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Introduction

D’après les rares mentions que l’on trouve dans les documents coloniaux, on constate que l’exercice et le culte de l’art des jardins dans le Pérou colonial demeurent discrets, et ce, malgré l’existence manifeste de jardins : jardins privés entretenus par les bourgeoisies locales, jardins monastiques destinés à la méditation et à la prière, jardins éphémères dressés le temps de célébrations publiques, ou même petits jardins préservés par les femmes autochtones, servant aux offrandes et à la décoration des autels[1]. C’est pourtant pendant cette période que le mythe des jardins métallurgiques des Incas prend une dimension importante. Le Pérou colonial et celui des premières années de la République demeurent, en effet, fascinés par la mémoire de ce qui apparaît comme l’un des plus grands exploits de l’art des jardins : les mythiques jardins d’or et d’argent des Incas, où les prodiges de la métallurgie précolombienne faisaient concurrence à la nature elle-même, art et nature fusionnant parfois l’un avec l’autre en un spectacle destiné à tromper et à émerveiller les sens. Installés dans le Coricancha (complexe sacré qui abritait le Temple du Soleil et d’autres espaces de vénération des différentes divinités andines) ainsi que dans les palais royaux des Incas et des acllas (femmes élues), ces jardins aux plantes, aux fleurs et aux animaux sculptés en or et en argent ont nourri l’imaginaire de l’Europe et de l’Amérique jusqu’à la fin du 18e siècle et fini par s’ancrer dans la culture populaire moderne.

De ces jardins, façonnés par des orfèvres travaillant l’or, l’argent et, peut-être, des alliages d’autres métaux, n’a survécu aucun vestige matériel. Bien que quelques objets connus actuellement aient été associés pendant des décennies aux jardins incas, notamment des épis de maïs en argent, en or et en un alliage de cuivre (voir la figure 1)[2], le bien-fondé de l’attribution de ces objets à la période inca a été fortement et pertinemment contesté dans les dernières années par plusieurs études[3]. À vrai dire, la croyance en l’existence de ces jardins tient uniquement à une série de récits et de témoignages de chroniqueurs coloniaux cherchant à fasciner le lecteur européen et, parfois, à ravitailler le lieu commun de la richesse aurifère américaine.

Figure 1

Épi de maïs, 19e siècle?, Argent, cuivre et alliage de métaux, Ethnologisches Museum der Staatlichen Museen zu Berlin. Public Domain.

Photographie : Ethnological Museum, CC BY-NC-SA

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Si les descriptions réalisées par la plupart des chroniqueurs sont mesurées, sans pourtant leur enlever rien de la fascination qu’elles transmettent face à ces oeuvres, il y en a une qui se démarque par sa richesse informative et conceptuelle : celle de l’écrivain métis cuzquénien Inca Garcilaso de la Vega (1539–1616) dans ses Comentarios Reales de los Incas, écrits à Montilla (Cordoue) et publiés à Lisbonne en 1609.

Bien loin de considérer ces passages comme un composant ludique ou anecdotique de son histoire, les références aux jardins incas dans les Comentarios de Garcilaso se révèlent d’une grande complexité discursive, où différentes dimensions représentatives, narratives et intermédiales interviennent. Dans cet article, nous cherchons à mettre ces descriptions au centre de l’analyse. Nous verrons comment Garcilaso inscrit l’histoire du jardin inca dans un vaste programme de construction utopique et civilisatrice de l’ancien Empire inca, visant à faire de celui-ci un modèle de civilitas, de rectitude religieuse et politique. Tout au long de cet article, nous retracerons le chemin qui a conduit Garcilaso à la construction littéraire du mythe des jardins d’or et d’argent des Incas, en identifiant les différentes dimensions symboliques et culturelles qui interviennent dans cette construction. Le jardin devient, pour Garcilaso, un espace capable de condenser l’image à la fois politique, artistique et cosmique de cet Empire. Dans un même élan syncrétique, son récit des jardins inscrit implicitement l’intelligentsia inca et ses réalisations sociales, dont l’art, dans une histoire de l’art canonique, les jugeant capables de concurrencer les grands modèles artistiques — voire spirituels — européens.

Malgré la richesse descriptive et les appréciations avisées sur la qualité de ces oeuvres métallurgiques qui caractérisent le récit de Garcilaso, il faut rappeler que l’écrivain métis n’a jamais vu les jardins de ses propres yeux. En réalité, les descriptions des jardins dans les Comentarios sont le résultat de la recompilation de plusieurs sources, littéraires et orales, utilisées par Garcilaso de manière explicite ou comme stratégie de légitimation de son histoire des Incas. Garcilaso déclare se servir autant de la tradition orale transmise par le côté maternel de sa famille que des témoignages d’autres chroniqueurs des Indes plus anciens, sur lesquels il s’appuie assidûment. Il laisse aussi paraître l’utilisation de références antiques et de la pensée humaniste, qui constituent une part de sa culture savante. Garcilaso accorde autant de valeur à la culture orale qu’à une culture humaniste essentiellement écrite, et chacune de ces sources lui servira à établir différentes stratégies discursives afin de légitimer sa chronique.

Issue de l’union d’une femme noble quechua, Chimpu Ocllo, et du capitaine espagnol Sebastián Garcilaso de la Vega, de qui notre auteur prendra le nom pour remplacer celui reçu lors de son baptême — Gómez Suárez de Figueroa —, l’identité métisse de Garcilaso le placera dans une position culturelle privilégiée pour décrire et surtout comprendre l’histoire, la religion et la politique de l’ancien régime inca[4]. Il se permet ainsi de corriger, sans discuter leur autorité, mais conscient de leurs erreurs, les chroniqueurs des Indes qui sont passés par le Pérou avant lui : « j’affirme que je ne mets en avant rien d’important sans m’appuyer sur les historiens espagnols qui en ont traité entièrement ou en partie », dira Garcilaso dans son « Prologue au lecteur »; « car mon intention n’est pas de les contredire, mais bien plutôt de commenter leurs écrits, de leur servir d’interprète […][5] ». Sa connaissance du quechua et sa faculté de comprendre la culture inca situent Garcilaso dans une position de traducteur linguistique et culturel face au lecteur européen[6].

