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Après avoir vécu dix-sept ans en Europe, Wifredo Lam quitte en 1941 le continent ravagé par la guerre et rentre à Cuba. Ce retour au pays natal est l’un des moments les plus importants de sa carrière et marque un bouleversement dans l’histoire de l’art caribéen. En quelques mois, Lam délaisse les figures anthropomorphes épurées de sa période parisienne, s’intéresse brièvement au portrait à l’huile et expérimente avec la gouache sur papier marouflé en construisant une série de tableaux qui le mèneront vers La Jungla (La Jungle) (1943)[1], que beaucoup considèrent comme le chef-d’oeuvre fondateur de l’art contemporain latino-américain. Généralement, on s’accorde pour dire que le retour au pays natal opère trois déplacements dans le positionnement artistique de Wifredo Lam. D’abord, le rapport à ce qui est extraordinaire dans la réalité cesse de se dire dans la grammaire surréaliste[2] de la puissance cachée de l’inconscient pour s’exprimer sous la forme d’un réel merveilleux[3] capable d’englober les croyances et les mythes locaux[4]. En deuxième lieu, les luttes révolutionnaires européennes — Wifredo Lam est un marxiste convaincu qui a combattu du côté des républicains pendant la guerre d’Espagne — se muent progressivement dans la Cuba de la République médiatisée[5] par un positionnement anticolonialiste et anti-impérialiste[6]. Enfin, la référence à l’art africain si ancrée dans les pratiques artistiques de l’avant-garde parisienne de l’entre-deux-guerres, devient chez Lam un chant pour la reconnaissance des cultures caribéennes d’origine africaine[7].

Si l’on en croit deux grands spécialistes de l’oeuvre de Lam, une autre nouveauté apparaît peu après son arrivée à La Havane. Fernando Ortiz, l’un des pionniers de l’anthropologie à Cuba, parlait dans la première étude critique consacrée à Wifredo Lam de l’invention de la « nature vive » dans ses oeuvres[8]. Quant à Alejo Carpentier, il écrivait dans le prologue de El reino de este mundo (Le Royaume de ce monde) (1949) qu’« il fallut que ce soit un peintre d’Amérique latine, le Cubain Wifredo Lam, qui nous fasse découvrir la magie de la végétation tropicale, cette création de formes effrénée de notre nature — avec toutes ses métamorphoses et ses symbioses — dans des tableaux monumentaux uniques dans le champ artistique contemporain[9] ». Comment expliquer la présence notable de la végétation et des éléments naturels dans l’oeuvre de Wifredo Lam à partir de son retour à Cuba ? S’agit-il d’une anamnèse de ses souvenirs d’enfance à Sagua La Grande, ville agricole du centre de Cuba ? Cela est-il provoqué par à la découverte d’une nature caribéenne foisonnante lors de ses voyages en Martinique et à Haïti ? L’hypothèse que je propose ici est que l’élément qui détermine le tournant écologiste dans l’oeuvre de Lam est la fréquentation du jardin de la maison du numéro 42 de la rue Panorama, que le couple Lam-Holzer occupa à partir de 1942[10].

En effet, le retour au pays natal n’implique pas seulement un déplacement géographique, il provoque également une transformation des conditions matérielles dans lesquelles produit l’artiste. Entre 1939 et 1940, Lam peignait dans un atelier parisien que lui prêtait Picasso[11]. C’était un espace étroit, tout en hauteur, perché sous les combles. À partir de 1942, grâce à l’intercession de leur amie Lydia Cabrera, Wifredo Lam et son épouse, Helena Holzer, s’installent dans une demeure néoclassique de Marianao, banlieue bourgeoise de La Havane[12]. La maison est lumineuse et spacieuse, ce qui permet à Lam de se tourner vers les grands formats. Elle est surtout pourvue d’un jardin où poussent naturellement des espèces tropicales comme le bananier, le manguier, le papayer ou le güiro. L’observation des formes, des textures et des couleurs de ce jardin a été déterminante dans sa pratique artistique des années 1942–1947 comme en témoignent de nombreux récits, des photographies de l’époque et l’oeuvre picturale de Lam elle-même. De quelle manière s’établit la relation entre Wifredo Lam et ce réservoir prodigieux de lumières, de sons et de mythologies qu’est le jardin ? Quelle influence opère le jardin, d’un point de vue stylistique et médial sur la démarche de l’artiste ? En retour, quelles images du jardin et de la nature Wifredo Lam convoque-t-il pour peindre ce qui l’entoure ? Après avoir examiné les usages plastiques des jardins de son atelier havanais, nous verrons que la transposition que Wifredo Lam en fait, dans l’art, envisage le jardin d’abord comme un lieu sacré, puis comme un lieu secret. Enfin, la représentation du jardin dans l’oeuvre de Lam apparaîtra comme le symptôme d’une nouvelle manière de concevoir la nature dans l’art.

