Corps de l’article

Introduction et problématique

Des tableaux apocalyptiques, des cadavres qui jonchent les rues par centaines, des villes transformées en immenses charniers, telles sont les images que l’histoire nous révèle des épidémies (Carrière, Courdurié, & Rebuffat, 2008). Celles-ci ont transformé des mosaïques démographiques (la peste de 1347 avec 26 millions de morts), ont éteint des commerces florissants (la peste de 1720 qui a ruiné le commerce de Marseille) et ont menacé la progéniture de nations entières (la variole au XVIIIe siècle) (Snowden, 2019).

Pendant des siècles, l’art a permis d’exhiber un mal chuchoté (Sournia & Ruffié, 1984). Ainsi, l’épidémie de la peste de 1347 a inspiré Rubens avec Saint François de Paule apparaissant aux pestiférés, Van Dyck avec Sainte Rosalie intercédant pour les pestiférés de Palerme, Antoine-Jean Gros avec Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, pour n’en citer que quelques-uns. Plus tard dans l’histoire de l’humanité, au cours de l’épidémie du choléra de 1832 en France, les citoyens ont eu recours à des billets, faisant office de journaux pour informer sur la maladie.

Avec la fin de l’ère des saignées, l’avancement de la médecine et la découverte de la pénicilline, l’être humain a cru qu’il était venu à bout de ces épidémies fulgurantes (Tortora et al., 2004). Mais voilà que d’autres surviennent, comme le SIDA, le SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère ou SARS), la maladie de la vache folle (encéphalopathie spongiforme bovine), le virus Ebola, et bien évidemment la pandémie de la Covid-19. On réalise que les épidémies n’ont pas disparu. Elles ont plutôt fait un retour discret dans la société moderne. En plus, l’ouverture de nos sociétés vers le monde a apporté un nouvel élément de gravité des épidémies, celui de leur internationalisation. L’irruption d’une maladie nouvelle et inconnue n’est plus un élément déstabilisateur de la vie quotidienne d’une société géographiquement isolée, c’est plutôt un mal qui dépasse les frontières et qui met en lumière les inégalités entre les sociétés, imposant ainsi une solidarité internationale, au moins dans les communautés touchées : « C’est ainsi que le progrès et le développement provoquent l’internationalisation des maladies. Les conséquences culturelles et sociales d’un tel phénomène sont d’une extrême gravité » (Dufresne et al., 1985, p. 7). La fermeture des commerces, la suspension des industries culturelles et le confinement des populations en raison de la pandémie de Covid-19 constituent le parfait exemple des effets de l’internationalisation des maladies.

L’étude de l’épidémie a changé dans la mesure où l’on a vu l’émergence des spécialisations des disciplines. La sociologie de la maladie, l’anthropologie médicale, la psychologie des soins et bien d’autres disciplines ont permis d’explorer plusieurs sphères outre celle de la médecine, ce qui diversifie les façons dont chacun raconte et étudie la maladie (Adam & Herzlich, 1994). Cette multidisciplinarité a fait en sorte que le citoyen se retrouve devant une variété de discours (Ichou, 2009) et il se tourne alors vers les médias comme source d’information principale :

En période de crise, le public devient presque totalement dépendant des médias pour chercher des informations et des nouvelles qui sont peut-être vitales pour sa survie ainsi que des messages importants de la part des autorités privées et publiques[1] [traduction libre]

Li, 2007, p. 670

Par ce fait, les médias accompagnent les épidémies et présentent au citoyen une vision façonnée pour lui, selon leur définition de la situation, ce qui est appelé le cadrage de l’épidémie.

C’est dans ce contexte que la couverture médiatique des épidémies devient un exercice communicationnel d’importance scientifique et sociale. Pour mieux explorer cet aspect de la communication, nous proposons dans le présent article une étude qualitative exploratoire de la construction médiatique canadienne francophone de l’épidémie de Zika de 2016, c’est-à-dire la manière dont le discours autour du Zika a été édifié dans les organes de presse. Ainsi, notre objet de recherche est le cadrage de l’épidémie de Zika de 2016 et notre objet concret est constitué des articles de presse canadienne francophone tirés de la base de données Eureka. Nous tenterons dans cet article de voir comment la presse canadienne francophone a cadré l’épidémie de Zika de 2016.

Avant d’aller plus loin, rappelons que le Zika est une maladie transmise par le moustique aèdes et que le virus a été mis en évidence pour la première fois en 1947 en Ouganda chez les singes et identifié chez l’humain à partir de 1952 en Ouganda et en République unie de Tanzanie (Organisation mondiale de la santé [OMS], 2018). En 2016, un consensus scientifique s’est établi pour affirmer que le virus Zika est à l’origine de cas de microcéphalies et du syndrome de Guillain-Barré[2].

1. Cadre théorique

Nous nous basons dans notre article sur les théories du cadrage afin d’explorer la couverture médiatique de l’épidémie de Zika. Toute communication part d’une définition de la situation et d’une attraction de l’attention. La manière dont la situation est présentée, le choix du contexte et le choix des mots constituent ce qu’on appelle le cadrage. Le cadrage permet donc une construction de sens en deux temps. Il se réalise par l’élection d’un aspect de la réalité, ce qu’on appelle la sélection, suivie par sa mise en évidence, ce qu’on appelle la saillance (Entman, 1993). Par la sélection et la saillance, les médias offrent à leurs audiences un florilège de schémas à l’intérieur desquels ils peuvent interpréter les événements (Scheufele, 1999).

