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Dans l’historiographie de l’art des jardins, la question des sens semble d’actualité, comme en témoigne le colloque Sound and Scent in the Garden tenu à Dumbarton Oaks en 2014[2]. Cela n’a pas de quoi surprendre, étant donné l’intérêt marqué depuis déjà plusieurs années pour des questions liées aux usages et à la réception des jardins[3], et de surcroît si l’on tient compte de l’affirmation toujours plus prégnante des Sensory Studies à l’intérieur des sciences humaines[4]. En marge de cette orientation historiographique, une place grandissante a été accordée par certains travaux à la performance musicale et à son statut particulier dans le contexte des jardins. On y apprend que ces deux arts ont entretenu une relation intime et nourrie, à partir de la période moderne, par un répertoire commun de mythes antiques et de références pastorales[5]. Ces travaux ont corollairement ouvert une brèche dans la conception que l’on se faisait de l’expérience des jardins et de la place qui y était réservée à l’ouïe.

Or, la question de la sensorialité des jardins, qui reste à un état très fragmentaire dans l’historiographie, n’a toujours pas été appliquée à la production théorique liée à cet art[6]. Il est ainsi difficile de comprendre le statut accordé à de tels phénomènes extra-visuels dans l’expérience esthétique propre à l’art des jardins, surtout lorsqu’il est question d’une période (celle de la seconde moitié du 18e siècle) qu’on a eu tendance à résumer sous l’appellation insidieuse de « jardin pittoresque[7] ». Était-il alors permis de jouir de tous les sens[8] ? Et comment l’apport d’un sens autre que la vue pouvait-il être intégré à l’esthétique du jardin dans son ensemble ? Pour tenter de répondre à ces questions, et dans l’optique d’une réflexion sur l’intermédialité à l’oeuvre dans la théorie esthétique, cet article propose d’interroger la place de l’ouïe dans la Théorie de l’art des jardins (Theorie der Gartenkunst) du philosophe Christian Cay Lorenz Hirschfeld (1742–1792). Cet ouvrage, paru en cinq volumes entre 1779 et 1785, constitue un morceau clé de l’histoire de la théorie de l’art des jardins, puisqu’il s’agit de l’une des entreprises les plus importantes de la théorisation de cet art et aussi parce qu’il a contribué à exacerber l’engouement pour le jardin paysager sur le continent européen[9].

Une lecture attentive de la Théorie révèle que l’ouïe y occupe une place importante, voire stratégique. Il n’est sans doute pas fortuit que cette présence s’affirme à un moment où l’art des jardins occidentaux, à travers des textes comme celui d’Hirschfeld, cherche à assumer une certaine autonomie par rapport au modèle pictural[10]. Mais afin de pouvoir considérer l’ambiance sonore des jardins d’un point de vue esthétique, son apport devait être structuré. Cet article propose ainsi que la musique ait pu servir cette fonction chez le théoricien allemand. Nous verrons aussi comment l’attention auditive privilégiée par Hirschfeld s’inscrivait en harmonie avec les principes développés dans sa Théorie, notamment en ce qui concerne le privilège accordé à la sensibilité émotionnelle, à la temporalité et au rythme dans l’expérience esthétique des jardins. Grâce à cette analyse, nous espérons pouvoir contribuer à relativiser l’importance accordée à la peinture dans l’entreprise de construction théorique qui marque l’histoire des jardins à la fin du 18e siècle, et défaire autant que possible l’occulocentrisme qui affecte l’historiographie.

De la question des sens à celle de l’émergence de sens

D’entrée de jeu, notre analyse s’articulera autour d’une question, laquelle était déjà bien présente dans la littérature sur l’art des jardins de la fin du 18e siècle. Celle-ci concerne le gouffre qui sépare les simples impressions sensorielles de leur attribution de sens. En d’autres termes, peut-on dire que les ambiances sonores décrites par Hirschfeld contribuent d’une manière significative à l’expérience esthétique du jardin telle qu’il la conçoit, ou alors ne restent-elles que des trivialités n’offrant rien de substantiel à cet art ?

Cette question est importante principalement parce que l’art des jardins est marqué par une quantité considérable de phénomènes contingents, lesquels n’ont pas nécessairement fait couler beaucoup d’encre chez les théoriciens, quand ils n’ont pas été directement dévalués. Ainsi, quelques années après la publication de la Théorie, le philosophe allemand Karl Heinrich Heydenreich (1764–1801) sera très clair quant au fait que les sons ne contribuent dans aucune circonstance à la beauté de l’art des jardins, puisqu’ils relèvent selon lui de l’agréable[11]. L’héritage kantien d’Heydenreich est ici bien palpable. Pour Kant, l’agréable est un sentiment qui relève de la satisfaction qu’apporte un objet, alors que le beau est un sentiment désintéressé[12]. Suivant la logique kantienne, Heydenreich cherche ainsi à distinguer ce qui participe véritablement à la beauté d’un jardin de ce qui n’appartient qu’à l’utile ou à l’agréable. Bien qu’il soit avare d’explications au sujet de cette différenciation des sens, on peut en déduire que les sonorités entendues dans un jardin ne sont pas suffisamment évocatrices pour être considérées d’un point de vue esthétique[13].