Les usages plastiques du jardin

Figure 1

Photographie montrant Wifredo Lam dans son jardin de Marianao, en 1947.

Avec l’aimable autorisation de l’ayant droit de l’oeuvre de Wifredo Lam, Eskil Lam

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Au centre d’une photographie (voir la figure 1), Wifredo Lam, debout, regarde l’objectif, le pinceau dans la main gauche. Il vient de se retourner, saisi en pleine activité, laissant derrière lui le tableau qui deviendra Bélial, empereur des mouches (1948). La toile occupe presque la totalité du fond du cliché, à l’exception d’une frange, à droite, composée de lierres et d’autres reliefs végétaux. Au premier plan, du côté gauche, un arbuste pousse à la verticale, et son maigre branchage vient s’interposer entre Lam et le photographe. Ce cliché, qui suggère que Lam peignait dans son jardin, n’est pas une image unique. Plus d’une vingtaine de photographies de cette époque reprennent le thème de l’artiste en communion avec l’élément végétal, et il s’agit d’un des motifs les plus récurrents de toute la collection de photographies des Lam à cette époque[13]. La plupart du temps, le jardin de l’atelier du 42, rue Panorama sert d’arrière-plan devant lequel viennent poser Wifredo Lam, sa femme et leurs amis — membres de l’intelligentsia havanaise ou des cercles artistiques parisiens en exil dans les Caraïbes. Parfois, le jardin est le fond végétal utilisé pour présenter les tableaux achevés. C’est le cas de la série de photographies où le tableau Bélial, empereur des mouches est posé au milieu des arbustes (voir la figure 2), ou de celle où Lam pose devant Canaima (1945) sur sa terrasse bordée de palmiers et de bananiers. Cependant, le jardin où posent Wifredo Lam, sa femme et leurs invités n’est pas tout à fait le même que celui où Lam expose ses tableaux. C’est que la maison du 42, rue Panorama comporte trois jardins différents : un jardin qui donne sur la rue, recouvert de gazon taillé et entouré de haies basses; un jardin sur le côté de la maison, qu’Helena Holzer a transformé en petit potager; et un jardin derrière la maison dont le sol est terreux et où les arbres fruitiers et les arbustes poussent d’eux-mêmes. Alors que les réceptions d’amis et les photos de groupe ont lieu dans le jardin policé et urbain qui donne sur la rue Panorama, les photographies de présentation de tableaux ou de moments de création ont lieu dans le jardin arrière, établissant un parallélisme entre la peinture de Lam et la nature libre et vigoureuse qui l’entoure.

Figure 2

Série de photographies de Lam avec le tableau Bélial, empereur des mouches (1948) dans le jardin de son atelier de Mariano, en 1947.

Avec l’aimable autorisation de l’ayant droit de l’oeuvre de Wifredo Lam, Eskil Lam

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Bien que Wifredo Lam ait toujours refusé d’y correspondre, il n’est pas impossible de percevoir dans cette mise en scène tropicalisée une acceptation du rôle qu’une partie de la critique et du public cubain et nord-américain lui avaient assigné après ses expositions de 1942 et de 1944 à la Pierre Matisse Gallery de New York, à savoir celui du peintre sauvage (« salvaje ») et sorcier (« brujo »), issu réellement de la jungle, avec tout ce que cela implique de stéréotype colonial[14]. Quoi qu’il en soit, il est certain que la végétation tropicale servait à insérer l’oeuvre d’art dans son contexte géographique de création, et cela est d’autant plus significatif à Cuba, un pays où la flore et la faune locales ont des connotations nationales fortes[15], car l’histoire de leur exploitation a souvent marqué le destin politique de l’île. En outre, ces clichés, qui pouvaient être montrés à des amis du cercle des surréalistes et des cubistes rencontrés à Paris, devaient évoquer précisément le tournant décisif que prenait l’oeuvre de Lam depuis qu’il avait quitté l’Europe urbaine pour plonger dans un continent où les forces de la nature étaient puissantes. Mais il se peut que ces clichés n’aient visé qu’à signaler la proximité formelle entre le contenu de la toile et l’environnement au milieu duquel elle était posée, comme si le photographe suggérait que l’oeuvre d’art ne faisait pas seulement partie du décor, mais en était issue.