Dans le cas de la description des jardins, il n’y a pas de véritable réinterprétation ou correction des sources littéraires précédentes. Au contraire, Garcilaso déclare ouvertement qu’il aurait été incapable d’écrire sur ce sujet si d’autres auteurs anciens ne l’avaient pas fait avant lui. Il fait plutôt valoir sa position culturelle pour enrichir les informations déjà connues sur les jardins, offrant une pléthore de détails, ignorés jusque-là, qui font accéder le lecteur à un univers de stimulation sensorielle. Cette accumulation d’informations, bien que fantaisistes, donne au récit sa légitimité historique et aide le lecteur dans la compréhension d’un sujet inconnu. Encore une fois, dans son « Prologue au lecteur », Garcilaso assure qu’une économie narrative génère un déficit de clarté : « [les historiens espagnols] disent certes beaucoup de choses des merveilles de cet empire, mais ils les décrivent si succinctement que, de la façon dont ils parlent, je comprends mal même celles qui pour moi sont les plus connues[7]. » (nous soulignons). L’exercice de la description minutieuse est alors pour Garcilaso une stratégie discursive visant à donner à son récit une légitimité majeure en termes de véracité historique, et ce, malgré le fait qu’il se montre désavantagé par rapport aux autres chroniqueurs qui ont pu voir les objets avant leur disparition.

Chercher dans les récits de Garcilaso l’existence ou la forme réelle de jardins incas est une activité futile. On ne doit pas non plus voir dans ses descriptions une référence de type historique, ethnographique ou archéologique à l’art et à la culture incas. Les descriptions de jardins de Garcilaso sont, avant tout, une construction culturelle composée à partir d’une synthèse, d’un métissage pourrait-on dire, des pensées andine et européenne. Garcilaso inscrit certains éléments de la culture andine, que l’auteur connaît d’ailleurs très bien, à l’intérieur des canons humanistes de civilité et de beauté, qui se prétendent à cette époque universels. Comme bien d’autres éléments de son histoire des Incas, Garcilaso aborde la question des jardins comme faisant partie d’un projet de construction culturelle plus vaste qui cherchait à glorifier la culture inca et à faire de sa société un modèle utopique de rectitude politique, morale et spirituelle.

C’est cette vision utopique de l’histoire des Incas[8], que Margarita Zamora relie à l’utopie de Thomas More, qui intervient dans la construction littéraire des jardins incas de Garcilaso de la Vega. Le jardin devient une utopie dans l’utopie, un espace caractérisé par un ordre naturel et social, où la nature obéit à l’autorité de l’empereur (l’Inca) dans une harmonie parfaite. L’absence de valeur marchande et économique des métaux précieux chez les Incas de Garcilaso, exemple concret, comme l’a noté Zamora, de la construction utopique de la société inca[9], s’exprime mieux qu’ailleurs dans les jardins, où les objets prennent une valeur esthétique ou spirituelle et ne perdent jamais le lien premier qui les unit avec la nature.

Garcilaso attribue au jardin du Coricancha et des palais royaux une structure symbolique, cosmique et socioculturelle qui découle de la tradition européenne du jardin. Il fera de la conception du jardin un espace, à la fois symbolique, esthétique et artistique, à la mesure des créations des grandes civilisations de l’histoire universelle. Les descriptions des jardins lui permettent de recréer les rapports intellectuels et sensibles qu’entretiennent les Incas avec la nature et l’espace. De même, on retrouve pêle-mêle dans son texte l’évocation de divers modèles du jardin qui proviennent de la tradition européenne : évocation du microcosme, image impériale, jardin clos du Paradis et de la Jérusalem céleste.

Si les jardins métallurgiques incas évoquent le caractère fondamentalement intermédial du jardin par ces liens créés entre l’art et la nature, le jardin étant capable d’ordonner et d’imiter une nature sauvage par le biais d’agencements de plantes et d’animaux, la construction littéraire de Garcilaso, chargée à son tour de sens multiples, accentue ces relations intermédiales. Le caractère intermédial des jardins incas participe dès lors du fait même d’accorder à ces agencements métallurgiques incas le statut de jardin et non de représentation artistique. À cette rencontre médiale entre le jardin et l’art s’ajoute la dimension littéraire, qui n’accomplit pas uniquement un rôle descriptif, mais également formatif, se présentant comme une sorte de diallèle où le jardin fait le récit et le récit fait le jardin.

En règle générale, les passages des Comentarios sur les jardins métallurgiques et ceux consacrés aux autres manifestations artistiques des Incas ont été relégués aux marges par le discours critique. Il faudrait, pourtant, différencier l’étude récente d’Emily Floyd où elle revisite le texte de Garcilaso, parmi d’autres chroniques, afin de réfléchir sur le caractère naturaliste que Garcilaso accorde à l’art inca[10]. Malgré ce travail fortement suggestif de Floyd, la culture des jardins chez Garcilaso demeure un chapitre inexploré.

La construction littéraire du mythe du jardin inca

Comme rapporté par certaines chroniques[11], le jardin mythique des Incas, composé de statues en or et en argent représentant différents spécimens de la flore et de la faune locales, d’hommes et de femmes, ainsi que d’autres objets, se trouvait dans le complexe sacré du Coricancha, ou maison du Soleil, dans la ville de Cuzco[12], capitale et centre du Tawantinsuyu (Empire inca). Le temple était situé au croisement de deux axes imaginaires qui divisaient le Tawantinsuyu (signifiant « quatre régions en une ») en quatre parties (suyus). La centralité du temple était renforcée par le système des ceques, soit une série d’axes rituels partant du Coricancha vers Cuzco et le reste de l’Empire inca, et conduisant à des lieux sacrés disséminés sur le territoire le long de ces routes[13].

Le jardin faisait partie des grands trésors et richesses que possédait cet édifice. Il se trouvait à l’extérieur du mur qui entourait le complexe, sur le lieu qu’occupera plus tard le verger du couvent de Santo Domingo. Bien qu’aucun chroniqueur ne fournisse d’indice concernant la conception ou le plan du jardin, on pourrait imaginer une sorte de jardin clos. L’oidor (auditeur) de l’Audience de Lima, Juan de Solórzano Pereira (1575–1655), nommé par Philippe III, affirmait, quant à lui, que le jardin était ceint d’une chaîne en or, ce qui donnerait une illusion d’espace clôturé[14].

Les descriptions littéraires sont tout ce qu’il reste de ces jardins. Dans sa chronique, Garcilaso s’appuie particulièrement sur celle de Pedro Cieza de León (v. 1521–1554), spécialement sur son chapitre XLIV consacré à la description des palais royaux dans la province de Tomebamba (actuel Équateur). D’après Cieza, dans le Coricancha, les Incas « avaient un jardin avec des mottes de terre aux morceaux d’or fin. Dans ce jardin, ils avaient planté, avec artifice, des champs de maïs aux tiges, aux feuilles et aux épis tout en or. Ils étaient si bien plantés que même les vents forts n’arrivaient pas à les arracher. Ils avaient aussi plus de vingt moutons d’or avec leurs agneaux guidés par des bergers façonnés dans le même métal[15] » (notre traduction).