Lorsqu’il critique la place occupée par les autres sens dans la théorie de l’art des jardins, Heydenreich fait sans doute référence à Hirschfeld, qui, dès le premier volume de sa Théorie, avait abordé la question ainsi[14] :

Il est dans le pouvoir de l’artiste-jardinier de réjouir à travers l’oeil, l’oreille et l’odorat. Pour la simple raison que le plaisir de tous ces sens au même degré, en partie ne dépend pas entièrement de lui, et en partie ne devrait pas être recherché en raison de la différence dans la perfection interne des sens eux-mêmes; il a vocation, sans complètement négliger l’odorat, à s’occuper de l’oeil et de l’oreille, mais surtout de l’oeil. Il devrait donc s’efforcer de mettre principalement de l’avant les beautés visibles de la nature champêtre[15].

On peut immédiatement voir combien ce passage risque de nous désorienter plutôt que nous éclairer. Bien qu’il accueille l’ouïe (et même l’odorat) au sein du jardin, il ne manque pas de souligner comment certains sens peuvent échapper au contrôle du jardinier, avant de conclure que ce dernier devra principalement se concentrer sur l’aspect visuel des jardins. La place qu’il accorde à ces autres sens est-elle alors strictement secondaire ?

Certes, Hirschfeld établit bien ici une hiérarchie des sens, mais une chose est certaine, c’est qu’il ne traite pas l’ambiance sonore des jardins d’une manière superficielle. En somme, outre la récurrence des évocations de nature auditive dans la Théorie, l’importance de cette place dépend d’un enjeu plus large que la stricte question des sens, un enjeu qui concerne ultimement la cohérence intersensorielle et spatio-temporelle des expériences vécues au sein d’un jardin. L’un des principaux atouts du jardin paysager, qui est bien discernable dans les pages de la Théorie, est la nature temporelle de son expérience, une qualité à laquelle ne peut prétendre la peinture : « La présentation graduelle des scènes de jardins procure un plaisir beaucoup plus long et divertissant que la peinture de paysage la plus belle et la plus détaillée, dont l’oeil a rapidement embrassé l’ensemble[16]. » Aux yeux d’Hirschfeld, dans cette expérience cinétique, la réunion des sens contribue bien à conférer à l’art des jardins un avantage sur les autres arts.

L’ouïe, plutôt que d’être célébrée en elle-même, ou encore dévaluée comme chez Heydenreich, participe à une expérience qui surpasse la somme de ses parties (notamment des sens impliqués) et qui ne peut être réduite à l’expérience d’un tableau. Il est d’ailleurs question de ce pouvoir singulier de l’art des jardins juste avant le passage précédemment cité sur la question des sens :

C’est par tous ces accès [la vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher] que pénètrent plus ou moins les beautés rurales et les agréments de la nature jusqu’à l’âme. L’impression que les objets font sur un sens peut être renforcée par le mouvement simultané d’un ou de plusieurs autres sens. Les perceptions correspondantes de plusieurs sens complimentent plus fortement l’objet contemplé. Un bosquet plein de jeunes feuillages et de vues joyeuses enchante encore plus quand on entend en même temps le chant du rossignol, le murmure d’une chute d’eau, et lorsqu’au même moment un parfum frais de violette se rend à nous[17].

Hirschfeld reviendra sur cette question lorsqu’il abordera le sujet du mouvement, après avoir énuméré les différentes manières d’en introduire l’effet dans un jardin : « Il y a un type de mouvement pour l’oeil, et un autre pour l’oreille; et il est dans le pouvoir de l’artiste-jardinier non seulement de les obtenir tous les deux, mais aussi de les réunir dans un même laps de temps[18]. » En plus de confirmer l’importance qu’il accorde à l’ouïe, Hirschfeld rattache bien ce sens à l’aspect temporel de l’expérience esthétique du jardin, en limitant pour le moment son commentaire à la nécessité d’une simultanéité. Il apparaît alors que l’important pour lui n’est pas tant de voir se multiplier les sens stimulés au coeur de cette expérience que de voir cette dernière renforcée par une coopération ingénieuse et cohérente des différents sens.

Sans cette exigence d’unité intersensorielle, l’apport de l’ouïe reste purement arbitraire. Si Hirschfeld peut par moments se montrer réticent à accorder aux sonorités une importance égale aux impressions visuelles, ce n’est pas parce qu’il dévalue leur présence, mais bien parce qu’il ne peut accepter qu’un mélange d’impressions sensorielles de caractères différents nuise à la cohérence d’une scène. Certaines sonorités doivent ainsi être proscrites afin de préserver certains caractères, comme une cascade trop bruyante qui risquerait de nuire à la « sensation des beautés douces qui imprègnent les autres objets[19] ». Le calme et le silence sont d’ailleurs essentiels dans la Théorie, indiqués surtout pour des scènes empreintes d’un caractère mélancolique. Cependant, le silence n’est jamais absolu. Il permet d’être plus attentif aux sonorités ténues et dispersées telles que le bruit des feuillages ou le murmure éloigné de l’écoulement de l’eau[20].