En tout cas, cette végétation du jardin, qui a la fonction d’arrière-plan dans les photographies citées plus haut, devient aussi parfois le sujet central des clichés pris par Wifredo Lam lui-même, qui n’hésite pas à photographier les bananiers ou les papayers qui entourent sa maison (voir la figure 3). Dans ces cas-là, la photographie ne fait qu’insister sur une fascination qui est déjà visible dans les études, les esquisses et les tableaux que Lam peint à son retour à Cuba. Dans l’un des premiers articles que l’écrivain Alejo Carpentier consacre à Wifredo Lam après l’arrivée de celui-ci à La Havane, il devine l’importance de ce sujet :

L’obsession du règne végétal est assez rare chez les peintres. Celle qui se rapporte aux animaux est fréquente, l’admirable Snyders étant l’illustration la plus parfaite de cela. Mais peindre la plante parce que c’est une plante, la tige parce que c’est une tige, la feuille parce que c’est une feuille, sans leur attribuer la fonction d’arrière-plan ou de cadre pour une figure, en prenant en compte toutes leurs complexités et déformations, est un sujet qui intéresse très rarement un artiste plasticien. […] Chez le cubain Wifredo Lam, l’obsession du végétal est devenue une idée fixe[16].

Figure 3

Photographie d’un papayer du jardin du 42, rue Panorama, prise en 1943.

Avec l’aimable autorisation de l’ayant droit de l’oeuvre de Wifredo Lam, Eskil Lam

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L’obsession du règne végétal dont parle Alejo Carpentier s’exprime surtout entre 1943 et 1945[17]. Alejo Carpentier est un témoin inestimable de l’oeuvre de Lam dans ses premières années cubaines. Les deux hommes se connaissaient déjà depuis le long séjour de Wifredo Lam en Espagne, et l’écrivain avait suivi l’ascension du jeune peintre dans le cercle des cubistes et des surréalistes parisiens. Après le retour du peintre à Cuba, Carpentier fut, avec Lydia Cabrera, celui qui l’introduisit dans la haute société havanaise et qui lui donna une certaine reconnaissance auprès du public cubain. Il visitait souvent l’atelier de Lam, et ses observations sont suffisamment fines pour comprendre la démarche de l’artiste :

Lam a fait quelque chose de similaire en découvrant lentement la valeur plastique des plantes qui poussent dans le petit jardin de sa maison. Il n’est jamais sorti dans la campagne pour chasser des paysages, le chevalet sur l’épaule […] il s’est assis devant une canne à sucre, une malanga, un bananier, une citrouille et les a examinés à fond[18].

Figure 4

Areca du jardin du 42, rue Panorama, Marianao.

Photographie de l’auteur, 3 janvier 2020

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Ainsi, l’intérêt de Lam pour la végétation du jardin s’exprime avant tout dans les nombreuses études, sur papier marouflé, d’espèces particulières, comme Fruta bomba y cañas (Papaye et roseaux) (1941) ou La Fruta Bomba (La papaye) (1944), inspirées explicitement des formes de la papaye ou des feuilles de bananier. Sans doute, ces deux espèces ont-elles marqué, plus que les autres, l’évolution plastique de Wifredo Lam à ce moment-là[19]. La première est la areca (Arecaceae), une variété de palmier dont la stipe est similaire au bambou et qui poussait naturellement, et pousse d’ailleurs encore, autour de la maison de la rue Panorama. Cette tige longue, tubulaire, annelée, inspire sans aucun doute les formes végétales de Lumière de la forêt (1942), Ogue Orisa (L’herbe des dieux) (1943), Buen Retiro (Petite forêt) (1944) et Petite forêt (1944)[20]. La deuxième est le fruit du güiro (Crescentia cujete), sphérique et de la taille d’une noix de coco, mais de couleur verte et à la surface lisse. La forme et la couleur de ces fruits apparaissent dans les tableaux de 1942 et de 1943 comme Personnage aux ciseaux (1942) ou Nu dans la nature (1942) et pourraient être à l’origine de la forme circulaire que Wifredo Lam donne à sa première représentation d’Elegguá dans Le sombre Malembo, dieu du carrefour (1943), alors que la petite divinité a une tête plutôt ovale dans la santeria cubaine.