À son tour, Garcilaso a produit deux descriptions des jardins. La première, la plus concise, a pour objet le jardin du Coricancha[16], tandis que la deuxième, plus volumineuse et détaillée, décrit les jardins des « maisons royales[17] ». Cependant, ces deux descriptions doivent être considérées ensemble, car, comme le précise l’auteur des Comentarios lui-même, tous les jardins du Tawantinsuyu ont utilisé comme modèle celui du Coricancha.

En ce qui concerne le jardin de la maison du Soleil, Garcilaso révèle qu’il y avait

au temps des Incas [un jardin] tout d’or et d’argent, comme ceux qui existaient dans les palais royaux, où il y avait quantité d’herbes, de fleurs, de diverses sortes, d’arbrisseaux, de grands arbres, d’animaux grands et petits, féroces et apprivoisés, de bêtes qui rampent, telles que serpents, lézards et limaces, de papillons, d’oiselets et d’oiseaux de proie. Chaque objet était placé de façon à représenter son modèle avec le plus de vérité.

Il y avait un grand champ semé de maïs et de quinua, de légumes divers et d’arbres fruitiers avec leurs fruits en or et en argent, grandeur naturelle; on voyait aussi des tas de bûches en or et en argent, comme dans la maison du roi; de grandes statues d’hommes, de femmes et d’enfants, moulées dans les mêmes métaux, quantité de greniers qu’ils appellent pirua, le tout pour l’ornement et la plus grande majesté de la maison du Soleil, leur dieu [18].

Dans le jardin, il y avait aussi l’une des cinq fontaines, également fabriquées en or, qui conduisaient l’eau vers le Coricancha à travers une série de canalisations souterraines faites du même métal[19].

La description des jardins des palais royaux est, nous l’avons dit, encore plus riche et détaillée. Le caractère séculier de ces endroits, moins explorés par la littérature coloniale, permet à Garcilaso de les parcourir avec son imagination plus librement. Si le jardin du Coricancha était dédié et consacré au Soleil, ceux fabriqués pour les maisons royales concernaient le fils et le représentant sur terre de la divinité solaire, soit le souverain inca ou Sapa Inca. Le lien entre le jardin royal et celui du Coricancha réaffirme ainsi la nature théocratique de la monarchie inca. D’après Garcilaso,

[d]ans toutes les maisons royales, il y avait des parterres et des jardins où l’Inca allait se promener. Ils y plantaient les arbres les plus beaux, les fleurs et les plantes les plus embaumées et les plus belles qui se trouvaient dans le royaume : à l’image de ceux-ci, ils reconstituaient en grandeur naturelle avec de l’or et de l’argent quantité d’arbres et des plantes avec leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits : les unes commençaient à pousser, d’autres étaient à moitié avancées et d’autres encore en leur perfection entière. Parmi ces merveilles se trouvaient des champs de maïs faits au naturel, avec leurs feuilles, leurs épis et leurs tiges, leurs racines et leurs fleurs. Les barbes des épis étaient d’or et le reste d’argent, le tout soudé ensemble. Ils observaient cette même différence pour les autres plantes : ils contrefaisaient en or la fleur ou toute autre chose qui avait une couleur jaune, et le reste en argent.

On voyait encore des animaux grands et petits, faits d’or et d’argent, tels que lapins, souris, lézards, serpents, papillons, renards et chats sauvages, car ils n’en avaient point de domestiques. Il y avait des oiseaux de toutes sortes, dont les uns semblaient chanter, posés sur les arbres; d’autres étendaient les ailes comme pour voler ou semblaient butiner le miel des fleurs. Il y avait des chevreuils et des daims, des pumas et des jaguars, et toutes sortes d’animaux et d’oiseaux terrestres, chacun contrefait au naturel et placé dans son milieu[20].

Il est difficile de déterminer quelle portion attribuer à la transmission orale dans les descriptions des jardins de Garcilaso. Néanmoins, on pourrait retracer quelques modèles littéraires dont l’écrivain métis s’est probablement servi pour remplir les vides laissés par les autres chroniqueurs des Indes. Par exemple, la façon dont Garcilaso énumère les animaux et les plantes sculptés en métal semblerait s’inspirer du style narratif des histoires naturelles et des chroniques de voyages avec la description des animaux endémiques propres aux différentes régions du Pérou. En ce qui concerne les éléments qui constituent les merveilles de ces jardins métallurgiques, Garcilaso aurait pu s’inspirer de célèbres modèles des jardins byzantins, d’origine hellénique, bien ancrés dans l’imaginaire européen depuis des siècles. Le modèle le plus répandu et mentionné par la littérature fut celui de l’empereur Théophile (813–842)[21], agrémenté d’une magnifique fontaine décorée d’un arbre aux branches d’or sur lesquelles se posaient des oiseaux automates du même métal, aux trilles enchanteurs[22]. C’est possiblement cet élément en particulier qui aurait porté Garcilaso à inclure dans les jardins incas des arbres aux branches et aux fruits en or et survolés d’une multitude d’oiseaux[23]. Plus proche de l’univers culturel de Garcilaso est le jardin du Madinat al-Zahra à Cordoue (10e siècle), qui possède aussi des fontaines décorées d’animaux en métal. Selon les relations faites par l’historien et chroniqueur Ahmad Mohammed al-Maqqari (1578–1632), il y avait dans ces jardins une fontaine d’or avec un lion, « une gazelle d’un côté et un crocodile de l’autre. En face, il y avait un renard, un aigle et un éléphant. Finalement, il y avait une colombe, un faucon, un paon, un épervier et un vautour, tous ces animaux en or[24] ». De ce décor, il ne restait qu’une fontaine en marbre ornée d’un couple de faons en bronze, découverte par l’antiquaire et historien Ambrosio de Morales (1513–1591), avec qui Garcilaso entretenait une relation d’amitié[25], dans le cloître du monastère de San Jerónimo, à Cordoue. Il fera mention de ces objets « en laiton et bien sculptés » dans sa chronique Las antigüedades de las ciudades de España de 1575[26]. Vraisemblablement, Garcilaso les avait aussi vus.

Alors qu’il ne s’intéresse presque jamais aux mythes, auxquels il accorde peu de valeur dans l’écriture de son histoire[27], Garcilaso en crée véritablement un nouveau avec son texte, sur lequel les différents auteurs et d’autres acteurs culturels vont s’appuyer par la suite. Il accorde toute légitimité aux chroniqueurs qui l’ont précédé afin d’autoriser son propre récit. Il justifie l’absence totale de traces du jardin en évoquant les pillages systématiques des Espagnols. Concernant les jardins royaux, la même situation s’expliquerait, selon lui, par la volonté de quelques Amérindiens de démonter les jardins et d’en cacher les trésors pour les sauver de semblables saccages[28].