C’est dans cette optique qu’Hirschfeld établit une typologie des sons dans le jardin. Celle-ci ne fait pas l’objet d’une section à part dans l’ouvrage, mais vient s’insérer par endroits, lorsqu’il est question des conditions nécessaires à la formation des différents caractères d’un jardin, ou lorsqu’il est question de l’utilisation des eaux : « Un murmure sourd et étouffé est le ton de la mélancolie et du deuil. Un son doux vous invite à la réflexion, et est destiné à des scènes de solitude[21]. » Parfois, plusieurs possibilités sont évoquées pour contribuer à un même effet : « Le silence qui règne autour d’un objet sublime en augmente la solennité. Tout comme un grand vacarme, celui de la tempête dans les bois ou sur la mer, ou du déchaînement des chutes d’eau, éveille des sentiments sublimes, et réussit tout comme un profond silence à exprimer le caractère dont il est question[22]. »

Ainsi, une certaine subordination de l’ouïe à la vue et à l’expérience esthétique du jardin dans son ensemble marque la Théorie. Les sons ne se présentent jamais comme des curiosités, mais viennent toujours honorer et soutenir l’apparence visuelle d’une scène. Cette approche se distingue sciemment de certaines tentatives plus anciennes visant à émerveiller les sens des visiteurs de jardins, notamment grâce à des machineries hydrauliques capables, à titre d’exemple, d’imiter le chant des oiseaux. On retrouve quelques représentations de ce type d’invention dans l’ouvrage Les raisons des forces mouvantes (1615) de l’architecte et ingénieur Salomon de Caus (voir la figure 1)[23]. Hirschfeld exprime à quelques reprises son mépris pour de tels dispositifs, en visant tout particulièrement le jardin de Pratolino, près de Florence, célèbre notamment pour ses merveilles technologiques[24]. Par contraste, le théoricien allemand s’est permis d’imaginer un monument à la mémoire de Friedrich von Hagedorn, dont l’écoulement de la source à sa base devait évoquer les chants du poète (voir la figure 2)[25].

Figure 1

Salomon de Claus, Les raisons des forces mouvantes, [1615], Paris, H. Droüart, 1624. Problème XXII : « Pour faire representer le chant d’un oyseau en son naturel, par le moyen de l’eau ».

Bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, Collections Jacques Doucet, Fol Ko 36

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Figure 2

Christian Cay Lorenz Hirschfeld, Théorie de l’art des jardins, Amsterdam, Michel Rey, 1781, vol. 3, tab. III, « Monument de Hagedorn le poëte, par Mr. Schuricht », gravure par Christian Gottlieb Geyser.

Photographie : Société nationale d’horticulture de France

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Hirschfeld précise que de tels monuments ne seront autorisés que dans la mesure où leur effet restera subordonné à l’effet général de la scène. Les simples jeux sensoriels ne restent à ses yeux que des distractions nuisibles à l’expérience d’un jardin. Cela dit, lorsqu’une situation se présente où l’accord des sens contribue à rehausser l’impression d’une scène, que ce soit par hasard ou par choix, nous avons alors droit à certains des passages les plus inspirés de la Théorie[26].

Du pouvoir de l’ouïe

Il convient de souligner ici l’importance de la résonance émotionnelle du jardin chez Hirschfeld, qui inscrit sa Théorie au sein d’un mouvement théorique particulièrement concerné par cet enjeu[27]. Selon ce courant, un jardin doit être capable d’émouvoir les visiteurs à travers de riches expériences purement sensibles, lesquelles peuvent ultimement contribuer à les former moralement[28]. Comme cela a déjà été souligné dans la littérature, la popularisation du jardin paysager et le développement de cette sensibilité au 18e siècle faisaient écho à un changement de paradigme plus large, où l’exigence rationaliste propre à l’esthétique des Lumières commença graduellement à faire place à une esthétique fondée sur l’affect, les émotions et les pouvoirs plus profonds de l’âme[29]. Nous nous concentrerons ici sur deux aspects plus précis de cette transformation, soit celui du pouvoir de l’ouïe et celui de la temporalité de l’expérience esthétique.

