Corps de l’article

Introduction

La référence à l’épistémologie comme étude de la genèse des connaissances recevables, au sens de Piaget, invite à un questionnement continu et à une critique sur la constitution des savoirs, les méthodes utilisées en vue de leur production, les formes multiples qu’ils arborent et les épreuves qui participent de leur validité, dans leur historicité. Cette conception génétique de l’épistémologie, dans la perspective développée par Bachelard, souligne que le travail scientifique et sa qualification ne sauraient être définitifs ou encore universels. Cette sagesse est corrélative de la tendance gestionnaire, ces dernières années, à la focalisation sur des instruments, dans la plupart des cas en marge de toute réflexion. Cette orientation généralisée et légitimée, au nom de logiques de gestion, se paie de la perte d’une démarche de compréhension, même dans le champ de l’éthique des affaires et de la responsabilité sociale ou sociétale de l’entreprise (RSE) (Martinet & Pesqueux, 2013).

C’est pour conjurer cette tendance que Dumez (2013) soulignait la nécessité de refonder la démarche compréhensive dans l’optique d’examiner les modalités qui participent de la compréhension des figures organisationnelles (Martinet & Pesqueux, 2013). Cette approche, indiquée dans le cadre des recherches portant sur la RSE (Etogo, 2019, 2020), « cherche à appréhender la manière dont les individus eux-mêmes perçoivent, agissent et construisent le monde social » (de Singly et al., 2013, p. 81). D’un point de vue épistémologique, et pour reprendre Passeron (1995), une telle démarche permet d’écouter les chercheurs qui racontent à la fois comment ils tentent de concilier le travail de conceptualisation et d’abstraction théorique dans leurs recherches, et comment ils mettent en pratique cette « sociologie d’enquête ».

Dans un chapitre d’ouvrage publié en 2013, Dubet aborde la question des différents positionnements sociologiques mobilisés par trois sociologues « imaginaires ». L’analogie du travail de sociologue esquissée dans ce texte est intéressante dans la mesure où elle permet au sociologue français de mettre en évidence la diversité des regards que chacun des trois savants jette sur la pratique du tennis. Dans la perspective développée par Le Moigne (1995), le cheminement adopté par Dubet captive parce qu’il porte sur « le statut, la méthode et la valeur des connaissances produites » (Rasolofo-Distler & Zawadzki, 2013, p. 2). Dubet propose en effet la mise en oeuvre d’une démarche complexe en vue de mobiliser et d’éprouver les différents modes de raisonnement sociologique.

Le projet de cet article est de proposer un cheminement, à partir d’une réflexion sur la RSE, qui inclut une socioanalyse permettant d’indiquer le point à partir duquel le monde social est observé (de Singly, 2013). La discussion porte sur les pratiques de RSE[1] qui, en dépit de l’essor que connaît cette thématique, sont peu étudiées. Et pour fournir un exemple de production de connaissances sur la base d’une recherche compréhensive, le propos est illustré par le cheminement adopté dans le cadre d’une recherche doctorale en sociologie économique.

Notre argumentation est structurée comme suit. Dans un premier temps, nous abordons la question du positionnement sociologique. Dans un deuxième temps, nous présentons une illustration de production de connaissances en mettant en exergue la pertinence scientifique de la « sociologie d’enquête ». Dans un troisième temps, nous traitons des apports, des limites et des avenues de la recherche.

Le positionnement épistémologique en sociologie

Le choix du positionnement de recherche est conditionné par la nature et les enjeux associés à la recherche. Ordinairement, l’enjeu consiste à mettre en oeuvre une démarche qui cadre avec la problématique, les résultats des recherches antérieures sur le sujet de recherche et le socle théorique retenu.

Des « lunettes sociologiques » pour observer les pratiques de RSE

Selon de Singly (2013), analyser des pratiques suppose de revêtir des lunettes pour les observer. En cela, le regard du sociologue est orienté, vu que l’enquête n’est pas une démarche qui consiste à décrire ou encore à analyser une activité dans tous ses détails. Le regard ne s’intéresse qu’à un certain nombre d’éléments caractéristiques du point de vue du sociologue. Les « lunettes sociologiques » permettent ainsi de voir d’une certaine manière le réel dans l’optique de ne retenir que ce qui sera observé. Si le choix de l’unité d’observation aide à mieux voir, le choix d’une pratique permet de distinguer les éléments les plus importants et caractéristiques de l’unité d’observation.

Par exemple, si l’on veut rendre compte des pratiques de RSE des petites et moyennes entreprises (PME), il est important d’être attentif à la place occupée par les dirigeants (généralement propriétaires). Dans le même temps, il est nécessaire de noter que la sociologie ne se définit pas par une part de réalité dont elle devrait faire l’analyse. Le sociologue peut étudier les pratiques de RSE au même titre que le gestionnaire, le philosophe, le juriste, etc. (Martinet & Pesqueux, 2013).

Ces mots de Singly résument cette réalité :

Si deux disciplines peuvent étudier le même segment de la réalité, c’est donc que la différence se situe ailleurs. Elle se joue dans le regard que le savant porte sur le réel, ou selon une analogie chère à Pierre Bourdieu ou à Jean-Claude Passeron, elle est fonction des « lunettes » qu’il prend. Il doit opter premièrement pour des verres sociologiques, et deuxièmement choisir, à l’intérieur de ce rayon disciplinaire, telles ou telles lunettes sociologiques différenciées selon une orientation théorique, selon une école de pensée

2013, pp. 20-21

Mais si le sociologue a plusieurs « lunettes » à sa disposition, il peut lui arriver de ne pas savoir quand et comment les mettre. Il peut utiliser la statistique et produire des données statistiques, même si son objectif n’est pas la comptabilité des faits sociaux. S’agissant des pratiques de RSE, le sociologue va chercher à repérer les facteurs sociaux qui conduisent les dirigeants de PME à s’engager dans ces pratiques et à comprendre les raisons que ces personnes donnent pour expliquer leur choix.

