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Introduction

Les principes de l’herméneutique, considérés dans le cadre de la recherche d’approche qualitative, montrent que l’interprétation des données ne se fait jamais sans présupposés : la compréhension du monde ne se fait pas de manière directe, mais toujours via l’interprétation, plutôt médiatement qu’immédiatement, au sein d’une situation historique donnée (Ricoeur, 1986). Ce faisant, il peut s’avérer difficile de s’aventurer dans une recherche qualitative d’approche inductive exemptée de grilles d’analyse ou de théories qui teintent naturellement l’interprétation du monde. C’est pourtant ce que requièrent généralement certaines approches inductives telles que la théorisation enracinée et la phénoménologie. Bien que l’utilisation de grilles d’analyse en recherche qualitative soit une question mitigée (Paillé & Mucchielli, 2012), il est possible de se demander si l’utilisation d’une grille est appropriée et légitime lorsque celle-ci et sa théorie sous-jacente visent à soutenir l’approche inductive du phénomène à l’étude. Dans cet article, le parcours réflexif qui a sous-tendu une telle démarche méthodologique sera explicité.

Au cours d’une thèse doctorale en psychologie, qui porte sur l’expérience de la confrontation à la mort chez les infirmières[1] en contexte d’aide médicale à mourir (AMM), une méthode et une grille d’analyse ont été élaborées à partir de la philosophie existentielle afin de soutenir l’exploration de l’expérience vécue[2]. L’ajout d’une procédure d’utilisation d’une grille d’analyse existentielle s’est fait selon le principe de l’émergence et de l’ajustement de la compréhension aux données issues de la recension (Horincq Detournay et al., 2018). C’est au sein d’une démarche réflexive, itérative et circulaire, en naviguant entre la question de recherche, les préconceptions théoriques du chercheur et les données issues du contexte que l’utilisation d’une telle grille d’analyse a semblé cohérente et appropriée pour l’étude du sujet.

Ainsi, la méthode d’analyse ne se présente pas comme une succession de procédures qui risqueraient d’entraver la compréhension du phénomène à l’étude, mais, au contraire, elle consiste à la fois en une construction et une appropriation systématique des préconceptions théoriques du chercheur et de sa lecture des données empiriques, qui visent à soutenir l’exploration de l’expérience vécue. Cet article se veut essentiellement une contribution à l’avancement des connaissances en méthodologie de la recherche et vise à soutenir les chercheurs qui souhaiteraient s’orienter au sein d’une telle démarche, par la présentation d’une méthode d’analyse qualitative novatrice et originale, ainsi que par l’explicitation du processus de réflexivité qui a sous-tendu l’élaboration et la démarche méthodologique. D’une part, la méthode présentée pourrait inspirer les chercheurs à étudier leur sujet d’étude et l’expérience vécue dans la globalité que permet la perspective existentielle, notamment en contexte de fin de vie. D’autre part, l’exposition des étapes du parcours réflexif qui a sous-tendu l’élaboration de la méthodologie permettra d’exemplifier aux chercheurs une façon rigoureuse d’expliciter leur réflexivité et de s’approprier leur subjectivité au cours de la construction d’un devis de recherche.

À la suite d’une brève mise en contexte du sujet de l’étude, les théories ayant émergé au cours de l’élaboration des cadres théoriques et méthodologiques de la recherche et ayant sollicité l’adaptation d’une grille d’analyse existentielle pour la recherche qualitative seront présentées. Puis, la méthode d’analyse, la grille d’analyse existentielle ainsi que leurs définitions conceptuelles et leur utilisation possible dans le cadre d’une recherche qualitative d’approche inductive seront exposées.

La problématique de l’étude : la confrontation à la mort en contexte d’aide médicale à mourir

L’entrée en vigueur en décembre 2015 de la Loi 2 concernant les soins de fin de vie – ayant introduit dans la sphère clinique québécoise l’aide médicale à mourir (AMM) – soulève les questions encore peu explorées au Québec des implications cliniques et des difficultés rencontrées par le personnel soignant confronté à ces réalités (Acem, 2016). Alors qu’au Canada, médecins et infirmières praticiennes peuvent administrer une substance létale à une personne, à la demande de celle-ci, pour causer sa mort, au Québec, seul le médecin peut prodiguer l’AMM. Néanmoins, le personnel infirmier est appelé à participer à toutes les étapes du processus (Francoeur & Durand, 2016). Ainsi, les enjeux éthiques de l’AMM amènent forcément les infirmières à réfléchir puis à se positionner, selon leurs propres valeurs et expériences, par rapport à leur manière d’intervenir dans ce contexte nouveau (Francoeur & Durand, 2016).

Le débat sur les scènes publique et politique québécoises ayant davantage porté sur les questions de l’accessibilité à l’AMM et des droits de la population et des professionnels au regard des changements légaux, le vécu des infirmières impliquées dans ce soin reste une question encore peu étudiée. En contexte de fin de vie, les infirmières confrontées à la mort au sein de leur pratique peuvent rencontrer des souffrances, s’exprimant sous forme de peur, d’impuissance ou de détresse (Katz & Johnson, 2016). Ces souffrances vécues peuvent à leur tour engendrer des répercussions chez les patients, étant donné qu’elles viennent s’inscrire dans l’intervention des soignants, notamment par des comportements d’évitement ou des attitudes de désengagement (Beaudoin, 2016; Dorris, 2013; Laporte & Vonarx, 2015).

La fréquence répétée de la confrontation à la mort, pouvant représenter un rappel incessant de la fragilité de la vie, mène souvent les infirmières à des réflexions existentielles touchant la finitude, le sens de la vie et de la mort (Goyette 2018; Vachon, 2010). En dépit des stresseurs et de l’anxiété que la mort peut générer, l’accompagnement vers la mort pourrait aussi se révéler comme une richesse et une source de satisfaction professionnelle (Vachon & Fillion, 2014). Des études abordant la confrontation à la mort des infirmières québécoises dans une perspective phénoménologique et existentielle mettent en lumière les potentiels bénéfices personnels associés à cette expérience (Vachon, 2010; Vachon et al., 2012). Ainsi, le travail en fin de vie pourrait être un lieu privilégié de découverte de sens à la vie, d’espoir et de spiritualité (Vachon, 2010). En se penchant sur l’aspect existentiel de la finitude, cet abord du phénomène peut révéler l’expérience vécue des infirmières dans sa globalité, au-delà de l’angle restreint d’un concept, tel que les détresses rencontrées.