La construction de ce mythe chez Garcilaso est composée de plusieurs facettes, de plusieurs niveaux de signification ou de plusieurs dimensions interprétatives. Par-delà les modèles formels et littéraires qui inspirent Garcilaso et l’amènent à repenser les jardins du Tawantinsuyu, ses descriptions sont constituées de méandres intellectuels, culturels et symboliques qui concèdent à ces passages toute leur complexité narrative et discursive.

Le jardin comme image réduite de l’empire et locus paradisi

Parmi les dimensions narratives et symboliques que l’on accorde au récit de Garcilaso, celle qui émerge le plus clairement est la conception du jardin comme modèle réduit de l’empire. Le jardin s’annonce ici comme un microcosme ou comme la représentation de plusieurs réalités naturelles dans un espace déterminé par ses limites.

Cette idée de concevoir le jardin comme une image condensée de l’Empire s’agençait très bien à l’aspect centraliste du Tawantinsuyu. Le jardin à l’intérieur de Coricancha, espace qui incarnait le point de convergence des lignes imaginaires divisant l’Empire en quatre parties, présente une parfaite analogie avec celui-ci. À partir de ce point central, le jardin exerce une sorte de force centrifuge qui miniaturise le vaste Empire inca. Le jardin se présente alors comme une carte réduite qui renvoie vers des réalités comparables et existantes à l’extérieur.

Ce type de jardin entraîne forcément des implications politiques et religieuses. D’une part, l’inclusion, à l’intérieur des palais royaux, des jardins reproduisant la totalité de l’Empire se répercute directement sur la question du contrôle politique que le Sapa Inca exerçait sur les quatre parties du Tawantinsuyu. D’autre part, l’association indissoluble entre les jardins et le temple de Coricancha rapprochait symboliquement cet enclos du topos du locus paradisi ou du jardin comme émulation de l’enclos du paradis, axis mundi de la chrétienté.

D’après Garcilaso, une partie des objets qui composaient ces jardins provenait physiquement des quatre suyus. Moulés et martelés par des artistes de différentes régions, ces objets arrivaient à Cuzco à titre d’offrandes. Pendant la fête du Soleil, Garcilaso raconte que les curacas (les seigneurs ou les caciques), arrivés dans la capitale des différents coins de l’Empire, donnaient à l’Inca (l’empereur) des « objets d’or et d’argent qu’ils avaient apportés de leurs provinces, tels que des lamas et leurs petits, lézards, crapauds, serpents, jaguars, pumas, et des oiseaux de toutes les sortes, enfin ce dont ils avaient en plus grande abondance dans leurs régions, le tout imité d’après nature en argent et en or, quoiqu’en petite quantité[29] ». Bien que, dans ce passage, Garcilaso ne mentionne pas la destination de ces objets, dans les livres précédents il assure que toutes les offrandes en or et en argent qu’apportaient les vassaux de l’Inca servaient à décorer le Temple du Soleil et les palais royaux[30].

Garcilaso suggère que toutes ces pièces, portant alors l’empreinte d’un espace géographique déterminé, représentaient, d’un point de vue symbolique, une déclaration claire d’obéissance. Elles rappelaient le pouvoir politique de l’Inca, égal à la nature elle-même, dans sa capacité de faire fructifier son territoire malgré des réalités géographiques et agricoles très variées.

Cette autorité de l’Inca sur la nature est encore plus explicite lorsque Garcilaso s’éloigne un peu de l’univers artificiel des objets métallurgiques et informe le lecteur que l’offrande des seigneurs des quatre suyus était aussi composée d’animaux vivants :

De plus, ils faisaient présent à l’Inca d’animaux féroces, tels que jaguars, pumas et ours; et d’autre qui ne l’étaient pas, tels que singes, chats-cerviers, perroquets, autruches et condors […]. Ils lui faisaient encore présent de serpents grands et petits, que l’on rencontre dans les Antis[31] […]. Ils lui apportaient des crapauds monstrueux et des lézards cruels […]. Bref tout ce qu’ils trouvaient dans leurs pays […], ils le donnaient à leur roi, de même que l’or et l’argent, comme pour lui dire qu’il était le souverain seigneur de toutes ces choses ainsi que de ceux qui les leur (sic) présentaient […][32]. (nous soulignons)

Grâce à la variété de la nature contenue dans les jardins, les plantes, les fruits, les animaux sauvages et les oiseaux étant issus des quatre coins du Tawantinsuyu, l’Inca pouvait réaliser des déplacements imaginaires à travers le territoire tout entier par le seul geste de la promenade dans le jardin. En même temps, les trésors ramenés à titre d’offrandes des quatre coins de son vaste territoire lui rappelaient son autorité sur les vassaux et sur la nature elle-même.

L’idée du jardin comme microcosme du Tawantinsuyu symbolisait parfaitement les relations entre le Sapa Inca, son empire territorial et l’environnement naturel. En d’autres termes, le jardin devient l’image même du pouvoir politique centralisé incarné par le Sapa Inca, qui exerce son contrôle tant sur les habitants que sur la nature elle-même.

L’autre aspect qui résulte de la construction du jardin comme microcosme du monde entier est sa proximité avec le topos du jardin comme locus paradisi, c’est-à-dire modèle réduit de l’enclos du Paradis. La position centrale de Cuzco et le caractère névralgique du Coricancha dans le paysage sacré des Incas et la cosmovision andine facilitaient certainement la création d’analogies entre le Temple du Soleil et le Temple de Jérusalem, et cela, grâce au concept de l’axis mundi qui les reliait dans un même espace métaphysique. Ce type de constructions intellectuelles et philosophiques révèle, pour la spécialiste de l’oeuvre de Garcilaso Carmen Bernand, « la conformité aux lois immuables de la géographie cosmique qui permet d’identifier Cuzco avec Jérusalem, jamais nommée, mais présente en filigrane à travers les allégories et d’autres suggestions[33] » (notre traduction).

À ce thème du Paradis et de la Jérusalem céleste Garcilaso se montre particulièrement attaché et intéressé de diverses manières[34]. Dans ses textes, les rapports que Garcilaso tisse entre Cuzco, la nouvelle Rome, Jérusalem et le Paradis sont aussi fluides qu’éloquents et montrent l’intention de Garcilaso de doter l’histoire de l’Empire inca d’airs prophétiques. Les constructions providentialistes que fait Garcilaso de la culture Inca s’expliquent à travers le concept de la praeparatio evangelica, que l’écrivain métis appose à l’histoire du Tawantinsuyu[35].

Garcilaso donne à Cuzco les caractéristiques d’un espace paradisiaque, par sa température d’éternel printemps, ses airs et ses rivières salubres, la fertilité de sa vallée, la rencontre des quatre fleuves et sa nature pléthorique[36]. Cuzco prend alors la forme d’un axis mundi catholique. Dans ce contexte narratif, le jardin et les édifices du Coricancha, décorés et composés de divers objets en or, trouvent comme analogie immédiate le Temple d’or de Jérusalem, celui du roi Salomon, et son modèle divin dans la cité de Dieu, composé d’un magnifique jardin aurifère.

