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Introduction

L’un des défis des études comparatives transnationales en journalisme (Hanitzsch, 2009) ou dans d’autres disciplines (Esser, 2013; Hassenteufel, 2005) réside dans la nécessité de trouver, voire d’imaginer, des méthodologies permettant de faire émerger, simultanément, les diversités nationales (sociales, linguistiques et culturelles), et les liants autorisant à produire des généralisations basées sur des indicateurs communs d’analyse (de Verdalle et al., 2012). Dans les études internationales sur le journalisme et les journalistes, la plupart des recherches se déploient dans de grandes enquêtes comparatives et quantitatives sur le profil, le degré de professionnalisation ou la représentation du rôle social des journalistes. Ces enquêtes sont majoritairement menées à partir de questionnaires quantitatifs de grande envergure (Hanitzsch et al., 2011; Novais et al., 2013; Örnebring, 2012). Dans ces cas, la question de la traduction/transposition des catégories d’analyse ou la création de variables nationales passent majoritairement soit par la constitution de grandes équipes transnationales qui participent aux différentes étapes de la recherche, soit par l’usage de méthodes statistiques susceptibles de rendre lisibles l’ensemble des résultats et de leur donner une cohérence globale. Ces enquêtes ont rarement interrogé les conditions pragmatiques de leur réalisation par des équipes internationales. De quelle manière les cultures locales sont-elles comprises, appropriées, interprétées, mésinterprétées par les autres chercheurs? Quelles sont les implications de réalisation d’une recherche menée par des chercheurs de nationalités différentes tant dans la collecte que dans l’analyse des données? Peut-on réaliser une analyse sans tenir compte des identités nationales des chercheurs, de leur posture « dans » et « hors » du milieu observé, de leurs connaissances préalables, de leur cécité à certains aspects de la culture de l’autre?

Ces questions sont survenues progressivement au fil de la démarche qui était la nôtre. Depuis 2011, une recherche comparative sur l’identité des journalistes en ligne, donc des journalistes qui travaillent et produisent des informations exclusivement pour des sites internet d’entreprises médiatiques, est menée dans trois territoires distincts : le Brésil, la France et la Belgique. Une démarche uniquement qualitative a été déployée à partir de la réalisation d’entretiens menés en commun. Afin d’affronter les questionnements inhérents à ce type de démarche, et notamment les présupposés, les stéréotypes, les incompréhensions et les mésinterprétations des uns et des autres (chercheurs comme participants d’ailleurs), l’approche interactionniste (Morissette et al., 2011) a été alimentée par certains aspects de la démarche de l’ethnographie rapide (ER). Ainsi, les entretiens menés ont été complétés par des moments d’observation des terrains, de recherches documentaires et d’appropriation des références nationales. La RE permet de considérer l’ensemble des moyens utilisés comme des moments d’interaction, des moments de négociation pour construire ou confronter des interprétations collectives (Strauss, 1992).

Ce texte propose une explication des questionnements centraux de cette démarche méthodologique sous deux aspects : d’une part, la mise en place d’un protocole de recherche binational dans des recherches comparatives ou transnationales qualitatives, inspiré par certains procédés de l’ethnographie rapide, et d’autre part, l’explication dans le détail des enjeux liés à la réalisation d’entretiens menés par un binôme binational (franco-brésilien) dans le cadre d’une ER comparative. Trois sous-questions de recherche, construites de façon inductive, mais qui trouvent finalement un écho très fort du côté de la recherche de Shah (2004) sur les recherches en contexte interculturel, ont guidé la rédaction de ce texte et correspondent à chacune de ses sections :

  1. Dans quelle mesure les différences dans la maîtrise de la langue entre les deux chercheurs et le sujet interviewé participent-elles à (ou définissent) la situation d’interaction?

  2. Quels sont les effets des méconnaissances culturelles du chercheur étranger dans l’évolution de la situation d’interaction?

  3. Dans quelle mesure l’introduction d’une troisième personne (un chercheur étranger) change-t-elle les situations d’interaction dans l’entretien de recherche?

Ces questions permettent de discuter les apports de cette proposition afin de partager ou de déconstruire de nouvelles significations (Morissette, 2011; Poupart, 2011), voire même d’en construire de nouvelles. Cette démarche pourrait ainsi fournir des pistes pour la réalisation de recherches comparatives véritablement ancrées dans les contextes nationaux et alimentées par des regards étrangers avertis et soucieux de mieux comprendre le monde social qu’ils étudient.

Une démarche conjointe en binôme binational

Cette démarche comparative sur l’identité professionnelle des journalistes en ligne avait débuté, de façon très classique, par un travail en commun sur la problématisation de la recherche – par des lectures croisées des bibliographies francophones, lusophones et anglophones –, sur les particularités des contextes médiatiques du Brésil et de la France. Ancrée dans une démarche interactionniste, cette recherche creusait plus spécifiquement le processus de socialisation des journalistes en ligne à leur métier, par l’entremise de la réalisation d’entretiens de recherche. La constitution d’une grille d’entretien commune permettait de déployer quatre grands thèmes traditionnels des études sur les carrières : la trajectoire antérieure de l’individu, sa découverte du journalisme en ligne, les modalités d’apprentissage de son métier, son discours sur le journalisme en ligne et sur les positionnements de défense identitaire. L’analyse des données de cette première phase de la recherche, réalisée séparément au départ, chaque chercheur travaillant dans son pays, a été ensuite mise en commun afin de percevoir les différentes modalités d’être et de se penser journaliste en ligne en France et au Brésil.