Selon l’approche psychologique, le cadrage est une définition de la situation et un moyen pour influencer la prise de décision (Lemarier-Saulnier, 2016). Les travaux de Kahneman et Tversky (1979, 1984) ont démontré que la manière de présenter « plusieurs scénarios de prise de décision influencent le choix des citoyens en matière de consommation ainsi que leur manière d’évaluer les différentes options qui se présentent à eux »[3] [traduction libre] (Scheufele & Tewksbury, 2007, p. 11). La perspective sociologique, quant à elle, prend en considération l’importance du lien social dans l’interprétation des cadres. Ces derniers constituent le référentiel déterminé par les médias et à l’intérieur duquel l’interprétation d’un événement est possible. Dans la mesure où le citoyen n’est capable d’interpréter le quotidien qu’à travers une interaction sociale entre les différentes représentations que chacun a, le cadrage serait alors le schéma général à l’intérieur duquel les citoyens réduisent la complexité cognitive d’une situation donnée et parviennent à la comprendre dans leur contexte social. Dans cette perspective, le cadrage médiatique se base sur des schémas cognitifs individuels préexistants dans une société afin de donner une orientation à un événement ou une situation. L’idée de sélection réside donc dans le choix des schémas individuels afin de les transformer en visions dominantes (Borah, 2011).

Ainsi, nous retenons que le cadrage est une façon d’utiliser les différents supports médiatiques pour qualifier une situation donnée ou un point de vue. C’est l’intervalle à l’intérieur duquel les discussions, le récit et les interprétations ont lieu (Derville, 2013), c’est en fonction du cadrage médiatique que les récepteurs vont pencher vers une interprétation plus qu’une autre. Entman (1993) distingue quatre fonctions du cadrage médiatique dans l’ordre qui suit : la définition du problème, l’interprétation causale, l’évaluation morale et la recommandation d’un traitement.

Ces fonctions du cadrage sont bien illustrées lors de situations d’exception, ce qui a fait émerger les concepts de cadrage épisodique et cadrage thématique. Iyengar (1994) est l’un des premiers à différencier ces deux types de cadrage dans le traitement des problématiques publiques comme celles de la santé. Dans le cadrage épisodique, les faits sont présentés sous forme d’études de cas particuliers, d’histoires vécues, de cascades d’événements menant à une finalité précise. Les événements sont alors expliqués par des faits concrets. Dans le cadrage thématique, les problématiques d’ordre public sont plutôt expliquées par un contexte plus large que la problématique elle-même, souvent les événements sont placés dans un contexte économique, social, politique, etc. L’auteur va plus loin dans sa distinction des cadrages dans la mesure où les deux types ne produisent pas les mêmes effets chez le récepteur. En effet, l’attribution de la responsabilité publique des événements diffère selon que le récepteur est en présence d’un cadrage thématique ou d’un cadrage épisodique. Dans le cadrage épisodique, la responsabilité repose sur les épaules des individus impliqués ou subissant l’événement alors qu’elle est attribuée au contexte social, culturel ou autre dans le cadrage thématique.

L’étude de Gerlach, en 2016, sur l’exploration des cadres utilisés par la presse canadienne anglophone lors de la couverture distanciée de la crise d’Ebola de 2014 en Afrique de l’Ouest, illustre bien la différence de ces types de cadrage. L’étude montre en effet que la presse écrite tend à couvrir la question de cette épidémie en se référant au cadrage épisodique et au cadrage thématique. Selon le cadrage épisodique, la presse se base sur des histoires individuelles en expliquant la maladie par le mode de vie des malades et leurs rituels archaïques. Dans ce cadrage, la maladie est liée à des causes intrinsèques, les malades ayant été contaminés parce qu’ils n’ont pas suivi les règles d’hygiène et n’ont pas collaboré lors des campagnes de sensibilisation. Selon le cadrage thématique, la presse peint un tableau de villes insalubres où les infrastructures sanitaires font faillite et où le système de santé est précaire. Pour ce cadrage, la maladie est liée à des causes extrinsèques, les malades ayant été contaminés parce que le pays est pauvre et que le système de santé n’est pas en mesure de protéger les citoyens.

Qu’il soit épisodique ou thématique, le cadrage demeure un moyen par lequel les médias offrent au citoyen une vision du monde façonnée pour lui. Cette sélection peut être indépendante de toute influence ou sujette à des restrictions induites par plusieurs éléments, dont l’accessibilité de l’information (que ce soit en termes de temps ou de contenu), l’allégeance du média ainsi que la logique de construction du contenu à médiatiser.

2. Méthodologie

Nous avons adopté une démarche qualitative qui s’inspire de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Nous avons choisi la presse canadienne francophone en raison de la culture du voyage vers les pays de l’Amérique du Sud (où la maladie sévit) chez les Canadiens et de l’accessibilité des données à analyser. Par nos analyses, nous avons découpé le temps en effectuant deux opérations. Premièrement, nous avons relevé les moments clés de l’épidémie qui ont été déterminés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), un organisme ayant la prérogative internationale d’annoncer les débuts et les fins des épidémies. Deuxièmement, nous avons déterminé des intervalles temporels qui ont délimité les phases de l’évolution de l’épidémie.

En nous basant sur les déclarations de l’OMS à propos de l’épidémie de Zika en 2016, nous avons ainsi relevé les moments clés suivants :

  • Octobre 2015 : Mise en évidence de l’augmentation des cas de Zika dans certains pays.

