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Introduction

Cet entretien, réalisé le 6 décembre 2019 à New York, propose une introduction aux recherches d’Iddo Tavory, professeur associé en sociologie à la New York University (NYU) et éditeur de la revue Sociological Theory. Les travaux de Tavory se concentrent entre autres sur l’interactionnisme, le développement intersituationnel des identités personnelles et collectives, ainsi que sur l’approche abductive. Les nombreuses innovations théoriques et méthodologiques proposées par Tavory présentent un intérêt particulier pour les chercheurs et les chercheuses en sciences sociales, notamment pour ceux et celles qui utilisent des méthodes qualitatives dans leurs études. Après un premier contact par courriel, une date pour l’entrevue a été fixée et les questions ont été envoyées d’avance à Tavory afin de lui permettre de bien se préparer. La tenue, la transcription et la traduction de l’entrevue ont été assurées par Emanuel Guay.

Emanuel Guay – Votre travail en tant qu’ethnographe vous a mené à vous intéresser à une grande variété d’objets, des représentations culturelles du SIDA au Malawi (Tavory, 2014; Tavory & Swidler, 2009) aux stratégies de reproduction des identités personnelles et collectives dans un quartier juif orthodoxe à proximité d’Hollywood (Tavory, 2016; Tavory & Winchester, 2012), en passant par la question de la séduction (Tavory, 2009) et de la moralité (Tavory, 2011), parmi bien d’autres exemples. Pouvez-vous nous introduire aux grandes étapes de votre parcours intellectuel, les principaux terrains sur lesquels vous avez enquêté et les questions de recherche qui vous préoccupent?

Iddo Tavory – D’un point de vue biographique, j’ai commencé mon parcours académique avec une maîtrise en sociologie et en anthropologie à l’Université de Tel-Aviv. J’ai aussi mené en Israël des travaux ethnographiques sur la spiritualité New Age avec un groupe nommé la Rainbow Family of Living Light. J’ai alors prêté attention aux discours sur l’individualisme qui circulent dans cette communauté volontaire (intentional community), ainsi qu’aux tensions entre ces mêmes discours et le souci d’égalité au sein de la communauté (Tavory & Goodman, 2009). Je me suis après déplacé à Los Angeles pour faire mes études doctorales à l’Université de Californie (UCLA), sans toutefois savoir précisément ce que je désirais faire. Ma collaboration avec Jack Katz, deux semaines après le début de mes études doctorales, m’a permis de découvrir mon projet de recherche. Katz réalise effectivement depuis quinze ans une analyse des quartiers de Los Angeles, et puisque je parle hébreu et que je m’intéresse à la sociologie de la religion, il m’a demandé si je voulais mener, en tant qu’assistant de recherche, quelques entrevues avec des résidents d’un quartier orthodoxe juif à proximité d’Hollywood. J’étais initialement un peu sceptique, car je n’avais pas un intérêt particulier pour les entrevues à ce moment-là, mais j’ai rapidement été captivé par cette recherche, et j’ai alors décidé que mon travail ethnographique pour le doctorat se tiendrait dans ce quartier.

On m’a ensuite demandé si je voulais prendre part à un projet de recherche au Malawi, sous la supervision de Susan Watkins. Ce projet m’a interpellé puisque, avant de commencer mes études aux cycles supérieurs, j’avais rédigé plusieurs articles sur la politique en Éthiopie, au Zimbabwe et au Malawi pour le journal Haaretz. De plus, on m’avait avisé qu’Ann Swidler prenait part au projet, ce qui constituait pour moi une motivation supplémentaire.

À ces deux terrains, soit celui à Los Angeles pour mon doctorat et celui au Malawi, s’est ajoutée depuis quelques années une étude du milieu publicitaire new‑yorkais, qui devrait mener prochainement à la publication d’un livre. Ces trois projets de recherche empiriques ont été complémentés par des projets théoriques et méthodologiques, incluant mes travaux avec Stefan Timmermans (Tavory & Timmermans, 2014; Timmermans & Tavory, 2012). Mes travaux théoriques et méthodologiques ont toujours été liés à mes projets empiriques.