Figure 5

Fruit du güiro dans le jardin du 42, rue Panorama, Marianao.

Photographie de l’auteur, 3 janvier 2020

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Mais le jardin n’est pas seulement observé parce qu’il contient une richesse botanique. Wifredo Lam prête attention à la dimension sonore du jardin, et nous pourrions interpréter Le bruit (1943) comme un jeu sur les sons que les güiros provoquent en tombant sur le sol du jardin, ou sur celui qu’ils continuent de faire une fois qu’on les a évidés, remplis de sable et transformés en maracas. La dimension lumineuse du jardin est aussi à l’oeuvre dans des images comme Le matin vert (1943) ou La lumière de la jungle (1944), des oeuvres qui semblent éclairées à l’aube, avec des verts et des bleus juteux, et qui n’ont rien à voir avec l’évolution postérieure de Lam, qui s’enfonce à partir du Présent éternel (1944) dans l’exploration de l’univers nocturne. Enfin, le jardin pourvoit aussi des formes animales, que Lam intègre dans certaines de ses séries sur les oiseaux comme Oiseau sur la table (1943), Forêt (1944), Oiseau-lumière (1944), Oiseau-papaye (1944) et Animal-maïs (1945). Entre 1942 et 1944, la dimension audiovisuelle du jardin est pleinement saisie par Wifredo Lam, qui la transpose dans ses toiles à travers l’utilisation du dessin et de la couleur et commence à mener une réflexion sur la notion d’espace pictural qui sera déterminante pour la création de ses chefs-d’oeuvre postérieurs.

Il reste à établir les motivations qui poussent Wifredo Lam à accorder tant d’importance à des formes considérées comme banales et quotidiennes, qui n’avaient pas été traitées de la sorte dans la peinture cubaine jusque-là. Il nous semble que, là encore, Carpentier suggère une hypothèse intéressante lorsqu’il dit : « Souvent on ne comprend et ressent le tropique que lorsqu’on y revient après une longue absence, avec les rétines propres de toute sorte d’habitudes[21]. » Il est probable, en effet, que les formes du jardin du 42, rue Panorama aient attiré l’attention de Wifredo Lam précisément parce qu’il revenait à Cuba après de longues années. Cette fascination pour la flore caribéenne se fait d’ailleurs sentir depuis son arrivée en Martinique, lorsqu’il débarque à Fort-de-France le 20 avril 1941, à bord du Capitaine Paul-Lemerle, avec tant d’autres intellectuels, comme André Breton, Victor Serge ou Claude Lévi-Strauss, qui fuyaient l’Europe en flammes. Après la rencontre avec Aimé Césaire, les Breton et les Lam font de longues balades dans la forêt d’Absalon, guidés par le couple Césaire. Wifredo Lam y retrouve, sous des noms français, les espèces végétales qui ont bercé son enfance[22].