Évolution des positionnements théoriques et méthodologiques

La nature exploratoire et descriptive de la recherche par rapport à un phénomène complexe et difficilement mesurable a poussé le chercheur à adopter une démarche qualitative. Ce type de recherche s’inscrit dans un paradigme constructiviste, qui considère que le sens émerge d’une relation entre un chercheur et un sujet (Ngyën-Duy & Luckerhoff, 2007). Il ne s’agit donc pas de viser la neutralité ou l’objectivité du chercheur, mais plutôt de rendre explicites sa subjectivité et celle des participants. Puisqu’une expérience vécue ne peut être saisie dans sa forme originelle, l’objectif est l’explicitation plutôt que la découverte, la « co-construction consensuelle du phénomène » plutôt que sa définition (Guimond-Plourde, 2008, p. 96).

Dans le même sens, la phénoménologie cherche à décrire les phénomènes plutôt qu’à les expliquer. Ce courant de pensée a été grandement influencé par la découverte du concept d’intentionnalité, qui veut dire « qu’il n’y a pas de conscience vide, mais que la conscience est toujours conscience de quelque chose, donc visée de sens » [l’italique est de l’auteur] (Grondin, 2003, p. 7). Selon cette perspective, l’être humain est toujours dans un rapport intentionnel avec le monde, et la tâche de la phénoménologie est de décrire et de comprendre cette structure intentionnelle de la conscience dans le monde. Ainsi, la phénoménologie est la tentative d’un retour « aux choses mêmes », c’est-à-dire à l’essence des choses et à l’expérience première du monde, tel qu’il est vécu plutôt que conceptualisé.

Cependant, la description phénoménologique reste toujours herméneutique : elle contient chaque fois une part d’interprétation, puisqu’il y a toujours quelqu’un qui traduit le phénomène vécu. L’objectif d’une démarche qualitative qui allie phénoménologie et herméneutique est donc d’arriver à une compréhension réflexive d’une « expérience vécue, passée et réorganisée dans le présent » (Guimond-Plourde, 2008, p. 97) par la rencontre entre un chercheur et un participant.

C’est en considérant ces postulats – constructivistes, phénoménologiques et herméneutiques – et le sujet de recherche que le choix d’appuyer la démarche théorique de l’étude sur la phénoménologie existentielle a été fait (Guimond-Plourde, 2008; Van Manen, 1990). Étudiée en tant que phénomène existentiel, l’expérience vécue est le témoignage de la manière d’être-au-monde des infirmières. Ainsi, sur le plan théorique, la conception du phénomène à l’étude adoptée est interactionniste :

L’expérience vécue du corps qui ressent (corporéité), du temps subjectif plutôt qu’objectif (temporalité), de l’espace ressenti plutôt que physique (spatialité), des relations établies dans l’espace partagé avec les autres (relationalité) est unique, complexe et mouvante : elle ne peut être saisie par un chercheur externe qui élabore des connaissances objectives en isolant des variables et en mesurant des résultats

Guimond-Plourde, 2008, p. 95

En explorant le phénomène vécu à partir, notamment, de ces quatre axes thématiques existentiaux, l’analyse de l’expérience vécue corporellement, spatialement, temporellement et relationnellement, telle qu’elle se déploie dans le dialogue avec le chercheur, permet d’expliciter la manière d’être-au-monde des infirmières confrontées à la mort en contexte d’AMM.

Le positionnement initial remis en question

Les allers et retours entre la relecture de la recension des écrits et la rédaction des cadres conceptuel et méthodologique laissaient le chercheur perplexe. Par exemple, lors de la rédaction du canevas d’entretien, les thèmes à aborder ne semblaient correspondre que partiellement à ce que la recension avait présenté. Bien que, pour ce qui est des entretiens semi-directifs, l’accent soit généralement mis sur une question d’amorce afin de laisser émerger du discours des participants les thématiques propres à l’expérience vécue, il est commun et souvent exigé des comités éthiques d’élaborer des thèmes et des questions de relance en lien avec la question de recherche. Dans le cadre de cette étude, certaines de ces thématiques étaient inspirées de la phénoménologie existentielle de Van Manen (1990) afin de viser et d’explorer l’aspect phénoménologique et existentiel de l’expérience des participants (telles que la corporéité, la spatialité, la temporalité et la relationalité).

Toutefois, au cours de la recension des écrits, le chercheur a été sensibilisé à davantage de thématiques existentielles touchant la confrontation à la mort chez les infirmières dans les contextes de soins de fin de vie, d’euthanasie à l’international et d’AMM au Québec et au Canada. D’une part, dans les trois contextes recensés, les positions éthique et morale, le rapport à la transcendance (c.-à-d. la spiritualité, la religion et les croyances), ainsi que les philosophies personnelle et professionnelle des infirmières se sont révélées particulièrement importantes quant à leurs opinions, attitudes et positionnements face à leur rôle en contexte d’AMM (Elmore et al., 2018; Pesut et al., 2019; Vézina-Im et al., 2014). D’autre part, les infirmières étant à la fois appelées à prendre position quant à l’acte à poser, à y être confrontées puis à accompagner les patients et leur famille, il est apparu au chercheur qu’elles font généralement l’expérience non seulement de la mort, mais aussi de la souffrance (chez autrui et potentiellement chez elles-mêmes), du doute et de la culpabilité.

Réflexion théorique inférentielle

Ces données issues de la recension n’étaient pas sans écho, pour le chercheur, avec la philosophie existentielle de Karl Jaspers (1883-1969), qui propose une lecture de l’existence humaine en explorant précisément les manières d’être en lien avec la transcendance et avec ce qu’il nomme les situations limites. Ces dernières correspondent aux expériences de la mort, de la souffrance, du combat (lutte ou doute) et de la faute (culpabilité) auxquelles les êtres humains sont inévitablement confrontés. Et pour ce philosophe et psychiatre, comme il sera explicité plus loin, faire l’expérience de ces situations limites et exister sont une seule et même chose (Jaspers, 1986).

