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En tant qu’universitaires lgbtqia+, femmes, personnes de couleur et autrement marginalisées, nous sommes souvent appelés à afficher nos identités partout où nous allons. Plusieurs d’entre nous préfèrent pourtant mettre de côté ces identités dans le cadre du travail, pour nous concentrer sur la musique, sur autre chose que ce qui nous définit personnellement. Et pourtant, lorsque notre vie musicale et notre vie sexuelle se croisent, on s’attend à ce que nous parlions franchement de nos recherches tout en étant prêts à exposer de manière vulnérable des aspects intimes de notre vie. Mes propres recherches sur la sexualité dans la musique électronique sont inextricablement liées à ces vulnérabilités et semblent souvent ouvrir la porte à des commentaires inappropriés de la part de collègues qui auraient autrement évité de faire des remarques sur mes intérêts sexuels. Je mesure souvent la valeur de mon travail par rapport aux risques et aux sacrifices qui accompagnent tout amalgame de mes identités personnelles et professionnelles.

[…]

Plus loin dans cet article, je montrerai […] comment « la corporalité » participe d’une abstraction habituelle qui tend en fait à orienter l’analyse musicale loin du travail des femmes queers de couleur, comme Sara Ahmed et moi-même[3]. Je soutiens que les théories de la « corporalité » utilisent l’inclusion et la diversité comme une forme de vertu symbolique visant à accroître le statut d’un chercheur d’une manière qui n’élève pas réellement ceux qui continuent à être marginalisés dans la théorie musicale en tant que discipline : principalement les femmes, les individus lgbtqia+, les personnes racisées et les individus autrement minorisés en raison de leur appartenance ethnique. En résumé, les théoriciens peuvent être orientés (statiquement) vers des individus (autres théoriciens) ou des objets (musique) particuliers, et s’engager ainsi dans une sorte de perspective métaphoriquement incarnée sans trahir réellement la façon dont le corps d’une personne en vient à être orienté dans et entre les espaces académiques et savants.

Telle est la critique qu’Ahmed adresse au père de la phénoménologie, Edmund Husserl, rappelant le passage célèbre des Idées où Husserl oriente son corps vers différents objets de son champ de vision[4] :

Le monde familier commence avec le bureau, qui se trouve dans « la pièce » : nous pouvons appeler cette pièce le bureau de Husserl ou la pièce dans laquelle il écrit. C’est de là que le monde se déploie. Il commence par le bureau et se tourne ensuite vers les autres parties de la pièce, celles qui sont, pour ainsi dire, derrière lui. Pour faire ce tour, on pourrait supposer qu’il devrait se retourner pour faire face à ce qui se trouve derrière lui. Mais, bien sûr, Husserl n’a pas besoin de se retourner, car il « sait » ce qui se trouve derrière lui[5].

À l’instar de Jacques Derrida, Ahmed déplore que Husserl n’articule pas ses connaissances préalables de manière satisfaisante, mais qu’il les accepte comme « évidemment » familières[6]. Elle y voit un problème méthodologique, en ce sens que notre propre image de la chambre de Husserl est déformée par l’abstraction délibérée de son propre savoir situé, où sa phénoménologie est une simple description géométrique proximale plutôt qu’une véritable reconnaissance de sa position privilégiée de connaisseur transcendant :

Les objets qui apparaissent d’abord comme « plus et moins familiers » fonctionnent comme des signes d’orientation : être orienté vers le bureau peut vous assurer d’habiter certaines pièces et pas d’autres, et de faire certaines choses plutôt que d’autres[7].

Ahmed souligne spécifiquement la négligence de Husserl à l’égard des espaces plus typiquement féminisés et son attention délibérée au bureau, un accent mis sur la stase relative du « habiter l’espace » qui ignore la mobilité, la flexibilité et l’activité de « faire des choses » qui se déploie dans le temps. Ahmed rappelle le « modèle phénoménologique de l’incarnation féminine » d’Iris Marion Young, soulignant que les orientations ne sont pas « simplement données », mais définies par ce que nous faisons[8], c’est-à-dire que ni le langage musical ni l’expression musicale ne sont simplement donnés, les deux sont coconstruits simultanément par les « choses » et ceux d’entre nous qui « faisons des choses » avec ces choses.