Le jardin, lieu sacré

Dans la combinaison des motifs végétaux, des séries que Wifredo Lam développe une fois à Cuba, surgissent des régularités qui confèrent des significations nouvelles aux plantes. La Silla (La chaise)[23], qu’il peint au début de 1943, est exemplaire à cet égard. Contrairement aux études de papayers ou de bananiers, la composition du tableau comporte une différence hiérarchique entre le premier plan, les éléments qui l’entourent et le fond. Du format — la toile est orientée comme un portrait — à la répartition des axes de composition en passant par l’éclairage, qui met en valeur le centre, jusqu’à la chaise qui trône au beau milieu de l’espace pictural, tout rappelle les techniques de représentation de personnes. Or, ce qui est posé sur la chaise n’est point une personne, mais un vase avec des fleurs, qui devient le mystérieux protagoniste du tableau. L’atmosphère ténue de la roseraie du fond contraste avec la lumière jaune, presque osseuse, qui se répand sur la chaise et le bouquet de fleurs. La profusion des lignes verticales des roseaux, des pattes, du dossier de la chaise semble indiquer un au-delà, en hors champ, vers lequel pointent également les boutons charnus qui sortent du vase. C’est ainsi que la chaise est transfigurée en autel et que les fleurs deviennent une offrande pour une divinité inconnue, à moins qu’elles ne soient la divinité elle-même. Cette scène aux accents mystiques, sacrés, ne se déroule néanmoins pas dans un temple, ni même dans une maison, mais bien dans un jardin qui est défini par la présence d’un objet domestique comme la chaise, placée au milieu d’une ligne de tiges qui pourraient rappeler celles de l’areca dont le jardin du 42, rue Panorama était pourvu. De tous les tableaux peints par Lam dans sa première période havanaise, La Silla est le seul qu’Alejo Carpentier décida d’acheter. Actuellement conservé au Museo Nacional de Bellas Artes de La Habana, ce chef-d’oeuvre fit longtemps partie de la collection de l’écrivain, qui l’appréciait particulièrement. Il s’agit probablement du premier tableau de Lam qui représente de manière explicite la charge spirituelle que peuvent avoir les plantes dans la culture afro-cubaine[24], thème qu’il traitera de manière récurrente dans Naturaleza muerta (Nature morte) (1943), La Silla (1943), Autel pour Elegguá (1944), Autel pour Yemayá (1944) et l’ensemble de Tables de la même année qui évoquent les autels et les offrandes faites aux entités des religions afro-cubaines.

Dans la plupart des religions afro-caribéennes, mais particulièrement dans la santeria et le palo monte cubains, un grand nombre de plantes ont des significations spirituelles. « La brousse est sacrée », écrit Lydia Cabrera en rapportant des propositions de ses informateurs dans l’ouverture d’El Monte (La forêt el les dieux) (1954), son ouvrage de référence sur les religions afro-cubaines : d’abord parce que « les saints vivent plus dans la brousse qu’au ciel », c’est-à-dire qu’on considère que l’énergie des divinités et des esprits réside effectivement dans la nature; et ensuite parce qu’« arbres et plantes sont des êtres doués d’âme, d’intelligence et de volonté comme tout ce qui naît, croît et vit sous le soleil[25] ». Il en résulte des religions qui accordent une place centrale aux éléments végétaux dans les pratiques rituelles et thérapeutiques. Les fleurs comme le tournesol ou le lys blanc, les fruits comme la papaye ou l’aubergine, et les plantes aromatiques comme le tabac et le basilic sont fournies aux divinités sous forme d’offrandes. Une grande quantité d’espèces de la flore tropicale sont utilisées pour des infusions et des mixtures qui ont un rôle central lors des cérémonies d’initiation — un mélange d’herbes, appelé du nom yoruba omiero, est indispensable pour être initié en santeria — ou de guérison — les santeros et les babalaos peuvent prescrire des bains, des onguents ou des recettes à base d’herbes fraîches et fermentées. Bien qu’il ne fût pas pratiquant de ces cultes, Wifredo Lam les connaissait, puisque sa mère était proche de Mantoñica Wilson, l’une des grandes prêtresses de la santeria cubaine du début du 20e siècle qui devint sa propre marraine. Là encore, le jardin de la rue Panorama a pu jouer un rôle, car, s’il est vrai que Wifredo Lam est réintroduit au monde des religions afro-cubaines par la main des ethnologues Lydia Cabrera et Fernando Ortiz, il n’en demeure pas moins que certains voisins de Lam pratiquaient ces cultes à Marianao, et notamment une santera appelée Rafaela Fajardo, connue sous le nom de Fela et que le couple Lam-Holzer aurait côtoyée pendant son séjour à Marianao. « Je voulais de toutes mes forces peindre le drame de mon pays, mais en exprimant à fond l’esprit des Noirs[26]… » Sans doute, ce programme que Wifredo Lam dit avoir suivi après son arrivée à La Havane est-il à l’oeuvre dans la manière dont il traite de la question végétale dans ses nombreuses séries issues du jardin. Pour cette même raison, les visions qu’il propose du jardin n’en font pas seulement un lieu sacré, mais aussi un lieu secret.

