Corps de l’article

Introduction

L’infertilité touche plusieurs millions d’individus à travers le monde (Inhorn & Patrizio, 2015) et affecte environ un couple sur six au Canada (Agence de la santé publique du Canada, 2019). Pour pallier ce problème, de plus en plus de Canadiens se tournent vers la procréation médicalement assistée (PMA) (Gunby, 2012), domaine médical dans lequel les technologies connaissent une évolution rapide depuis les dernières décennies (Kushnir et al., 2017).

1. Problématique

Les couples composent avec de nombreuses préoccupations émotionnelles, sociales, physiques et financières liées à leur infertilité et aux différents traitements lorsqu’ils entreprennent un parcours en fertilité (Grill, 2015). Le vécu des couples est marqué par différents facteurs de stress, notamment des tests nombreux, des protocoles de traitement rigoureux (Péloquin et al., 2014) et des résultats longs à obtenir (Ying et al., 2016). À la différence de l’homme, le corps de la femme est considéré en PMA comme le lieu de l’attention des soignants et d’une majeure partie des interventions médicales puisque la fécondation s’y déroule. De ce fait, les femmes font l’expérience de défis supplémentaires qui sont propres à leur vécu corporel, notamment les interventions souvent intrusives de la PMA tels que les injections et les examens gynécologiques (Boissonneault & Vinit, 2016).

Par ailleurs, nombre d’échecs, tels que les cycles sans résultat et les fausses couches, peuvent s’additionner au fil des interventions médicales (Achim & Noël, 2014). Ces échecs s’ajoutent donc au poids psychologique que portent les couples infertiles tout au long du processus.

Lorsque les couples ont recours à un don de gamètes, des enjeux psychologiques supplémentaires se rajoutent à ceux décrits précédemment. Dans le cas du don d’ovules, qui concerne les participants de cette recherche, la question de l’anonymat de la donneuse (Canneaux et al., 2016) et les enjeux de la présence d’un bagage génétique étranger à intégrer (Achim & Noël, 2014) font partie de leur expérience. La complexité d’une telle trajectoire de PMA met les couples à risque de vivre une détresse d’une intensité significative pendant leur démarche de fertilité (Péloquin & Brassard, 2013).

Concernant la relation entre l’équipe médicale et les couples ayant recours à la PMA, ces derniers sont en contact répété avec les différents professionnels de la clinique de fertilité et cela pendant des mois, voire des années. Néanmoins, il semble qu’ils n’entretiennent pas toujours un rapport harmonieux (Chateauneuf, 2011) puisque plusieurs études relèvent des insatisfactions du côté des patients concernant l’accompagnement par les acteurs médicaux (Dancet et al., 2010). À ce sujet, Huppelschoten et al. (2013) suggèrent que certains membres du personnel des cliniques de fertilité manquent de connaissances lorsqu’il est question de traiter les préoccupations, les besoins et les préférences des patients. Plusieurs recherches font aussi état des difficultés que les professionnels rencontrent dans leurs contacts quotidiens avec les patients (Boivin et al., 2017; Gameiro et al., 2013; Grill, 2015).

Quelques études soulignent l’utilisation significative de termes techniques par les couples ayant recours à la PMA (Boissonneault & Vinit, 2016; Chateauneuf, 2011; Guillou et al., 2009; Mejía et al., 2005). La durée parfois importante des traitements plonge intensément les couples dans l’univers médical et mènerait ces derniers à intégrer la terminologie qu’utilisent les professionnels de la santé travaillant en fertilité afin de parler de leur situation et de prendre des décisions (Chateauneuf, 2011). Dans le but de définir cette terminologie que réutilisent les couples dans leurs échanges, nous retenons la définition suivante du jargon médical (JM), inspirée de celle proposée par LeBlanc et al. (2014) : les mots, les expressions, les abréviations, les acronymes et d’autres dérivés de la terminologie clinique qui sont incompréhensibles pour les personnes qui n’ont pas reçu de formation médicale ou qui ne sont pas exposées à la maladie. Définition à laquelle nous avons également joint l’utilisation des probabilités (Chateauneuf, 2011) et des chiffres (Guillou et al., 2009), caractéristiques observées dans le discours des couples ayant recours à la PMA.

2. Objectifs et contexte de la recherche

Le JM, son utilisation dans la communication patient-soignant et sa compréhension par les patients ont été principalement étudiés dans le domaine de la médecine (Fields et al., 2008; LeBlanc et al., 2014; Schnitzler et al., 2017). Très peu de chercheurs se sont intéressés à l’utilisation du JM par les couples ayant recours à la PMA dans une perspective à la fois linguistique et psychologique (Mejía et al., 2005). Cet article[1] vise à décrire et comprendre l’usage du JM par les couples ainsi que les liens possibles entre cet usage et leur expérience de la PMA. Nous nous intéresserons donc au JM autant comme contenant (forme) que comme contenu (fond).

Cette recherche s’inscrit dans un projet plus large portant sur les différents acteurs du don d’ovules[2] visant à mieux comprendre leurs besoins, leurs attentes et leurs motivations lors du recours à ce type de don de gamètes ainsi que la place que prend chacun dans cette nouvelle façon de faire famille (Tableau 1).