D’un côté, l’utilisation de la grille d’analyse existentielle de Van Manen comme outil réflexif aide le chercheur à décrire et à comprendre comment le participant vit son monde et la manière dont il l’habite (via le corps vécu, l’espace vécu, le temps vécu et les relations vécues). Évidemment, il s’agit d’une expérience que le chercheur souhaite décrire et explorer chez les participants. D’un autre côté, en considérant les données recensées du contexte à l’étude et les théories inférées, il a été jugé pertinent d’élargir la grille d’analyse, à l’aide de la philosophie existentielle de Jaspers, afin de dresser un portrait encore plus global de l’expérience vécue des infirmières confrontées à la mort.

Repositionnement théorique et méthodologique

Bien que l’utilisation d’une grille d’analyse en recherche qualitative soit une question mitigée, elle s’avère légitime lorsque sa conceptualisation s’enracine dans une co-construction entre les données du contexte à l’étude et les connaissances du chercheur lorsque celles-ci sont théoriquement cohérentes avec la visée de la recherche (Morrow, 2005). Selon le principe de flexibilité méthodologique, « aucune procédure ne doit entraver une meilleure compréhension du phénomène à l’étude » (Horincq Detournay et al., 2018, p. 5). Au contraire, l’ajout de la perspective jaspérienne à la grille d’analyse donne un outil réflexif supplémentaire au chercheur qui tente de décrire et mieux comprendre l’expérience vécue dans une approche inductive. Ainsi, il ne s’agit pas de prouver ou d’infirmer les préconceptions du chercheur, mais de préparer et d’outiller ce dernier à la confrontation de la réalité d’un phénomène nouveau.

Au sein de cette démarche, il est possible de comprendre comment l’utilisation de la circularité – par-delà l’itérativité – peut être pertinente pour l’élaboration d’un cadre méthodologique en recherche qualitative. Cette notion de circularité réflexive – faisant originellement référence à l’alternance entre la créativité et la rigueur scientifique du chercheur dans l’analyse des données en théorisation ancrée (Garreau, 2015) – a été utilisée dans le cadre de cette recherche doctorale pour l’élaboration créative de la méthode et de la grille d’analyse. Cette circularité réflexive s’est établie entre la recension des écrits scientifiques – considérés comme des données à analyser (Tourigny Koné, 2014) – les théories induites à partir du contexte recensé, les préconceptions du chercheur et les possibilités d’opérationnalisations méthodologiques projetées.

Dans une recherche d’approche inductive, le chercheur ne tente pas de placer les données dans un cadre théorique, mais tâche plutôt de s’orienter vers une description et une compréhension, voire une théorie issue du matériau qualitatif (Denis et al., 2019). Ainsi, la section suivante exposera et exemplifiera la manière dont un chercheur d’approche inductive peut s’approprier sa théorie et comment il peut transposer et systématiser son utilisation dans le cadre d’une méthode d’analyse.

Méthode d’analyse

La présente section concerne les quatre étapes qui ont constitué la méthode d’analyse, soit la posture d’approche, l’analyse thématique, l’analyse existentielle et l’analyse récupératrice-synthétique. Le principal aspect du présent article étant l’adoption d’une grille d’analyse existentielle, un accent sera mis ici sur l’explication théorique de la philosophie jaspérienne et son utilisation dans la recherche.

Posture d’approche

D’abord, la posture exposée est à différencier du positionnement paradigmatique, théorique ou méthodologique que le chercheur peut adopter par rapport à son sujet, sans pour autant s’en séparer. Il s’agit de l’étape où il établit la manière dont le matériau à analyser sera approché. Trouver sa posture d’analyse, c’est répondre à la question : « Comment est-ce que j’aborde les données, là, devant moi? » La posture, au sens étymologique du terme, implique à la fois les notions de position, d’attitude et de disposition. Ainsi, le positionnement théorique ayant déjà été établi, le chercheur dans cette étude a choisi de s’inspirer de penseurs existentialistes et phénoménologues afin de le guider quant à la posture d’analyse à adopter.

La disponibilité

Selon l’existentialiste Gabriel Marcel, l’être humain est en état d’indisponibilité lorsqu’il est « occupé de soi » [l’italique est de l’auteur] (Ricoeur, 1999, p. 71). L’adhérence à soi, à ses connaissances, à ses expériences et à ses préjugés rend indisponible à l’accueil de la nouveauté, de la différence et à l’autre. Dans les catégories philosophiques marcelliennes, cette posture est liée à celle de l’avoir, c’est-à-dire une position à partir de laquelle l’être humain cherche à quantifier, à objectiver et à caractériser les phénomènes qui s’offrent à lui. Ce positionnement impliquerait, pour le chercheur, de se situer dans un « monde de l’inventoriable » puis de répondre aux données qui s’offrent à lui en puisant dans « un fichier ou un répertoire tout préparé dont on ne pourrait parler qu’en termes d’avoir » (Ricoeur, 1999, p. 77). Ce serait le cas, par exemple, si le chercheur tentait de valider empiriquement une théorie – qu’il a déjà.

Inversement, être disponible, c’est pouvoir répondre par un élan d’accueil, c’est faire crédit à l’autre. Comme le souligne Ricoeur, « c’est l’idée de disponibilité pour autrui qui ouvre la voie la plus large : qui dispose de soi se rend indisponible pour autrui » (1999, p. 72). Cette conception de la disponibilité rappelle l’importance de l’ouverture à l’altérité au cours du processus analytique. L’approche inductive en recherche qualitative requiert cet état de disponibilité, cet état d’être (plutôt que d’avoir) à partir duquel il est possible d’éclairer et de comprendre le phénomène qui intéresse le chercheur sous un regard neuf.

Disponibilité et créativité s’avèrent ainsi être des notions connexes. Seule l’oeuvre achevée et considérée du dehors peut être traitée comme un avoir que l’on exploite. Me crispant sur cet avoir, je me mets en état d’indisponibilité radicale

Ricoeur, 1999, p. 77

Ainsi, l’adoption d’une telle posture de disponibilité lors de la rencontre avec le matériau qualitatif peut véritablement devenir créative et productive.