À mon avis, […] [les théories de nombreux chercheurs se préoccupant des questions queers] ne sont pas en elles-mêmes genrées ou sexuelles ; elles sont plutôt élaborées par quelqu’un qui théorise et qui, ce faisant, écrit un discours familier sur la musique dans une perspective particulièrement genrée et sexualisée[9].

[…]

Dans ce qui suit, je présente des analyses de spécialistes qui sont bien conscientes des conséquences du masquage des biais analytiques : le travail de McClary sur Philomel, [et] l’analyse de Judy Lochhead sur l’opéra Lulu de Berg […][10]. Chaque analyse centre l’intérêt personnel de l’analyste dans les conclusions qu’elle tire et sert à préfacer mon argument sur ce qui est en jeu lorsque les théoriciens proposent des approches prétendument nouvelles de l’analyse musicale qui ne font que renforcer le statu quo. Je trouve que ces analyses sont utiles, car chacune d’entre elles identifie le genre et la sexualité comme étant plus que de l’herméneutique, […] mais concentrent plutôt les performances musico-sexuelles des femmes, des femmes de couleur et des femmes de couleur queers comme des contraintes fondamentales dans la façon dont la musique transmet un sens aux auditeurs. Les analyses prennent soin, comme cet essai, de centrer les perspectives de ceux dont le travail est analysé et donc de donner la priorité à l’orientation des interprètes par rapport aux expériences exprimées par le théoricien lui-même.

Composer la sexualité en théorie[11]

Dans son analyse féministe des compositeurs modernes, Susan McClary fait valoir que certains compositeurs employaient des techniques arides comme l’atonalité et le sérialisme parce qu’ils cherchaient à limiter les auditeurs à un cercle de critiques complaisants[12]. En soulignant les « ensembles » démographiques (selon la boutade de Maus sur la « théorie musicale dominante », qui renvoie principalement à « Schenker et [aux] ensembles[13] » – c’est-à-dire à l’héritage de la rigueur compositionnelle employée par Babbitt, Westergaard et d’autres dans leur expansion du « système » à douze tons de Schönberg), elle examine comment ces compositeurs ont cherché à dresser une barrière entre le public et les spécialistes afin d’assurer leur « prestige absolu » sur un public (supposé) inexpérimenté et incompétent. McClary conteste la prétendue autonomie des oeuvres musicales et sensibilise aux préjugés qui opèrent au sein de la théorie musicale en tant qu’institution en tenant les compositeurs – c’est- à-dire les personnes, et non les oeuvres – responsables[14]. McClary décrit Philomel de Babbitt, une oeuvre sérielle sur un texte inspiré d’Ovide détaillant le viol brutal et l’agression du personnage principal, comme « une instance particulièrement sympathique » du répertoire musical d’avant-garde dans laquelle l’expérience d’une femme est représentée de manière équitable. Contrairement au répertoire typique, qui « affiche et dissimule à la fois son contenu misogyne », Philomel « peut être lu très simplement comme une déclaration contre le viol, dans laquelle la victime est transformée en rossignol pour chanter à la fois sa souffrance et sa transcendance[15] ». Pourtant, elle réprimande Babbitt, dont « les écrits découragent de tenter d’interpréter sa composition en ce sens[16] ». Elle lance ensuite une provocation mémorable : « Mais si le contenu n’est pas en cause, pourquoi un sujet aussi horrible[17] ? » Elle fait valoir que, même si ces compositeurs espèrent amener les auditeurs à n’écouter leur musique que par ses éléments structurels, le sujet de leurs oeuvres nécessite un engagement plus profond. Il faut admettre que l’analyse de McClary est rendue possible par ce qui existe déjà dans Philomel, bien que ses observations, puisant dans le féminisme, les cultural studies, la musicologie et même la théorie musicale, dépassent les sons de la musique proprement dite.