L’objet de recherche du présent article a émergé des données recueillies en raison de l’ampleur du phénomène d’utilisation systématique du JM chez les participants. Conformément aux pratiques en recherche qualitative, l’émergence de ce nouvel objet d’étude a engendré la formulation de nouveaux objectifs de recherche, présentés précédemment, afin de cibler la compréhension de ce phénomène (Horincq Detournay et al., 2018).

3. Échantillon et collecte de données

Les participants ont été recrutés au moyen d’une affiche diffusée dans la communauté (p. ex. : universités, cliniques de consultation psychologique) et sur les réseaux sociaux via la page Facebook de notre laboratoire de recherche, celle d’une clinique de fertilité de la région de Montréal et celles d’associations et groupes de soutien aux couples infertiles. Les participants ne devaient présenter aucun problème de santé mentale sévère et persistant. Au total, huit couples hétérosexuels et francophones ayant eu recours au don d’ovules dirigé (c.-à-d. la donneuse est connue du couple) ou anonyme (c.-à-d. la donneuse n’est pas connue par le couple) ont été recrutés ainsi que huit donneuses francophones. Un couple était en cours de grossesse alors que les sept autres couples avaient un enfant âgé entre deux mois et quatre ans, donnant ainsi accès à différentes étapes de la trajectoire du devenir parent par le don d’ovules. Compte tenu de la difficulté à les recruter, il s’agit d’un échantillon de convenance.

Tableau 1

Présentation du projet général et de la partie utilisée pour la recherche actuelle axée sur l’utilisation marquée du jargon médical

Présentation du projet général et de la partie utilisée pour la recherche actuelle axée sur l’utilisation marquée du jargon médical

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La collecte de données a été réalisée au moyen d’entrevues semi-dirigées débutant par la consigne suivante : « Racontez-moi votre histoire autour du don d’ovules. Comment cela s’est passé, comment vous l’avez vécu? » Par la suite, des questions de relances formulées au plus près du discours étaient proposées aux participants selon les thèmes suivants : historique du désir d’enfant, cheminement et acceptation du recours au don, choix de la donneuse, scénario de don, vécu de la grossesse, rencontre avec l’enfant et narratif de conception.

Bien que l’ensemble des entrevues (huit couples) aient été considérées, la sensibilité théorique et expérientielle (Paillé & Mucchielli, 2016) de la première auteure, formée en linguistique, a permis de relever lors de l’écoute des entrevues que trois de ces couples se distinguaient clairement en raison de leur utilisation marquée du JM. Ces entrevues ont donc bénéficié d’une analyse plus approfondie autour de cette thématique et c’est ce dont cet article rend compte. Ces trois couples ont eu recours au don d’ovules dirigé et les deux membres du couple ont été interviewés ensemble. Leurs enfants étaient parmi les plus jeunes du projet, rendant ainsi leur expérience PMA plus récente comparativement aux autres participants. Après analyse, le contexte de l’ensemble des couples interviewés a été reconsidéré pour alimenter différents éléments de discussion.

4. Analyse des données

La quantité très limitée de recherches portant sur l’objet d’étude ainsi que la nature complexe de ce dernier ont motivé et légitimé le recours à une méthodologie qualitative inductive pour la réalisation de cette recherche. La méthodologie utilisée (Figure 1) est inspirée des stratégies d’analyse développées par Bardin (2013) et présente une multiplicité de méthodes d’analyse afin de traiter à la fois du fond et de la forme du JM dans le discours. Elle est composée de cinq « paliers » d’analyse utilisés en psychologie et en linguistique (Pelletier & Noël, 2019) comprenant l’analyse compréhensive et l’analyse thématique (Paillé & Mucchielli, 2016), l’analyse de l’énonciation (Bardin, 2013; d’Unrug, 1974), l’analyse des oppositions (Bardin, 2013) et l’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2016). Cette dernière a permis d’intégrer l’ensemble des données d’analyse et de condenser les registres manifeste et latent du discours (Paillé & Mucchielli, 2016). Bien que construite au service de la compréhension de l’utilisation du JM, cette méthodologie constitue en soi un apport (Pelletier & Noël, 2019).

Figure 1

Schématisation des différents paliers d’analyse qualitative et intégration des résultats sous la forme d’une métaphore

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Une logique inductive et itérative a caractérisé chacune des étapes de la recherche, soit la collecte des données, les analyses et la conceptualisation (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Ainsi, nous avons fait un retour aux données d’entrevue à chaque palier d’analyse afin d’enraciner les conceptualisations dégagées, garantissant alors la rigueur de cette méthodologie qualitative grâce à la transparence et à la traçabilité du processus d’analyse (Tracy, 2013).

5. Résultats de recherche

Au fil de la réalisation des analyses, une représentation métaphorique du parcours des couples en PMA (avec recours au don de gamètes) a émergé des données, intégrant conceptuellement les six catégories conceptualisantes qui elles-mêmes incluent l’essentiel des résultats des quatre premières analyses. L’utilisation d’une métaphore permet de mettre en valeur l’intensité du vécu rapporté en entrevue par les couples ainsi que la dimension incarnée (Lacroix & Gilbert, 2015; Luckerhoff & Guillemette, 2012) de leur discours mettant à l’avant-plan le corps et l’action. Ainsi, telle une « supracatégorie » intégrative, la « métaphore d’un voyage en navette spatiale » permet de rendre compte de l’intensité du vécu de la PMA et de la technicité de l’expérience marquée par l’utilisation importante du JM dans le discours des couples. La formulation complète de la métaphore dans sa version iconique se retrouve à la Figure 2.