D’un point de vue théorique, je tente de pousser les recherches interactionnistes à prendre plus au sérieux les enjeux liés à la signification et à la production du sens, tels qu’ils ont été analysés en sociologie de la culture. Il s’agit alors de réfléchir aux manières dont le sens émerge à la fois à l’intérieur des situations d’interaction et entre ces mêmes situations. Une telle position permet d’éviter deux écueils théoriques, le premier étant de mettre entre parenthèses tous les facteurs extrasituationnels qui influencent le déroulement d’une situation, tandis que le deuxième écueil est d’appréhender les situations comme de simples manifestations de forces et de dynamiques sociales qui les dépassent (les inégalités de genre, l’appartenance de classe, etc.). En dernière instance, je tente d’offrir une théorie de l’action et des interactions.

Emanuel Guay – Vous avez publié de nombreux travaux avec Stefan Timmermans sur la question de l’approche abductive, que vous définissez comme une stratégie analytique inspirée du pragmatisme. Cette stratégie appréhende les rapports entre les propositions théoriques et les données empiriques dans une recherche qualitative comme un ensemble dynamique, qui évolue en fonction de la découverte et de l’intégration théorique de résultats empiriques étonnants (Tavory & Timmermans, 2013, 2014; Timmermans & Tavory, 2012). Pouvez-vous nous expliquer les grands principes de l’analyse abductive, et notamment comment celle-ci se démarque-t-elle des approches inductives et déductives (Tavory & Timmermans, 2009)?

Iddo Tavory – Mon arrivée à la UCLA comme étudiant a coïncidé avec celle de Stefan Timmermans comme professeur, et je pense que nous étions les deux à la recherche d’interlocuteurs intellectuels. Après avoir suivi un séminaire avec lui, nous avons développé une collaboration de recherche qui nous a d’abord menés à corédiger un chapitre sur les rapports entre l’ethnographie et la théorie ancrée (grounded theory) dans le Sage Handbook of Grounded Theory (Timmermans & Tavory, 2007). Cet ouvrage comportait aussi d’excellents chapitres, notamment ceux de Karen Locke et de Jo Reichetz (Locke, 2007; Reichetz, 2007), qui montraient que la théorie ancrée est, en dernière instance, une approche abductive. Timmermans et moi avons tenté de prolonger cette idée dans nos travaux communs, en soutenant que les inférences les plus importantes dans un projet de recherche ne renvoient pas à l’induction (qui suppose de partir des constats empiriques pour en tirer des énoncés théoriques généralisables) ou à la déduction (qui suppose plutôt de partir d’une proposition théorique et l’enrichir pour lui permettre de rendre compte des variations empiriques), mais plutôt à l’abduction, qui consiste en un moment de surprise dans lequel un événement X a lieu, mais si nous assumons que Y est vrai, X devient alors une conséquence logique de Y (Peirce, 1934). Nous pouvons alors réexaminer nos données, ou en collecter davantage, en gardant à l’esprit cette relation possible entre X et Y.

L’approche abductive que nous avons développée, qui s’inspire entre autres des travaux de Charles S. Peirce sur le pragmatisme et l’épistémologie (Timmermans & Tavory, 2012), nous semble présenter au moins deux avantages majeurs. D’une part, elle offre une perspective beaucoup plus réaliste sur le déroulement concret des projets de recherche que les approches qui prétendent être strictement inductives ou déductives. En pratique, nous sommes presque toujours à mi-chemin entre des propositions théoriques et des données empiriques, et rien ne justifie vraiment d’accorder une priorité absolue à l’une des deux composantes. D’autre part, nous espérons qu’en reconnaissant pleinement le rôle des inférences abductives dans nos projets de recherche, aux côtés des inférences inductives et déductives, nous pouvons concevoir ces mêmes projets autrement. Par exemple, nous pouvons nous demander comment une approche abductive peut influencer la manière dont nous lions nos propositions théoriques et nos découvertes sur le terrain, comment nous codons nos données, et ainsi de suite. Timmermans et moi travaillons présentement sur un deuxième livre qui vise à approfondir la dimension méthodologique de l’approche abductive. Nous abordons par exemple les enjeux épistémologiques soulevés par les questions ouvertes en entrevue. Ces questions peuvent être très utiles pour rendre compte des trajectoires de vie dans toute leur complexité, mais il y a un risque que les surprises qui émergent dans les réponses données à des questions ouvertes ne puissent pas être intégrées théoriquement. Développer une théorie suppose effectivement d’analyser les variations empiriques qui se manifestent à partir d’un ensemble relativement restreint de conditions initiales, et il est donc préférable de restreindre la portée des questions qui sont posées, mais cette restriction peut limiter l’apparition de surprises dans nos données. Nous proposons alors le concept de décentrement (defocusing), qui permet de modifier légèrement la structure d’une entrevue pour permettre l’émergence de surprises, tout en évitant d’ouvrir complètement les questions, ce qui limiterait la capacité des chercheurs et chercheuses à comparer les réponses entre elles et à approfondir des propositions théoriques à partir des variations observées entre les réponses.