Si ce sont les individus et non les oeuvres qui sont responsables de l’interprétation de la musique, il va de soi que les théoriciens pourraient très bien être en désaccord avec ce qu’affirment les compositeurs au sujet de leur musique. Telle est la contre-critique qu’Arved Ashby adresse à McClary. Plutôt que de poursuivre la voie féministe qui consiste à analyser l’oeuvre à l’aide de ses propres critères expérientiels, McClary prend trop rapidement ses distances en donnant la priorité à son interprétation des intentions du compositeur. Ashby soutient que l’« arrogance » de Babbitt n’est pas une raison pour limiter l’écoute de la pièce : « [l]’approche interprétative que McClary suggère, qu’elle soit meilleure ou pire que ce que la théorie musicale a à offrir, soulève des questions importantes : pourquoi tenir le compositeur responsable si vous choisissez de limiter votre lecture de la pièce[18] ? »

[…]

Certes, chacun peut proposer sa théorie, mais une analyse fiable et convaincante est fondée sur le contexte socioculturel de la composition. De plus, le rôle influent de Babbitt en tant que professeur a ouvert la voie à d’autres analyses de son oeuvre, telles que, par exemple, la contribution de Richard Swift au numéro spécial de Perspectives of New Music, « A Critical Celebration of Milton Babbitt at 60 ». L’essai de Swift présente une analyse de Philomel qui décrit […] les manipulations sérielles pendant plus de cinq pages[19]. À aucun moment l’analyse ne mentionne le viol ou fait même allusion au sujet du livret. L’analyse par Swift de A Survivor from Warsaw de Schönberg dans la même publication omet également des détails sur la perspective juive des survivants des camps de concentration nazis[20].

McClary ne cherche pas à pathologiser la sexualité comme une perversion de la masculinité typique ou comme un « antidote[21] ». Elle demande que les théoriciens reconnaissent le rôle prépondérant du sexe dans la musique ainsi que les conséquences réelles de l’écoute de telles oeuvres. Elle souligne que, même lorsque le compositeur et le théoricien sont une seule et même personne, des mesures sont prises pour « écarter » le contenu sexuel, peut-être, à mon avis, par crainte de légitimer des théories plus solides sur la signification sexuelle de la musique. En effet, l’omission de toute mention du sexe permet aux théoriciens de la musique d’associer plaisir sexuel et violence sexuelle, de sorte que Philomel pourrait être évaluée sur un pied d’égalité avec toute autre oeuvre de Babbitt, qu’elle soit programmatique ou non[22]. Que ce soit l’intention de Babbitt ou pas, de nombreuses analyses de l’oeuvre présentent des comptes rendus du fonctionnement structurel ou géométrique de Philomel, tandis que McClary souligne, au risque peut-être d’un essentialisme sexiste reposant sur des stéréotypes, que

[p]lusieurs de mes étudiantes ont du mal à écouter passivement Philomel en tant qu’exemple supplémentaire de manipulation sérielle et électronique : elles ont du mal à adopter une attitude intellectuelle objective qui leur permettrait de se concentrer sur des techniques de composition pures. Pour la plupart des femmes, le viol et la mutilation ne sont pas des banalités qui peuvent être commodément mises entre parenthèses au nom de l’art, surtout un art qui accorde du prestige à la célébration de ces violations[23].

[…]

En lisant McClary, nous constatons que le fait de mettre le sexe entre parenthèses n’exclut pas seulement le point de vue de l’analyste, mais menace également de dissimuler ou d’omettre complètement la subjectivité de ceux que la musique est censée représenter.