Toutefois, dans ce processus de confrontation d’analyses comparatives, chacun avait déjà intériorisé un ensemble d’éléments qui étaient en fait potentiellement interrogeables dans la comparaison, mais rendus silencieux par l’intériorisation des conventions et de la culture de son propre pays. Chaque chercheur connaissait si bien son contexte national, chacun ayant un ensemble de préconstruits très ancré, que cette situation était devenue une source de malaise intellectuel qui semblait contrecarrer l’analyse. Ces premiers résultats révélaient surtout la familiarité des chercheurs avec la thématique, un partage des conventions sociales et d’interactions entre le chercheur et l’informateur, et des limites assez nettes de capacité à un questionnement critique des données recueillies. À l’orée de la démarche préconisée par Shah (2004) :

Les données des entretiens gagnent en signification grâce à la présentation et à l’interprétation des informations par l’enquêteur. Le chercheur utilise les données à partir d’un positionnement particulier, et le processus d’élaboration du sens se fait à partir de sa subjectivité, ce qui donne une place particulière au « sens ». Dans la recherche interculturelle, le chercheur doit utiliser les données dans une perspective fondée sur la différence[1] [traduction libre]

p. 561, la phrase est soulignée par les auteurs

Il fallait alors trouver un équilibre entre deux postures : celle d’insider, soit de chercheur capable de comprendre l’environnement social et les modes de comportements des participants, et celle d’outsider, qui est en mesure de poser un nouveau regard sur les propos des participants ou d’interroger différemment les données (Ranabahu, 2017; Shah, 2004). Cette première phase exploratoire a donc mené à choisir la solution qui consistait à décentrer l’insider de son seul terrain national et à le faire travailler sur le terrain de l’autre et vice-versa, par la réalisation d’entretiens en commun (par les deux chercheurs sur place et réalisant l’entretien en même temps) dans les pays respectifs, donc de réaliser des entretiens en binôme binational.

La volonté de s’approprier et de mettre en place une méthodologie peu explorée a exigé le développement de techniques et de procédures d’analyse spécifiques. Ainsi, une partie du processus s’est inspirée de quelques principes posés par la démarche de l’ethnographie rapide, particulièrement ceux utilisés dans les recherches multisituées. La ER est un type d’ethnographie de courte durée utilisée dans les recherches de terrain dont les délais sont resserrés et limités dans et par une temporalité précise (Ranbahu, 2017). Elle est souvent utilisée dans des recherches menées en entreprise ou dans le domaine de la santé en réponse à des contraintes d’ordre pratique (manque de temps et/ou de ressources financières) qui contrecarrent la réalisation d’une ethnographie de longue durée. Mais la ER est aussi appropriée lorsque les chercheurs souhaitent conduire des observations moins intrusives auprès des communautés ou groupes enquêtés (Pink & Morgan, 2013). Enfin, elle peut aussi être utile pour des chercheurs qui, ayant eux aussi peu de temps dans le pays de l’autre, souhaitent mieux comprendre l’environnement de travail des informateurs, les différences statuaires, de pratiques ou d’organisations matérielles des espaces qu’ils analysent.

La ER a développé une palette relativement diversifiée et flexible de techniques de recherche, avec pour objectif d’améliorer la quantité et la qualité des données générées pendant la recherche. Comme l’expliquent Pink et Morgan (2013), ces procédures intensifient (dans le temps) l’expérience ethnographique et notamment la réalisation d’entretiens, l’articulation entre la théorie et les données empiriques, et le travail d’analyse qui suit. Ainsi,

Dans les projets de courte durée impliquant plusieurs acteurs et notamment lorsque les ethnographes ne participent pas à l’entièreté du projet, la connaissance émerge au fur et à mesure de la circulation des données de terrain entre les différentes personnes à différents moments. Les diverses interactions à partir desquelles la connaissance ethnographique émerge sont qualitativement différentes, leur développement est rapide et intense, et se déploieront selon les personnes, les arguments et les modes de connaissance rencontrés bien au-delà du travail de terrain lui-même[2] [traduction libre]

Pink & Morgen, 2013, p. 354

À la différence des ethnographies portant sur de longues périodes, la ER recommande que le processus de socialisation avec les sujets étudiés se fasse avant la visite physique sur le terrain, par le biais de préentretiens, d’échanges par e-mails, d’appels téléphoniques (Baines & Cunningham, 2011; Ranbahu, 2017). Elle ouvre la voie aux croisements de méthodes (entrevues, observation participante, recherche documentaire, enquêtes et groupes de discussion) et à l’utilisation de diverses sources de données, dont l’utilisation de ressources audiovisuelles (Pink & Morgan, 2013), l’observation en environnement numérique (Millen, 2000) ou encore l’utilisation d’ordinateurs pour l’analyse semi-automatique de textes, pour traiter un grand nombre de données culturelles (Tambayong & Carley, 2012). La différence avec d’autres démarches ne repose donc pas sur la nature des méthodes, mais bien sur la rapidité de réalisations de ces dernières, avec la capacité de travailler sur des sites multiples, pour de courtes périodes, afin de pouvoir percevoir au mieux les environnements et les enjeux. Cela n’empêche en rien d’ajouter à ces démarches la réalisation d’une méthode traditionnelle réalisée dans la temporalité habituelle.