Ce travail d’explicitation des stratégies qui permettent d’appliquer l’approche abductive est crucial, car cette approche risque sinon de devenir un peu l’équivalent de la théorie ancrée, soit un concept que plusieurs chercheurs et chercheuses utilisent pour bonifier un peu la section « Méthodologie » de leurs articles et de leurs ouvrages. Je pense que Timmermans et moi avons bien posé les bases épistémologiques de cette approche, mais nous devons maintenant préciser comment elle peut être utilisée concrètement.

Emanuel Guay – Dans votre travail avec Timmermans, vous utilisez le concept de « communauté d’interrogation » (community of inquiry), qui a été développé par des auteurs pragmatistes tels que Charles Sanders Peirce et John Dewey (Tavory & Timmermans, 2013). Vous invitez ainsi les chercheurs et chercheuses à situer leurs propositions théoriques en dialogue avec des propositions alternatives mises de l’avant par d’autres chercheurs et chercheuses travaillant sur des objets similaires (Tavory & Timmermans, 2014). Pourquoi ces communautés de recherche sont-elles particulièrement importantes? Peut-on distinguer des communautés d’interrogation académiques, d’une part, et des communautés d’interrogation non académiques, d’autre part? Si oui, qu’est-ce qui les unit et qu’est-ce qui les distingue?

Iddo Tavory – Le concept de communauté d’interrogation est lié, dans notre travail, à une théorie pragmatiste de la vérité. Les propositions théoriques qu’une chercheuse ou un chercheur met de l’avant, dans le cadre de ses projets, sont toujours en dialogue avec des alternatives plausibles, avec d’autres manières d’expliquer ou de comprendre les phénomènes étudiés. Les communautés d’interrogation désignent ces ensembles de propositions théoriques qui visent à rendre compte d’une ou de plusieurs dimensions de la vie sociale. Évidemment, les hypothèses plausibles qui composent de telles communautés évoluent avec le temps. Un exemple qui me trouble particulièrement est celui des rapports entre la biologie et la sociologie. À l’époque où Franz Boas rédigeait ses travaux, les alternatives qui étaient considérées comme plausibles, et contre lesquelles Boas devait défendre ses propres hypothèses, référaient à des théories en biologie qui affirmaient l’existence de différences raciales rigides entre les êtres humains (Baker, 2004; Boas, 1912). Ces alternatives n’étaient plus envisagées comme plausibles en sociologie dans le dernier quart du vingtième siècle, mais elles reviennent sous d’autres formes depuis quelques années, notamment avec les avancées récentes dans le domaine de la génétique. Les explications biologiques des phénomènes sociaux sont en train de redevenir des hypothèses avec lesquelles nous devons dialoguer dans nos travaux.

Cet exemple porte spécifiquement sur les tensions entre la biologie et la sociologie, mais les différents sous-domaines au sein de la sociologie peuvent aussi être appréhendés comme autant de communautés d’interrogation. Une telle perspective nous rappelle que l’élaboration de nos propositions théoriques est une activité collective, qui suppose à la fois de reconnaître les autres hypothèses qui ont été mises de l’avant pour expliquer les phénomènes que nous analysons et de justifier nos arguments à la lumière de ces mêmes hypothèses.