Figure 2

Métaphore d’un voyage en navette spatiale (version iconique). Différentes étapes d’un parcours de couple en procréation médicalement assistée avec recours à une donneuse d’ovules, représentées métaphoriquement par un voyage en navette spatiale.

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Les six catégories conceptualisantes sont présentées et expliquées ci-dessous, chacune nommée par un titre évocateur pensé pour faire le pont entre la métaphore et la conceptualisation du vécu en PMA.

5.1 L’infertilité dans le couple : prescription d’un long et dispendieux voyage vers l’inconnu

Témoignant des éléments financiers et temporels de la trajectoire en PMA, cette catégorie renvoie également à la dimension de l’inconnu et au manque de repères vécus en clinique de fertilité.

À la suite de nombreux essais naturels infructueux, les couples se sont tournés vers la PMA pour concrétiser leur projet parental. Malgré les nombreux tests qu’offrent les technologies de la procréation ainsi que les quelques pistes d’investigation découvertes, l’origine de leur infertilité est restée inexpliquée : « maladie non répertoriée », « problème de coagulation » Face à leur infertilité insoluble, Catherine[3] a partagé son impuissance :

Mes ovules étaient friables, la, la membrane cellulaire se brisait quand l’ICSI [injection intracytoplasmique de spermatozoïde] était faite euh c’est ça donc c’est inexpliqué c’est, on n’est pas à l’abri euh de concevoir par nous-mêmes, mais euh (rire) on ne suffit pas pour créer notre famille.

Au regard de cette entrée déroutante dans ce milieu inconnu, l’expérience en clinique de fertilité s’est révélé être comparable à un long et complexe voyage en navette spatiale, contrairement au vol en avion que pensaient prendre les couples au début de leur parcours. Déployant temps et argent, ces derniers ont dû se questionner sur les ressources qu’ils étaient prêts à dépenser pour mener cette aventure à terme. C’est ce que raconte Carole, qui a eu recours au don d’ovules et au don de sperme :

Parfois les gens jugent jusqu’où on est prêts à aller parce que c’est sûr que l’infer[tilité] tu sais un don d’ovules c’est cher, 15 000 dollars tu sais, parce qu’il faut que je paye pour ma donneuse, il faut que je paye pour moi, faut que je paye, il faut payer le sperme… ce sont toutes des affaires qui reviennent cher, c’est six ans.

Entamant le long et couteux périple qu’est celui de la PMA, les couples se sont retrouvés physiquement et psychologiquement précipités dans l’univers mystérieux et adverse qu’est la clinique de fertilité, métaphoriquement représenté par l’espace, pour réaliser leur projet parental (Figure 3).

Figure 3

L’infertilité dans le couple : prescription d’un long et dispendieux voyage vers l’inconnu. Icône et narratif de la métaphore correspondant à la première catégorie conceptualisante.

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5.2 Seul dans le parcours : corps à l’examen, esprit à l’épreuve et adaptation rapide en priorité

Cette catégorie décrit la technicité, l’intensité et la notion de performance pendant le parcours en PMA ainsi que le sentiment du couple d’être livré à lui-même.

Dès leur entrée en clinique de fertilité, l’introduction des couples à l’univers médical et aux techniques de la PMA a été rapide et intense. Malgré les directives dictées par les professionnels, les couples ont eu le sentiment de tenir seuls les rênes de leur trajectoire, tels des apprentis cosmonautes devant performer sur commande. Le sentiment de distance pourrait être représenté par une équipe médicale restée sur Terre, comme un centre de contrôle aidant à piloter à distance la mission interstellaire (Figure 4). Comme Yvan l’explique, le danger de cette entreprise est bien présent :

Tu t’enlignes sur […] l’inhibition de tes euh maturations (+Carole, sa conjointe : Ah! maturation, ils me mettent sur des pilules.), ben c’est ça donc là, ils t’envoient sur des affaires d’hormones et puis là tu vas te piquer aux hormones pendant trois mois et plus, donc là j’voyais toute la procédure qui rajoutait du stress sur elle et puis euh ben j’ai eu peur de la perdre[4].

Au contact de la médecine procréative, le corps de l’homme, et plus particulièrement celui de la femme, devient un lieu investi de manière fonctionnelle : les « pièces » doivent bien fonctionner et être en bonne condition pour que les couples espèrent terminer leur course effrénée dans le processus de PMA. À ce titre, différents termes du JM sont utilisés pour qualifier le corps et sa qualité ainsi que celle des « produits » : « endomètre suffisant pour accueillir », « col incompétent », « embryon qui ne “colle” pas », « pas une bonne reproductrice »…

Figure 4

Seul dans le parcours : corps à l’examen, esprit à l’épreuve et adaptation rapide en priorité. Icône et narratif de la métaphore correspondant à la deuxième catégorie conceptualisante.

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Tout au long du parcours intense qu’est la PMA, le « contenant-corps » ainsi que le « contenant-couple » doivent tenir le coup. Dans l’espace ultra technique qu’est la clinique de fertilité, la maitrise du JM utilisé par les professionnels devient alors un apprentissage essentiel pour les couples afin de juger de leur « performance » et de leur « qualité ».