Dans une analyse radicale de l’opéra Lulu (1929-1934) d’Alban Berg, la théoricienne de la musique Judy Lochhead aborde une contradiction entre les observations des théoriciens sur cet opéra, soulignant que, bien que plusieurs d’entre eux affirment que « l’analyse [est] d’importance primordiale », ils souscrivent à une hiérarchie épistémologique implicite en se positionnant comme prophètes de ce qui constitue la « bonne » musique. Dans cette logique, si le critique doit être à la recherche de la « bonne » écoute d’une oeuvre, cette écoute ne doit pas donner lieu à une interprétation originale, mais seulement « révéler » quelque chose qui a été transmis par la musique et son créateur. Lochhead soutient que la « bonne » musique, parce qu’elle est censée être « juste », peut imposer des préjugés concernant le sexe et la sexualité, préjugés qui s’étendent jusqu’aux aspects techniques de la musique, en particulier sa tonalité[24]. En conséquence, « ce que la musique “signifie” doit être qualifié par qui et quand[25] ». Les leitmotivs du personnage de Lulu ont généralement été décrits comme plus tonaux par rapport à la palette compositionnelle de Berg, afin d’assimiler cette tonalité relative à une expression émotionnelle plus manifeste. Mais, comme le montre Lochhead, Berg utilise des associations récurrentes entre « les personnages principaux de l’opéra avec une classe de hauteurs […] et un triton, et à partir d’une stratification de significations dramatiques générées par des occurrences antérieures du motif de la Liberté[26] », faisant appel aux mêmes mécanismes musico-dramatiques pour les autres personnages principaux ainsi que pour la texture dramatique tout au long de l’opéra. Après avoir établi que la musique de Lulu n’est ni plus ni moins tonale que celle des autres personnages (comme si une telle comparaison était possible), Lochhead affirme que l’affect émotionnel du personnage est présumé simplement parce qu’elle est une femme, en soutenant tout d’abord que la plupart des analyses de Lulu reposent sur des stéréotypes sexistes bien ancrés, comme l’attribution aux femmes d’une disposition naturellement plus émotionnelle que celle des hommes.

Lochhead résume ensuite la critique des stéréotypes sexistes qui ont entaché la réception de Lulu et affirme que les critiques de l’opéra de Berg « reprennent implicitement et partiellement les stratégies utilisées pour dénoncer la “nouvelle musique” du début du xxe siècle : elle n’a pas la force émotionnelle de la tradition romantique antérieure[27] ». Lochhead établit que ce qui, dans la critique musicale, se présente comme une dénonciation misogyne – le rejet de l’émotion de Lulu – révèle en fait une idéologie musicale plus complexe, propre à l’époque : les premières traces d’un mouvement contre la « nouvelle musique » qui allait sévir le reste de ce siècle et qui perdure encore aujourd’hui. Elle soulève une question difficile : « Compte tenu de l’histoire de Berg, pourquoi la musique atonale n’est-elle pas entendue comme étant chargée d’émotion, puisqu’elle pourrait être interprétée comme son mode légitime (et donc, authentique ?) d’expressivité musicale[28] ? » Lochhead fait valoir que la musique tonale pourrait être perçue par les auditeurs comme étant émotionnellement expressive dans le contexte où cette émotion est facilement reçue – la musique orchestrale du xixe siècle, par exemple. En revanche, la musique atonale devrait être plus émotionnelle pour les compositeurs pour lesquels ce langage est idiomatique.

[…]

En bref, la dichotomie entre le tonal et l’atonal, et entre le modernisme et l’esthétique expérimentale, repose sur des dichotomies sexuées et sexualisées profondément ancrées qui, néanmoins, insistent sur l’exclusion de l’apport de ceux dont ils sont censés épouser les perspectives : les femmes et les « homosexuels ». Ces notions de « féminin » et de « queer », bien qu’elles aient peut-être aidé à discerner certaines différences catégoriques à une certaine époque, semblent essentialistes aujourd’hui en ce sens qu’elles réduisent la « queerness » ou la féminité à des stéréotypes, et en fait excluent implicitement ces notions des expériences réelles des femmes ou des personnes lgbtqia+ (d’inclusion, d’exclusion ou de solitude). Dans tout ce discours sur la féminité, sont les femmes ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur un autre stéréotype du « discours masculin » […] : la façon dont le langage critique envers les genres peut être utilisé pour paraître inclusif tout en renforçant l’exclusion. Les théoriciens ci-dessus s’adressent à la majorité démographique – souvent invisible et considérée comme universelle – dans le but de contrer ces individus (les hommes) qu’ils considèrent comme détenant la majorité du pouvoir[29]. C’est donc à dire que les théoriciens cités jusqu’à présent ont probablement supposé un public cible majoritaire plutôt que les individus qui occupent le rôle minoritaire en marge des discours mainstream – même lorsque les marginalisés font eux-mêmes l’objet d’une analyse musicale.