Sur la base des réflexions méthodologiques proposées par la ER, trois manières d’appréhender le terrain ont été croisées dans la construction de l’approche méthodologique : la recherche documentaire, les observations rapides dans les salles de rédaction, notamment par la prise de photographies, et la réalisation d’entretiens menés in situ (des entretiens approfondis traditionnels). À cela a été ajouté le choix d’une démarche multisituée (dans des salles de rédaction et des pays différents), suivie et réalisée grâce à une technique utilisée et préconisée par de nombreux chercheurs adeptes de la ER (Baines & Cunningham, 2011; Halme et al., 2016; Kluwin et al., 2004) qui consiste à mettre en place des équipes mixtes de chercheurs locaux et étrangers (Halme et al., 2016). Dans ce cas, le chercheur local, rompu aux spécificités du terrain, sert en quelque sorte d’intermédiaire sur le terrain et de guide pour le chercheur étranger. Pour Baines et Cunningham (2011), la réflexivité partagée qui en découle permet de resituer les phénomènes locaux dans une perspective plus large et de faire émerger des résultats inédits dans le cadre de comparaisons internationales. Ainsi,

Le recours à de multiples chercheurs présente un certain nombre d’avantages pour négocier des enjeux politiques et culturels dans les études transnationales et pour approfondir la compréhension d’un contexte spécifique grâce à de multiples analyses des mêmes événements (Millen, 2000). En particulier, le fait d’impliquer au moins deux chercheurs ou plus dans tous les aspects de la collecte et de l’analyse des données – où l’un est généralement plus « initié » en termes de connaissance du site de l’étude de cas et l’autre peut être moins familier – garantit des opportunités partagées de réflexion et de critique[3] [traduction libre]

Charlesworth & Baines, 2015, p. 10

Faisant suite aux réflexions issues de la première phase (2013-2015), lors de laquelle les chercheurs ont réalisé les entretiens séparément en France et en Belgique, l’adoption de la ER dans une visée comparative a permis de réaliser 16 entretiens entre 2015 et 2016 en Belgique et au Brésil[4]; ce triple croisement entre le Brésil, la France et la Belgique est devenu l’une des richesses du projet de recherche.

La combinaison des lectures locale et « étrangère » dans les différentes étapes de récolte et d’interprétation des données a orienté cette seconde série d’entretiens (2015-2016). La grille d’entretien de la phase 1 du projet a été reprise, mais le choix des participants, tout comme les entretiens, a été réalisé en commun, dans les lieux mêmes des salles de rédaction. Le choix des participants et cette présence dans les lieux ont favorisé l’apprentissage et la compréhension du chercheur étranger au terrain. À la suite des entretiens, les impressions, les remarques et les autres commentaires des deux chercheurs ont été notés dans un carnet de bord commun. La transcription de l’entretien a été réalisée dans la langue d’origine de l’interviewé; enfin, la lecture, l’analyse et l’interprétation des données ont elles aussi été menées conjointement.

Les conditions de la démarche apparaissent réellement productrices de sens. Les deux chercheurs sont confrontés à un récit unique de l’informateur, sans filtre de l’écrit et de l’entretien mené par quelqu’un d’autre. La situation d’entretien permet alors de croiser les regards à partir des points de vue nationaux et culturels intériorisés par les deux chercheurs dans leurs espaces territoriaux, et ce, dans toutes les phases du processus de recherche. Elle autorise aussi une interrogation directe, en situation, sur des points qui touchent les points de vue nationaux et culturels.

Évidemment, un certain nombre de conditions pragmatiques doivent être réunies. D’une part, les deux chercheurs doivent maîtriser la langue de l’entretien de façon générale, afin de faciliter la compréhension de ce qui se dit. Au moment de la réalisation du terrain, l’un des chercheurs est bilingue, le second a une connaissance passive (compréhension du portugais écrit et oral) de ce qui est dit. D’autre part, les deux chercheurs doivent maîtriser les systèmes de formation et l’environnement médiatique local afin de participer pleinement à la conversation. Cette phase de préparation est évidemment préconisée par l’ethnographie rapide pour favoriser la découverte des contextes locaux tout en offrant la possibilité de les multiplier, malgré un court temps de présence sur le terrain. À titre d’illustration, Halme et al. expliquent :

La création d’un programme d’entretiens et d’observations ainsi que d’un emploi du temps pour l’ethnographie rapide multi-sites est un processus de grande envergure, impliquant des recherches documentaires, des entretiens de fond et des exercices de cartographie mentale pour analyser les domaines de pratique choisis (dans notre cas, la communication de masse, l’enseignement primaire et le packaging) et l’émergence de certaines thématiques. Étant donné que la collecte de données sur le terrain doit être effectuée en l’espace de deux ou trois semaines, une planification efficace du temps est évidemment primordiale, tout en restant flexible pour s’adapter à l’évolution des situations[5] [traduction libre]

2016, p. 117

Travailler ensemble dans cette démarche doit être le fruit d’un accord des deux chercheurs non seulement sur les éléments de problématisation, mais aussi sur les manières de concevoir l’entretien et les démarches d’observation. Cette socialisation réciproque avait été largement entamée par la mise en place d’un séminaire conjoint et d’un numéro de la revue Sur le journalisme – About journalism – Sobre jornalismo (Broustau et al., 2012) réalisés spécifiquement sur l’entretien de recherche avec des journalistes. Il fallait objectiver les compétences des journalistes (Bonu, 2004), qui sont eux-mêmes des spécialistes de l’entretien. Enfin, les deux chercheurs ont, au cours de leur trajectoire, toujours réalisé des démarches d’entretien dans une visée compréhensive et partagé un ensemble de présupposés et de conceptions des techniques et des méthodes de l’entretien, surtout l’approche centrée sur le vécu (Forget & Paillé, 2012; Heinz & Krüger, 2001). Intéressés par la construction des identités professionnelles, ils ont travaillé les conditions du déroulé de l’entretien (Demazière, 2007, 2008, 2011; Haas, 2007; Masson & Haas, 2010), la place de l’entretien lui-même dans les recherches (Pierret, 2004) et la scientificité de la méthode (Poupart, 1993). S’est ajoutée à cela une nouvelle dimension encore inexplorée : l’entretien en binôme, qui rend alors la situation collective (Baribeau & Germain, 2010; Lahire, 2012). Cette démarche, et cela n’est pas anecdotique, doit enfin s’appuyer sur des financements de recherche afin que chacun puisse se rendre dans le pays de l’autre.