D’après plusieurs sources hébraïques, chrétiennes et islamiques, le jardin céleste était caractérisé par une nature luxuriante de verdure éternelle avec des arbres, des fleurs et des fontaines faites d’or, d’argent et de diverses pierres précieuses. Par exemple, le livre de Mishnah Yoma relate que, dans le temple de Salomon, se trouvait un beau jardin où l’on avait planté des arbres fruitiers en or[37]. Dans De Gerusalemme Celeste, composé au 13e siècle, le franciscain Giacomino da Verona (v. 1250– ?) écrit à propos de la cité de Dieu que les eaux de ce jardin étaient plus belles que de l’or et de l’argent fondus, qu’il y avait des roses parfumées, que des perles d’or et d’argent roulaient au sol, et que les troncs et les feuilles d’arbres aux fruits délicieux étaient faits d’or[38].

Outre les jardins en trois dimensions, Garcilaso mentionne aussi des décors intérieurs qui se trouvaient dans les palais royaux et dans les différents temples du Soleil, dont le Coricancha. D’après Garcilaso, les parois de ces édifices étaient ornées de motifs évoquant une nature luxuriante et édénique avec des figures d’animaux placées dans les cavités trapézoïdales des murs, un véritable spectacle végétal et animal. Il signale que les Incas

embellissaient [des temples du Soleil et les maisons royales] de nombreuses figures d’hommes, de femmes, d’oiseaux, de poissons, d’animaux sauvages tels que jaguars, ours, pumas, renards, chiens, chats-cerviers, chevreuils, huanacus, vigognes, et de lamas domestiques; le tout représenté au naturel, en or et en argent […]. Ils contrefaisaient de même des herbes et des plantes, de celles qui naissent sur les murailles, et ils les plaçaient sur celles-ci, si proprement qu’elles semblaient y avoir poussé spontanément. Ils ajoutaient des lézards, des papillons, des souris, des serpents grands et petits qui semblaient monter et descendre[39].

Bernard Picart (1673–1733) s’est inspiré de ce passage en particulier pour réaliser une représentation de l’intérieur du Temple du Soleil, gravure qui sera incluse dans sa célèbre oeuvre Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde (1722). Dans cette composition, des animaux à l’intérieur des niches, des plantes et des arbres (quoique d’origine tropicale[40]) ornent l’espace sacré des Incas (voir la figure 2). La gravure nous montre l’effet qu’avait le texte de Garcilaso sur un lecteur européen. Picart imagine le Temple du Soleil comme un verger d’arbres, de plantes et d’animaux.

Figure 2

Bernard Picart, L’Yncas consacre son vaze au Soleil, gravure au burin, dans Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, J. F. Bernard, Amsterdam, 1723. BNF, Gallica.

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Certainement, Garcilaso devait bien connaître la valeur symbolique attribuée à ce type de décoration à l’intérieur des espaces sacrés. Les décors de verdure ou l’imitation de jardins à l’intérieur des églises faisaient nécessairement allusion à l’image du Paradis depuis l’époque médiévale[41]. Ce symbolisme de l’église comme image du Paradis et de la Jérusalem céleste est particulièrement répandu par les missionnaires arrivés en Amérique et apparaît comme thème décoratif à l’intérieur de plusieurs églises et cloîtres de l’Amérique hispanique. En Nouvelle-Espagne, les peintures en grisaille sur les murs du cloître de l’ex-couvent augustin de Malinalco, ensemble décoratif connu sous le nom de jardín de Malinalco, en sont un bon exemple. Au Pérou, des décorations végétales en grisaille agrémentées d’oiseaux et de quelques animaux locaux apparaissent déjà à l’époque pré-tolédane, au moment où Garcilaso habitait encore Cuzco, et prendront une ampleur majeure pendant le 17e siècle. Les églises coloniales andines se remplissent ainsi des motifs faisant allusion au jardin de l’Au-delà[42]. Ces décors de verdure s’expliquaient justement par le fait de concevoir le cloître conventuel ou l’église tout entière comme un espace préfigurant le Paradis[43].

Le jardin comme rite monarchique et lieu de plaisir

La période de la vie de Garcilaso en Espagne coïncide avec l’époque d’internationalisation du jardin dans la péninsule, impulsée par le roi Philippe II. Les anciens modèles médiévaux et d’origine arabe, sans pourtant disparaître complètement, laissent la place aux idées nouvelles rapportées d’Italie. Garcilaso assiste à l’effervescence qui accompagne l’évolution du jardin en Espagne et il est témoin de l’estime que démontrent les classes courtisanes et nobiliaires à l’égard de l’art des jardins[44]. La création des jardins dans l’Espagne du début de l’ère moderne fut fondamentale pour la réaffirmation d’une conscience nobiliaire[45], et les jardins au Siècle d’or deviennent indissociables de la notion de civilité d’une classe aristocratique qui crée avec ces jardins des rapports sensibles et de plaisance à travers une nature reformulée et ordonnée[46].

Le lien qu’établit Garcilaso entre la classe monarchique et nobiliaire inca et la pratique de l’art du jardin, même si le concept du jardin ne fait pas partie des catégories culturelles andines, s’explique en partie par la fébrilité de l’Espagne à l’égard des jardins, mais surtout par le désir de Garcilaso de présenter les Incas comme une classe monarchique qui partage les mêmes intérêt et affection pour les jardins que la classe courtisane espagnole.

Le jardin apparaît dans les Comentarios comme un élément inéluctable des rites monarchiques dans la cour du Sapa Inca. Garcilaso nous informe que tous les palais royaux en avaient un et qu’à la mort de chaque souverain, ces jardins passaient aux mains de son successeur. Contrairement aux objets destinés au service quotidien du souverain, comme les joyaux et les vêtements, qui composaient le trousseau funéraire du défunt, les jardins d’or et d’argent, « marques de grandeur et de majesté » des maisons royales, survivaient au passage du temps et s’actualisaient avec chaque roi[47]. Ce culte royal du jardin, réel ou artificiel, dont nous parle Garcilaso, mena probablement l’auditeur de l’Audience de Lima, Juan de Solórzano Pereyra, à exagérer ou à mal comprendre la variété et la multiplication des jardins monarchiques dans le Tawantinsuyu. Il croyait à l’existence de deux classes de jardins royaux : l’une, immobile, faisant partie du décor des palais, et une autre, éphémère et ambulante, qui voyageait avec le cortège royal de l’Inca partout où il se déplaçait[48].