  • 1er février 2016 : Déclaration de l’urgence de santé internationale en raison du lien causal entre les microcéphalies et le Zika.

  • 18 novembre 2016 : Fin de l’urgence de santé internationale.

Les trois intervalles de temps ci-dessous ont alors constitué nos espaces temporels de couverture médiatique :

  • Émergence de l’épidémie (phase A) : Elle s’étale entre le premier octobre 2015 et le premier février 2016. Durant cette période, le lien causal entre le virus Zika et les microcéphalies n’avait pas été confirmé.

  • Déclaration de l’urgence sanitaire internationale (phase B) : Cette phase s’étale entre le 2 février et le 17 novembre 2016.

  • La fin de l’épidémie (phase C) : Cette période s’étale entre le 18 novembre 2016 et le 1er mai 2017. À l’inverse des dates constituant les limites des phases précédentes, le 1er mai est choisi comme date pour clore l’intervalle de la phase C.

Nous nous sommes intéressés uniquement à la presse francophone canadienne (écrite et web) et Zika était notre mot-clé. Nous avons cherché les articles à partir de la base de données Eureka. Nous avons ainsi téléchargé la totalité des articles trouvés, au nombre de 2 764, et nous avons éliminé les redondances. Nous avons remarqué que, pour les trois premiers mois de l’émergence de l’épidémie, il n’y a pas eu d’articles recensés sur la base de données Eureka. Nous avons ensuite déterminé des critères d’exclusion : les articles de moins de 100 mots, ceux avec une concentration sur les finances internationales et ceux qui citent le Zika en exemple ont été éliminés. Après épuration, nous avons obtenu 564 articles et nous avons choisi d’en analyser 45, à raison de 15 par période (voir le Tableau 1 ainsi que l’Appendice 1), que nous avons sélectionnés selon un échantillonnage théorique. Rappelons que l’échantillonnage théorique signifie que le chercheur collecte ses données empiriques dans des circonstances choisies en fonction de leur potentialité à favoriser la compréhension du phénomène étudié (Charmaz, 1983; Glaser, 1978; Glaser & Strauss, 1967). Le choix des articles ne s’est pas fait selon le critère de leur représentativité parce que nous n’avions aucune velléité de généralisation. Les articles ont plutôt été choisis de manière aléatoire. Le but de notre échantillonnage était l’exploration et la compréhension du phénomène, contrairement à l’échantillonnage statistique qui vise à le documenter. Les articles retenus proviennent des journaux suivants : Ici Radio-Canada, L’actualité, Le Gaboteur, Le Journal de Québec, La Presse, Agence France-Presse, Le Devoir, La Presse canadienne, Le soleil, Metro, Le Nouvelliste et Le Quotidien. Nous avons également retenu des articles des sites web qui fournissent des nouvelles, à savoir : Canoe, Radio-Canada International, Acadie Nouvelle et La Presse+.

Tableau 1

Corpus final

Corpus final

-> Voir la liste des tableaux

À chaque phase, 15 articles ont permis d’atteindre la saturation théorique. Rappelons qu’en MTE, « la collecte des données se fait jusqu’à saturation, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’aucune donnée nouvelle ne vienne modifier la théorie construite » (Laperrière, 1997, p. 324). Il s’agit d’un jugement du chercheur selon lequel il considère que la collecte de nouvelles données n’apporterait rien de vraiment substantiel à la compréhension du phénomène étudié. Nous avions prévu que, si nous n’arrivions pas à atteindre la saturation théorique avec les 45 articles, nous sélectionnerions d’autres articles selon les premiers résultats émergeant des premières analyses, mais cela n’a pas été nécessaire.

Concernant notre approche qualitative, nous avons choisi de collecter des données invoquées et de réaliser une analyse thématique[4] :

Le but de l’analyse thématique comme méthode d’analyse de contenu est de repérer les unités sémantiques qui constituent l’univers discursif de l’énoncé. […] Pour réaliser cette tâche, on procède en deux étapes : le repérage des idées significatives et leur catégorisation. Ainsi, par la catégorisation, nous obtenons une modalité pratique pour le traitement des données brutes

Negura, 2006 cité dans Derèze, 2009, p. 163

Une première lecture dite flottante nous a permis de nous familiariser avec le contenu des articles. À cette étape, les unités de sens commençaient déjà à émerger. Nous avons procédé à une deuxième lecture dans le but d’obtenir un codage ouvert où nous avons d’abord relevé les unités de sens en laissant le texte s’exprimer, et ensuite regroupé les unités de sens dans des catégories plus précises. Nous avons effectué une troisième lecture en vue d’un codage axial. Rappelons que, dans le codage axial, une catégorie est considérée comme un axe autour duquel l’analyse est développée selon les différents aspects ou propriétés de cette catégorie (Hutchinson & Wilson, 2001; Strauss, 1987; Strauss & Corbin, 1998). Les cadres et les sous-cadres ont été identifiés grâce à ce codage.

3. Résultats

Notre analyse thématique a permis d’identifier quatre cadres : le cadre informationnel, le cadre émotionnel, le cadre moralisateur et le cadre institutionnel. La fréquence de ces quatre cadres durant l’épidémie produit une mouvance du cadrage du caractère thématique au caractère épisodique.