L’entretien binational en actes

L’expérience de démarche de l’entretien binational, au sens où l’entretien est mené par un binôme de nationalité différente, a permis de mettre en exergue des spécificités nettes qui caractérisent la ER à visée comparative, et notamment des éléments qui entrent en ligne de compte lors de la réalisation des entretiens : la problématique de la langue et la question des connaissances culturelles.

La problématique de la langue

Les deux chercheurs ne disposaient pas d’une maîtrise équivalente de la langue. En Belgique, le chercheur brésilien (CB) interagissait en français, avec parfois des précisions qui devaient être faites par l’autre chercheur pour que l’informateur sache plus précisément ce qu’il lui était demandé. Au Brésil, l’entretien se déroulait en portugais, mais les questions étaient posées majoritairement en français par la chercheuse franco-belge (CFB). Elles étaient traduites ensuite par l’autre chercheur pour faciliter l’interaction entre le journaliste et la chercheuse. Les raisons d’une telle répartition sont très pragmatiques et relèvent des compétences linguistiques des uns et des autres. Plutôt que de considérer cela comme une difficulté, la situation a au contraire permis de révéler des éléments intéressants sur le processus de l’entretien en général : utiliser deux langues, les croiser, ou montrer des difficultés d’expression favorise des interactions très riches et peut même parfois alimenter les résultats.

Le premier élément intéressant renvoie aux incidences sur le déroulé même de l’entretien de l’inégalité dans la maîtrise de la langue. De façon générale, les interventions des chercheurs non locaux sont moins fréquentes, et les questions sont aussi souvent plus courtes et moins élaborées sur le plan sémantique. À quelques reprises, le chercheur local devait compléter ou expliquer une question formulée par son collègue de façon un peu confuse pour le participant – dans ce cas, l’expérience de recherche conjointe garantit aussi une réelle capacité à deviner les intentions du chercheur extérieur et à les réexprimer. Cela conduit ainsi parfois à des discussions très riches lors de la collecte de données.

Le deuxième élément pose l’hypothèse que parler la langue de l’informateur favoriserait la construction d’un discours plus universitaire dans l’acte d’entretien. Les questions révèlent ainsi – à leur réécoute – une posture de chercheur pouvant orienter l’informateur dans ses réponses, dans son attitude ou dans ses interprétations de la situation d’entretien et de ce qui est attendu de lui. La réalisation d’entretiens dans chacun des pays montre parfois une intériorisation plus forte des attendus universitaires dans les questions quand celles-ci sont posées par le chercheur local – sans que l’on sache très bien si cela est dû à la situation d’interaction, à la personnalité du chercheur ou à ses habitudes dans les situations d’entretien. Pour autant, cela a des incidences sur la compréhension des questions ou des attendus par l’informateur, et cela pourrait modifier les interactions entre chercheurs et participants. Mais, dans le cadre d’un binôme binational, ces façons de faire peuvent finalement s’équilibrer. Puisque le discours universitaire est perçu par l’autre chercheur, il peut le déconstruire ensuite dans l’analyse, et en situation le contre-balancer par des propos plus conversationnels.

Le troisième élément poursuit cette hypothèse. Parler la langue de l’informateur sans que cela soit sa langue maternelle implique que l’étrangéité est rendue constamment visible et audible par les participants. Cette situation peut avoir des conséquences sur l’expression du discours des informateurs, ceux-ci anticipant certaines mécompréhensions ou s’ajustant à l’interaction – y compris quand cette incompréhension n’existe pas dans les faits (elle peut être imaginée, interprétée ou supposée). Dans le cas d’un des entretiens menés au Brésil, une jeune reporter de 22 ans est questionnée par la CFB sur une thématique déjà abordée en début d’entretien. La journaliste répond ainsi : « Je parle rapidement. Vous n’avez pas compris, n’est-ce pas? [Vous voulez savoir]… quelle est ma représentation du journalisme à cette époque? C’est comme je l’ai déjà dit… »[6] [traduction libre]. À partir de cette interaction, elle va alors ralentir le rythme pendant tout l’entretien. Cette posture d’étrangéité, loin de rendre plus complexe l’entretien, permet aux informateurs d’exprimer de façon plus détaillée et précise leurs réponses, et de clarifier, parfois, certains éléments intériorisés tant par l’informateur que par le chercheur local et qui, par l’explication, sont rendus compréhensibles pour le chercheur extérieur.