À la différence d’autres descriptions des jardins métallurgiques, dans le passage consacré aux jardins palatiaux, Garcilaso commence son récit en décrivant un jardin de type occidental : « Dans toutes les maisons royales, il y avait des parterres [Garcilaso utilise le terme huertas, vergers] et des jardins où l’Inca allait se promener. Ils y plantaient les arbres les plus beaux, les fleurs et les plantes les plus embaumées et les plus belles qui se trouvaient dans le royaume […][49]. » Ce passage nous révèle qu’à l’intérieur des palais, les rois incas concevaient des jardins agrémentés d’arbres, de plantes et de fleurs bien réels. Malgré le caractère laconique de cette description, ces quelques lignes suffisent pour comprendre que Garcilaso réfère ici à l’archétype du jardin européen. Après la mention du jardin réel, Garcilaso enchaîne, d’une manière presque imperceptible, avec la description du jardin artificiel fait d’or et d’argent, comme si la nature se dissolvait doucement dans la matière sculptée. D’après cette narration, on comprend que les deux types de jardins partageaient le même espace, et le passage narratif quasi imperceptible d’un espace à l’autre démontre que, pour Garcilaso, les deux avaient une valeur semblable et faisaient partie d’un ensemble organique, d’un jardin utopique où les métaux précieux s’incorporaient à la nature.

La fascination des Sapa Inca pour les jardins dépassait même les limites des enclos palatiaux. Sous les yeux de ces rois, quelques paysages réunissaient les caractéristiques nécessaires à en faire un jardin. En effet, Garcilaso déclare que tous les Sapa Inca, dans le but de contempler et de stimuler leurs plaisirs sensoriels, faisaient des promenades et des excursions récréatives à travers les plus beaux jardins naturels, dont l’existence était uniquement assurée par les lois de la nature et, par conséquent, sans l’intervention de la main humaine. Si les jardins à l’intérieur des palais et des temples s’inscrivaient beaucoup mieux dans l’archétype du jardin clos médiéval, la référence à la nature comme jardin ouvert se rapproche beaucoup plus du jardin de la Renaissance.

La tradition des promenades dans les jardins naturels aurait commencé avec le premier Inca Manco Capac, qui aimait faire de longs séjours dans le paysage paradisiaque de la vallée de Yucay, située dans les environs de la ville de Cuzco. D’après Garcilaso,

cette vallée est la plus fertile et la plus agréable de toutes celles du Pérou; pour cette raison, tous les rois incas, depuis Manco Capac, qui fut le premier, jusqu’au dernier, en firent leur jardin, lieu de délices et de plaisance, où ils allaient se décharger du pesant fardeau des affaires de la paix et de la guerre inhérentes au métier du roi. La situation en est très agréable, l’air frais et doux; les eaux en sont limpides, la température est tempérée, on n’y trouve ni mouches, ni moustiques, ni autres insectes importuns[50].

Le paysage de la vallée de Yucay prend, sous la plume de Garcilaso, l’aspect d’un locus amoenus homérique[51], topos classique qui trouve son écho dans la littérature espagnole du Siècle d’or dans les Églogues du poète tolédan homonyme de notre auteur, Garcilaso de la Vega (v.1501–1536), dans la poésie de Lope de Vega (1562–1635) ou dans les paysages mystiques de San Juan de la Cruz (1542–1591), entre autres[52]. Le locus amoenus de l’Inca Garcilaso est le lieu de plaisance des Bucoliques de Virgile, une invitation à jouir d’une nature idyllique située à l’extérieur des espaces urbains.

Pour apprivoiser cette nature sauvage, l’Inca Viracocha fera construire dans la vallée des édifices à fonctions récréatives et d’autres qui réaffirmaient son pouvoir impérial[53]. Le jardin naturel devient alors une continuation de l’espace habitable.

Toutes ces références aux jardins de la vallée et l’irruption de l’architecture comme composante de ces espaces bucoliques nous font penser à la manière dont les Incas concevaient les rapports entre architecture, formes sculpturales et paysage. Ces rapports ont été mis en évidence à quelques reprises par l’historiographie. Par exemple, on a observé comment les Incas s’intéressaient à l’orientation de l’architecture par rapport à l’espace afin de favoriser la vue sur le paysage à partir de leurs demeures[54]. Ou encore, on a noté que les Incas réfléchissaient au positionnement des ouvertures des édifices à des endroits stratégiques pour permettre d’« encadrer », à partir d’un point de vue unique, des fragments de la nature environnante[55]. Sont bien connues aussi les sculptures réalisées directement sur les formations rocheuses pour imiter ou dédoubler certains éléments du paysage[56]. Et, finalement, c’est un trait caractéristique de l’architecture inca que d’incorporer une portion de la nature, en particulier des formations rocheuses, à l'intérieur de la structure des édifices[57]. Tous ces éléments auraient eu une influence directe sur Garcilaso, d’autant plus si l’on considère qu’il a vu de ses propres yeux, comme il le déclare dans sa chronique, certains des palais royaux qui se trouvaient encore dans la vallée à son époque. Pourtant, l’idée de concevoir la nature comme un jardin, et de l’intégrer subtilement dans les rapports qu’entretiennent les Incas avec leur espace environnant, est forcément européenne. Dans ces passages, on observe un Garcilaso en train d’agir en tant que « traducteur » culturel pour que l’explication des rapports créés par les Incas entre paysage et architecture se rapproche davantage du modèle des villas romaines.

Selon Garcilaso, l’un des premiers édifices construits dans la vallée par l’Inca Viracocha fut celui projeté pour servir d’habitation à son père destitué, Yahuar Huácac. Dans la description de ce site, où Garcilaso utilise le mot ameno (« agréable ») pour décrire les bontés de la vallée, on s’aperçoit que le paysage de Yucay fonctionnait en continuité avec le jardin du palais, cette fois-ci défini comme un jardin de délices afin de créer subtilement le lien entre le paysage agréable et le jardin palatial :

[…] on projeta la construction d’une maison magnifique entre le défilé de Muina et Quespicancha, en un lieu agréable [ameno][58] comme l’est toute cette vallée. Ce palais devait offrir au roi toutes les commodités, toutes les délices imaginables, avec ses parcs [huertos] et ses jardins, outre les plaisirs de la chasse et de la pêche, car au levant passent tout près de la rivière Yucay de nombreux ruisseaux qui s’y jettent[59].