Dans l’horizon d’Hirschfeld, les principaux théoriciens préoccupés par ces enjeux furent Johann Georg Sulzer (1720–1779) et Henry Home, lord Kames (1696–1782), deux influences majeures de l’aveu même du théoricien de l’art des jardins[30]. Un détour par ces deux influences s’impose si l’on veut bien comprendre avec quels outils ce dernier travaillait. Sulzer était un philosophe suisse bien connu pour son approche à la fois encyclopédique et théorique des beaux-arts, au coeur de laquelle leur fonction morale était constamment mise à l’avant-plan. Deux modalités ont été développées par Sulzer quant à cet enjeu. L’une était didactique et concernait le savoir acquis par les arts, alors que l’autre relevait d’un exercice purement émotionnel et affectif des forces de l’âme (Seelenkräfte). Cette seconde approche est quelque peu ambiguë. Mais c’est sans doute pour cette raison qu’elle fut l’une des plus novatrices de sa Théorie générale des beaux-arts (1771–1774), puisqu’elle fut manifestement développée pour répondre à des phénomènes esthétiques dépassant les cadres conceptuels pleinement maîtrisés par son auteur et ses contemporains[31]. Il semble que cette notion lui ait servi à développer un cadre théorique pour ces occasions où un art sans matériel clairement didactique puisse malgré tout être capable d’influence morale. Dans le texte de Sulzer, c’est principalement la musique qui est concernée.

Sulzer fut l’un des premiers théoriciens à accorder une place importante à la musique instrumentale dans ses écrits[32]. Son travail traduit bien l’urgence d’élaborer un appareil théorique capable de rendre compte de la légitimité d’un art de plus en plus estimé, mais qui pouvait sembler vide en raison de son manque d’intelligibilité. Contrairement à une idée répandue dans la littérature à ce sujet, il est maintenant clair qu’il estimait grandement les vertus de la musique instrumentale. Mais c’est justement en raison du pouvoir tout à fait singulier de cet art qu’il pouvait se montrer très critique à l’égard de certains de ses développements[33]. D’emblée, le philosophe suisse croyait que la nature avait « créé une connexion directe entre l’oreille et le coeur[34] », et que l’ouïe était « de loin le sens le plus approprié pour éveiller la passion[35] ». Pour cette raison, ce sens avait autant le pouvoir de déstabiliser et de corrompre qu’il pouvait émouvoir et susciter les passions les plus nobles. L’ouïe avait donc un avantage d’ordre affectif sur la vue, alors que cette dernière possédait l’avantage d’être plus précise et intelligible.

De telles observations sur les sens n’épargnèrent pas la théorie de l’art des jardins. Avant Hirschfeld, le marquis de Girardin (1735–1808) avait consacré un chapitre de son ouvrage De la composition des paysages (1777) au rôle des sens dans l’expérience des jardins, où le pouvoir de l’ouïe et de l’odorat relevait de leur capacité à être « plus profondément affectés[36] ». Tout cela survient, sans grande surprise, peu de temps après l’avènement de la philosophie sensualiste, qui propulsa l’expérience sensorielle à l’avant-plan de la philosophie. La hiérarchie classique des sens, qui privilégiait la vue, se voyait remise en question dans des textes comme le Traité des sensations (1754) d’Étienne Bonnot de Condillac (1714–1780), qui soulignait le rôle primordial du toucher au sein de l’expérience cognitive, tout en insistant sur les relations complexes d’interdépendance entre les sens[37].

Or, une distinction entre les sens de proximité et les sens « distants » restait très marquante et entretenait une certaine aura autour de la vue et de l’ouïe en raison de leur distance par rapport à la matière. Bien que les positions aient pu grandement diverger au sujet de la hiérarchie et du rôle des sens, de telles questions occupaient une place importante dans la philosophie du milieu du 18e siècle, et plus particulièrement en esthétique. Dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757), Edmund Burke (1729–1797) ne se contentait pas de discuter de l’expérience visuelle du beau et du sublime, mais ouvrait son analyse aux autres sens, et surtout à l’ouïe[38]. Ses observations sont en ce sens originales et témoignent d’une sensibilité — peu courante à l’époque — pour les relations d’interdépendance entre les différents sens[39]. Inspiré par le travail de Burke, Johann Gottfried Herder (1744–1803) alla jusqu’à affirmer, dans ses Kritische Wälder (1769), que l’ouïe offrait une voie d’accès privilégié à l’âme[40]. Ce sens occupait pour plusieurs penseurs de l’époque une position idéale, à la charnière de la sensation pure et de l’intellect.

Mais au-delà de la question des sens, c’est bien l’esthétique organisant les impressions sensorielles qui occupait Sulzer et qui lui permit d’approfondir théoriquement la valeur de la musique instrumentale. Dans sa Théorie générale, la symphonie reçut ainsi un traitement bien différent de l’opéra italien en raison des possibilités offertes par cette première[41]. C’est sa capacité à exercer et à enrichir la sensibilité de l’auditoire qui assura au genre symphonique une place importante dans l’ouvrage. Pour dépasser ses simples qualités ornementales, une pièce instrumentale devait être capable d’entraîner l’auditoire dans une suite d’états émotionnels dotée non seulement d’une certaine cohérence (liée à l’accord des émotions entre elles), mais aussi d’une capacité à éveiller de profondes passions, à entretenir un certain mystère et à susciter une variété de réactions, parfois vécues sous la forme de transitions soudaines et animées[42]. Cette esthétique mettait en jeu un exercice émotionnel que Sulzer comparait à l’exercice physique : il devait être soutenu dans le temps et amener le sujet à sortir de sa lassitude[43].