Le quatrième élément concerne la traduction elle-même. Les entretiens menés au Brésil impliquaient régulièrement la traduction des questions du français vers le portugais. En quoi la traduction des questions change-t-elle le sens donné au départ? Même si l’autre comprend, l’opération de passage d’une langue à une autre est aussi un travail de reconstruction du discours et d’adaptation aux spécificités locales. Cet effet de la traduction peut cependant être amoindri par la connaissance interpersonnelle des deux chercheurs, par la connaissance du portugais de la chercheuse franco-belge, mais aussi par la connaissance fine que les chercheurs ont du sujet et notamment du guide d’entretien. En outre, le recours à la traduction change au fur et à mesure de l’avancée de la recherche. Alors que dans les premiers entretiens réalisés en mai 2015, presque toutes les questions et interventions de la chercheuse franco-belge étaient traduites, dans les entretiens suivants, elle devient capable de formuler un petit nombre de questions ponctuelles à partir de phrases simples (« Ils ont ouvert une sélection [pour les stagiaires] »; « Quelles représentations du journalisme vous eu (sic)? »[7] [traduction libre]. Le même type d’évolution peut être observé dans la série d’entretiens menés en janvier 2016, puisque la situation d’immersion dans le pays et dans la langue a renforcé l’autonomie de la CFB dans la conduite des entretiens. La traduction joue donc, en ER comparative, sur l’évolution de la compréhension de l’objet de recherche, sur l’ajustement des deux chercheurs et sur le lien qui se tisse avec chaque informateur.

La question des connaissances culturelles

Les entretiens conduits en binôme binational sont marqués tant par un déséquilibre dans la maîtrise de la langue que dans celle des références culturelles. En dépit des efforts réalisés conjointement et respectivement par les chercheurs dans l’appropriation des cultures médiatiques et des contextes locaux, des références, des événements, des phénomènes sont mentionnés lors des entretiens, mais leur signification peut paraître parfaitement étrangère au chercheur. Cette situation en cours d’entretien mène à six évolutions possibles de l’interaction :

  1. Lors de l’entretien, le chercheur étranger exprime directement son incompréhension et l’informateur local s’explique. Dans ces cas, la demande de précision s’insère naturellement dans le jeu des questions-réponses entre les chercheurs et l’informateur.

    À titre d’exemple, lors de l’un des entretiens, un journaliste brésilien (40 ans), éditeur d’un site d’information, raconte son expérience de couverture médiatique de la coupe du monde de football en 2014, faisant référence à la rivalité entre le Brésil et l’Argentine, et aux cris de la foule. La CFB demande une précision sur l’événement, qui révèle moins son ignorance qu’une capacité limitée à comprendre et à partager l’enthousiasme de l’informateur dans la narration de situations qui sont peu signifiantes pour un non-Brésilien ou une personne peu intéressée par le football.

  2. L’informateur anticipe l’incompréhension du chercheur étranger. Cette situation s’est produite, par exemple, quand un éditeur brésilien a mentionné, à plusieurs reprises, son emploi dans une émission de radio. La présence de la chercheuse étrangère lui permet de se lancer dans une explication du statut que l’émission occupe dans le système médiatique national; son explication devient alors une façon de présenter (positivement) sa propre trajectoire professionnelle – utile pour les deux chercheurs qui, par cette précision, obtiennent des informations pertinentes sur l’autoreprésentation du journaliste et de sa trajectoire.

  3. En cours d’entretien, le chercheur étranger exprime une incompréhension et c’est le chercheur local qui explique la situation conjointement avec l’informateur. Le chercheur local adopte alors la position du médiateur entre le contexte professionnel local et la représentation qu’il se fait de la compréhension du monde et des attendus du chercheur étranger. Cette situation s’est produite à deux reprises au cours de l’entretien mené avec une jeune éditrice, travaillant pour un site lié à un quotidien belge. Les questions portaient sur le programme de formation du Master et sur les modes de recrutement des jeunes journalistes sur le marché du travail belge. Or, dans ce cas précis, l’informatrice avait été l’étudiante de la CFB, et cette dernière a ainsi pu participer à l’explication donnée au CB pour qu’il comprenne mieux le contexte.

  4. En cours d’entretien, le chercheur local anticipe l’incompréhension du chercheur étranger et propose une explication spontanément. Cela a été le cas à l’occasion de l’entretien avec un blogueur belge qui parle du 16, le nom de son blogue… la CFB interrompt l’informateur pour qu’il explique lui-même au CB. De fait, dans le vocabulaire politique belge, le numéro 16 fait référence à l’adresse du cabinet du premier ministre (16, rue de la Loi), représentant symboliquement le lieu où sont prises les décisions du gouvernement fédéral.

  5. Le chercheur étranger discute de son incompréhension après l’entretien avec le chercheur local. Pour ne pas interrompre l’entretien et provoquer une rupture de la dynamique de l’interaction, les participants peuvent s’abstenir de se questionner sur les spécificités locales. Dans ce cas, les éléments importants pour comprendre les discours sont discutés informellement a posteriori. Il en est ainsi d’un journaliste ayant mentionné l’incident de « Bye Bye Belgium », une émission spéciale diffusée par la RTBF en 2006, qui annonçait, par la voix du présentateur du journal de la chaîne publique francophone, la déclaration unilatérale d’indépendance de la Flandre. Cette opération, rendue crédible par la couverture médiatique très réaliste de la nouvelle, était en fait un faux créé de toutes pièces pour faire réagir la classe politique et la population. Cette histoire est connue de tous les Belges et ne pouvait pas, par contre, être comprise immédiatement par le chercheur étranger.