5.3 Une navette à risque d’être accidentée : l’effet « choc » des interventions de la PMA

Cette catégorie rend compte des répercussions physiques et psychologiques occasionnées par le parcours en PMA. La navette étant ici la métaphore des différents contenants, le contenant-corps et le contenant-couple.

Telles les manoeuvres réalisées afin de guider leur navette, les couples sont passés à travers plusieurs traitements et interventions proposés par leurs médecins afin de devenir parents d’un enfant en bonne santé : « traitement par induction », « stimulation ovarienne », « diagnostic préimplantatoire », « prénatest », « écho[5] de viabilité », « fécondation in vitro (FIV) »… Toutefois, à l’instar d’une navette passant au travers de champs de météorites, les essais de traitement non fructueux ont endommagé des éléments de l’armature de la navette (contenants-corps et contenant-couple) à différents degrés de sévérité. C’est ce que Yvan exprime au sujet de son couple qui s’est retrouvé en danger pendant les traitements :

Ça fait huit ans qu’on est ensemble nous autres pis euh j’avais juste peur de perdre mon couple, de perdre ma femme, de perdre euh la perdre au niveau santé, mais aussi au niveau émotif euh juste que le couple explose parce que, à un moment donné c’est tellement de stress […] si c’était juste de moi on aurait arrêté, c’est elle qui a maintenu le projet, pis tant mieux là.

Les échecs se sont accumulés au fil des traitements, signe que le contenant-corps était endommagé et que leurs chances n’étaient pas élevées : « hyperstimulation ovarienne », « omphalocèle »… C’est ce que Béatrice explique :

On a fait un premier cycle, je suis tombée enceinte tout de suite euh ça a fonctionné, finalement il n’y avait pas de coeur quand on a fait l’échographie donc euh une autre fausse couche. Là euh on a fait, j’ai fait quatre cycles de FIV en tout hum sept fausses couches.

De ce fait, la présence répétitive des probabilités et du calcul des « chances » dans le discours des couples semble leur avoir permis de conserver un certain sentiment de contrôle à travers l’expérience instable et sans repère de la PMA : « peu de chances que ça se rende à terme », « bon taux de réussite », « un bébé de malade sur quatre », « 95 % de réussite sans complication et les 5 % restant peuvent être des complications »… Source d’espoir ou d’avertissement, les probabilités semblent fournir aux couples un outil pour prévoir la suite des choses et croire en leur avenir, malgré les multiples pertes et échecs. Ainsi, à l’image des astronautes qui cherchent leur chemin dans l’espace, l’utilisation des probabilités devient alors pour les couples ce qui ressemble le plus à une carte de route, indiquant les chemins les plus dangereux et les plus sécuritaires pour atteindre la planète de la parentalité (Figure 5). C’est ce qui est raconté par Catherine et Jacques, au sujet de leur enfant, au moment de la grossesse :

- Jacques : […] selon eux, la probabilité de chances qu’il ait euh des problèmes [de santé, en parlant de l’enfant] était peut-être de 10 % tu sais.

- Catherine : 20.

- J : 20?

- C : Ouais.

- J : C’est plus que ce que je pensais.

- C : Ouais. Ou ça augmente, en tout cas.

- J : Non, non, je pense juste que c’était 10 %.

- C : O.K., en tout cas, trop!

- J : Ouais (rire) c’est quand même élevé, c’est ça, tu ne veux pas prendre de chances.

Figure 5

Une navette à risque d’être accidentée : l’effet « choc » des interventions de la PMA. Icône et narratif de la métaphore correspondant à la troisième catégorie conceptualisante.

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Par ailleurs, la dynamique des couples pendant l’expérience de la PMA semble avoir été déterminante dans le vécu de leur trajectoire. En plus de devoir esquiver les « météorites » provenant de l’extérieur et de se préserver de leurs dégâts, les apprentis astronautes ont dû également éviter les « météorites internes », soit les conflits entre les deux partenaires, afin de parvenir indemnes à leur destination.

5.4 La dynamique dans la capsule : des partenaires de vie qui négocient leur rôle en contexte de PMA

Cette catégorie illustre la répartition des thèmes abordés et des termes du JM utilisés entre les deux membres des couples lors des entrevues dans le but de souligner les différentes dynamiques conjugales présentes.

Les places qu’occupent la femme et l’homme pendant les entrevues sont différentes, à l’instar des responsabilités distinctes qu’occupent les astronautes dans la cabine de pilotage d’une navette. L’analyse des oppositions a permis de souligner la fonction de pilote que garde systématiquement la femme dans les entrevues. Cette position centrale peut se comprendre par le fait que la majorité des interventions médicales et pharmaceutiques de la PMA sont réalisées sur son corps. De ce fait, elle occupe également la majorité du récit sur le parcours de la PMA et le raconte avec une précision minutieuse. À l’instar du capitaine de la navette, elle pilote l’engin et manipule les touches du tableau de bord : elle fait l’usage le plus marqué du JM et exprime le plus de connaissances sur les traitements de fertilité.

Pour sa part, l’homme a davantage une position périphérique dans l’entrevue. N’étant pas le centre de l’attention médicale, il ne semble pas mener les opérations. Il a donc tendance à prendre moins d’espace dans la discussion ou à tenir un discours où les émotions sont mises de l’avant, renversant le schéma classique du discours de l’homme et de la femme dans le couple. À titre d’exemple, on observe dans le couple de Carole et Yvan, dénommé « les complémentaires », que la femme est dans l’action alors que l’homme semble garant des émotions :

- Yvan : On était en mai quand on a fait la première interruption.

