bio2). Enfin les locuteurs natifs, les locaux ou la famille élargie, sont mentionnés en tant que personnes clés lors de voyages. Si les voyages ont été faits pendant leur période scolaire, ce sont souvent leurs premières expériences en contexte endolingue, comme dit plus haut, « je communiquer* avec les gens locaux » (Bio5).

6. Discussion

Nous avons mis en lumière que dans les biographies langagières étudiées, il y a une saillance de la dimension temporelle (Perregaux, 2002 ; Molinié, 2011) à laquelle se superpose l’aspect géographique imposé par le gabarit du site Web. En effet, ce qui est particulier à StoryMap, c’est cette nouvelle forme de « récit par la carte ». La carte est le premier élément à compléter lors de la composition (cf. Figure 1) : c’est le déclencheur de la réflexion sur le parcours langagier, offrant une structure géographique au récit biographique (Thamin et Simon, 2009). Les titres vont quant à eux suggérer la temporalité, la multimodalité permettant de combiner les sens temporel et géographique. Ces biographies langagières que nous avons analysées sont bien multimodales, ce qui a permis aux étudiants dans une certaine mesure de modeler leurs histoires tels qu’ils le souhaitaient (Stern, 2008 ; Georges, 2009), d’actualiser de manière plus précise et riche leur pensée. Elles représentent de la sorte un défi d’écriture et de lecture multimodale (Kalantzis et Cope, 2012). Cependant, il est évident que les étudiants n’ont pas exploité toutes les affordances multimodales de la plateforme StoryMap. Cela se rapporte à ce que Rodriguez et coll. (2013) mentionnent à propos de l’exploration d’écriture numérique : certains utilisateurs explorent en profondeur ce que le site leur offre, d’autres restent plus dans la simplicité. Malgré cela, nous pensons que cette tâche d’écriture et son format numérique ont permis aux étudiants de s’identifier à travers leurs parcours, leurs expériences et leurs réflexions sur la construction de leurs compétences langagières ; de les faire « prendre existence » – pour reprendre les mots de Georges (2009, p. 170) – comme locuteurs bi/plurilingues. Certains font aussi des affirmations dans leur récit en lien avec l’identité bi/plurilingue : « ce qui fait de moi une bilingue de naissance » (Bio1) ; « je me considère donc comme étant plurilingue » (Bio1) ; « j’aime beaucoup ma vie bilingue » (Bio3) ; « c’est grâce à mes parents que je suis bilingue » (Bio7).

7. Conclusion

Le discours et l’écriture de la biographie langagière n’étaient pas les seuls points d’arrivée de la tâche. En effet, en accord avec le principe de la tâche médiatisée, la gestion du site StoryMap pour créer un contenu numérique multimodal était tout aussi primordiale que la réflexion biographique. La tâche proposée a permis à ces étudiants en didactique du FLS de se tourner vers la littératie multimodale, c'est-à-dire aller au-delà de la simple écriture et lecture et d’inclure les littératies de l’ère numérique (Caws et coll., 2021 ; Hamel, 2019 ; Pellerin, 2017). Lors de la conception de sa carte, l’étudiant devient comme un ingénieur de « uniquely voiced meanings » (Kalantzis et Cope, 2012, p. 198), ce qui constitue une bonne entrée en matière dans un cours sur les technologies éducationnelles. Il se forme ainsi à « concevoir des tâches médiatisées et à maximiser leur potentiel pour l’apprentissage de la L2 » (Guichon, 2012, p.119).

Ce corpus étudié de biographies langagières numériques montre que les étudiants en didactique du FLS ont des choses à dire quant à leurs expériences langagières, que ces expériences sont riches et variées. Ce retour occupe donc une place pertinente dans leur temps de formation puisqu’il est fait dans le cadre d’un travail de classe. Nous espérons que cet exercice a permis d’ouvrir la parole sur l’impact des expériences langagières en classe et que les étudiants ont pris conscience des processus mis en place lors des apprentissages. La tâche pourrait bénéficier d’un travail en amont pour les sensibiliser au potentiel plurilingue de chacun, ainsi qu’à la multimodalité afin de les encourager davantage à explorer ce mode pluriel lors de leur rédaction. En effet, nous regrettons l’absence des modes vidéo, audio ou des montages photos dans les biographies analysées. 

Notre étude exploratoire nous a permis de nous familiariser avec le contenu matériel de la biographie langagière présentée sous format de carte numérique. Une prochaine étude pourrait se faire avec une approche sociolinguistique. En effet, grâce au récit biographique cartographique, le chercheur peut s’intéresser aux langues, aux territoires épinglés et aux enjeux linguistiques liés à ces derniers, tout en explorant les relations qu’ont eues les apprenants avec ces langues, leurs apprentissages et leurs expériences langagières.