La différence entre les communautés d’interrogation académiques et non académiques mérite un examen attentif. Tous les mondes sociaux que nous étudions en tant qu’ethnographes comportent leurs propres modes d’explication et leurs propres alternatives plausibles à nos hypothèses. Ils constituent ainsi des communautés d’interrogation à part entière, dont les propositions doivent être prises en compte, mais nous ne sommes pas tenus d’adhérer à ces dernières. De plus, une caractéristique qui distingue les communautés d’interrogation académiques est qu’elles sont systématiques, c’est-à-dire qu’elles visent à développer des propositions théoriques qui rendent compte de l’ensemble des variations empiriques dans un domaine de la vie sociale.

Emanuel Guay – Tandis que les communautés d’interrogation non académiques ont des perspectives plus figées sur les phénomènes que nous analysons?

Iddo Tavory – Je dirais plutôt que ces communautés comportent leur lot de raccourcis analytiques, que nous employons d’ailleurs constamment dans notre quotidien, en dehors de nos rôles en tant que chercheurs et chercheuses. En reprenant des concepts proposés par Alfred Schutz, nous pouvons avancer que notre pensée est constituée à la fois par une attitude naturelle et par des régions limitées de signification (finite provinces of meaning), l’une de ces régions étant la recherche scientifique. La caractéristique principale de cette dernière est sans doute le souci de produire des hypothèses et des propositions qui prennent en compte l’ensemble des variations empiriques pour un phénomène donné, et qui évoluent précisément grâce à cette prise en compte. Les modes d’explication associés à l’attitude naturelle ne sont pas animés par un tel souci. Il est tout à fait normal d’utiliser des raccourcis analytiques et cognitifs dans notre quotidien, puisque ces derniers nous permettent de traiter rapidement une grande quantité d’information, en réduisant la complexité de notre environnement aux éléments qui nous permettent d’y donner un sens et d’orienter notre action. Nous devons prendre au sérieux les explications qui sont mises de l’avant par nos informateurs et nos informatrices, mais sans pour autant amalgamer ces explications qui émanent de l’attitude naturelle et celles qui correspondent aux critères de la recherche scientifique. Ces deux modes d’explication correspondent, pour reprendre encore une fois Schutz, à des accents de réalité différents (Schutz, 1962).

Emanuel Guay – Dans votre ouvrage Summoned: Identification and religious life in a Jewish Neighborhood (2016), vous mettez de l’avant le concept de convocation (summoning) comme une alternative aux conceptions maximalistes et minimalistes de l’identité. Les conceptions maximalistes de l’identité appréhendent celle-ci comme une donnée permanente, tandis que les conceptions minimalistes définissent plutôt l’identité comme une donnée contingente ou un résultat situationnel (Tavory, 2016). Pouvez-vous nous en dire plus à ce propos?

Iddo Tavory – Il vaut sans doute la peine de commencer ma réponse à cette question avec une rapide mise au point linguistique. Le plus proche équivalent en français de summoning est probablement « interpellation », mais ce terme a une forte connotation althussérienne en sciences sociales (Althusser, 1976), et particulièrement dans le milieu francophone, ce qui le rend difficile à utiliser. Le mot qui s’en rapproche le plus est alors celui de convocation, bien que j’invite les chercheurs et chercheuses à employer le terme original en anglais autant que possible. Dans tous les cas, le concept de summoning, ou de convocation, me semblait particulièrement utile pour dresser un portrait des interactions au sein du quartier juif orthodoxe que j’ai analysé dans Summoned. J’ai essayé plus précisément de comprendre les stratégies par lesquelles les personnes appartenant à ce monde social incroyablement dense, tant d’un point de vue émotionnel qu’organisationnel et moral, sont constamment convoquées en tant que membres de ce même monde, tout en limitant autant que possible leur convocation par d’autres mondes sociaux. Je ne voulais pas offrir une analyse maximaliste de ce monde social, qui s’en serait tenue à dire : voici les membres, voici comment ils et elles vivent, voici ce qu’ils et elles trouvent important, et ainsi de suite.