La communication existentielle

Les voies ouvertes par la paire conceptuelle de disponibilité et d’indisponibilité ont par la suite mené aux deux conceptions de la communication chez Jaspers. La première, la communication empirique ou « pratique » de la vie quotidienne, est similaire au langage scientifique, au sens où « les sujets qui échangent des paroles ne sont [pas] personnellement engagés » et « ne communiquent pas ce qu’ils sont réellement, mais seulement des données objectives, valables en dehors d’eux » (Hersch, 2002, p. 36). Plus les aspects individuels des personnes engagées dans un dialogue sont mis de côté, et mieux la communication pratique se fera par rapport à un sujet spécifique, circonscrit et impersonnel. Comme Hersch le souligne, il s’agit de « transmettre une connaissance plutôt que de communiquer réellement » [l’italique est de l’auteure] (2002, p. 36).

Évidemment, une telle communication pratique est essentielle pour que les sujets et le chercheur puissent s’entendre et que les résultats soient intelligibles et accessibles. Nonobstant ces nécessités, en adoptant une posture inspirée de la notion marcellienne de disponibilité, le chercheur peut viser et solliciter un niveau de communication existentielle. Dans celle-ci, ce n’est plus seulement la validité générale du propos qui compte, c’est « l’existence, ces possibles, sa vérité, sa situation, son enracinement, son absolu » (Hersch, 2002, p. 36). Ce second type de communication a besoin du premier, au sens où l’existence se manifeste inévitablement dans un langage commun, partageable et accessible à un autre prêt à l’écouter. Seulement, cette ouverture à l’autre n’est pas qu’ouverture d’esprit : « l’existence ne s’ouvre pas à des “idées” qu’elle va paisiblement juxtaposer aux siennes », elle fait plus que s’ouvrir, « elle essaye, elle mime, elle combat » (Hersch, 2002, p. 35). C’est un « combat aimant » (liebender Kampf), puisqu’il ne s’agit pas de chercher à contraindre l’autre à se plier à la compréhension du chercheur, mais au contraire à « le faire exister par ce qui le fait vivre » (Hersch, 2002, p. 37). En approchant le matériau qualitatif dans cette perspective, le chercheur peut le suivre à mesure qu’il se déploie, d’une manière intentionnellement rapprochée du fil conducteur de l’expérience partagée par les participants.

Analyse thématique

La présente méthode d’analyse comporte une série d’opérations visant l’identification des thématiques liées au phénomène de l’expérience vécue des infirmières confrontées à la mort en contexte d’AMM jusqu’à une synthèse de cette expérience vécue. Cette dernière étant comprise comme un phénomène existentiel, « l’accent est mis sur la personne qui fait l’expérience d’un phénomène et non seulement sur le phénomène lui-même en tant qu’objet » (Guimond-Plourde, 2008, p. 99). C’est pourquoi la seconde étape de la méthode est l’analyse thématique, afin de donner aux participants le premier mot. L’analyse thématique utilisée est celle élaborée par Paillé et Mucchielli (2012), à laquelle a été ajoutée, pour cet article, l’explicitation de l’appropriation existentielle de cette démarche de thématisation au cours du processus analytique.

Réflexion primaire

À cette étape de l’analyse, le chercheur effectue ce que Marcel nomme une « réflexion primaire » lors de la lecture des données qualitatives. C’est une réflexion qui est « purement analytique, qui consiste en somme à dissoudre pour ainsi dire le concret en ses éléments » (Plourde et al., 1985, p. 437). Bien que l’action de cette réflexion primaire soit dite « réductrice », elle est absolument indispensable, d’une part à la vie quotidienne, « puisque c’est elle qui constitue le monde d’objets dans lequel nous vivons » (Plourde et al., 1985, p. 436), et d’autre part dans le domaine des sciences. Bien que la posture et le regard de la perspective existentielle soient adoptés afin d’apporter un éclairage supplémentaire sur l’expérience des infirmières, les thématiques que celles-ci abordent doivent demeurer premières et principales. Cette première réflexion, se rapprochant davantage de la codification et du classement du discours que de la compréhension, sera complémentée, suite à l’analyse existentielle, d’une « réflexion seconde », se voulant récupératrice du sens et synthétique.

Analyse existentielle

En parallèle de l’exploration des thématiques du discours des participants, le matériau est aussi interrogé à partir de la préconception théorique du sujet préalablement mise au jour. Pour cette recherche, celle-ci a principalement coïncidé avec la rencontre entre les données saillantes issues de la littérature et de la compréhension de la philosophie existentielle de Jaspers. Selon ce philosophe, l’être humain fait l’expérience du monde et des limites de son existence sous différents modes. Notamment, les expériences de la confrontation à la mort, de la souffrance, du doute et de la culpabilité, considérées comme des situations qui limitent l’existence humaine et à partir desquelles l’être humain ne peut voir directement au-delà, l’amènent inévitablement à se positionner d’une certaine manière ou dans un certain mode d’être lors de leur rencontre.

Utilisons la métaphore suivante : la rencontre de situations limites est une expérience analogue à celle de la lumière blanche qui traverse un prisme, dispersant et rendant ainsi visible le spectre de ses couleurs. Pour Jaspers, l’existence n’est pas quelque chose de « tangible » : elle est transcendance, au sens où elle est toujours une possibilité, un « pouvoir-être », une « liberté possible » (Hersch, 2002). Or l’existence est comme le spectre de la lumière blanche qu’on ne voit jamais directement, mais dont la possibilité peut apparaître dans la rencontre du prisme que forment les situations limites. Puisque ces dernières interpellent la liberté de choisir, par leur nature limitante, elles étalent ou « dispersent » les couleurs de l’existence possible telle qu’elle se laisse voir dans sa phénoménalité propre. La projection de ces couleurs ou, si l’on veut, des possibilités de l’existence effective peuvent apparaître indirectement en soi sous diverses modalités que Jaspers appelle les modes d’être-soi.