3.1 Cadre informationnel

Ce cadre nous indique que l’information entourant l’épidémie de Zika est incertaine, difficile d’accès et que le diagnostic de la maladie est compliqué. Que ce soit par l’usage d’interrogations comme « est-il soudain devenu plus virulent? […] Est-on sûr qu’il est responsable de la multiplication des cas de microcéphalie? » (A3, 8 février 2016), des expressions de doute comme « on connaît encore peu de choses sur le mécanisme [en parlant des microcéphalies] » (A14, 2 février 2016), « l’OMS a toutefois indiqué que ce lien [microcéphalie et Zika] demeure pour le moment circonstanciel » (A27, 27 janvier 2016), des tournures de phrases au conditionnel comme « la maladie […] pourrait, quand elle touche des femmes enceintes, entrainer une grave malformation congénitale » (A30, 31 janvier 2016), le terme Zika est synonyme de doute.

La nouveauté de l’épidémie, ou du moins la nouveauté de son lien avec les microcéphalies, accentue le sentiment de manque d’information liée à la situation : « C’est inquiétant parce que c’est nouveau et qu’on n’en connait pas beaucoup » (A5, 22 avril 2017). Dans le même ordre d’idées, la recherche est encore à l’étape de la documentation et de la compréhension du virus, de même que de ses effets sur la santé. Cela explique pourquoi les dangers du Zika ne sont pas tous élucidés et qu’ils créent un effet de surprise : « On ne connait pas tout et il faut s’attendre à d’autres surprises » (A6, 16 décembre 2016). Ce manque d’information pousse la presse à relater toutes les recherches en lien avec l’épidémie le plus vite possible, même au risque de se contredire. Les contradictions les plus flagrantes concernent les recherches sur les vaccins. Nous avons pu relever deux affirmations contradictoires parues dans deux journaux différents, à deux jours d’intervalle, à ce sujet. L’un affirme qu’un vaccin sera prêt avant la fin de l’année 2016 : « Un vaccin contre la maladie due au virus Zika, mis au point actuellement par des chercheurs américains et canadiens, pourrait être offert avant la fin de l’année » (A7, 30 janvier 2016). Ces 12 mois d’attente d’un vaccin sont remplacés par « des années » dans l’autre article paru :

La production de vaccins pourrait prendre des années, a estimé jeudi un haut responsable sanitaire américain alors que se renforcent les craintes de voir cette infection, transmise par des moustiques et soupçonnée de provoquer des malformations congénitales, se propager

A8, 28 janvier 2016

La recherche et les délais sont différents d’un laboratoire à l’autre et d’un journal à l’autre. Cela accentue l’incertitude de l’information scientifique et alimente les revendications des scientifiques concernant le manque de subvention de recherche.

Dans une autre veine, le Zika est présenté comme une maladie dont le diagnostic est difficile et qui peut passer inaperçue :

Des Québécois peuvent être atteints du virus sans que les autorités de la santé en soient au courant. Ce scénario est même fort probable, puisque la majorité (75 à 80 %) des personnes infectées par le virus ne développent pas de symptômes. Autrement, les symptômes sont le plus souvent bénins, et ils s’apparentent à ceux causés par la grippe

A9, 1er février 2016

Le diagnostic de Zika est également difficile en cas de grossesse, la microcéphalie liée au virus ne peut être détectée qu’au deuxième trimestre de grossesse :

« J’étais incapable de lui dire si la probabilité que le foetus soit contaminé était de 1 %, 50 % ou 100 % », a expliqué au journal Le Monde le médecin de Silvia. « Mais je l’ai prévenue : la microcéphalie ne se détecte qu’à six mois de grossesse. » Désespérée, Silvia n’a pas voulu prendre de risque, quitte à se transformer en criminelle aux yeux de la loi brésilienne

A10, 23 janvier 2016

Cette difficulté est due à la ressemblance du Zika avec d’autres maladies. Lorsque les symptômes sont bénins, la maladie ressemble à la Chikungunia ou à la Dengue, qui sont d’ailleurs transmises par le même moustique. Lorsque les symptômes sont graves, cela ressemble au syndrome de Guillain-Barré.

Nos résultats qui mettent en lumière la difficulté d’accès à l’information et le doute qui accompagne le travail des journalistes corroborent les résultats de l’étude de Lacroix et Carignan (2020) sur les difficultés que les journalistes traversent lors de la couverture d’une crise.

3.2 Cadre émotionnel

La peur, l’inquiétude et l’insécurité constituent des émotions qui teintent les articles étudiés et qui alimentent le présent cadre. Que ce soit dans des textes qui comportent des synonymes de la peur, des titres qui choquent ou des exergues qui font preuve de sensationnalisme, l’épidémie de Zika est présentée comme une nouvelle qui devrait inquiéter. La presse utilise des termes de guerre pour souligner la gravité de la situation. La guerre est déclarée contre une entité qui menace l’intégrité physique, sociale ou psychologique d’une population. Les résultats que nous présentons dans ce cadre rappellent ceux de l’étude de Boulanger (2016) qui explique le recours des médias aux métaphores pour traduire une crise, car elles sont porteuses de sens et d’idéologie. L’utilisation de ce vocabulaire sous-entend par conséquent que la population est face à un ennemi contre lequel il faut s’armer et lutter : « L’offensive à l’échelle du pays cadre dans la guerre déclarée par la présidente Dilma Rousseff contre le virus s’étant rapidement propagé à d’autres pays d’Amérique du Sud » (A13, 13 février 2016).