Si la Théorie générale présente quelques ambiguïtés quant à la valeur de la musique instrumentale, cela peut s’expliquer par le statut incertain de cet art au milieu du 18e siècle. Il faut comprendre qu’au début du siècle, l’écoute était généralement bien plus passive que vers sa fin, lorsqu’il était attendu d’un auditoire qu’il exerce sa sensibilité et son attention au point d’en être épuisé[44]. Bien qu’il faille attendre le romantisme allemand avant de voir la musique s’ériger en un véritable modèle pour l’ensemble des arts, celle-ci occupe bien une place centrale chez Sulzer. Cette place est fondée sur une esthétique sensualiste qui fait de l’élévation de l’âme son cheval de bataille : « Ici commence le domaine des beaux-arts. Le premier et le plus puissant d’entre eux est celui qui emprunte le chemin de l’ouïe vers l’âme, la musique[45]. »

Il n’est donc pas surprenant de voir que Sulzer emploie le mythe d’Orphée pour discuter du pouvoir civilisateur des arts. Selon la version d’Horace, à laquelle il se réfère, ce serait grâce au pouvoir pacificateur de sa lyre qu’Orphée aurait été capable de civiliser le peuple grec[46]. Lord Kames avait utilisé une image semblable dans ses Elements of Criticism (1762), en citant un long extrait de l’historien hellénistique Polybe dans lequel ce dernier affirmait le rôle crucial de la musique dans la formation du caractère légendaire du peuple arcadien[47]. Jean-Jacques Rousseau (1712–1778) avait exprimé un pareil sentiment de nostalgie pour un âge d’or où la musique fut considérée essentielle à la formation des moeurs, une réalité qu’il cherchait en quelque sorte à faire revivre dans l’Émile (1762), son traité sur l’éducation[48].

L’envergure prise par la musique dans les écrits de ces auteurs importants pour Hirschfeld pourrait en partie expliquer l’importance accordée à l’ouïe dans sa Théorie, ainsi que certains de ses « appels » musicaux dans ses descriptions, où ceux-ci insufflent à l’expérience esthétique un certain lyrisme. À un moment, Hirschfeld décrit une scène qui change soudainement de caractère à cause du chant des oiseaux : « Le désert se transforme en un séjour délicieux où les créatures heureuses se réjouissent de la liberté et de l’amour; et un haut sentiment de plaisir qu’inspire l’idée du créateur de tout remplit le coeur de l’observateur sensé[49]. » Un phénomène récurrent dans la Théorie est celui de l’évocation des sons du cor de chasse (Waldhorn), dont l’énergie « magique » est à un moment décrite comme étant « au-dessus de toute expression[50] ».

Au seuil du 18e siècle, le cor de chasse était un instrument utilisé pour la chasse à l’épuisement, où il servait d’outil de communication entre les chasseurs, tout en contribuant à l’aspect cérémoniel de l’activité (voir la figure 3). En s’affranchissant peu à peu de son usage cynégétique, il conserva toutefois une aura pastorale hautement célébrée au 18e siècle, notamment dans des compositions musicales thématisant la nature. Comme sa sonorité était associée à la forêt dans l’imaginaire collectif, son intégration à l’esthétique du jardin était des plus aisées pour Hirschfeld, d’autant plus que l’instrument était aussi couramment utilisé sur le continent que sur les îles britanniques, dans les concerts donnés dans les jardins[51].

Figure 3

Johann Elias Ridinger, Chasseur par force avec la meute, gravure, National Gallery of Art, Washington, n. d.

Avec l’aimable autorisation de la National Gallery of Art

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Certaines descriptions de la Théorie évoquent la musique émanant du paysage sous d’autres formes, notamment lorsque retentissent des chants provenant « des voix inexpérimentées des glaneuses » qui participent à une moisson lointaine[52]. Parfois, la présence et le mélange de certains sons en viennent même à être décrits en des termes musicaux : « Les vagues [d’un lac] élèvent leur son des profondeurs, et les cimes des hêtres s’y mêlent pour former un concert majestueux[53]. » Si par moments l’appel des sens semble simplement servir une fonction de vérisimilitude dans le texte, en permettant au lectorat de mieux saisir la texture émotionnelle du moment décrit, certains passages mettent l’expérience auditive de l’avant, et ouvrent ce faisant un espace d’appréciation esthétique autre, gouverné principalement par la temporalité de nature transitoire offerte par les expériences sonores, par l’heureux hasard de leur mélange et de leurs effets émotionnels. Avant d’examiner un exemple d’une telle expérience, et afin de mesurer clairement l’apport théorique de la musique au-delà de la seule appréciation sonore du jardin au sein de la Théorie, il convient d’examiner comment ces deux arts ont pu être rapprochés dans l’univers théorique proche d’Hirschfeld.