- Carole : 19 avril ouais.

- Y : O.K. oui c’est ça!

- C : 19 avril oui 2011. Oui, oui c’est des dates qu’on…

- Intervieweur : Vous vous en souvenez précisément hein?

- C : Oui… Donc le 19 avril 2011 l’arrêt euh ça, psychologiquement ça a été euh…

- Y : Ça l’a été un choc parce qu’on ne l’avait pas vu venir. Tout était bien avant euh les échographies en tout cas il [le foetus] était beau à partir de notre perspective à cette époque-là et puis pour nous autres y’a eu beaucoup de choses après là (+C : Ouais.), mais c’était tout le temps un peu petit [le foetus, en termes de taille], mais dans les courbes!

Quant au couple de Béatrice et Hugo, dénommé « les antagonistes », la place qu’occupe Hugo pendant l’entrevue pourrait être décrite comme effacée. Béatrice porte le poids du récit de leur démarche de fertilité à la fois très technique et émotionnellement difficile, alors que Hugo est davantage en retrait. Une certaine désynchronisation semble exister entre les membres du couple.

Finalement, une concurrence caractérise la dynamique du couple de Catherine et Jacques. En effet, le chevauchement fréquent des interventions pendant l’entrevue souligne une certaine forme de compétition entre les deux. Bien que Catherine occupe une grande partie du récit relatif à leur parcours en PMA, Jacques est le premier qui en parle et introduit à plusieurs reprises dans la discussion des nuances et des ajouts pertinents à la description de leur expérience. Dans l’extrait suivant, il est question de l’attente entre les traitements, vécue de façon très différente par les deux conjoints :

- Catherine : Oui, parce que tu sais y faut justement que ton corps évacue les médicaments et puis là tu sais, on saute deux cycles (+Jacques : Souvent, souvent c’était une affaire qui saute trois mois…). Ah ben tu sais on n’est pas à l’abri d’une bonne nouvelle!

- J : J’pense souvent surtout entre les euh… (+C : Ouais.) Quand t’es stimulée… (+C : C’est ça.) Faut que t’attendes pour ne pas faire de l’hyperstimulation ovarienne donc là… (+C : C’est ça.) Donc là tu sais, tu, tu t’attends à ce que de toute façon naturellement y’ait rien qui marche.

Dans cet extrait, par ses contradictions la dimension latente du discours révèle que Catherine semble espérer une conception naturelle dans l’attente (« on n’est pas à l’abri d’une bonne nouvelle ») alors que pour Jacques, il s’agit de temps perdu.

Les analyses des oppositions ont ainsi permis de mettre en lumière une diversité de dynamiques de couple dans ce parcours en PMA, des tandems de « pilotage » basés soit sur la complémentarité, l’antagonisme ou la concurrence (Figure 6). Ces multiples dynamiques se distinguent par les thèmes qu’aborde chacun et la place que chacun tient dans le discours en ce qui a trait au récit de leur expérience en fertilité et à leur utilisation du JM.

Figure 6

La dynamique dans la capsule : des partenaires de vie qui négocient leur rôle en contexte de PMA. Icône et narratif de la métaphore correspondant à la quatrième catégorie conceptualisante.

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Le duo va ensuite se transformer en trio en contexte de don d’ovules dirigé puisque les couples ont recours à une donneuse connue et « compétente » qui est susceptible de les aider à réaliser leur projet d’enfant.

5.5 Une astronaute compétente à la rescousse : recours à une donneuse d’ovules pour concrétiser le projet d’enfant du couple

Cette catégorie rend compte du recours aux ovules d’une donneuse par les couples afin de tenter d’obtenir leur enfant après plusieurs années d’infertilité. La métaphore de la nouvelle astronaute renvoie ici à la figure de la donneuse d’ovules.

À la suite d’années passées en clinique de fertilité, les couples se sont fatigués et ont eu besoin d’autres ressources pour continuer leur démarche. À la recommandation des professionnels, les tandems ont décidé de recueillir une nouvelle astronaute dans leur navette, une donneuse d’ovules, ayant le potentiel de les faire avancer vers leur objectif. Néanmoins, cette nouvelle membre de l’équipe a dû faire ses preuves et montrer qu’elle disposait des compétences nécessaires pour aider le couple à atteindre la planète de la parentalité.

De ce fait, on retrouve dans le discours des participants une analyse du système reproducteur de la donneuse : on y inspecte la qualité, comme cela a été fait avec le corps des membres du couple tout au long de leur trajectoire en PMA. Béatrice a fait cet examen minutieux du passé reproductif de sa donneuse, mais aussi du conjoint de celle-ci :

Elle avait eu recours à l’insémination une fois pour sa deuxième grossesse parce que c’était les spermatozoïdes, ceux du conjoint, qui n’étaient pas très bons. Au final, elle a eu une insémination et puis elle est tombée enceinte tout de suite. […] Et puis après, malgré ça, elle est retombée enceinte. Elle a 3 enfants. […] Elle a eu 4 grossesses. […] Ouais, elle en avait perdu un très, très jeune.