Je voulais aussi éviter les limites de l’approche ethnométhodologique, tout en reconnaissant son influence considérable dans mes travaux. L’incapacité de cette approche à s’établir fermement dans le champ sociologique constitue pour moi un échec particulièrement intéressant à étudier. Cet échec me semble directement lié à une mise entre parenthèses des conditions sociales et des trajectoires personnelles qui structurent les situations. Une telle mise entre parenthèses rend la reproduction plus ou moins ordonnée des situations d’interaction tout à fait mystérieuse d’un point de vue ethnométhodologique. Garfinkel a reconnu cette limite de l’ethnométhodologie, mais sans chercher activement à la corriger. Son programme de recherche s’en est tenu à analyser comment les acteurs et actrices, dans une situation donnée et avec les ressources disponibles, donnent un sens à leur monde social (Garfinkel, 1967; Tavory, 2018).

Nous pouvons alors nous demander quelles stratégies peuvent être utilisées pour découvrir des récurrences et des régularités dans l’organisation des mondes sociaux. Les études inspirées par l’ethnométhodologie qui ont poussé le plus loin cette réflexion sont sans doute celles en analyse de conversation, et en particulier celles qui font de l’analyse de conversation institutionnelle (Drew & Heritage, 1992). La deuxième École de Chicago a également contribué à approfondir cette question (Fine, 1995). Ces différents travaux prêtent attention à la manière dont les situations d’interaction sont structurées par des facteurs externes, mais la question du développement des sujets à travers le temps n’est généralement pas prise en compte.

Les interactionnistes et les ethnométhodologistes hésitent souvent à étudier cette question, car elle peut rapidement devenir une manière de minimiser l’impact des facteurs situationnels sur le déroulement des interactions, au profit des facteurs pré- ou extrasituationnels. Le meilleur exemple de cette tendance à favoriser les facteurs extrasituationnels est, bien entendu, la théorie bourdieusienne. Il y a un très beau passage dans Esquisse d’une théorie de la pratique dans lequel Bourdieu mentionne la métaphore des horloges de Leibniz. Le philosophe allemand nous invite effectivement à imaginer deux horloges parfaitement synchronisées, puis il soumet trois hypothèses pour expliquer cette synchronisation, soit l’influence mutuelle, des réglages ponctuels par une tierce partie et une construction des deux horloges qui permet de s’assurer qu’elles avancent au même rythme. Bourdieu affirme alors que les personnes qui défendent la première ou la deuxième hypothèse font preuve d’un « artificialisme naïf » en présumant que le fonctionnement d’un phénomène ou d’un environnement est assuré exclusivement par une coordination consciente (Bourdieu, 1977/2013, p. 80). C’est ce qui mène Bourdieu à soutenir que la vérité d’une situation n’est jamais entièrement réductible à la situation elle-même. Pour ma part, je pense que le défi est de réfléchir le développement des sujets à travers le temps sans tomber immédiatement dans une sociologie de l’habitus. Les gens acquièrent effectivement des habitudes, des dispositions et des modes de perception et d’évaluation, mais les situations ne sont pas entièrement déterminées par ces différents facteurs.

La stratégie théorique qui me semble la plus prometteuse est d’analyser la distribution de différents types de situation, tout en prenant en compte l’évolution des sujets à travers le temps et l’espace. Le concept de summoning permet, selon moi, de mettre en oeuvre cette stratégie. Trois éléments sont importants à mentionner ici. Premièrement, nous sommes toujours convoqués par les autres dans une certaine mesure, bien que la dimension de notre identité qui est convoquée et l’intensité de la convocation varient. Deuxièmement, nous ne sommes pas seulement convoqués par d’autres êtres humains : des environnements, tels qu’une rue, ou des acteurs non humains, tels qu’un chien ou une kippa, peuvent également prendre part au processus de summoning (Jerolmack & Tavory, 2014). Troisièmement, nous devons apprendre à être convoqués, ce qui suppose notamment de savoir comment répondre aux convocations dont nous sommes l’objet, ou de savoir comment les ignorer. Les convocations ont lieu à la fois à l’intérieur des situations et entre les situations, tandis que l’apprentissage des manières d’être convoqué joue un rôle central dans le développement du rapport à soi et aux autres à travers le temps et l’espace.