Mouvement et temporalité dans l’expérience du jardin

L’évolution retracée jusqu’à présent nous rappelle à quel point l’enjeu de la formation (Bildung) était au coeur de l’esthétique du 18e siècle. Avant qu’une suite d’impressions sensorielles plus ou moins abstraites puisse être dotée d’une valeur esthétique, il fallait qu’un cadre théorique à valeur morale puisse l’encadrer, et les écrits de Sulzer représentent en ce sens un pas significatif. Lord Kames avait lui aussi, quelques années plus tôt, été préoccupé par ces enjeux concernant le pouvoir civilisateur des émotions et la nécessité de leur orchestration réfléchie au sein d’une même oeuvre. Un aspect important de cette transformation concernait le statut accordé à la temporalité de l’expérience esthétique. Chez lord Kames, cet aspect reçoit une attention importante, notamment dans un chapitre de ses Elements consacré à la question du contraste, où il compare brièvement les structures du drame, du jardin et de la musique sur la base de leur temporalité[54]. Dans ces trois cas, des contrastes sont nécessaires entre chacune des parties de l’oeuvre pour faire ressortir leurs singularités propres et afin de briser la monotonie. À partir de ce principe, l’auteur estime qu’un jardin trop petit serait incapable de susciter une diversité d’émotions, étant donné qu’il serait impossible de les vivre de façon successive[55]. Hirschfeld reprendra ce point dans son propre chapitre sur le contraste, en citant directement lord Kames[56].

Il semble que ce soit la complexité propre à la dimension temporelle de l’expérience du jardin comme de la musique qui relie ces deux arts chez lord Kames, et qui fait qu’il a pu les traiter, avec l’architecture, comme des « sister arts[57] ». Pour lui, la valeur mélodique de la musique, de plus en plus prisée au 18e siècle (notamment chez Rousseau), trouve un écho dans la manière dont le jardin paysager est investi d’une variabilité temporelle issue du mouvement dans l’espace[58]. Le jardin représente ainsi un certain paradigme de l’art pour lord Kames, lui permettant de juger des autres arts selon l’idéal d’une expérience esthétique non seulement riche, mais aussi soutenue dans le temps et ainsi apte à garder le spectateur éveillé. Plus qu’une contemplation des nombreux mouvements perceptibles au sein du paysage, il s’agit d’apprécier le mouvement intérieur de l’âme elle-même, celui du passage d’une émotion à l’autre[59].

En rassemblant les thèses et les enjeux soulevés par Sulzer et lord Kames, nous pouvons constater que jardin et musique y subissent une inflexion théorique similaire. En abandonnant les structures traditionnelles de représentation (le texte en musique et l’iconographie dans le jardin), il est impératif de remplacer ces structures assurant le sens par autre chose. La musique instrumentale ne peut se contenter d’un amalgame de sensations diverses sans effet général, tout comme le jardin ne peut se contenter de rassembler une collection de scènes à caractères différents sans unité permettant de les lier entre elles. Le mouvement émotionnel se présente ainsi comme ce qui permet de dépasser le simple plaisir et d’assurer une certaine structure de sens à l’expérience. Hirschfeld est reconnu pour avoir grandement contribué à substantiver une telle approche à l’égard de l’art des jardins, notamment en insistant sur le rôle cardinal de l’imagination. Sans cette faculté, l’expérience graduelle du jardin serait marquée par un chaos aléatoire et impensable pour Hirschfeld, qui oeuvre dans un contexte où la nature sensiblement apparente menace toujours d’être insaisissable pour le sujet. Alors que le jardin géométrique exigeait la reconnaissance de formes régulières en tant qu’images rationnelles de la nature, le jardin paysager est structuré à partir de la relation entre les différents caractères à l’intérieur du jardin et l’imagination qui est apte à en faire la synthèse[60].

Comprendre cet aspect de la Théorie peut nous permettre de mesurer toute la valeur de certains de ses passages en apparence moins importants. Il est ainsi plus aisé de saisir la difficulté qu’exprime l’auteur quant à l’art des transitions et des connexions, une partie dite « difficile pour l’artiste-jardinier comme pour le musicien, comme pour le peintre[61] ». Au-delà des émotions fortes que la nature est capable de susciter, et que le jardinier peut dans une certaine mesure reproduire et potentialiser dans son art, c’est l’expérience complète du jardin qui doit être l’objet principal de son attention. Cela a pour conséquence de relativiser l’importance individuelle des scènes au profit d’une expérience totale :

De même que toute sensation fatigue quand elle demeure toujours la même, pareillement nous nous endormons même dans le plaisir de la plus douce volupté qui nous enchante depuis trop longtemps. L’alternance ou l’afflux progressif de nouvelles impressions d’un type similaire ou apparenté aide à maintenir la vivacité et le bon goût des sensations. Les modifications de nos sentiments, qui dépendent des effets des objets extérieurs, semblent si indispensables à l’âme que leur absence serait une limitation déplorable de notre nature. Ainsi, c’est l’excitation des sensations agréables qui sera l’enjeu général de l’art des jardins; mais à cela peuvent s’ajouter d’autres sensations éveillées par des régions recluses, mélancoliques, inquiétantes, romantiques, solennelles, et ainsi de suite. C’est la vocation de l’art des jardins que de réjouir à travers une suite harmonieuse d’émotions différentes relevant du grand, du varié, du nouveau, du beau, du sauvage, du mélancolique et ainsi de suite[62].