Cet examen de « l’historique reproductif » de la donneuse et de son conjoint semble donner au couple la garantie que l’entrée de la donneuse dans leur projet parental sera bénéfique. Le JM traduit cet enjeu lorsqu’il est utilisé pour qualifier les « produits » biologiques de la donneuse après la ponction des ovules et la FIV : « 25 ovocytes », « super embryon », « six embryons de qualité AA »… Au même titre que l’utilisation des probabilités, ces couples ont besoin de calculer les chances de réussite et donc de vérifier que cette femme propose une chance réelle de les amener à réaliser leur projet parental (Figure 7).

Toutefois, à l’écoute des entrevues, la concrétisation d’une grossesse viable pour Carole et Yvan et la naissance d’un enfant vivant pour Béatrice et Hugo ainsi que Catherine et Jacques ne semblent pas avoir mis fin à leur voyage « galactique » : il faut aussi « revenir » de cette expérience « extra-ordinaire » (au sens de hors de l’ordinaire) qu’est la PMA. En effet, il subsiste des « traces » concernant la viabilité de l’enfant et la réelle intégration de l’identité parentale en lien avec les différentes expériences de pertes périnatales et d’échecs de ces couples.

Figure 7

Une astronaute compétente à la rescousse : recours à une donneuse d’ovules pour concrétiser le projet d’enfant du couple. Icône et narratif de la métaphore correspondant à la cinquième catégorie conceptualisante.

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5.6 L’atteinte du but, mais pas la fin de leur voyage interstellaire : la grossesse et la rencontre avec le bébé à la naissance

Cette catégorie est caractérisée par la réussite d’une grossesse et d’une naissance pour deux des trois couples au moment des entrevues. Elle comprend la question de la survie du bébé ainsi que celle du couple à la suite de la trajectoire en PMA.

Malgré l’atteinte d’une grossesse viable pour Carole et Yvan et l’arrivée du bébé pour Béatrice et Hugo ainsi que Catherine et Jacques, le voyage périlleux à travers la galaxie ne semble pas pour autant s’être achevé pour les couples lors de leur entrevue. En effet, les craintes ont persisté pour Carole et Yvan bien que la grossesse soit rigoureusement suivie et que le foetus soit en bonne santé. Pour les deux autres couples, leurs inquiétudes se sont maintenues en ce qui a trait à la santé de leur enfant, notamment en raison de la découverte de problèmes de santé divers : « plagiocéphalie », « cardiopathie congénitale »… Pour Béatrice, l’angoisse de perte a perduré dans les premiers mois suivant la naissance de leur enfant : « J’ai eu beaucoup peur de la mort subite du nourrisson […] j’pense que maintenant qu’il était là j’avais peur de le perdre. »

En ce qui concerne Catherine et Jacques, l’arrivée d’une opération cardiaque au cours de la première année de vie garde vive l’angoisse de perdre leur enfant. C’est ce que nous raconte Catherine :

On a décidé de vivre ça comme un problème de plomberie. Ils nous ont dit que cette opération-là euh était bien connue. Très bien réussie dans la majorité des cas, en haut de 90 % euh de réussite sans complication, dans le 10 % restant ça peut être des complications mineures jusqu’à majeures jusqu’à entrainer la mort […].

Dans ce cas-ci, le choix de la métaphore d’un « problème de plomberie » pour parler du problème cardiaque de l’enfant pourrait être compris comme une tentative de mise à distance de l’angoisse vécue par le couple en lien avec les risques de l’opération à venir.

On remarque ainsi une utilisation encore très marquée du JM, même si les couples ont cessé les suivis en PMA. L’intensité et la technicité associées à ce parcours semblent donc avoir laissé des marques autant dans le vécu des couples que dans leur discours (Figure 8).

Figure 8

L’atteinte du but, mais pas la fin de leur voyage interstellaire : la grossesse et la rencontre avec le bébé à la naissance. Icône et narratif de la métaphore correspondant à la sixième catégorie conceptualisante.

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6. Discussion

À lumière des résultats obtenus, présentés sous la forme d’une métaphore intégrant les différentes catégories, trois liens sont d’abord développés entre le parcours en PMA des couples et leur utilisation marquée du JM. Par la suite, l’utilisation de la métaphore comme outil de médiation est discutée.

6.1 Variation du jargon médical en fonction des étapes traversées par les couples en PMA

La première observation est celle d’un usage varié du JM par les couples lors de la narration de leur parcours en PMA : cette variation semble dépendre de l’étape traversée par le couple, qu’elle appartienne à la trajectoire de fertilité ou juste après. Ainsi, le début de leur parcours est marqué par un JM qui porte essentiellement sur le système reproducteur, ses difficultés (« col incompétent », « pas une bonne reproductrice ») ainsi que la qualification des « produits » biologiques (« embryon qui ne “colle” pas »). Ensuite, le discours se caractérise par un JM décrivant les différentes interventions auxquelles ils ont eu recours en PMA ainsi que les problèmes et les échecs qu’elles ont occasionnés (« traitement par induction », « hyperstimulation ovarienne »). Leur discours est aussi marqué par l’usage des probabilités pour calculer les chances de réussite et les risques (« un bébé de malade sur quatre », « bon taux de réussite »). Puis, la donneuse fait son entrée dans le tandem. Le discours technique des couples reflète alors l’inspection qu’ils ont faite de ses qualités reproductives (« six embryons de qualité AA », « 25 ovocytes »). Finalement, ils décrivent l’état de santé de leur futur enfant ou de leur enfant qui est né ainsi que leurs préoccupations à son sujet (« cardiopathie congénitale », « mort subite du nourrisson »). Puisque les termes techniques utilisés diffèrent selon les étapes racontées, ceux-ci nous permettent de conceptualiser le JM comme un marqueur de ces moments clés et des caractéristiques du parcours des couples en PMA.