Il est possible de suivre la démarche jaspérienne et de découvrir qu’une multitude de phénomènes peuvent être explorés à partir de l’éclairage qu’offrent les différents modes d’être-soi, notamment le phénomène de la confrontation à la mort en contexte d’AMM. Pour cet article, la présentation théorique est limitée aux éléments qui permettent de saisir la perspective ouverte par la philosophie existentielle de Jaspers, qui a inspiré et soutenu l’approche inductive du phénomène à l’étude. D’abord, cette section abordera les trois modes d’être-soi dit « immanents » (la conscience en général, le sujet vital et l’esprit), puis celui dit « transcendant » (l’existence), et comment ce dernier pourra être éclairé par l’exploration des situations limites (historicité, mort, souffrance, doute, culpabilité). Parallèlement, cette partie de l’article expliquera comment ces concepts peuvent être utilisés comme outils pour décrire l’expérience de participants lors d’analyses en recherche qualitative, en soulignant le fait que les premiers ne sont que des repères à partir desquels est décrite l’expérience vécue, et non pas des concepts que le chercheur tente de valider empiriquement.

Conscience en général

Définition du mode d’être. Premièrement, pour Jaspers, l’être humain peut rendre compte de sa connaissance des objets du monde à partir de sa propre conscience. Toutes les connaissances objectives sont conditionnées par la structure de la conscience que tous les êtres humains partagent. Notamment, la pensée est prisonnière de la scission sujet-objet, « phénomène originel de notre conscience que Je (le sujet) soi[t] dirigé sur ce qui est posé devant [lui] (objet), le visant (intentionnellement) » (Kremer-Marietti, 1967, p. 45). Jaspers nomme « conscience en général » cette « conscience commune et impersonnelle qui a pour objet les certitudes rationnelles ou empiriques s’imposant à tous » (Hersch, 2002, p. 65). Ce mode d’être-soi en tant que conscience en général est voué à l’objectivation, puisque toutes ses données peuvent être rapportées à l’empirie, à la logique, à la vérification, à la rationalisation, à la taxonomie, etc.

Exemple : phénomène de la confrontation à la mort. L’énumération des faits et des conceptions théoriques concernant l’objet (ou le phénomène) de la confrontation à la mort est englobée par ce que la conscience en général peut savoir : la mort d’un prochain est reconnue comme tabou dans plusieurs milieux, elle peut provoquer de l’anxiété et de la détresse morale, engendrer une réponse comportementale d’évitement, être entourée de rituels culturels et religieux variés, entraîner une augmentation du taux de cortisol, etc. Même ce qu’on ne sait pas encore concernant ce phénomène peut être compris dans l’horizon de la conscience en général : notamment, les chercheurs savent qu’ils peuvent acquérir un savoir et faire avancer les connaissances concernant cet objet de recherche en adoptant une perspective, par exemple, sociologique, psychologique, neurobiologique, etc. Ainsi, la conscience en général peut être comprise comme un mode d’être englobant en tant qu’elle structure l’horizon dans lequel se déploient les connaissances possibles des objets, notamment les objets de recherche.

Intérêt en recherche qualitative. Lors de l’analyse sous l’angle de la conscience en général, le chercheur s’intéresse aux données issues du discours des participants qui touchent les aspects techniques, théoriques ou conceptuels de « l’objet » ou du phénomène à l’étude. Bien que ces données soient davantage de l’ordre des faits (observables, rationnels, conceptuels) que du vécu expérientiel ou interprétatif, elles peuvent renseigner le chercheur sur le contexte dans lequel se déploie l’expérience des participants tout en exposant les perspectives que ces derniers adoptent par rapport au phénomène étudié.

Lien avec la problématique. Une telle analyse permet, dans cette étude, de mettre en relief certains aspects que la recension a révélés par rapport à la question de recherche. Par exemple, il est possible de regrouper sous ce mode d’être-soi, d’une part, les données issues de la recension relative au contexte de l’AMM (telles que les différentes étapes du processus de l’AMM, les procédures et techniques, les conflits et défis rencontrés en contexte clinique) et, d’autre part, celles se rapportant aux connaissances et aux perspectives adoptées par les infirmières rencontrées.

Sujet vital (Dasein)

Définition du mode d’être. Deuxièmement, comme Jaspers le souligne, l’être-soi n’est pas limité à la conscience en général : il est encore sujet vital (Dasein[3]). Un sujet vital est « un sujet qui vit, qui est né, qui mourra, qui lutte pour vivre – et c’est cette vitalité empirique […] qui sous-tend [sa] conscience » (Hersch, 2002, p. 60). C’est en tant que sujet vital que l’être humain a des désirs et des volontés, qu’il vit et agit dans l’environnement, qu’il est chaque fois unique et singulier (Hersch, 2002). Pour rendre compte de ce sujet vital, le chercheur doit passer de la conscience objectivante à l’expérience vécue et située.

Exemple : phénomène de la confrontation à la mort. L’énumération des faits concernant le phénomène de la confrontation à la mort ne suffit pas à épuiser l’expérience que l’être humain peut faire de son corps, dans sa situation, lorsqu’il est confronté à la mort. Le bond qui s’effectue alors de la conscience en général au sujet vital est celui du passage de la pensée scientifique (biologie, psychologie, anthropologie, etc.) à l’expérience phénoménologique (corporéité, relationalité, émotivité, etc.). Même si le sujet catégorisait « consciemment » ses expériences vécues passées et possibles, cela n’enlèverait aucunement le caractère englobant de son expérience en tant que sujet vital situé. Hersch qualifie ce mode d’être comme englobant, « car rien n’est réel pour moi (même pas moi-même) sinon en s’actualisant comme mon [sujet vital], et donc aussi pour mon corps sensible, toujours présent » [l’italique est de l’auteure] (2002, p. 63). Ainsi, le sujet vital peut être compris comme un mode d’être englobant en tant que l’être-soi est toujours impliqué dans une situation et un corps déterminés lorsqu’il pense ou fait des expériences.

Intérêt en recherche qualitative. L’analyse du sujet vital rejoint celle des méthodologies influencées par les penseurs du courant phénoménologique présentées plus haut (Guimond-Plourde, 2008; Van Manen, 1990), en ce sens que le chercheur s’intéresse à la manière dont les participants vivent le phénomène à l’étude. Lors de cette analyse, une attention est d’abord portée à cette vitalité qui traverse le récit des participants. Puis cette dernière est explorée à partir des existentiaux présentés par Van Manen (1990) afin de mieux décrire et de s’instruire de l’expérience des participants.