Cette description évoque le dynamisme et la temporalité que l’on retrouve dans les écrits de Sulzer et de lord Kames. Il est frappant de constater que l’expérience du jardin y est décrite dans toute sa durée. Cela dit, la place tout à fait relative accordée aux émotions fortes est aussi digne d’attention, surtout qu’Hirschfeld nous rappelle seulement quelques lignes plus loin la maxime devant gouverner la composition de tout jardin : « Émeus fortement l’imagination et les sentiments à travers le jardin, plus fort qu’une simple scène paysagère naturellement belle ne peut le faire[63]. » Visiblement, la force de l’art des jardins n’est pas restreinte à des moments ou à des lieux particulièrement émouvants. Du moins, ces moments doivent leur effet à leur relation aux autres parties.

Ce passage d’Hirschfeld s’inscrit en parfaite continuité avec sa critique de l’art pictural (exprimée seulement quelques pages avant) et nous permet de saisir toute la valeur dialectique de la peinture auprès de la poétique du jardin qu’il défend. Face à la fixité des représentations picturales, « dont l’oeil a rapidement embrassé l’ensemble[64] », le jardin apparaît comme un art cinétique. Le rapport négatif qu’Hirschfeld établit entre peinture et jardin ne manque pas d’évoquer l’opposition soulevée par Rousseau entre peinture et musique, que l’on retrouve notamment dans l’entrée « Opéra » de son Dictionnaire de musique : « L’imitation de la peinture est toujours froide, parce qu’elle manque de cette succession d’idées et d’impressions qui échauffe l’âme par degrés, et que tout est dit au premier coup d’oeil[65]. »

Hirschfeld à Breese im Bruche

L’un des meilleurs exemples de cette perspective sur l’art des jardins se trouve dans la description que fait Hirschfeld d’un parc maintenant disparu à Breese im Bruche, un village situé au sud de la ville de Dannenberg dans la Basse-Saxe. Notons d’emblée que ce passage du troisième volume de la Théorie tient compte de l’état envisagé du parc à la suite des interventions suggérées par Hirschfeld lui-même, lors de sa visite en mai 1780[66]. Cette réalité rend encore plus explicite la dimension prescriptive de l’ouvrage, dont même les parties descriptives devraient être lues comme des projections[67].

Un moment en particulier est digne d’attention. Vers la fin de la description, lorsqu’Hirschfeld décrit un canton marqué principalement par la présence de perspectives ouvertes de part et d’autre d’un chemin, ainsi que par les chants des rossignols ayant donné leur nom au lieu[68], son point de vue mouvant s’affirme à travers un lyrisme bien assumé. Comme ailleurs dans la Théorie, ce passage réussit à joindre les expériences de l’oeil et de l’oreille sous une forme unitaire, mais ici d’une manière particulièrement temporalisée, d’autant plus que l’expérience dans son ensemble est marquée par l’observation des transformations graduelles du paysage au fil du mouvement de la marche, à tel point que l’ekphrasis s’avoue insuffisante à décrire pleinement l’effet de la scène :

Les alternances de lieux sombres et joyeux, d’ouvertures et de fermetures, des arbres qui s’avancent en saillie et de ceux qui reculent, les multiples jeux d’ombres et de lumières, les apparences trompeuses et incertaines au loin, forment un spectacle que l’on peut voir, mais qu’on ne peut pas décrire. Cette scène devient encore bien plus impossible à décrire dans le calme cérémoniel de la soirée, lorsque la lune brille à travers les cimes obscures des aunes élevés, et qu’une lumière douce répand une lueur vacillante sur les humbles feuillages des buissons; quand tout se repose; quand seules les feuilles les plus hautes remuent à peine; quand les chants joyeux des rossignols s’élèvent, puis se fondent dans des tons plus doux, s’élancent de nouveau en des tourbillons perçants, puis s’enfoncent en soupirs langoureux et se taisent, quand dans ce concert mixte, le coeur a bientôt sympathisé avec le plaisir de la tendresse heureuse, bientôt avec le trouble de l’amour, bientôt avec la douce mélancolie des espoirs incertains[69].

Ce passage contient presque tous les phénomènes que nous avons observés plus tôt : une prédominance de l’ouïe, une émotivité débordante qui devient ultimement ineffable, un rythme marqué et une réunion des sens qu’il serait tentant de qualifier de synesthésique[70]. Or, il ne s’agit pas tant d’une heureuse confusion des sens que d’une orchestration bien rythmée des différentes impressions sensorielles, lesquelles prennent sens en fonction de leur place dans le cours plus grand des événements formant l’expérience du jardin dans son ensemble. Plutôt que de correspondre, la vue et l’ouïe agissent de manière complémentaire.