6.2 Technicité du JM et intensité dans l’énonciation

Les multiples plongées dans les données ont permis de mettre à jour un paradoxe entre l’utilisation du JM et les résultats obtenus lors de l’analyse de l’énonciation : plus le discours des sujets est technique et aseptisé, plus leur discours est ressenti comme chargé d’intensité à l’écoute des entrevues. En effet, l’analyse de l’énonciation a permis d’observer des indices signalant que ces couples sont émus, bouleversés ou troublés par leur passage en PMA : intonation, débit, soupirs, rires, registre de langue… Des émotions très diversifiées sont ainsi intégrées dans l’énonciation du récit alors qu’une utilisation marquée du JM rend le contenu détaché. Ce phénomène a été également observé par Mejía et al. (2005) chez des couples ayant eu un enfant grâce à la FIV. En analysant le discours de leurs participants, ces auteurs ont également observé que leur usage d’un vocabulaire aseptisé et technique contrastait avec un discours plus émotif. La concomitance de la technicité médicale et d’une émotivité dans le discours latent constitue un paradoxe dont le sens est à décoder. En effet, les couples semblent osciller entre la mise à distance de cette émotivité par l’utilisation d’un JM caractérisé par une grande technicité et la souffrance générée par le vécu de la PMA. Cette souffrance s’exprime dans les différents paramètres de l’énonciation, à défaut de pouvoir être élaborée psychiquement par les couples. De ce fait, chaque moment de la PMA semble comprendre d’une part ses termes spécifiques du JM, et d’autre part son émotion dont la nature et l’intensité varient.

Marquée par une utilisation significative du JM, la narration que les couples font de leur parcours en fertilité est ainsi caractérisée par une multitude de détails et de précisions, à l’instar de la description d’expériences intenses et traumatiques (Tapia et al., 2007). À défaut de pouvoir intégrer affectivement l’intensité du vécu en PMA, ils racontent concrètement leur expérience, c’est-à-dire de manière technique. La technicité scientifique et la précision terminologique du JM trahiraient une intensité émotionnelle latente qui serait révélée par l’analyse de l’énonciation et viendraient signaler la présence d’un vécu angoissant, tout en constituant un moyen de réguler l’angoisse et de favoriser l’adaptation. Il nous faut mentionner que ces caractéristiques du discours semblent transitoires puisque les entrevues des autres participants du projet général signalent un estompage de l’utilisation du JM dans le temps, à mesure que l’enfant grandit et que l’intensité de l’expérience diminue (Noël et al., 2019), les différents conflits trouvant des voies de résolution avec le temps.

Cependant, même si elle est très technique, cette façon d’exprimer leur vécu est une première étape sur le chemin de la mise en mots, essentielle au travail psychique d’appropriation subjective du vécu (Roussillon, 2012). Raconter son expérience de façon descriptive et technique permet de commencer à mettre à distance l’action et semble, avec le temps, pouvoir laisser place à un discours verbal intégrant progressivement l’affect dans son contenu. Ainsi, l’utilisation du JM constituerait un marqueur du niveau d’intégration affective et subjective de l’expérience en question.

Soulignons également que le don d’ovules est encore une pratique « extra-ordinaire » à la fois au plan individuel et collectif. Les résultats de cette recherche mettent en lumière combien ce don semble avoir marqué les couples au-delà de la fin de leur parcours en PMA. La nouveauté que représente le recours au don d’ovules pour devenir parent, pratiqué au Canada depuis 1987 (Sachs & Burns, 2006), contribue très certainement au manque d’intégration dans le discours social actuel de cette pratique médicale visant à fabriquer de la parenté (Jaoul, 2015). L’expérience des couples s’avère donc d’autant plus difficile à intégrer et à conceptualiser qu’elle se trouve aux confins des expériences humaines de la parentalité et des nouvelles technologies de reproduction (Courduriès & Herbrand, 2014).

6.3 Jargon médical et dynamique de couple

Un troisième lien entre l’utilisation du JM et le parcours des couples en PMA peut être dégagé : les places différentes qu’occupent la femme et l’homme dans ce contexte de PMA illustrent plusieurs modalités de couple. Plus précisément, c’est leur utilisation distincte du JM qui caractérise ces différents tandems basés ici sur la complémentarité, l’antagonisme ou la concurrence. Ils révèlent la dynamique conjugale et ses enjeux psychologiques sous-jacents au travers des analyses des oppositions dans le discours de chacun, marqué par la technicité. Ces dynamiques conjugales variées ne semblent pas toutes servir à faire converger les efforts et traduisent les enjeux psychiques qui animent les membres du couple et les tensions qui peuvent exister entre eux, résultats retrouvés dans la littérature sur la détresse conjugale lors des démarches de fertilité (Péloquin et al., 2014).