[…][30]

Pour des discours théoriques sur la musique centrés sur les utilisateurs

Parfois, les compositeurs utilisent un « auditeur idéal » pour les aider à déterminer certaines contraintes dans leurs choix compositionnels[31]. Souvent, à titre de théoriciens, ceux-ci utilisent leur propre musique pour élaborer des théories plus abstraites, comme c’est le cas dans les écrits de Babbitt. Les cas où des compositeurs emploient leur propre musique peuvent faire la lumière sur les motivations et les intentions compositionnelles pour les autres auditeurs, donnant un aperçu des rouages internes de la composition. […]

De nombreux théoriciens ont développé de telles approches auto-ethnographiques pour étudier les orientations analytiques de la musique qu’eux-mêmes n’avaient pas la possibilité de composer, en analysant les oeuvres d’une autre personne[32]. En bref, le public envisagé par l’auteur a, à bien des égards, façonné le type d’approches méthodologiques que les théoriciens ont adopté à l’égard de la musique. Pour rappeler Lochhead, « ce que la musique “signifie” doit dépendre de deux aspects : pour qui et quand[33] ? » Avec cet adage à l’esprit, on peut faire l’analogie entre la musique et la technologie, et entre les auditeurs (théoriciens ou non) et les utilisateurs.

Dans cette dynamique technologie-utilisateur, les théoriciens de la musique jouent le rôle d’ingénieurs de théories/technologies particulières en ayant à l’esprit certains utilisateurs, même s’ils prétendent s’adresser à une universalité feinte. Et si nous pouvons déjà reconnaître la féminisation historique de notre objet d’étude – la musique[34] – et même de nos discours, comme détaillé ci-dessus, nous devons également reconnaître la dynamique de registre en jeu chez les personnes que nous ciblons en tant qu’« utilisateurs » de nos diverses théories. Malgré les discours établis dans des disciplines soeurs, comme ceux de Collins, hooks, Jones, James et Irigaray, j’oserais avancer qu’à quelques exceptions près, seule une minorité de théoriciens de la musique écrivent en pensant à un lecteur non blanc et non masculin.

[…]

En se concentrant sur une comparaison des incitatifs économiques entre le secteur privé et le secteur public, Oudshoorn et ses collègues montrent que lorsqu’on conçoit un produit technologique pour tout le monde, on a plutôt recours par défaut à des méthodes de « conception pour soi-même[35] », ou ce que l’on appelle, dans l’industrie, la « I-Methodology[36] ». Les théoriciens de la musique qui prétendent diversifier le domaine en surface, mais qui résistent néanmoins à donner plus d’ampleur aux travaux universitaires et musicaux créés par les individus qui restent marginalisés dans la discipline en raison de leur sexe, de leur race, de leur ethnicité, de leur orientation sexuelle, de leur statut socioéconomique, de leur accès et de leur classe, ou de leur handicap, se contentent de réitérer une « I-Methodology » qui ne fait que renforcer les propres hypothèses des théoriciens sur les besoins et les intérêts de ceux qui appartiennent à d’autres populations ou qui souscrivent à d’autres identités qu’eux-mêmes – qu’elles soient « féminines », « queers », ou autres.

Francesca Bray observe des résultats similaires dans les relations entre ingénieurs et utilisateurs :

Une fois que les consommateurs (ou plutôt les utilisateurs), comme les producteurs, ont été traités comme des acteurs rationnels intégrés dans des systèmes sociotechniques et culturels complexes, il est devenu plus facile d’expliquer leurs décisions d’adopter ou de refuser une technologie, ainsi que les degrés de « flexibilité interprétative » auxquels ils pouvaient la soumettre[37].

Ce cadre réflexif peut s’avérer utile pour le domaine de la théorie musicale, où il existe encore une résistance à reconnaître que des exclusions systémiques existent et qu’elles se produisent en raison de la courbe d’apprentissage autoassumée imposée par la « norme » implicite.