Le jardin, lieu secret

La Jungla (1943) est le chef-d’oeuvre le plus célèbre de Wifredo Lam. Terminé au début de 1943, il fut exposé à New York et racheté en 1945 par James Johnson Sweeney, alors directeur du Département de peintures et sculptures du MoMA, lors de ce qui fut l’inauguration de facto de la collection latino-américaine du musée. Ce grand format, peint avec un mélange de gouache et de peinture à l’huile sur du papier marouflé représente, dans des tons verts, bleus et jaunes, une roselière à l’intérieur de laquelle surgissent de mystérieux personnages hybrides qui épousent les lignes verticales des plantes de la forêt. Mais aborder La Jungla dans un article portant sur l’imaginaire du jardin chez Lam, n’est-ce pas faire fausse route ? La puissance indomptable de la jungle, qui fait défaut au jardin des hommes, ne définit-elle pas un autre type d’espace ?

En fait, la jungle évoquée par le titre en anglais, The Jungle, n’en est pas une. Ce titre en anglais, une traduction du titre original La Manigua qui a ensuite été retraduite en espagnol, lui a été donné aux États-Unis[27], alors que le tableau était achevé depuis des mois, non sans provoquer l’indignation de bon nombre des proches de Wifredo Lam comme Fernando Ortiz, qui s’opposa publiquement au nouveau nom du tableau. En effet, comme le rappelle Max-Pol Fouchet, la jungle n’est pas un écosystème cubain :

De toute façon, le titre ne correspond pas à la réalité naturelle de Cuba où l’on ne trouve pas de jungle, mais le bosque, le monte, la manigua — le bois, la montagne, la campagne —, et le fond du tableau est une plantation de cannes à sucre[28].

Pour cette raison, la plupart des spécialistes à qui la Caraïbe est familière préfèrent lui donner son titre en castillan. C’est le cas, par exemple, de Pierre Mabille, qui, dans sa traduction en espagnol de son article de 1944, fait le pari de reprendre le titre La Manigua, mot typiquement cubain qui n’évoquait probablement rien de l’autre côté du golfe de Floride[29]. La manigua, que l’on traduirait volontiers par brousse, plutôt que par campagne, est définie ainsi par Graziella Pogolotti :

Ni forêt vierge ni jungle. On arrive au seuil d’un souvenir commun. Car nous sommes aux limites des villages et des villes, là où les dernières habitations, généralement précaires, côtoient petits lopins de terre cultivés et maquis sauvages[30].

Nous avons déjà dit que le jardin du 42, rue Panorama était double. Côté rue, le jardin est de style américain, avec son gazon tondu et ses haies soignées pour indiquer la limite entre l’espace domestique et l’espace public. À l’arrière de la maison, cependant, le jardin devient « maquis sauvage », puisque rien ne sépare la fin de la parcelle du 42 de la brousse qui descend vers un ruisseau où se déversent les eaux résiduelles du quartier et qui s’enfonce vers une voie de chemin de fer. Là, le sol est humide, terreux, et les arbustes, les palmiers et les fruitiers tropicaux poussent de manière incontrôlée. La présence de feuilles de bananier, de cannes d’areca ou de cannes à sucre fait penser que La Jungla ressemble plutôt à un de ces lieux hybrides où la main de l’homme côtoie une nature qui reprend perpétuellement ses droits, ce que Gilles Clément appelle un « Tiers paysage[31] ».