6.4 La métaphore d’un voyage en navette spatiale : outil de médiation

L’utilisation d’une métaphore afin d’illustrer les résultats est une option possible en recherche qualitative (Luckerhoff & Guillemette, 2012) : elle a permis ici de rassembler de manière économique l’ensemble des données issues des différentes analyses, mettant en forme les différentes catégories conceptualisantes. Ainsi, cette métaphore décrit et condense six étapes du vécu de la PMA mentionnées par les couples et dans lesquelles l’utilisation du JM y apparait spécifique, dans sa forme et dans son usage. L’outil proposé, qu’il faut continuer de développer et valider dans de prochaines recherches, consisterait en l’addition de l’ensemble des encadrés présentés pour chaque catégorie conceptualisante (Figures 3 à 8), représentée par une icône et un narratif. Ayant une valeur communicationnelle importante, cette métaphore pourrait constituer une médiation pour les couples afin qu’ils commencent à parler entre eux de leur vécu. Elle leur permettrait d’identifier la complexité de leur vécu en PMA et d’en reconnaitre les différentes étapes, constituant ainsi la « version générique » de leur propre trajectoire. Comme discuté plus haut, cette version pourrait leur refléter ce qu’ils vivent ou ce qu’ils ont vécu en clinique de fertilité, leur permettant ainsi d’entrer dans un travail psychique d’appropriation subjective de leur expérience et de rester moins longtemps dans une narrativité empreinte d’hyperprécision et de technicité.

Cette métaphore pourrait également être utilisée afin d’expliquer aux soignants ainsi qu’à l’entourage social et familial des couples ce que ces derniers vivent ou ont vécu pendant leur démarche de fertilité. L’utilisation de la métaphore en contexte d’infertilité peut offrir aux couples une façon de communiquer aux autres différents aspects de leur expérience complexe (Palmer-Wackerly & Krieger, 2015). C’est un compromis entre ne rien dévoiler de ce vécu parce que l’expérience est sidérante et hors du commun et commencer à en dire quelque chose.

Restée dans le « centre de contrôle de mission sur Terre », l’équipe médicale a tendance à se distancier de ce qui se vit du côté des patients (Chateauneuf, 2011). L’usage d’une telle métaphore semble pouvoir remédier à cette situation en offrant un pont, un objet médiateur entre ces deux mondes : en effet, la dualité entre le discours technicoscientifique des professionnels de la santé et l’incapacité à communiquer des patients peut rendre inefficaces et vides leurs échanges, chacun restant cramponné dans sa propre logique (Assier, 2014). Favorisant les possibilités de rencontre patient-soignant, l’utilisation de la métaphore pourrait permettre un meilleur accompagnement des couples en PMA ainsi qu’un sentiment de compétence plus développé du côté des soignants (Boivin et al., 2017; Gameiro et al., 2013; Grill, 2015; Huppelschoten et al., 2013).

Plus largement, le fait d’offrir un « espace de récit » pourrait être bénéfique pour les patients. S’inscrivant dans une éthique des soins, le récit pourrait constituer une pratique discursive permettant de redonner au patient une place de sujet en personnalisant et humanisant les relations soignant-patient. Pour Herbland (2020), « le récit comporte intrinsèquement une valeur éthique. […] Accorder une place importante aux récits dans la relation de soin lui confère de fait une dimension éthique » (p. 52). Ainsi, adopter une approche narrative en médecine redonnerait au patient le statut de « sujet unique avec une histoire, devant faire l’objet d’une reconnaissance par les soignants et devenir un interlocuteur, une personne, à part entière » (Herbland, 2020, p. 51).

Cette métaphore peut cependant ne pas correspondre au parcours singulier et à la réalité de chacun en PMA (Haenni Chevalley et al., 2016). D’une part, une coconstruction soignant-patient à partir de cette métaphore s’avèrerait pertinente afin « d’ouvrir les possibilités métaphoriques » (Haenni Chevalley et al., 2016, p. 669) et d’offrir un accompagnement plus ajusté au monde psychique de l’individu. D’autre part, la métaphore utilisée doit pouvoir respecter la variété des stratégies d’adaptation des individus. Ainsi, bien que les couples interviewés dans le cadre du projet aient mentionné qu’ils auraient aimé avoir des repères dans leur parcours en PMA, il restera à savoir quand les proposer et si un tel outil de médiation peut leur être utile.

Conclusion

Les résultats obtenus à partir des différents paliers d’analyse qualitative ont permis de mettre au jour plusieurs liens entre l’utilisation du JM par les couples ayant eu recours au don d’ovules et leur vécu de la PMA : utilisation variée du JM, discours chargé d’intensité lors de l’utilisation de termes du JM et modalités du tandem homme-femme diverses. Nous avons conceptualisé la toile de fond expérientielle des couples ayant eu recours au don d’ovules sous la forme d’une métaphore : le parcours en PMA des couples serait comparable à celui d’un voyage en navette spatiale. Cette métaphore rend compte de l’intensité du vécu de la PMA et de la technicité de cette expérience au regard de l’utilisation marquée du JM dans leur discours. Le JM est ainsi proposé comme un marqueur du travail psychique d’appropriation subjective de l’expérience. Notre contribution consiste en l’élaboration de cette métaphore et espère aider à « combler la part manquante d’humanité dans des études médicales de plus en plus morcelées qui s’éloignent de l’être humain-sujet » (Assier, 2014, p. 2). La représentation sous forme de métaphore pourrait donc servir d’outil de médiation dans la communication entre les différents systèmes (professionnels de la santé, famille, entourage social) et les couples afin que ces derniers puissent partager leur vécu « extra-ordinaire » de la PMA.