Pour lire ces résultats à travers le prisme de la théorie musicale – en substituant cette dernière à la technologie dans le passage ci-dessus – nous, les théoriciens de la musique, devrions viser collectivement à comprendre et à nous interroger continuellement au sujet de qui s’engage ou se désengage de notre travail ou même de la discipline en général. Si les théoriciens envisagent un utilisateur englobant tout le monde, ils risquent d’aliéner encore davantage les individus tout en réduisant de plus en plus les normes de la théorie musicale. Un parallèle entre celle-ci et le terme « flexibilité interprétative » se retrouve dans ce que Dora Hanninen appelle « l’orientation théorique » d’une personne, informée par ses intérêts et ses habitudes perceptuelles, ses objectifs d’interprétation et son contexte musical. Comme le déplore Hanninen, cela demeure un aspect souvent négligé dans l’analyse musicale, et l’on peut supposer que si les théoriciens reconnaissaient que la démographie, ainsi que la discrimination sexuelle ou le racisme, sont des marqueurs non seulement de leur propre orientation vers l’analyse, mais aussi de leur orientation vers un public particulier, il y aurait une plus grande transparence quant à savoir qui bénéficie réellement d’une analyse[38]. Ailleurs, Hanninen voit l’« orientation théorique » comme un moyen d’élargir la portée de la théorie musicale pour « ouvrir la possibilité d’un discours intersubjectif précis et raisonné », ce que j’envisage comme un moyen de perturber continuellement les présomptions figées des normes analytiques[39].

Cela signifie qu’en écrivant à propos de « l’écoute queer », on ne peut prétendre parler au nom de tous les queers de la même façon, et qu’on ne peut garantir qu’une analyse « parlera réellement de l’expérience musicale des théoriciens de la musique en général[40] », car aucune théorie n’est « universellement » comprise, et encore moins acceptée. Elle est toujours conditionnelle, tout comme l’identité des théoriciens et de son lectorat. Si nous n’utilisons que des compositions ou des interprétations de femmes et ne désignons pas ces dernières explicitement comme utilisatrices des théories de la musique, nous les excluons nécessairement de la pratique de ces théories. Les femmes peuvent très bien lire et s’engager dans la recherche en théorie musicale, mais nous ne nous voyons pas impliquées et influencées par cette étude. Si, au contraire, nous désignons explicitement les femmes – qui peuvent aussi être des universitaires noires, des universitaires d’Asie ou de l’hémisphère Sud et des membres de la communauté lgbtqia+ – comme faisant partie des utilisateurs de nos théories, nos objectifs en matière de théorie musicale pourraient très bien changer.

Conclusion

J’ai examiné ci-dessus la distinction phénoménologique entre « corporalité » et « orientations » dans les travaux de Sara Ahmed, la première notion tenant pour acquise la bonne connaissance de son environnement et des objets qui le peuplent tout en cherchant à mettre entre parenthèses l’« ontologie fondamentale » d’un objet[41]. Le problème que l’on rencontre est qu’il n’y a rien de véritablement « fondamental » – au sens d’inhérent – dans un objet sans tenir compte de l’orientation proximale de l’observateur, du spectateur, de l’auditeur ou de l’analyste, ni des façons dont les théoriciens naviguent dans le monde, dont nous sommes arrivés devant le bureau, ou dont nous avons appris à connaître un morceau de musique particulier, en nous tournant vers les théoriciens de la musique. Cet historique personnel fait partie du concept de « faire des choses » qu’Ahmed articule, concept qu’elle reprend plus tard dans sa monographie What’s the Use ? On the Uses of Use[42]. Dans un billet de blogue précédant la publication de cette monographie, Ahmed explique la méthodologie du livre en relation avec sa fascination particulière pour le mot « usage » [use] :

Nous apprenons l’usage par l’usage : l’usage est la façon dont nous réglons les choses lorsque nous sommes occupés, ainsi qu’une façon de parler des occupations et des prises. Mon objectif a également été d’élargir le champ de ce que nous entendons par utilitarisme en réfléchissant à la manière dont le concept d’utilité exercé dans le cadre de cette tradition se rapporte à des usages plus ordinaires. J’étudie également l’utilitarisme en tant qu’histoire administrative qui nous aide à comprendre comment l’usage devient une façon de construire des mondes. Je m’intéresse en particulier à la manière dont l’exigence d’être utile tombe inégalement sur les sujets, ou comment l’utilité en tant que système de référence (utile pour, utile à) est resserrée ou relâchée en fonction de l’endroit où l’on se trouve dans ce système[43].