Ainsi, ce sont non seulement les chants des rossignols qui sont rythmés au point de produire un « concert mélangé » présentant les caractéristiques du dénouement d’une pièce musicale (alternance de crescendos et de decrescendos aux résonances sentimentales exacerbées), mais aussi ce rythme qui fait écho à celui de la description purement visuelle et formelle du début de la scène (succession d’ouvertures et de fermetures, d’ombres et de lumières). Enfin, la scène elle-même occupe une place particulière dans l’ensemble de la promenade décrite, soit celle d’un point culminant, d’un moment d’apogée.

Entre ce passage et la fin de la description, Hirschfeld aura l’occasion de décrire un certain état de retour au calme. Mais cet état sera subitement rompu par le bruit d’une cascade, ouvrant une dernière scène qui culminera avec les sons éloignés de quelques cors de chasse mélangés au bruit d’une cascade et au chant des rossignols, le tout suscitant chez lui un « enthousiasme mélancolique[71] ». Si les phénomènes sonores décrits jusqu’à présent s’arrimaient bien au caractère à la fois exaltant et mélancolique des deux scènes, la « voix plaintive » d’un oiseau égaré et le « frémissement mélancolique des vents dans les cimes et les buissons[72] » viendront conclure la promenade, immédiatement après, sur des notes introspectives et rétrospectives. À ce moment, « l’âme ressent l’impression du silence et du calme retrait du monde » et « toutes les scènes riantes de la nature ont disparu afin de ne pas interrompre sa réflexion[73] ».

Vers une musicalisation de l’art des jardins ?

L’une des grandes difficultés rencontrées par la théorie de l’art des jardins du 18e siècle était d’arriver à surmonter la nature chaotique de l’expérience du paysage, suite à l’abandon des structures traditionnelles de représentation de la nature[74]. La construction d’une nature « paysagée » fut en somme une entreprise de structuration de l’expérience sensible de la nature, nourrie par les arts et la littérature. Mais au-delà des formes visuelles et des références littéraires ou tout simplement intelligibles, d’autres sens, d’autres phénomènes et d’autres modalités d’orchestration prennent part à l’expérience esthétique que fait vivre un jardin. Cette réalité s’avère d’autant plus décisive à partir du moment où cet art cherche à se libérer de l’hégémonie du modèle pictural.

Les écrits d’Hirschfeld et de certains de ses contemporains attestent bien d’une volonté de développer une poétique de l’art des jardins qui mise sur l’expérience singulière qu’offre cet art[75]. Et bien que l’ouverture sensorielle présentée dans la partie proprement théorique de la Théorie soit restée quelque peu timide, les parties descriptives de l’ouvrage démontrent bien à quel point l’ambiance sonore d’un jardin avait le pouvoir de transformer l’expérience de la promenade aux yeux d’Hirschfeld. En revanche, même si certains moments peuvent être qualifiés de « musicaux » par la nature de leur structure et en raison du rôle central qu’y occupe l’ouïe, il serait peu avisé de parler d’une musicalisation de l’art des jardins, surtout si l’on entend désigner par ce terme une émulation exclusivement musicale qu’on aura peine à trouver dans l’ouvrage[76]. Après tout, Hirschfeld ne va pas jusqu’à affirmer, comme le fera Johann Heinrich Gottlieb Heusinger (1766–1837) quelques années plus tard, que l’art des jardins peut être rangé parmi les arts « lyriques », aux côtés de la poésie lyrique et de la musique[77]. Toutefois, les rapports entre jardin et musique semblent bien avoir évolué avec sa Théorie.

Des recherches relativement récentes attestent d’une mutation dans les pratiques musicales associées aux jardins, laquelle survient vers la fin du 18e siècle. Bien que la musique ait toujours constitué une partie intégrante de la vie des jardins, cette période est marquée par l’introduction de morceaux spécifiquement composés pour ces espaces. Usant d’un répertoire d’instruments portatifs et associés à l’imaginaire hortésien, ces pièces étaient destinées à offrir un complément musical à l’atmosphère des jardins[78]. C’est aussi durant cette période que la harpe éolienne, un instrument au son mystérieux, dissonant et produit par le seul mouvement du vent, fut introduite dans plusieurs jardins[79].

Si Hirschfeld ne se prononce que très peu au sujet des concerts en plein air dans son ouvrage, les nombreuses occasions où des phénomènes musicaux intègrent ses descriptions de jardins témoignent pour leur part de cette nouvelle attitude à l’égard de la présence musicale dans ces espaces. Celle-ci n’est plus d’ordre événementiel, elle s’est plutôt disséminée dans l’ensemble de l’espace spatio-temporel du jardin. Alors que le concert constituait une forme esthétique autonome au sein du jardin (bien que lui faisant écho), cette dissémination suppose une autre structure de sens dont l’unité est à trouver dans l’expérience esthétique du jardin dans son ensemble. Une telle mutation n’implique pas seulement une transformation des moeurs et des coutumes, elle requiert aussi un certain modèle de réception esthétique sachant réunir l’ensemble de ces phénomènes sensoriels en un tout cohérent. La Théorie constitue ainsi un morceau significatif de l’histoire des rapports entre jardin et musique, dans la mesure où elle a cherché à intégrer la musique dans l’expérience du jardin.