Par la suite, les mentions faites par Garcilaso des jardins de la vallée de Yucay se teintent de nostalgie, sentiment donné par différentes pertes. La première expérience mélancolique dans les jardins de Yucay est subie par Yahuar Huacac lui-même, pour qui, rappelons-le, son fils Viracocha a construit le premier palais de la vallée. Yahuar devra passer les dernières années de sa vie reclus dans ce palais, regrettant ainsi la perte de son pouvoir, qui a entraîné son exil de Cuzco. À cause de l’humour mélancolique de cet Inca, le récit de Garcilaso connaît soudain un changement de ton par rapport au paysage de la vallée. Le locus amoenus se transforme en un locus horridus[60]. Selon Garcilaso, Yahuar, à cause de son inaction au moment de défendre la ville de Cuzco de l’invasion des Chancas, sera condamné à vivre ses dernières années dans la solitude, à la campagne, « parmi les bêtes[61] ». Ainsi, le lieu agréable devient subitement l’habitat des bêtes sauvages.

La nostalgie qu’occasionne la perte du pouvoir politique est aussi éprouvée par Sayri Tupac, dernier Inca reconnu par le régime colonial. Après avoir passé plusieurs mois à errer dans les palais abandonnés et détruits de ses ancêtres, Sayri Tupac marche, mélancolique, vers la vallée de Yucay. Selon Garcilaso, de cette vallée, « jardin de ses ancêtres », il ne lui reste que la vue et le titre de « seigneur de Yucay[62] ». Sayri Tupac y habite les trois dernières années de sa vie, se contentant de contempler ce locus amoenus avec la mélancolie de quelqu’un qui regarde un Paradis appelé à disparaître à cause de l’appropriation espagnole, « car cette vallée était tellement agréable que les Espagnols se la sont partagée[63] » (notre traduction).

L’image que nous propose Garcilaso de la contemplation par l’Inca de la vallée de Yucay à partir de ses demeures (« il ne lui reste que cette vue ») nous renvoie à la question de l’importance de la vue panoramique dans l’architecture des Incas afin de favoriser l’appropriation du paysage par le jeu et l’utilisation artificieuse des perspectives plongeantes.

Épilogue : Ut ars natura, le jardin dévoilé

En plus des propriétés symboliques et politiques des jardins, Garcilaso s’intéresse aussi à un élément plus pragmatique, mais également important dans son projet de revalorisation de la civilisation inca : la conception du jardin en tant qu’objet artistique capable de faire concurrence aux grandes réalisations de l’histoire de l’art.

Comme nous avons pu le constater, à l’issue de longues descriptions et énumérations, Garcilaso rappelle au lecteur, à maintes reprises, que tous les objets réunis dans les jardins étaient façonnés « d’après nature » et fabriqués de la manière la plus véridique possible. Ce faisant, il soulignait, d’une part, l’importance d’une imitation stricte de la nature; d’autre part, il célébrait l’excellence qu’avaient atteinte les artistes incas. L’illusion du jardin inca était en grande partie garantie par la qualité imitative des objets qui le composaient.

Les jugements de valeur de Garcilaso sur les artistes de l’Empire contrastent franchement avec des appréciations beaucoup moins élogieuses d’autres chroniqueurs des Indes contemporains. Par exemple, pour le père José de Acosta (v. 1540–1600), les peintures des Incas étaient « grossières et maladroites[64] ». Pour Bernabé Cobo (1580–1667), « [les artistes incas] n’ont pas atteint la qualité des oeuvres et la maîtrise technique des artistes européens; tout ce qu’ils ont fait, c’est ciseler, pour représenter et sculpter des animaux, des fleurs et d’autres choses aux formes et aux dessins imparfaits[65] » (notre traduction). Ce dernier commentaire montre bien que l’appréciation de l’art inca passait nécessairement par le prisme des critères occidentaux et par une comparaison serrée avec les modèles européens, d’où l’importance de la revalorisation artistique manifeste chez Garcilaso. À l’opposé de ces deux constats, Garcilaso souligne le pouvoir d’imitation des artistes incas et le naturalisme de leurs oeuvres, faisant de cet art un produit de la mimèsis.

Certainement, et bien au-delà des appréciations peu flatteuses d’autres chroniqueurs de l’époque, le naturalisme que décrit Garcilaso ne correspond pas à la réalité esthétique de l’art inca, un art reconnu pour être beaucoup plus stylisé et qui tend à la géométrisation des formes.

D’ailleurs, on observe que Garcilaso change complètement de ton lorsqu’il s’agit de décrire les représentations visuelles qu’il a pu observer in situ ou dont il est un témoin oculaire. Le cas le plus emblématique est la description des peintures murales représentant les deux condors (cuntur) qui se trouvaient sur la paroi d’une montagne à l’extérieur de Cuzco. Représentation allégorique et moralisante du retrait de l’Inca Yahuar Huácac de Cuzco face à l’avancée des Chancas, il écrit très objectivement que ces deux condors se tenaient dos à dos et tournaient leur tête vers des directions opposées[66]. Lorsque Garcilaso se fait spectateur de l’art inca, ses appréciations esthétiques disparaissent et nulle part il n’est question de leur acoller l’étiquette d’art naturaliste, comme il le fait pour les peintures des palais détruits, les peintures du Coricancha ou les jardins métallurgiques.

Récemment, Emily Floyd a proposé que le naturalisme que Garcilaso attribuait faussement aux oeuvres des artistes incas répondait à l’influence qu’exerceront les traités de botanique sur l’écrivain métis[67]. Cela pourrait expliquer aussi, considère Floyd, l’utilisation répétée par Garcilaso du terme « contrahacer » (contrefaire) : « Thus for an educated, elite writer like Garcilaso, Inca metalwork conveyed “truth” in its representations of nature, a truth akin perhaps to sixteenth-century European woodcut botanical illustrations, which might similarly be referred to as “counterfeiting” nature, and which similarly made claims to faithfulness in reproduction[68] ». Nonobstant le grand intérêt de cette interprétation, nous considérons que l’objectif de Garcilaso se trouvait ailleurs. Quoiqu’il soit un homme de la Renaissance, les liens esthétiques établis par Garcilaso entre l’art inca et l’art européen dépassent largement l’art de son temps. Le modèle artistique canonique visé par l’écrivain métis est plutôt celui de l’Antiquité[69].

Dans son appréciation artistique du jardin, Garcilaso n’abandonne pas le regard prophétique et apologétique qu’il porte sur les Incas. La valorisation de l’art inca s’explique par le désir de repenser et de reconstruire les fondations sur lesquelles repose la plastique andine. Garcilaso entend démontrer que les artistes incas étaient dans une position identique à celles des artistes de l’Antiquité. Pour cette raison, il utilise comme miroir l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien afin de présenter les artistes du Tawantinsutyu comme les Parrhasios et les Xénocrates du Nouveau Monde[70].