La première version du tableau devait évoquer d’autant plus ce genre de lieux que le sol était d’un rouge vif, rappelant la terre fertile et riche de l’île de Cuba. D’après les témoignages que Wifredo Lam livra à son biographe cubain, Núñez Jiménez, ce fut Pierre Loeb, qui le visita dans son atelier au début de 1943, qui lui conseilla de changer la couleur du sol pour plonger tout le tableau dans des tons plus nocturnes[32]. Cela nous permet d’imaginer que le tableau, tel que l’avait conçu Wifredo Lam, devait évoquer davantage une de ces brousses qui entourent les espaces périurbains de l’île caribéenne qu’une jungle fantasmée depuis les États-Unis. L’hypothèse de Graziella Pogolotti est que l’espace où se situent La Silla et aussi probablement La Manigua n’est pas le jardin du 42, rue Panorama, mais plutôt le souvenir de la brousse qui entourait la maison de famille où Wifredo Lam vécut jusqu’à ses douze ans[33]. Mais que cette manigua soit celle, remémorée, de Sagua La Grande ou celle contenue dans les jardins délaissés de la ville, elle connote la même histoire de la Caraïbe.

En effet, c’est dans ce genre de roseraies sauvages, de brousses proches des noyaux urbains et des villages, que l’histoire des guerres de libération s’est déroulée dans beaucoup de pays du bassin caribéen. C’est précisément dans ce genre d’espaces qu’Alejo Carpentier place le protagoniste d’El reino de este mundo (Le Royaume de ce monde) (1949), Makandal, esclave marron qui décide de se venger de ses maîtres en cueillant dans la brousse les herbes et les champignons venimeux pour empoisonner l’eau qu’ils boivent. C’est en se cachant dans ces maniguas que les esclaves haïtiens préparent la révolte de 1791, que les troupes de mambises cubains livrent bataille lors des guerres d’indépendance de Cuba, et que les guerrilleros de la Révolution cubaine trouvent refuge. La manigua est le lieu du caché, de l’incognito, et se présente comme le lieu du secret ?

Dans La Jungla et La Silla, Wifredo Lam travaille l’image du jardin des subalternes. « Un endroit habité par l’homme, un refuge pour les anciens Marrons, et le berceau de toutes […] les révolutions[34] », selon les mots de Graziella Pogolotti. Il bouleverse ainsi l’imaginaire du jardin tel qu’il a été construit par la pratique européenne depuis la Renaissance. Contrairement au jardin classique, espace fermé par excellence[35], l’imaginaire convoqué par les tableaux de la période havanaise de Lam se rapporte au jardin sans clôtures qui efface la séparation entre ville et campagne, entre brousse et civilisation. Contrairement au jardin classique, manifestation éclatante de la capacité de contrôle et d’organisation du monde par l’esprit, la brousse de Lam se rapporte à l’obscurité et au secret. Le jardin royal et aristocratique, pré carré des nantis[36], fonctionnait parfois comme une négation de l’espace de vie des subalternes. Jacques Rancière rappelle par exemple, dans son ouvrage sur l’art des jardins en Angleterre et en France au 18e siècle, le cas de lord Harvey, qui fit démolir le hameau trop proche d’Ickworth pour bâtir un jardin à son goût, ou celui de Thomas Anson, à Shugbourough, qui fit déplacer un village entier pour que son parc ait une vue dégagée[37]. La Jungla de Wifredo Lam est l’espace où les subalternes renversent les dires et les faires des maîtres, y compris dans leur rapport à la nature. C’est dans ce genre de tiers paysage qu’a lieu la naissance de ce que Malcolm Ferdinand appelle l’« écologie décoloniale », de la main des résistants au système de la plantation et de l’esclavage[38]. Cette image inédite du jardin en art implique, à mon sens, une conception nouvelle de la nature dans l’art cubain.

Une image nouvelle de la nature cubaine

Wifredo Lam peint la nature sans faire de paysages. Sans doute, la première différence entre l’oeuvre de Lam et celle des peintres de la nature cubaine qui l’ont précédé est-elle liée à la représentation de l’espace. En effet, contrairement à toutes les écoles de paysage cubain — des vistas de ingenios[39] aux peintres impressionnistes en passant par les tenants du romantisme ou de l’académisme de la fin du 19e siècle —, Wifredo Lam refuse d’utiliser les techniques traditionnelles de rendu de la profondeur. Dans ses oeuvres de la période havanaise, la distance entre le premier plan et le fond est minime, car les scènes sont généralement situées au milieu d’une végétation dense. Cela rend inutile l’ensemble d’outils mis en place et théorisé pendant la Renaissance pour reproduire la sensation d’espace : lignes d’horizon et de fuite, point de fuite, principes de réduction et d’espacement sont généralement absents dans ses compositions. Constatant cela, le critique Pierre Mabille écrivait à propos de La Jungla :