Lien avec la problématique. Par exemple, l’exploration de ce mode d’être-soi permettra de mettre en relief l’expérience phénoménologique des infirmières par rapport aux études ayant porté sur les attitudes, les expériences, le rôle et les implications des infirmières dans la pratique de l’AMM, et d’exposer un contexte à risque de favoriser de la détresse morale chez ces dernières.

Esprit

On peut dire que l’esprit est la fonction qui structure et construit des ensembles. Si le sujet vital est ancré dans la vie singulière et la conscience en général dans la rationalité universelle, l’esprit, lui, se situe dans la sphère de la culture. […] Il est ce qui donne à la multiplicité des pensées, de l’affectivité, des actes, une cohérence, une orientation, une structure, une limite et une mesure. En lui vivent ces totalités qui, jamais atteintes comme des objets, imprègnent cependant toute notre activité de leur puissance, ces germes de l’inaccessible finalité qu’on appelle Idées. Ces Idées organisent la multiplicité infinie du divers et lui donnent forme et sens

Hersch, 2002, p. 66

Définition du mode d’être. Troisièmement, le mode d’être de l’esprit peut être compris en le comparant à la notion de Zeitgest (« esprit du temps »), ou encore à la Weltanschauung (« vision du monde »), désignant une conception générale de la vie d’une collectivité à une époque (Hasen-Love, 2000). Seulement, cet esprit est celui d’un être-soi unique, qui est influencé et transformé par ses circonstances historiques :

En effet, tout ce que ma conscience pense et tout ce que j’éprouve au niveau vital se trouve[nt] en quelque sorte repris et situé[s] par la réflexion dans des ensembles construits, culturellement structurés, tels que […] la société, l’oeuvre, la profession, etc.

Hersch, 2002, p. 60

Exemple : phénomène de la confrontation à la mort. Lorsqu’un sujet pense à la mort du prochain, il le fait en lien avec une totalité « constamment réelle et constamment aussi se détruisant » (Jaspers, 1978, p. 46). L’objet de sa pensée, tout comme le fondement vital de sa pensée, est englobé par son esprit qui cherche à assigner à chacun sa place et ses limites. En ce sens, il ne fait pas seulement que penser à la mort ou qu’en faire l’expérience : il y pense ou en fait l’expérience dans un certain esprit, constamment conditionné et transformé historiquement. Ainsi, l’esprit est considéré ici comme un mode d’être englobant en tant qu’il organise et catégorise constamment les connaissances de la conscience en général et les expériences du sujet vital en ensembles structurés, et ce, en fonction de la situation historique et culturelle de chacun.

Intérêt en recherche qualitative. Au cours de l’analyse de ce mode d’être-soi, le chercheur s’intéresse aux idées unifiées dans le discours et celles qui soutiennent l’expérience des participants, ainsi qu’à l’organisation des croyances individuelles (culturelles, religieuses, traditionnelles, etc.). En d’autres termes, il cherche à comprendre quelle est la philosophie personnelle des participants derrière leurs sentiments, leurs actions et leurs pensées par rapport au phénomène à l’étude. Cette philosophie est souvent autorapportée par les participants lors des entretiens, mais peut aussi être inférée par le chercheur lors des analyses.

Lien avec la problématique. Par exemple, la recension a révélé que c’est généralement lorsque la situation clinique va à l’encontre de ses philosophies personnelle ou professionnelle que l’infirmière peut percevoir négativement et vivre d’une manière conflictuelle le processus de l’euthanasie ou de l’AMM (De Bal et al., 2006; Francoeur & Durand, 2016; Jones & TitzGerald, 1998). L’analyse de ce mode d’être pourra éclairer la manière dont les croyances peuvent moduler l’expérience des participants.

Existence

Définition du mode d’être. Les trois précédents modes d’être explicités, formant ensemble l’immanence de l’être-soi, peuvent pointer, selon Jaspers, vers autre chose qu’eux : la transcendance. Au cours de l’histoire, bien des penseurs ont affirmé que seule l’immanence existait, tout comme beaucoup ont postulé qu’elle ne suffisait pas. Ces derniers se sont tournés vers la transcendance de deux manières : du monde vers la divinité ou de l’être-soi vers l’existence, son mode d’être dit transcendant. Selon une perspective jaspérienne, c’est par une rencontre des limites des modes d’être-soi et du monde que la transcendance peut indirectement apparaître, comme un « index » (Hersch, 2002). Cette dernière est, pour reprendre la métaphore (Figure 1), comme un horizon lumineux qui ne se rencontre qu’indirectement aux limites de l’expérience humaine.

Pour Jaspers, l’existence (Existenz) signifie « l’homme individuel considéré dans sa temporalité et son activité libre » (Jaspers, 1978, p. 6). D’après ce philosophe, face aux situations limites, l’être-soi est renvoyé à son existence à partir de laquelle il choisit. Celui-ci est plus qu’un être-soi immanent au monde : il est une existence possible, et donc un être libre qui peut transcender ses limites en lui attribuant un sens unique. C’est en ce sens que Jaspers dira que faire l’expérience de situations limites et exister sont une seule et même chose. Ainsi, si l’éclairement de ce mode d’être peut se faire en recherche qualitative, ce ne sera qu’indirectement, à travers l’exploration de l’expérience vécue de situations limites sous les différents modes d’être-soi.

Situation fondamentale et situations limites particulières

Définition situation fondamentale. D’abord, rapporté à sa condition d’être empirique, l’être humain est toujours dans une situation déterminée qui est la sienne :

je vis à telle époque, j’appartiens à tel sexe, j’ai tel âge, j’occupe telle position sociale, etc., et ce resserrement contraste avec l’idée de l’homme en général et des attributs ou des perfections qui le caractérisent

Marcel, 1940, p. 337

Cette situation fondamentale est « l’historicité » ou la détermination historique de l’être-soi.