  6. Le chercheur étranger n’exprime pas son incompréhension. Malgré les efforts réalisés par les chercheurs et les participants, leurs stratégies pour atténuer les déséquilibres de connaissances sur les cultures et les systèmes médiatiques locaux et permettre la compréhension des entretiens (rendue aussi possible par l’étude antérieure des contextes médiatiques et la préparation des entretiens), un certain nombre de références locales échappent complètement à l’entendement du chercheur étranger. Le guide d’entretien lui-même provoquait cette situation en interrogeant les participants au sujet de leurs journalistes de référence, par exemple. Mais les incompréhensions sont aussi, et surtout, de nature volatile (pour le chercheur) en référence à des modes, à des ambiances, à des tendances (politiques, musicales…), à l’humour. Le chercheur local participe ainsi à dévoiler l’incompréhension, à aider le chercheur étranger à comprendre.

Ainsi, en dépit d’un effort considérable d’intercompréhension des spécificités locales, se dresse toujours un ensemble de références, linguistiques et culturelles, qui échappe à l’entendement des chercheurs étrangers. Dans une recherche s’appuyant sur certains principes de la ER et portée par un binôme binational, le chercheur local assume un double rôle : celui de chercheur – puisqu’il est coproducteur de connaissance – et celui d’intermédiaire entre le chercheur étranger et l’interviewé (ainsi qu’avec l’ensemble du contexte de la situation d’interaction). Ces caractéristiques, loin d’être un biais pour la réalisation des entretiens, en font, pour une grande partie, sa force. Cette force constitue l’un des attraits majeurs de cette démarche inspirée d’une ethnographie rapide binationale. Les différences linguistiques et culturelles, rencontrées in situ, permettent de mettre à jour a posteriori et tout au long de l’analyse des évidences, des non-dits, de demander des explications parfois naïves, mais qui fournissent un matériau d’un autre ordre à l’analyse.

La négociation des significations en ER comparative

S’appuyer sur l’ethnographie rapide afin de réaliser une recherche comparative fait émerger des questionnements intéressants sur le contexte d’entretiens en binôme. Ainsi, le contexte de la ER a des effets sur l’interaction avec l’informateur et permet par ailleurs de déclencher des processus d’objectivation des présupposés chez les trois participants à l’entretien (l’informateur et les deux chercheurs), car l’introduction d’une troisième personne, qui plus est étrangère, agit sur la situation.

Les effets sur l’interaction avec l’informateur

Comme toute situation d’interaction, l’entretien est marqué par des asymétries et des contraintes interactionnelles (Goffman, 1973) : le choix des thèmes et la gestion du temps, l’ordre des questions et le rythme de la conversation entre un informateur et le chercheur, mais aussi la maîtrise du thème et la mise en place de stratégies de mises en scène par l’interviewé comme par le chercheur. Dans la mesure où ce schéma est bouleversé par l’introduction d’une troisième personne – qui implique la gestion du déséquilibre tout autant que l’apport des différences culturelles et linguistiques –, un nouveau type d’interaction émerge, multipliant les rôles à assumer et rendant possibles de nouvelles situations d’interaction.

Dans un premier temps, une effervescence des échanges a été observée dans cette situation d’entretien binational. De façon générale, les informateurs interagissent avec les deux interlocuteurs, mais à certains moments, consciemment ou non, ils élaborent un discours qui privilégie soit le chercheur local (en utilisant des références partagées par les habitants du pays ou de la région), soit le chercheur étranger (en ayant la préoccupation d’expliquer, de détailler, de traduire certaines situations, et par l’usage de certains stéréotypes ou d’exemples de sens commun dans l’élaboration du discours). Dans ces interactions, le participant se concentre souvent sur son image publique. À titre d’exemple, à la fin de la conversation, un éditeur d’un site brésilien demande aux chercheurs leur avis sur la qualité de l’entretien. Or c’est une question que les deux chercheurs n’ont jamais eue après un entretien réalisé individuellement. La possibilité d’échanger avec un étranger paraît provoquer une sensation d’étrangeté pour l’informateur. Cette sensation évoque peut-être la possibilité d’être jugé par un regard extérieur, d’être évalué sur le discours journalistique – ou sur le journalisme – qu’il vient de produire, ou alors elle active ou réactive une représentation un peu touristique de l’autre, de l’étranger. Finalement, une troisième possibilité émerge : les interactions entre les chercheurs eux-mêmes qui se révèlent dans les situations de traduction des questions, de demandes d’éclaircissement de certaines réponses, d’élaboration d’explications complémentaires et des commentaires produits pendant l’entretien sont potentiellement une manière de tester (tant par les collègues chercheurs que par l’informateur) des intuitions, des hypothèses ou des explications préliminaires.

L’entretien réalisé à trois révèle par ailleurs des situations d’adaptation ou même d’inversion des rôles sociaux assumés par les participants. La situation la plus simple renvoie au moment où le chercheur étranger ne comprend pas la situation et doit demander une intervention du chercheur local ou l’aide de l’informateur. Dans ce cas, la situation d’interaction se modifie – d’un registre de récolte de données dans le cadre d’une recherche académique à une explication réalisée dans un moment d’interaction et destinée à l’un des deux chercheurs – et exige une transformation de la situation de performance des trois interlocuteurs. Cela amène à une profusion de moments où peuvent être observées des situations culturelles déséquilibrées, comme expliqué dans la partie précédente. Une autre situation particulièrement intéressante est survenue durant un entretien avec une jeune journaliste belge, à Bruxelles. Lors de la description du cursus de formation de la journaliste, le chercheur brésilien tente une interprétation directe de la réponse en se basant sur son propre contexte national :

JB : J’ai appris [lors de la formation] à mettre en forme l’information, j’ai appris à faire en sorte […], si je veux transmettre un message, d’avoir les outils, la manière de faire pour que l’auditeur ou les lecteurs le comprennent et, surtout, s’arrêtent dessus. Donc, j’ai appris comment faire un journal parlé qui soit compréhensible, qu’on ne perde pas l’auditeur. On a appris une technique de base en fait.