Savoir être convoqué implique par exemple, pour les résidents et résidentes du quartier étudié dans Summoned, d’apprendre à privilégier certains mondes sociaux et à en effacer d’autres. La plupart des personnes avec lesquelles j’ai interagi dans le cadre de ce terrain n’ont pas un emploi religieux. Elles sont donc appelées à interagir avec des mondes sociaux à l’extérieur de l’univers juif orthodoxe et à adopter des présentations d’elles-mêmes différentes, dans une certaine mesure. Un moment de surprise est advenu durant ma recherche en constatant que mes informateurs et informatrices s’accommodaient de cette immersion dans d’autres mondes sociaux en omettant, lorsqu’ils et elles sont en famille ou avec leurs proches, ces interactions avec des personnes dans des mondes sociaux extérieurs. Il y a notamment un passage dans le livre où je mentionne un souper au cours duquel un homme raconte sa journée au travail et évoque une conversation qu’il a eue avec un collègue égyptien. Sa fille s’étonne qu’il ait interagi avec un Arabe, et le père répond qu’il a mis fin rapidement à la conversation et qu’il est parti sans regarder derrière, ce qui a fait rire l’ensemble des convives (Tavory, 2016). Bien que tout le monde autour de la table savait pertinemment que cette conclusion avait été inventée de toute pièce par le père (comment aurait-il pu interrompre brusquement cette conversation et quitter son travail au milieu de la journée, alors qu’il va revoir son collègue égyptien le lendemain?), il était parvenu à réparer le problème situationnel identifié par sa fille en dissimulant son interaction avec une personne appartenant à un monde social extérieur.

J’ai opté pour le terme summoning après avoir considéré quelques alternatives, qui se sont avérées moins intéressantes. J’ai pensé pendant un moment à la notion d’appel, mais elle m’a semblé trop associée à la sociologie wébérienne. J’ai ensuite envisagé l’écholocalisation, mais le terme faisait rire mes interlocuteurs et interlocutrices, car il donnait l’impression que je parlais de chauves-souris…

Emanuel Guay – Vous avez dédié de nombreux travaux à la question de l’anticipation, soit la projection dans le futur comme composante centrale des interactions sociales (Tavory & Eliasoph, 2013). Une idée forte que vous avez développée est que l’anticipation permet d’analyser la dimension intersituationnelle de la vie sociale, les manières dont les individus naviguent entre différentes situations d’interaction (Tavory, 2016, 2018; Trouille & Tavory, 2019). Pouvez-vous préciser ce point?

Iddo Tavory – Les recherches que j’ai menées sur la question de l’anticipation, tant par moi-même qu’avec mon amie Nina Eliasoph, visent à mieux comprendre la distribution des situations à travers le temps et l’espace. Un tel exercice suppose de prendre en compte les situations passées, dans lesquelles se sont développés en partie les sujets et les rapports à soi, ainsi que l’anticipation explicite ou implicite des situations futures. J’ai rédigé récemment un article à propos des liens entre les situations afin d’approfondir cette dimension cruciale de la théorie sociologique (Tavory, 2018). Jens Beckert fait également de l’excellent travail sur la prise en compte des situations futures dans le domaine de la sociologie économique (Beckert, 2016). Toutefois, assez peu d’études ont analysé l’anticipation au plan interactionnel, ce qui me semble pourtant très important à examiner. Par exemple, une limite des recherches sur les mouvements sociaux, selon moi, est qu’elles tendent à se pencher exclusivement sur le passé ou le présent des individus qui sont engagés dans ces mouvements, en écartant leurs situations futures probables ou implicites. Ma propre participation dans des mouvements sociaux m’a permis d’observer que plusieurs jeunes personnes scolarisées qui y prennent part savent, sans l’admettre ouvertement, qu’elles sont sur le point de devenir des cols blancs. Le futur implicite des participants et participantes est un aspect crucial pour bien comprendre un mouvement social, que ce soit les Gilets jaunes en France, Occupy Wall Street, et ainsi de suite. Eliasoph étudie actuellement le rapport au futur chez les personnes qui s’impliquent dans les mouvements environnementalistes, en prêtant attention à l’interaction entre le futur apocalyptique et le futur quotidien dans lesquels elles évoluent. Beaucoup plus de travaux doivent être menés sur les manières par lesquelles nous établissons des liens et nous naviguons entre les différentes situations d’interaction qui composent nos vies.