Intérêt en recherche qualitative. Au cours des analyses, le chercheur s’applique à décrire, chez les participants, cette situation qui repose sur des soubassements historiques et personnels. Dans l’écriture analytique, cela se présente comme une description du contexte concret, spatial et historique dans laquelle se trouve chaque participant, comme une introduction à leur histoire personnelle et à leur monde qu’ils choisissent de partager. S’intéresser à l’historicité des participants, c’est, pour un temps, s’éloigner des généralités et des présupposés afin de laisser place à la nouveauté enracinée dans une situation unique et un vécu singulier.

Figure 1

Métaphore du prisme et éléments de la grille d’analyse

Métaphore du prisme et éléments de la grille d’analyse

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Définition situations limites particulières. À partir de cette situation fondamentale, chaque être humain est compris comme étant limité par certaines conditions « que nul être humain ne peut choisir, mais auxquelles il dépend de lui donner, par son existence, une signification » (Hersch, 2002, p. 32), comme la définition de Jaspers l’expose :

Des situations comme celle qui consiste dans le fait que je suis toujours impliqué dans des situations, que je ne [peux] vivre sans lutte et sans souffrance, que je prends inévitablement la faute sur moi, que je dois mourir, – voilà ce que j’appelle des situations limites. Elles ne se transforment pas, mais ne changent que dans leur manifestation; rapportées à notre condition (Dasein), elles sont définitives. Nous ne pouvons regarder par-dessus; dans notre condition, nous ne voyons derrière elles rien de plus. Elles sont comme un mur contre lequel nous nous cognons, contre lequel nous nous butons. Il n’est pas en notre pouvoir de les modifier, mais seulement de les éclairer à partir d’autre chose qu’elles. Elles sont liées à notre condition même [l’italique est de l’auteur]

Jaspers, 1932, cité dans Marcel, 1940, p. 331

Intérêt en recherche qualitative. Dans l’analyse qualitative, le chercheur s’efforce de découvrir comment les participants vivent ces situations limites afin de décrire comment chacun existe en tant qu’être-soi situé historiquement. Le présupposé principal de cette démarche analytique est que les participants, qui cherchent à franchir ces situations et tendent à ce qui est au-delà d’elles en leur donnant un sens et en agissant dans leur vie, peuvent le faire dans et à partir des différents modes d’être-soi précédemment exposés. L’attention portée par le chercheur à ces situations particulières favorise la description inductive de l’expérience des participants, correspondant à l’existence possible qu’ils sont et qu’ils choisissent de partager, aux couleurs qu’ils choisissent de montrer.

Lien avec la problématique. Les situations limites particulières faisant écho avec la recension de la littérature effectuée sont celles de la mort, à laquelle les êtres humains sont tous confrontés, de la souffrance, devant laquelle tous cherchent un sens, de la lutte que chacun mène pour vivre et pour faire face à l’adversité, et de la faute ou culpabilité qui sous-tend les choix et les renoncements. La particularité du phénomène de la confrontation à la mort en contexte d’AMM est qu’elle coïncide en l’intrication de ces quatre situations limites vécues concrètement. Ainsi, l’exploration de l’expérience vécue de ces situations dans le contexte de cette étude permettra de mettre en lumière, si l’on veut, « les couleurs de l’aide médicale à mourir » dans une perspective infirmière.

Toutefois, rien n’indique que ces modes d’être-soi et que ces situations limites soient exclusives. C’est pourquoi la référence à cette grille d’analyse ne représente qu’une étape de la méthode d’analyse (Figure 2) – une étape qui reste toutefois profonde et rigoureuse – et qu’elle nécessite, avec l’analyse thématique, une reprise au sein d’une analyse récupératrice-synthétique.

Figure 2

Synthèse des étapes de la méthode d’analyse

Synthèse des étapes de la méthode d’analyse

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Analyse récupératrice-synthétique

À cette étape de l’analyse, le chercheur s’engage dans un mouvement inverse à celui de la réflexion primaire et des étapes des précédentes analyses : il s’agit d’un mouvement de reprise qui consiste à prendre conscience de ce qu’il y a de partiel et d’une certaine manière même de suspect dans la démarche purement analytique et à tenter de récupérer, mais de récupérer au niveau de la pensée, ce concret qu’on a vu précédemment en quelque sorte, s’émietter ou se pulvériser (Plourde et al., 1985, p. 437).

Ce mouvement que Marcel appelle la réflexion seconde, récupératrice ou synthétique, est un « travail de rectification, au niveau des concepts et des mots, par quoi la pensée tente de s’égaler [aux] noyaux d’irréductibilité, constitutifs des expériences fondatrices » [l’italique est de l’auteur] (Ricoeur, 1999, p. 50) auxquelles le chercheur s’intéresse. Le rôle de cette réflexion seconde « consiste non point à morceler, à démembrer, mais tout au contraire, à rétablir dans sa continuité le tissu vivant qu’une analyse imprudente avait disjoint » (Plourde et al., 1985, p. 436). Et le moyen de cette synthèse récupératrice est l’écriture.

Pour Van Manen, en sciences humaines, « l’écriture est la méthode »[4] [traduction libre] (1990, p. 126). Elle n’est donc pas seulement considérée comme une manière de rendre publics les résultats : elle participe au processus herméneutique de montrer l’expérience et d’en souligner l’expression du sens. L’écriture ici considérée est comme un « chemin à emprunter pour garder le dialogue ouvert » (Boissonneault, 2016, p. 8) et pour garder ouverte la communication existentielle. Les résultats des analyses prennent ainsi forme à travers l’écriture, par une co-construction entre le chercheur et le matériel expérientiel précédemment analysé.

Diverses activités d’écriture réalisées autour des thématiques peuvent être pratiquées afin d’accentuer la sensibilité inductive du chercheur et la précision des résultats (pour Van Manen [1990], il s’agit de « draft writing ») : explorations de certaines informations pour elles-mêmes, regroupements et recoupements thématiques, modélisations, etc. (Paillé & Mucchielli, 2012). Il ne s’agit pas d’étapes systématiques préparées à l’avance, mais bien d’explorations textuelles que suscitent les récits des participants, explorés dans une posture de disponibilité. Les analyses thématique et existentielle des modes d’être et des situations limites apparaissent alors comme des « éclairages », des manières de générer du langage autour des expériences vécues, qui sont reprises ici dans un esprit de synthèse – pour chaque participant, puis pour l’échantillon. Au terme de cette analyse récupératrice-synthétique, c’est, comme dans l’analyse en mode écriture proposée par Paillé et Mucchielli, la reconstruction et la recontextualisation qui sont visées, dans un « effort synthétique d’assemblage signifiant de données relatives à un phénomène » (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 183) qui sont rapportées puis amalgamées au contexte à l’étude.