Aussi, l’utilisation d’hyperboles telles que « terrible tragédie » (A33, 1er décembre 2016), de comparaisons, « si la peur de 2015 s’est appelée Ebola, celle de 2016 s’appellera peut-être Zika » (A3, 8 février 2016), de propos alarmants, « l’OMS s’inquiète de plus en plus » (A34, 17 mai 2016) et de qualificatifs d’exagération telle « se propage de manière explosive » (A1, 28 janvier 2016), illustre clairement la gravité de la situation, d’autant plus que cela concerne le monde entier puisque « [le] virus Zika, soupçonné de provoquer des malformations chez les bébés, sème l’inquiétude un peu partout sur le globe » (A15, 28 janvier 2016).

La position de l’OMS donne également du poids à l’appel à l’inquiétude instaurée par la presse et légitime la considération de l’épidémie de Zika comme une crise puisque « l’Organisation mondiale de la santé a proclamé lundi que l’épidémie de virus Zika est une urgence sanitaire mondiale, affirmant que la propagation explosive de la maladie en Amérique constitue un événement extraordinaire » (A16, 1er février 2016).

La crise est également instaurée à cause de la comparaison du Zika avec d’autres maladies qui ont causé des situations d’exception par le passé. Si le Zika inquiète, cette inquiétude devrait pourtant être prise avec une distinction territoriale. Les Canadiens, et plus spécifiquement les Québécois, n’ont rien à craindre du moustique Aedes qui véhicule la maladie : « Le risque de contracter le virus au Canada est toutefois nul, puisque les moustiques qui le transportent ne vivent qu’en zone tropicale et subtropicale » (A2, 21 janvier 2016). Le climat du Québec est donc l’une des grandes barrières contre le virus Zika. Cela est appuyé par l’accent mis sur les contaminations à l’extérieur du Canada puisque « la ministre rappelle […] que les cas découverts au Canada étaient tous liés à des patients qui s’étaient rendus dans des zones touchées » (A19, 28 janvier 2016). Chaque fois que les articles rapportent le nombre de cas d’infections au Zika au Québec, la généralisation est franche : les Québécois, tant qu’ils ne voyagent pas, sont à l’abri du virus en cause et ne doivent pas craindre la maladie :

[…] la porte-parole du ministère [de la Santé], Karine White, s’est limitée à donner cette information. « On sait que tous les cas ont été attrapés à l’extérieur du Québec ou du Canada. Si les gens pouvaient l’attraper ici [le Zika], on serait dans une tout autre situation »

A20, 6 septembre 2016

Si la presse se veut rassurante pour les Québécois et alarmante pour les pays sud-américains, elle mobilise des histoires vécues afin de consolider la crise chez les pays les moins fortunés et le calme pour le Québec. Les histoires vécues offrent une approche affective plutôt que cognitive par rapport aux faits et aux événements. Dans les articles témoignages, nous avons remarqué un ton qui a pour but d’émouvoir le lecteur et de provoquer un sentiment de compassion ou d’attendrissement. Concrètement, les histoires vécues peuvent inspirer la pitié à l’égard des parents dont les bébés sont nés avec des microcéphalies : « Zika : au Brésil, le virus brise les rêves des familles. […] une nouvelle tombée comme une bombe sur nos têtes » (A21, 4 février 2016); « J’ai dû mettre toute ma vie à l’arrêt, vivre en fonction de mon bébé » (A23, 13 janvier 2017). Les larmes, la douleur, les métaphores et les comparaisons à forte charge émotive illustrent la détresse des parents impuissants face au sort de leurs nouveau-nés ou l’angoisse des femmes enceintes :

Manuela Mehl se souvient de la découverte de sa grossesse à l’âge de 37 ans […] « Quand j’ai découvert l’existence du virus et le lien possible avec une malformation cérébrale du foetus, je me suis mise à ne plus dormir la nuit », raconte l’avocate qui habite à Copacabana

A24, 31 janvier 2016

Le recours aux histoires vécues nous rappelle l’étude du traitement médiatique de la crise de Chikungunia où les médias ont « exploit[é] de nouvelles données (drames personnels liés à l’épidémie, nouveaux chiffres en augmentation, situation de saturation des services d’urgence), filant la métaphore guerrière et utilisant des titres alarmistes » (Idelson, 2011, p. 14) dans leur couverture de l’épidémie.

3.3 Cadre moralisateur

Dans le cadre moralisateur, la presse a recours à un discours injonctif par l’utilisation de fonctions impressives ou conatives comme l’emploi de l’impératif et de verbes modaux comme devoir et falloir. La presse présente le Zika comme une maladie évitable au Québec si chacun adhère aux précautions suggérées par l’OMS et les ministères de la Santé. Si aucune institution (OMS, ministère de la Santé, représentants gouvernementaux) ne suggère ouvertement aux Québécois d’éviter de voyager vers les pays qui sont touchés par le Zika, ces organismes recommandent néanmoins aux femmes enceintes d’y penser à deux reprises. « La ministre de la Santé a fortement recommandé aux femmes enceintes de différer leur voyage en Martinique » (A1, 28 janvier 2016).

Les messages sont très souvent destinés aux femmes : « mesdames, attendez donc 18 mois avant de tomber enceinte » (A15, 28 janvier 2016); « les jeunes femmes célibataires, vulnérables et pauvres, sont les plus touchées par le virus Zika » (A32, 1er mai 2017). C’est à la femme de faire attention en se protégeant bien si elle voyage dans un pays où il y a le Zika, si elle ne veut pas courir le risque de mettre au monde un bébé qui souffre de microcéphalie. Lorsque le message est adressé aux hommes, ce qui est plutôt rare, la presse demande à ceux dont les conjointes veulent tomber enceintes d’utiliser une méthode de contraception afin d’éviter une grossesse désirée par leur partenaire : « un homme ayant voyagé dans une zone affectée devrait éviter les relations non protégées avec sa femme enceinte ou qui a l’intention de le devenir » (A25, 16 février 2016).