Ce que l’artiste européen classique entend par composition est précisément l’organisation des différents éléments de la toile autour de ce centre ou point de fuite. Un tel concept déborde infiniment le domaine de la peinture et traduit l’idée générale de l’organisation du monde à partir d’un seul Dieu, de l’organisation de la société à partir d’un chef suprême. Une série de lois et de relations détermine strictement la position des parties périphériques par rapport au centre. […] Mais ce sont d’autres lois qui régulent la composition de La Jungla[40].

Après avoir tracé une brève histoire de la perspective qui doit beaucoup aux travaux d’Erwin Panofsky, Mabille la considère comme une forme symbolique qui s’insère à l’intérieur d’une conception de la nature en tant qu’objet devant être maîtrisé, plié à des normes sociales et spirituelles qui sont aussi à l’oeuvre au moment de la conquête et de la colonisation de l’Amérique. D’une certaine manière, Mabille fait de la perspective la forme de représentation de la colonialité du pouvoir[41]. En refusant d’utiliser la perspective dans ses représentations de la nature, Wifredo Lam proposerait donc une image décoloniale de la nature latino-américaine.

En refusant la perspective, il rompt peut-être aussi avec ce que Philippe Descola nomme l’« autonomie du paysage », c’est-à-dire la progressive émergence d’un genre pictural où la représentation de la nature est orchestrée pour qu’elle soit un objet observable par un sujet humain. Cet évènement artistique de la Renaissance est interprété par Descola comme un symptôme de l’émergence du naturalisme moderne, ce « grand partage » entre l’homme et tout ce qui l’entoure[42] qui permet à celui-là de se considérer comme maître et possesseur de la nature car étant ontologiquement différent. Chez Lam, le refus de la perspective semble s’accompagner d’une volonté de représenter la nature comme si elle était douée de volonté et d’intériorité — ce qui est le propre des ontologies non naturalistes comme l’animisme, le totémisme et l’analogisme, selon les classifications établies par Philippe Descola. La création d’êtres hybrides imaginaires contribue à créer la représentation d’une nature active, capable d’observer et de sentir. Chez Lam, les tiges, les fleurs et les feuillages des roseaux deviennent des êtres mobiles, sensibles et agissants. Les plantes sont pourvues d’yeux, de pattes et de bras, et ces êtres mystérieux, qu’ils soient monstres ou dieux, disent avant toute chose que la nature est traversée par les mêmes forces qui animent les destinées des hommes, et qu’elle les englobe. Pour cette raison, l’oeuvre de Wifredo Lam entre aussi facilement en résonance avec toutes les cosmogonies américaines qui sont animistes ou analogistes, comme la santeria ou le vaudou, mais aussi avec les mythologies grecques, indiennes ou africaines qui nourriront ses oeuvres postérieures.

Généralement étudiée pour le rôle qu’elle a joué dans la reconnaissance des cultures afro-caribéennes et du métissage culturel, pour l’originalité de son message anticolonialiste ou pour le dialogue permanent qu’elle entretient avec les avant-gardes internationales, l’oeuvre de Wifredo Lam doit être abordée également dans une perspective environnementale. En effet, elle propose, à partir de 1942, une voie nouvelle pour la représentation de la nature d’un continent qui a souffert plus qu’aucun autre des processus d’exploitation des ressources naturelles mis en place avec la modernité européenne. Cependant, Lam ne procède pas à partir d’une pensée abstraite, mais commence par l’étude des potentialités plastiques d’espèces qui font partie du quotidien des Cubains. C’est pourquoi nous sommes partis du rapport de l’artiste avec l’atelier qu’il occupe à partir de 1942, à son retour dans la ville qu’il avait quittée vingt ans plus tôt. L’étude du jardin, chez Lam, ouvre les voies de la mémoire, celle des siècles d’esclavage dans les plantations de canne à sucre de Cuba, mais aussi la réminiscence de sa propre enfance à Sagua La Grande, où les croyances faisaient de la brousse et des espèces qu’elle contenait un lieu sacré capable de guérir les maux des hommes.