Discussion et conclusion

Cet article visait à retracer le parcours réflexif ayant mené à l’élaboration d’une méthode et d’une grille d’analyse existentielle, ainsi qu’à leur explicitation et leur utilisation possible dans le cadre d’une recherche qualitative d’approche inductive. Cette démarche contient de façon inhérente des limites qui semblent importantes à considérer. D’abord, la complexité de l’élaboration et la longueur d’une telle démarche rendent difficiles son partage et son accessibilité. D’une part, présenter de manière exhaustive l’exemplification d’un travail réflexif, sa justification et le résultat de son élaboration implique la rencontre de limitations inhérentes au cadre textuel dans lequel il doit s’inscrire. Cette présentation sous forme d’article ne peut se faire qu’au prix d’en être un résumé, concis et rigoureux certes, mais auquel plusieurs documents mériteraient d’être annexés (par exemple la recension des écrits, des extraits de journal de bord, le cadre théorique exhaustif, des résultats de l’étude). D’autre part, alors que le travail réflexif se veut un critère de rigueur transversal aux différentes approches qualitatives à la recherche, toutes approches confondues, le chercheur se heurte à la difficile tâche de rendre accessible la spécificité de ses théories, qui elles sont inévitablement moins transdisciplinaires. Ainsi, la transférabilité des « résultats » d’un tel article peut, au premier abord, être mise en doute. Étant fortement influencé par le paradigme constructiviste, le chercheur est conscient que la démarche présentée et la méthode explicitée ne peuvent s’appliquer à tous les contextes d’études et qu’elles ne sont donc pas généralisables à toutes les réalités ni à tous les phénomènes à explorer. De plus, à la méthode et à la grille comme telles, il est possible de critiquer la longueur de l’analyse et de ses étapes, les nécessaires connaissances théoriques qu’elles impliquent et les potentiels biais d’interprétations qu’elles peuvent permettre. En effet, comme mentionné plus haut, un des dangers potentiels lors de l’utilisation d’une grille d’analyse en recherche qualitative d’approche inductive est que le chercheur tente de valider empiriquement une théorie qu’il a déjà. Bien que cet article ait tenté de démontrer comment il est possible d’utiliser la philosophie existentielle en tant qu’éclairage de l’expérience vécue dans une optique de multiplication des perspectives autour d’un phénomène à explorer, l’éventuel et possible emploi réducteur qu’une telle grille d’analyse pourrait permettre doit être reconnu et considéré.

Dans un autre ordre d’idées, l’exposition de la démarche réflexive et de la systématisation de l’analyse représente un apport, à la fois pour la fiabilité de l’étude et pour les problématiques de la réflexivité, de la subjectivité et de l’utilisation de théories en contexte d’approche inductive. Reconnaissant l’impossibilité d’adopter une posture totalement neutre et objective en recherche qualitative, le choix « d’embrasser » sa subjectivité et ses présupposés s’est fait, chez le chercheur, dans une optique rigoureuse de transparence et d’une adéquation de l’interprétation (Morrow, 2005). S’il considère le caractère itératif et circulaire du processus de recherche, le chercheur doit aussi reconnaître que l’émergence de liens entre les théories qu’il porte et les données issues du contexte à l’étude est possible, et même souhaitable. Systématiser un cadre théorique et analytique, dont l’émergence ou l’ancrage au contexte à l’étude peut être explicité, comme cet article a tenté de le faire, s’avère dès lors un moyen de pallier les biais d’interprétations possibles. Toutefois, cette exposition réflexive n’est pas garante d’une grille d’analyse adaptée à la réalité des participants ou du matériau qualitatif que le chercheur va rencontrer. C’est pour cette raison que cet article propose que l’utilisation d’une grille d’analyse puisse se faire à l’intérieur d’un cadre analytique qui inclut des étapes de confrontations et de comparaisons, qui viendront nuancer l’éclairage offert par la grille, afin de favoriser l’adéquation des données (Morrow, 2005).

Premièrement, la définition de la posture d’approche du matériau devrait à la fois faire preuve d’une réflexivité du chercheur par rapport à son approche théorique et quant à sa posture interprétative. Bien qu’elle soit souvent conséquente des postures épistémologiques et méthodologiques, la posture intellectuelle du chercheur devrait être identifiée. L’analyse qualitative procédant d’opérations intellectuelles spécifiques, il importe d’expliciter l’attitude avec laquelle le chercheur aborde le matériau (voir sur ce sujet Mucchielli, 2007). Deuxièmement, utiliser l’analyse thématique d’abord, puis en parallèle de l’utilisation d’une grille, permet au chercheur de garder la voix des participants au premier plan. Ainsi, la catégorisation des données n’est pas limitée à celle que permet la grille d’analyse. Troisièmement, la grille devrait être conceptuellement explicitée et contextualisée. Ce faisant, le chercheur vient baliser le champ d’analyse et inférentiel que permet le cadre de référence choisi. Idéalement, la pertinence du lien entre les concepts de la grille et le contexte à l’étude devrait être établie. Quatrièmement, suivant l’étape de l’analyse par grille, le chercheur devrait récupérer, synthétiser et recontextualiser les données au sein d’un corpus de données issues des analyses, de sa propre réflexivité et du contexte à l’étude afin de favoriser l’adéquation des données.

Enfin, bien que l’apport théorique du présent article à la philosophie existentielle soit limité, ce dernier a permis d’exemplifier la modélisation possible d’une théorie philosophique complexe dans le cadre d’une recherche qualitative. L’arrimage entre le phénomène de la confrontation à la mort en contexte de l’aide médicale à mourir et certains postulats existentiels évoqués par Jaspers ont pu être mis en lien au sein d’une démarche itérative, qui a coïncidé avec la création d’une méthode d’analyse originale qui pourra servir dans le cadre de recherches en contexte de fin de vie.