Mais la responsabilité de se protéger en période d’épidémie n’est-elle pas une responsabilité collective qui concerne aussi bien les hommes que les femmes? Se soumettre aux recommandations des institutions de santé doit être d’importance égale chez tous les citoyens. Or le message de prévention et du contrôle de l’épidémie responsabilise essentiellement les femmes. La presse place la responsabilité de protéger un foetus du Zika sur les épaules des femmes alors que la transmission de la maladie se fait également par voie sexuelle, ce qui implique un rôle égal de devoir de protection des futurs bébés chez l’homme. La responsabilisation de la femme révèle une vision sociétale où le souhait de procréer et le devoir de protéger sa famille concernent plus les femmes que les hommes.

En même temps, la presse souligne que le virus Zika permet de mettre en lumière les affrontements des différents discours sur l’avortement, surtout dans les pays sud-américains. Il est à noter que le Brésil est l’un des pays les plus touchés par l’épidémie, où l’avortement est interdit par la loi sauf dans de rares cas. Il est donc normal que la crise Zika relance le débat sur l’avortement, surtout que la loi ne juge pas les microcéphalies comme une raison acceptable pour un avortement légal.

L’avortement est interdit au pays, sauf en cas de viol, de danger pour la vie de la mère ou d’anencéphalie. [Jacqueline Pitanguy, fondatrice de l’organisation brésilienne de défense des droits des femmes souligne] « dans ce pays, il y a une profonde inégalité à l’égard de l’avortement, facilement accessible aux riches, mais pas aux autres »

A24, 31 janvier 2016

L’interdiction de l’avortement révèle alors une inégalité des classes sociales où les riches, contrairement aux pauvres, ont accès à l’avortement en cas de microcéphalie. L’émergence du Zika ne fait qu’augmenter les cas d’avortements clandestins. Dans certaines publications moralisatrices, les activistes et les associations pour les droits de la femme qui condamnent le durcissement de la loi sur l’avortement sont présentés comme des arrivistes qui profitent d’une crise sanitaire pour forcer le gouvernement à alléger la loi et les procédures de l’avortement. Il résulte de ce débat que non seulement le gouvernement brésilien rend plus difficile l’accès à l’avortement aux femmes enceintes porteuses du virus Zika, avec ou sans confirmation de microcéphalie, mais il discrédite les associations qui soutiennent le droit à l’avortement. La moralisation à l’endroit de l’avortement est rappelée par la position du Pape pour qui « l’avortement n’est pas un moindre mal, c’est un crime » (A26, 19 février 2016). En présentant les choses ainsi, nous pensons que certaines publications de la presse, dans une perspective moralisatrice, montrent encore une fois que la responsabilité des microcéphalies est une affaire de femmes; c’est à la femme de s’assurer de ne pas tomber enceinte pour ne pas se retrouver dans une situation où elle doit enlever une vie. Les résultats de notre cadre moralisateur nous rappellent, voire corroborent ceux de l’étude de Ribeiro et al. (2018) qui a montré comment le cadrage de guerre dans la couverture médiatique de l’épidémie de Zika au Brésil masque l’inégalité des genres et l’inégalité par rapport à l’avortement.

3.4 Cadre institutionnel

Comme nous l’avons vu, la presse souligne que les gouvernements nord-américains soutiennent la recherche. Ils sont reconnus comme des acteurs compétents disposant des outils nécessaires pour lutter contre le virus. Au contraire, la presse cadre les gouvernements sud-américains comme des autorités incompétentes et incapables de freiner la propagation de la maladie : « Le Brésil en voie de perdre la guerre contre le virus Zika » (A27, 27 janvier 2016); « Le gouvernement colombien prévoit plus de 600 000 personnes infectées par le virus cette année et quelque 500 cas de microcéphalie » (A28, 31 janvier 2016). Cette incompétence dans la gestion de la crise est justifiée par deux arguments : l’incapacité des autorités locales à faire face à la propagation du moustique et la discordance entre le message des autorités et la réalité des pays.

La crise du Zika a mis en évidence le manque d’infrastructures essentielles dans certains pays comme le Venezuela. L’accès difficile, parfois impossible, à l’eau potable pousse les habitants à en stocker chez eux, ce qui constitue une niche pour maintenir la présence du moustique porteur du virus Zika. « Yurman Tores fait la queue pour remplir un bidon d’eau, une ressource devenue rare au Venezuela, obligeant les habitants à en stocker chez eux, ce qui pourrait accélérer la propagation du virus Zika » (A23, 13 janvier 2017). Au problème d’accès à l’eau potable se rajoute la problématique de la gestion des eaux usées. Le système d’égout défaillant permet de maintenir une charge virale élevée dans la nature. Au Brésil, par exemple, les eaux usées sont directement déversées dans les cours d’eau naturels ou dans l’océan. Cette réalité est vite reconnue par un membre du gouvernement : « M. Kassab [ministre au Brésil] a reconnu que l’éclosion du virus était fortement liée à l’absence de services sanitaires » (A29, 11 février 2016). L’accumulation des sacs de plastique constitue également un foyer qui protège les oeufs de moustique, ce qui aide à la prolifération de ce dernier. Ces problèmes de gestion d’eau et de déchets assoient l’incompétence des gouvernements des sociétés directement touchées par le virus Zika. Toujours en vue de discréditer les autorités sud-américaines, la presse met en exergue une discordance entre le message de ces autorités et la réalité sociale de leurs pays. Au moment où les gouvernements recommandent aux citoyens d’avoir recours au chasse-moustiques, ce dernier devient inaccessible (il n’est pas assez disponible et coûte cher). Également, le dépistage du virus Zika chez les femmes enceintes est recommandé, mais l’accès n’y est pas si facile.