Emanuel Guay – Vous avez promu dans vos travaux une approche ethnographique basée sur l’identification de mécanismes interactionnels, que nous pouvons définir comme un ensemble d’interactions et d’activités organisées d’une manière spécifique qui tendent à produire des effets relativement prévisibles, ce qui permet d’identifier des régularités dans l’organisation de la vie sociale (Tavory & Timmermans, 2013, 2018). Quel est l’apport distinct d’une approche basée sur l’identification de mécanismes, en comparaison avec une recherche ethnographique basée sur l’analyse des trajectoires personnelles dans un environnement donné?

Iddo Tavory – C’est une question difficile, que je ne pense pas avoir entièrement résolue. En tant qu’interactionniste, je prête attention aux régularités dans la production des mondes sociaux, ce qui implique une sorte de causalité tacite. Certains événements mènent à d’autres événements, et cet enchaînement permet de découvrir des processus récurrents. Si nous cherchons à préciser cette réflexion, tout en gardant à l’esprit l’intuition interactionniste selon laquelle la production du sens a lieu entre les individus plutôt qu’à l’intérieur des individus, je pense que nous en venons à développer une analyse basée sur les mécanismes. La définition des mécanismes à laquelle je réfère ici n’est pas celle qui émerge des recherches en physique, mais plutôt celle qu’on peut associer à la philosophie de la biologie, avec des travaux comme ceux de Machamer, Darden et Craver (2000). Il s’agit alors de situer notre réflexion à un niveau d’agrégation moins élevé, en observant certains phénomènes à travers le temps tout en montrant comment la reproduction ou le changement adviennent dans un environnement donné. Ce n’est évidemment pas la seule fonction de l’ethnographie, mais je pense tout de même que l’une des forces de cette approche est d’identifier des régularités interactionnelles, tout en évitant de tout réduire aux individus, comme la sociologie analytique tend à le faire. Une approche basée sur les mécanismes me semble également une manière pertinente de répondre aux critiques selon lesquelles les recherches ethnographiques consistent en une collection intéressante d’anecdotes, bien que cette opinion soit moins courante de nos jours qu’elle ne l’a déjà été.

Emanuel Guay – Quelles directions prend votre travail à l’heure actuelle? Quelles avenues de recherche pensez-vous approfondir dans les prochaines années?

Iddo Tavory – Au cours des quatre dernières années, j’ai mené un projet de recherche ethnographique sur le milieu publicitaire à New York. Je suis parvenu à être embauché dans une agence de publicité pour laquelle j’ai travaillé pendant plus d’un an, tout en précisant d’emblée que je suis un chercheur. Je cherche à comprendre, avec ce projet, ce que signifie la détention d’expertise culturelle dans le milieu publicitaire, où les clients et clientes ont en quelque sorte toujours raison et où les compétences du personnel sont toujours subordonnées à l’exigence d’obtenir le contrat pour une campagne publicitaire. Je m’intéresse ainsi à ce qui est considéré comme une vérité, tout en comparant implicitement ce terrain au monde académique. J’ai dû en apprendre davantage pour cette recherche sur des sous-domaines en sociologie avec lesquels je n’étais pas familier, mais elle demeure structurée par les mêmes interrogations que mes terrains précédents : comment les situations et les rapports à soi et aux autres sont-ils organisés à travers le temps? Comment se constituent des énoncés de vérité ou des explications d’un monde social donné? Je rédige également un autre ouvrage avec deux de mes étudiants à la NYU qui porte sur la responsabilité sociale des agences de publicité. Cette responsabilité se manifeste entre autres par plusieurs heures de travail effectuées pro bono pour des organisations à but non lucratif. Notre ouvrage prête attention aux croisements entre la moralité et la créativité, ainsi qu’aux manières dont un monde social ou un champ, au sens bourdieusien, est organisé autour de différentes définitions du bien. Je travaille aussi sur un deuxième livre avec Timmermans, qui vise à prolonger nos travaux sur l’approche abductive. Enfin, je cherche encore à préciser les contours d’une théorie de l’action qui rendrait compte des régularités au sein des mondes sociaux.