CB : C’est bien ça, parce que c’est différent au Brésil. Alors, vous avez fait une première formation théorique, et ensuite c’est plus l’apprentissage de la pratique?

JB : C’est cela.

Ce premier effort d’interprétation comparative par le chercheur étranger provoque une intervention de la chercheuse franco-belge, qui connaît le contexte de formation universitaire belge et qui précise la réponse de l’interviewée :

CFB : C’est un master plus professionnel, même s’il est académique, c’est-à-dire que la moitié des cours sont des cours plus académiques, plus théoriques, et l’autre moitié des cours sous forme de travaux pratiques. Il y a beaucoup de travaux pratiques quand même dans cette formation.

La journaliste est alors appelée à réagir à cette « explication-réponse » donnée par la chercheuse locale :

JB : Oui, oui, ça va, il faudrait en avoir plus, mais… (rires).

CFB : Comme toujours. Et donc il y a deux stages dans la formation.

CB : OK.

Dans ce cas, pour la CFB, il ne s’agit pas seulement de donner une explication, mais d’assumer le rôle de médiatrice entre la journaliste et le chercheur brésilien (dont elle essaie d’anticiper non seulement sa connaissance sur le sujet, mais aussi les motivations implicites à la question qu’il lui a posée). Dans ce petit extrait s’observe la complexité de gérer une interaction à trois où un questionnement « dénaturalisé » fait par le chercheur étranger provoque d’abord une rupture dans la logique question-réponse de l’entretien. Plus important, un nouvel arrangement dans les rôles assumés par les participants de l’interaction émerge : la chercheuse répond à la question « au nom » de l’interviewée (qui doit montrer son accord ou son désaccord par rapport à cette réponse) tout en s’adressant au chercheur brésilien, comme elle le ferait devant d’autres publics « étrangers » qui auraient besoin de ce genre de précision.

Objectiver les présupposés

Les entretiens binationaux menés en binôme et dans le cadre d’une démarche de l’ethnographie rapide résolvent des problèmes d’envergure : celui de l’immersion longue d’un chercheur étranger dans une situation locale et celui de la maîtrise de la langue et des référents culturels. L’association de deux chercheurs ouvre la possibilité de regards croisés sur un objet similaire, avec des perspectives nationales et culturelles différentes, maîtrisées par le binôme. Mais, ce que cette association permet de plus important encore est le questionnement et la remise en cause incessants des ancrages nationaux des croyances et des représentations. Dans les entretiens menés, il était fréquent que des situations, des thématiques ou des éléments pratiques ou théoriques soient débattus à partir d’un questionnement initié par l’autre chercheur ou par la découverte de situations inconnues décrites par l’informateur. À titre d’exemple, les interviewés brésiliens, en racontant leurs parcours professionnels, ne distinguaient pas les emplois journalistiques occupés dans le secteur médiatique de ceux dans la communication publique ou sociale, ce qui, pour la chercheuse étrangère, posait vraiment question. Cette situation s’explique par le statut d’assessor de imprensa (sorte d’attaché de presse), qui a été très attractif pour les journalistes dans les années 1980 (soutenu en cela par les milieux académiques et des syndicats) et qui a été progressivement considéré comme un travail journalistique par le milieu professionnel brésilien. Or la situation est complètement différente dans les contextes français ou belge où, même si la mobilité entre les secteurs du journalisme et de la communication est semblable, la situation tend à renforcer un discours alarmiste sur la mutation du statut professionnel du journaliste, sur la précarité des conditions d’emploi (les journalistes devant faire de la communication pour pouvoir vivre) et sur la différenciation nécessaire entre les pratiques des journalistes et des communicants.

C’est dans ce contexte que la CFB interroge une informatrice : « Que fait un journaliste employé par une chambre municipale? » La journaliste se trouve alors dans l’obligation d’objectiver ses pratiques, de les qualifier de journalistiques, de prendre du recul par rapport à son statut et d’expliquer les pratiques dans le secteur de la communication de la chambre municipale, et notamment toutes les pratiques associées au travail d’investigation. L’interviewée est employée d’un cabinet de l’opposition au sein duquel le travail politique consiste à enquêter sur le pouvoir et sa bonne gestion. Elle qualifie sa fonction de journaliste d’investigation puisqu’elle est aussi responsable de couvrir les enquêtes; tout en faisant en fait un travail d’assessordeimprensa. Cette réponse permet alors au CB et à la CFB de déconstruire un discours souvent non questionné.

Un autre questionnement a concerné le contexte de formation et l’accès au marché du travail local ainsi que les différentes formes de précarisation du métier dans les deux pays. Au Brésil, la formation supérieure en journalisme était une condition obligatoire entre 1969 et 2009 pour accéder au marché du travail et obtenir le statut de « journaliste professionnel ». De ce fait, dans l’imaginaire des journalistes tout autant que des chercheurs brésiliens, être journaliste équivaut à détenir un diplôme en journalisme. Durant les entretiens en Belgique, il était courant que le CB pose des questions associant directement la formation universitaire au moment où l’informateur commence à se « sentir journaliste », ce qui pouvait étonner les participants belges. Pour l’un d’eux, l’association entre la formation universitaire et le statut professionnel ne va pas de soi, ce qui provoque chez le CB un questionnement sur son propre système normatif et sur les fondements de ses questionnements sur l’identité des journalistes. À la suite d’un autre entretien avec un jeune blogueur belge, le CB exprime son inconfort dans la situation et les difficultés qu’il a eues à prendre au sérieux l’informateur, puisque celui-ci ne correspondait pas à son image du journaliste.