Dans les sections précédentes, j’ai étudié un certain nombre de façons dont le mot « sexe » peut être utilisé comme moyen à des fins d’analyse musicale. En fait, plus précisément, plutôt qu’à des fins analytiques, les théoriciens utilisent le sexe comme angle d’analyse pour comprendre les audiences musicales. La méthode d’Ahmed, qui consiste à « suivre les mots », s’inspire nécessairement de ses travaux antérieurs sur les « orientations », […] où sa notion d’« orientations » fait le pont entre les tâches pointillistes des théoriciens indépendants et l’action sociohistorique macroscopique des discours queers. Les « orientations » d’Ahmed ont tendance à naviguer sur des chemins discursifs différents des chemins directs et habituels que suit la majorité démographique d’une société ou d’une discipline intellectuelle donnée[44].

À cet égard, une différence essentielle qu’Ahmed articule entre les notions historiques d’« orientation » et les processus qui pourraient être des orientations queers est de reconnaître comment la phénoménologie est nécessairement située, soit à l’intérieur des frontières qui nous définissent comme des personnes provenant d’un endroit particulier et destinées à faire des choses particulières. Selon Ahmed, les notions traditionnelles d’orientation phénoménologique tendent à écarter les notions cruciales d’identité, telles que le genre, la sexualité, la race ou, de manière plus réaliste, les nombreuses façons dont nous sommes genrés, sexués et racisés. Elle demande : « [s]i la blancheur gagne du terrain en passant inaperçue, que signifie alors le fait de la remarquer[45] ? » Ces questions deviennent pertinentes lorsqu’il s’agit de poursuivre les remises en cause de l’insularité racisée et genrée de la théorie musicale. Lee souligne que, pour Ahmed, une histoire de la phénoménologie allant de Husserl à Maurice Merleau-Ponty énonce des modes d’héritage caractérisés comme « des lignes de blancheur – la pensée des philosophes exprime le privilège qui vient du fait d’être blanc ». Lee oppose ensuite cette image de continuité à « la phénoménologie des corps non blancs [qui sont composés d’]arrêts, d’obstructions et d’obstacles – en d’autres termes, l’absence d’une ligne[46] ». Mais en réalité, plutôt que de lacunes pointillistes, Ahmed parle de la portée et des limites des orientations. Concernant les horizons phénoménologiques de telles perceptions, elle élargit le répertoire phénoménologique existant pour enrichir les recherches philosophiques de Husserl en les rendant queers, en exposant la familiarité de la blancheur pour remettre en question les « normes somatiques » qui font que les corps non blancs se sentent « déplacés » en intervenant sur sa propre positionnalité – exactement comme je l’ai fait dans cet article, en intercalant des écrits théoriques sur la musique et des écrits musicologiques, sociologiques et historiques sur le sexe en musique rédigés par des chercheurs dont les travaux pourraient normalement sortir des limites de la théorie musicale[47]. J’étends les questions liées à la musique à des publications distantes de celles-ci sur le sexe dans la technologie et la philosophie, à la fois pour placer la parole des femmes de couleur à proximité de la théorie musicale, mais aussi pour montrer comment l’utilisation du sexe comme terrain d’entente introduit un champ d’investigation alternatif pour la théorie musicale, en fournissant une expertise scientifique nuancée dans des domaines qui pourraient enrichir les modes d’analyse musicale actuellement omniprésents, même pour les théoriciens qui sont déjà préoccupés par la confluence de la musique avec le sexe et le genre.