Finalement, les gouvernements sud-américains donnent des évaluations qui sous-estiment la gravité de la situation : « les chiffres officiels sont largement inférieurs à la réalité, évaluant à au moins 250 000 le nombre de cas de Zika enregistrés au Venezuela » (A30, 31 janvier 2016). Cela n’a été que lorsque le tourisme a risqué d’être touché que le gouvernement brésilien a déclaré l’état de crise, essayant de sauver les apparences en dépit du danger encouru par la population. « Le pays n’a déclaré l’état d’urgence qu’après la propagation du virus hors de ses frontières, lorsque la crise a commencé à faire peser un risque sur le tourisme » (A24, 31 janvier 2016). La communication du gouvernement brésilien a donc été qualifiée d’« erratique » (A24, 31 janvier 2016) et non transparente.

La discréditation des autorités ne touche pas seulement les gouvernements sud-américains. En effet, les questionnements poussés par plusieurs chercheurs et experts sur l’annulation ou le report des Jeux olympiques ont mis l’OMS sous les critiques en rappelant son retard de réactivité pendant l’épidémie d’Ebola :

Dans le cas de la crise d’Ebola, Médecins sans frontières, qui avait combattu l’épidémie en première ligne pendant des mois, est devenu le plus virulent critique de la lenteur de l’OMS à agir, sa lenteur à admettre que cette crise d’Ebola était de loin plus grave que les précédentes

A31, 6 février 2016

L’OMS a même été accusée de conflit d’intérêts à la suite de sa déclaration selon laquelle l’Ebola ne constituait pas un danger pour la santé des athlètes : « Ils [les signataires de la charte d’annulation des Jeux olympiques] mentionnent aussi l’existence d’un protocole de collaboration entre l’OMS et le Comité international olympique, dont les tenants et aboutissants n’auraient jamais été rendus publics » (A4, 1er juin 2016).

Les accusations à l’égard de l’OMS, l’incompétence de certaines autorités et la remise en question du rôle des infrastructures dans la lutte ou la prolifération de la maladie sont des cadres mis en évidence dans plusieurs études dont celles de Gerlach (2016), Watin (2010) et Mer (2001).

4. Discussion

Notre analyse de la couverture médiatique de l’épidémie de Zika de 2016 montre que cette couverture est basée sur un cadrage en mouvement qui passe d’un cadrage thématique à un cadrage épisodique. Parallèlement à ce cadrage changeant, les informations sont diffusées dans un esprit de rapidité et de course à la primeur tout en accordant une grande importance aux données quantitatives.

À la phase A de l’épidémie, les cadres informationnel et émotionnel sont présents avec force. Le cadre émotionnel, par son approche affective, fait partager des valeurs et des histoires vécues. Il devient alors facile de s’identifier aux protagonistes des histoires racontées. De cette manière, le lecteur devient plus réceptif aux informations véhiculées dans le cadre informationnel, car non seulement ces informations sont moins abstraites, mais les histoires vécues démontrent qu’il s’agit d’événements contemporains, qui arrivent à des pairs. Les témoignages donnent à l’information un socle physique, véridique et vérifiable. Nous pensons que l’aspect conatif du cadre émotionnel aide à renforcer l’aspect cognitif du cadre informationnel.

À la phase B de l’épidémie, le virus Zika a atteint 17 pays et la causalité entre le virus et les microcéphalies est confirmée. L’épidémie est expliquée par l’incapacité du système à faire face à la propagation de la maladie, par la précarité des conditions socioéconomiques et par le manque de moyens pour lutter contre le moustique. L’absence de l’épidémie au Canada est expliquée par le climat qui n’est pas propice au développement du moustique vecteur, par l’engagement du pays dans la lutte et par l’excellence des moyens de surveillance sentinelle. Durant cette phase, on est en présence d’un cadrage thématique puisque les événements sont placés dans un contexte socioéconomique.

Dans la phase C de l’épidémie, la protection devient un comportement obligatoire dans les messages de la presse, car il n’existe ni vaccin ni médicament. La maladie est expliquée par des faits et des événements séquentiels; elle est expliquée non pas par l’environnement des malades, mais plutôt par leurs comportements : mode de vie, manque de prudence, etc. Le cadrage devient alors épisodique (Iyengar, 1994). Le message médiatique est construit en se basant sur une logique qui blâme les victimes : si l’on a contracté le virus Zika ou qu’un foetus risque d’avoir une microcéphalie, c’est qu’on n’a pas suivi les recommandations émises par les ministères de la Santé et l’OMS. En outre, la lutte pour le droit à l’avortement dans les pays touchés par la maladie est présentée comme un désir insensé étant donné que l’adoption de mesures de prévention permet d’obvier à cet acte « frère du meurtre » comme l’a qualifié le pape (A26, 19 février 2016), rappelant en cela l’étude de Ribeiro et al. (2018). Le changement de cadrage entre les phases B et C fait surgir une nouvelle explication de l’épidémie et des microcéphalies, à savoir le comportement des femmes. En effet, les recommandations en matière de prévention contre les microcéphalies sont souvent destinées aux femmes, en particulier à celles en âge de procréer. Nous pensons que cette approche surestime le rôle de la femme dans le processus de la transmission du virus Zika parce que cette dernière peut contracter le virus de son conjoint porteur. Ce qui serait plus logique, c’est que les messages liés aux microcéphalies soient destinés aux hommes comme aux femmes, puisque les deux peuvent transmettre le virus au foetus.