Ces deux situations – l’identité d’un assessor de imprensa et celle d’un blogueur belge – révèlent ainsi une tension entre des statuts proposés par les participants et prescrits par les chercheurs. Ainsi, le blogueur était difficilement considéré comme journaliste par le CB, alors que l’assessor de imprensa était lui considéré comme un communicant par la chercheuse étrangère. Et ce n’est pas tant la découverte des différences identitaires qui jouent ici, mais bien le questionnement et les discussions que cela amène dans le binôme binational afin d’objectiver des présupposés ou des éléments construits et ancrés chez les uns et les autres.

Conclusion

Deux enjeux majeurs se posaient au début de la recherche au moment de la réalisation séparée des entretiens, et se posent régulièrement à d’autres programmes de recherche comparative : 1) les présupposés des chercheurs sur leurs propres pays comme sur le pays étranger entraînent des processus de traduction (Hassenteufel, 2005) qui ne sont pas supportés par une connaissance fine du contexte national de l’autre; 2) le manque d’accès au terrain ne permet pas de comprendre les interactions partagées. Nos questionnements ne sont pas isolés et ils renvoient à des enjeux déjà présents dans d’autres champs disciplinaires (Shah, 2004) qui interrogent la réalisation d’entretiens en contexte interculturel. L’évolution de la démarche a amené d’une part à être inspirés par la méthodologie de l’ethnographie rapide et d’autre part à constamment procéder à une lecture interactionniste des postures et des discours des chercheurs impliqués.

Suivre les pistes proposées par l’ethnographie rapide a permis de comprendre des contextes étrangers in situ, de réaliser des phases d’observation rapides ou de consulter des documents nationaux. Ces démarches deviennent complémentaires aux processus de compréhension plus livresque des systèmes nationaux – des configurations médiatiques, des modalités de régulation des groupes professionnels, des processus de construction identitaire professionnelle des journalistes.

Suivant les préceptes de la ER, la mise en place d’une équipe multiple, diverse, et donc ici, d’un duo binational, résout une partie de la question du temps : le chercheur local prépare le travail, active ses réseaux, anticipe les incompréhensions et accompagne le processus de socialisation. Elle ouvre aussi la voie à une compréhension plus fine de ce qui constitue les différences entre les terrains (par la mise en regard de l’autre, par ses surprises, ses interrogations). Et, enfin, elle propose une alternative à cette dissociation entre la posture d’insider et d’outsider en construisant un certain équilibre : chacun étant à un moment celui qui est « dans », puis « hors », et chacun concourt, à tour de rôle, à mieux comprendre l’une et l’autre posture. Les deux chercheurs sont alors capables de tenter de trouver un équilibre qui facilite non seulement la collecte, mais aussi l’analyse des données. La présence du chercheur local contribue à construire un cadre familier de la situation de recherche qui permet de réduire certaines difficultés dans la compréhension des données[8]. Le chercheur étranger peut aussi poser des questions s’écartant parfois des notions préconstruites ou des conventions partagées par son collègue et l’informateur. Et les postures s’inversent dans le contexte national de l’autre.

Comme dans toute perspective interactionniste (Morrissette, 2011; Poupart, 2011), cette recherche comparative utilisant des principes de la ER considère les entretiens comme des situations d’interaction dans lesquelles sont négociés des statuts et des significations. Constituer des binômes binationaux introduit une troisième personne dans la relation et notamment un chercheur étranger. Cet acte complexifie le processus en rendant plus riche le jeu de négociation des rôles et la prise en compte des attachements nationaux, mais aussi, et, surtout, encourage les acteurs de l’entretien à construire ensemble des significations et des explicitations de postures, d’idées, etc. En cela, chaque chercheur explicite ses présupposés et, surtout, entend ceux des autres, en connaissance des terrains, des lieux et des histoires. Et même si cet article est centré sur les entretiens et leurs enjeux, il ne doit pas masquer le fait que la recherche elle-même a été alimentée par des séances d’observations courtes, des prises de photographies des lieux dans une démarche de sociologie visuelle, et des échanges avec des acteurs non journalistes pour nourrir l’analyse des terrains.

Cette démarche de ER comparative est originale et fructueuse, car elle préserve la richesse des réalités nationales et la finesse des éléments à comparer, tout en justifiant la démarche méthodologique inductive et qualitative. Sans cette démarche menée conjointement, l’analyse aurait peut-être porté uniquement sur les différences : cherchant dans les données de l’autre ce qui pouvait distinguer les terrains. Or s’attacher à prendre le temps d’aller même rapidement (et c’est tout le paradoxe de cette démarche : prendre le temps de faire rapidement) sur les terrains, d’aller voir et d’expérimenter les études de cas du chercheur local, de discuter directement après chaque entretien dans chacun des pays est devenu le socle de toute la démarche d’analyse. Poursuivre cette piste pourrait amener à faire avancer une proposition méthodologique plus ample pour asseoir les recherches comparatives internationales de nature qualitative, qui restent toujours au second plan dans le cadre des études en journalisme.