Garcilaso savait très bien que l’art de la Renaissance reposait sur les piliers de l’Antiquité classique, et une bonne partie du discours théorique occidental, sur la notion de la mimèsis évoquée par Socrate, défendue par Platon, théorisée par Xénocrate[71] et diffusée largement dans l’Histoire naturelle de Pline[72]. C’est par l’imitatio que l’artiste devenait le « singe de la nature » (simia naturae), appellation très répandue à la Renaissance malgré son caractère dérogatoire. Dans cette volonté d’imiter l’oeuvre de Dieu, l’artiste devient semblable à la natura artifex, (la nature comme artisan), ayant la capacité de jouer le rôle de médiateur entre la création divine et la forme matérielle[73].

L’art est pour Garcilaso le produit de l’observation. Aucune autre activité intellectuelle n’interfère avec l’activité du regard. C’est pour cette raison, comme il l’indique dans sa chronique, que les artistes incas ne consacrent « ni statue ni peinture [aux tonnerres et aux éclairs], car [ils ne pouvaient pas] les représenter au naturel (ce qu’ils essayaient toujours de faire pour toutes les images)[74] ». Par ce constat, Garcilaso se distancie même de sa source de prédilection, l’Histoire naturelle de Pline, qui, à l’inverse, fait l’éloge de l’artiste Apelle pour avoir livré une représentation sans précédents de l’éclair[75]. L’écrivain métis semblerait comprendre qu’une telle représentation est préférablement accolée à l’univers de l’Idea ou du concetto interno à cause des problèmes évidents d’observation du naturel qu’occasionne cet exercice de représentation.

Si le discours de Garcilaso se rapproche de l’éloge que fait la Renaissance de l’art de l’Antiquité, il s’éloigne cependant des théories artistiques de son temps qui prônent un art qui, en imitant la nature, la perfectionne. L’écrivain métis ne fera jamais allusion aux travaux des artistes du Tawantinsuyu en les considérant comme une imitation qui surpasse la nature, tel qu’on pouvait l’entendre de théoriciens européens comme Ludovico Dolce (1508–1568) et même de poètes du Siècle d’or espagnol comme Lope de Vega (1562–1635) et Francisco de Quevedo (1580–1645) dans leur défense de la peinture[76]. Le modèle de Garcilaso est l’artiste de l’Antiquité, particulièrement celui qui est capable de tromper les sens par la représentation mimétique, et non celui de la Renaissance.

Témoigner des prouesses techniques des artistes du Tawantinsuyu est essentiel pour Garcilaso afin de montrer au lecteur européen que la société coloniale, dans toute sa mixité, provenait d’origines éclairées et que, par conséquent, elle était prédestinée à produire des oeuvres dignes de gloire. La valorisation de l’art inca se transforme finalement en une valorisation de l’art du Pérou colonial, pensé quant à lui en continuité avec une tradition artistique de canon antiquisant[77]. À la lecture du Prologue de la deuxième partie des Comentarios, on comprend facilement la logique déterministe qui, d’après Garcilaso, saurait expliquer l’intelligence de la société coloniale et l’excellence de ses réalisations, artistiques notamment. Par une métaphore d’origine minière, où la civilisation inca se compare à la richesse minérale du Pérou, Garcilaso soutient que « c’est naturel que d’une terre tellement féconde, riche en minéraux et métaux précieux, surgissent des veines de sang si généreux et des mines d’entendement réveillé pour tous les arts, où les Indiens ne manquent pas d’habilité et, moins encore, les métis […] et les créoles [78]. » (notre traduction)

Il annexe les arts incas à la tradition classique du Vieux Monde, qui puise ses modèles dans l’Antiquité gréco-romaine. Cette tradition noble de la peinture au Pérou valorisait le travail des peintres de l’époque coloniale, parmi lesquels des peintres indigènes formés dans les ateliers conventuels. Selon la lecture de Garcilaso, ces peintres résultaient d’une lignée et d’une tradition artistique similaires à celles de leurs collègues du Vieux Continent. De même que l’idée de la praeparatio evangelica guide une bonne partie de l’oeuvre de Garcilaso, la construction de l’art inca se fait selon une logique similaire, qu’on pourrait appeler la praeparatio ad ars.

Conclusion

Les passages concernant les jardins métallurgiques des Incas dans les Comentarios Reales de l’Inca Garcilaso de la Vega ont été largement négligés par la critique. Et pourtant, comme nul autre chroniqueur des Indes, Garcilaso accorde au culte du jardin et de l’orfèvrerie une attention particulière. Il n’hésite pas à affirmer que les jardins étaient l’un des éléments de grande magnificence des palais royaux et à signaler leur importance capitale dans les rites monarchiques des Incas.

Cherchant à persuader et à émouvoir le lecteur, comme l’exige le genre historiographique à cette époque[79], Garcilaso fournit une description extrêmement élaborée des jardins incas, remplie d’exagérations au sujet de leurs dimensions réelles et d’appréciations stylistiques de l’orfèvrerie inca. Sa position culturelle privilégiée face à son lecteur, en tant que métis issu d’une noble lignée inca, met ses descriptions à l’abri de possibles accusations de fabulation et lui confère la liberté de combler les lacunes que comportent les chroniques d’autres historiens avec des éléments qui s’adaptent à ses propres stratégies discursives.

Ses descriptions des jardins s’articulent dans le cadre du projet civilisateur de l’histoire du Tawantinsuyu que Garcilaso élabore dans ses Comentarios Reales. Si l’objectif stratégique de l’auteur derrière la construction littéraire des jardins semble clair, ces passages possèdent néanmoins une grande complexité discursive et historique qu’il faut déconstruire.

De manière générale, les jardins incas de Garcilaso sont parfaitement imbriqués dans l’histoire et la tradition du jardin européen et oriental que le chroniqueur a pu relever dans l’Espagne de son époque, où la tradition du jardin islamique, les enclos médiévaux et le goût introduit par Philippe II pour les jardins de la Renaissance cohabitent. À cela s’ajoutent d’autres dimensions significatives qui viennent complexifier la conception du jardin défendue par Garcilaso, à la fois sur le terrain symbolique, culturel et politique.

Cette construction sur mesure des jardins incas nous confronte à un véritable diallèle intérmédial, où, comme dans un jeu de poupées russes, on perçoit plusieurs couches de représentations dans lesquelles interviennent différents supports médiaux, notamment la littérature et les arts visuels, afin de construire l’image et le mythe du jardin. La création littéraire de Garcilaso fut tellement puissante que, pendant des siècles, on a cru à ces espaces remplis d’objets d’or et d’argent, on s’est promené en imagination dans ces merveilleux enclos, et une bonne partie de la culture orale de Cuzco revendique encore son existence.

Dans cet essai, nous avons cherché à réfléchir aux multiples dimensions significatives et culturelles qui interviennent dans la pensée de Garcilaso et l’articulent, révélant les bases qui soutiennent et expliquent les choix de l’auteur dans sa construction narrative et discursive des jardins d’or des Incas, véritable prodige de la métallurgie andine.