Le changement de discours sur la causalité de l’épidémie entre des causes extrinsèques (contexte socioéconomique), que nous retrouvons dans le cadrage thématique, et des causes intrinsèques (humaines et comportementales), que nous retrouvons dans le cadrage épisodique, nous rappelle les résultats de l’étude faite sur l’Ebola par Gerlach en 2016. Il est intéressant de constater que, dans cette étude, le cadrage était d’abord épisodique (mode de vie des villageois), puis thématique (insalubrité des villes et incompétence des gouvernements) alors que dans notre cas le cadrage est thématique puis épisodique. Nous pensons que cette différence s’explique par la nature de l’épidémie : l’Ebola n’était pas une nouvelle maladie, alors que pour le Zika, il y avait deux éléments nouveaux concernant l’épidémie : la largeur du territoire touché par le Zika (86 pays) et les microcéphalies. Nous pensons que ces nouveaux éléments ont orienté le type de cadrage : informer d’abord et moraliser ensuite.

L’évolution de l’information suit l’évolution de l’épidémie. Ainsi, ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera peut-être plus demain. L’évolution de l’épidémie de Zika offre plusieurs exemples de cette réalité. Au début, on confirmait que le virus ne se transmettait pas par voie sexuelle. Rapidement, cette information n’était plus valide puisque des études ont démontré que la transmission peut se faire par voie sexuelle et que le virus reste présent dans le sperme plusieurs mois après la contamination (A40, 18 novembre 2016).

Les défis liés à l’évolution de l’information délimitent de façon considérable le temps alloué à la vérification des informations avant leur publication. Nous avons rencontré ce cas de figure dans les articles où la presse traite des vaccins contre le Zika. Le manque de vérification de l’information sur la présence de vaccins ou sur l’avancement des recherches peut donner de faux espoirs au public. La divulgation de résultats qui ne sont pas vérifiés pourrait alimenter la méfiance du public envers les institutions de santé. Lorsqu’un journal a affirmé qu’il y avait un vaccin alors que l’OMS affirmait le contraire, une situation de confusion a émergé.

De manière générale, les données quantitatives semblent être le nerf de la guerre dans la couverture médiatique tout au long de l’évolution de l’épidémie. Leur forte présence nous mène à penser que l’information est plus convaincante lorsqu’elle est appuyée par des chiffres. Lorsqu’un chiffre est placé dans un contexte temporel (lors d’une épidémie) et géographique (un pays touché par cette épidémie), il devient un indice de rassurance ou de danger. La quête de la légitimité pousse la presse à utiliser des chiffres même au détriment de l’unicité de l’information. Par exemple, dans deux articles parus le 28 janvier 2016, l’un sur Ici Radio-Canada et l’autre dans Le Soleil, le nombre de cas de microcéphalies n’est pas le même; 4000 cas dans le premier contre 4180 dans le deuxième.

Dans la même quête de légitimité de l’information, les journalistes se réfèrent généralement aux propos et aux déclarations de l’OMS, des scientifiques et des ministères de la Santé. Nous pensons qu’en se basant constamment sur ces références, les médias se retrouvent plus dans une logique d’information et moins dans une approche d’explication, d’interprétation et d’opinion. Il s’agit dans ce cas d’une couverture informative et calquée sur les discours officiels et gouvernementaux. La presse joue ainsi le rôle d’une courroie de transmission (reléguer un message) au lieu d’être un émetteur-relai (Renaud, 2010) qui intègre et résume les différents discours en lien avec l’épidémie de Zika.

Conclusion

Ce que nous pouvons retenir de notre analyse, c’est que la couverture médiatique d’une épidémie en mouvance met la presse devant plusieurs défis, entre autres, l’accès à l’information, l’évolution rapide de cette dernière et les contradictions entre les discours scientifiques et de l’OMS. La manière de présenter les événements, la façon de cadrer les affirmations des experts, le recours à l’autorité et aux données quantitatives font en sorte que l’information transmise ne reflète pas toujours la réalité sociale et celle des scientifiques. Nous n’avons pas la prétention dans la présente étude de juger de la justesse de l’information ou des cadres utilisés pour la couverture de l’épidémie de Zika. Notre exploration a néanmoins fait ressortir les défis de la médiatisation des épidémies dans la mesure où l’accès à l’information est difficile et que cette dernière change continuellement.

Par ailleurs, nous devons souligner des limites à notre recherche liées au temps et à nos choix méthodologiques. Nous n’avons pas considéré le genre journalistique des articles analysés, ce qui pourrait changer le type de cadrage utilisé étant donné les différents tons utilisés dans les textes. Aussi, nous avons écarté les éléments visuels qui accompagnaient les articles; l’analyse de ces éléments aurait pu soulever de nouvelles pistes. Il reste que la compréhension du cadrage permettrait aussi, en poussant la recherche plus loin, d’analyser la couverture médiatique à partir des théories de la communication de crise pour déterminer le positionnement des médias dans la lutte contre les épidémies. Les médias sont-ils des ailiers de la lutte? Causent-ils une surinformation durant la lutte? Amplifient-ils la crise?