Entre spécificité du regard sociologique et choix d’une posture paradigmatique multidimensionnelle

Pour de Singly (2013), la spécificité de la sociologie est de mêler questionnement théorique et réponse empirique. La sociologie ayant besoin de données empiriques, le travail du sociologue porte sur l’ancrage social des abstractions théoriques. Pour revenir à la RSE en contexte de PME, le chercheur peut s’employer à rendre compte de la signification sociologique des pratiques adoptées par les dirigeants.

En considérant tel ou tel pan de la réalité avec des « lunettes » spécifiques, le sociologue a le choix entre plusieurs modèles de positionnement. Typiquement, il en existe trois : le premier cherche à repérer les déterminants sociaux du comportement étudié; le deuxième veut comprendre comment les individus s’expliquent ce qu’ils font; le troisième appréhende les processus.

En adoptant le premier type de positionnement, le sociologue fera, de manière générale, une enquête par questionnaire ou exploitera des données quantitatives déjà existantes. Dans le cadre des pratiques de RSE, il établira une relation entre l’origine sociale des dirigeants de PME et leur engagement sociétal. La vision subjective, celle du dirigeant, n’est pas prise en compte dans l’appréhension des mécanismes souterrains producteurs des résultats.

En mobilisant le deuxième type de positionnement, le sociologue mènera ordinairement des entretiens afin de recueillir le monde subjectif au sein duquel vit l’individu, et qui donne sens à la pratique considérée. Cette sociologie compréhensive met en avant le principe de la conscience. Dans le cadre des pratiques de RSE, le sociologue étudiera non seulement les raisons que les dirigeants de PME avancent pour justifier leur engagement dans ces pratiques, mais aussi le sens que prend cet engagement sociétal dans la totalité de leur existence.

En convoquant le troisième type de positionnement, le sociologue sera surtout sensible aux interactions qu’il observera. Dans le cadre des pratiques de RSE, il fera par exemple quelques monographies de formes de pratiques afin d’observer le lien social qui s’établit entre les dirigeants de PME et les parties intéressées. Il analysera les échanges comme des pratiques ordinaires qui entretiennent des liens (Goffman, 1988). Il observera le niveau microsociologique qui régule les interactions et contribuera ainsi à définir la situation.

Parce que ces trois types de « lunettes sociologiques » permettent de voir des éléments différents des pratiques de RSE,

[i]ls n’ont pas à être hiérarchisés, en mettant tout en haut les procédures de l’objectivation par la statistique ou l’observation directe, contrairement à ce que préconisent Les règles de la méthode sociologique de Durkheim, ou encore Le métier de sociologue de Bourdieu, Chamboredon, Passeron. Toutes ces méthodes sont légitimes. Et elles peuvent être présentes dans un même travail pour que la réalité soit cernée de plusieurs façons

de Singly, 2013, p. 24

Sur la base de ce raisonnement, une étude sur les pratiques de RSE pourrait fonder sa cohérence sur la mobilisation des trois postures épistémologiques, différentes mais non exclusives les unes les autres, pour reprendre Gilbert et al. (2018), même si l’accent peut être mis, dans une perspective compréhensive, sur la deuxième posture. Il s’agit alors de s’intéresser davantage à la réalité en ce sens qu’il s’agit de comprendre et d’analyser celle-ci telle que perçue par les dirigeants de PME. Ce travail va passer par la compréhension des intentions et des motivations des acteurs qui concourent à la création de la réalité. Il implique également la prise en compte du contexte des acteurs en retrouvant les significations locales que ces derniers en donnent.

L’analogie des « lunettes » dans la perspective d’une démarche d’exploration double

Dans le registre de l’intelligibilité, l’analogie des « lunettes sociologiques » est utile en ce sens qu’elle permet de comprendre que les postures épistémologiques sont des points de vue qui créent l’objet, et que le réel n’est jamais appréhendé sans la médiation de catégories. Elle fait oublier que la socialisation est telle que les lunettes ordinaires peuvent être oubliées par ceux qui les portent, puisqu’elles sont en quelque sorte incorporées. La socialisation ne pouvant pas être mise à l’écart au profit des lunettes savantes, la désocialisation est en cela un objectif inaccessible. Le sociologue ajoute des lunettes savantes à ses lunettes ordinaires, si bien qu’il voit autrement. Il voit des choses qu’il ne voyait pas avant de mettre les lunettes savantes. Pour autant, la certitude que sa vision savante est dégagée des effets associés à sa vision ordinaire n’est pas toujours tenue (de Singly, 2013).

La démarche de recherche représente par conséquent le mode de raisonnement emprunté par le chercheur pour étudier son objet de recherche. Elle permet de décrire le cheminement emprunté pour articuler le monde théorique au monde empirique tout au long de la construction des connaissances sur l’objet de recherche. L’interprétation du sociologue résulte de la mise en relation des données qu’il a recueillies avec un ensemble de connaissances théoriques antérieures. Ce lien entre les deux univers ne peut être parfait, car les situations sociales cadrent difficilement de manière précise avec une modélisation (Wacheux, 2005). Ce travail de mise en relation peut se faire selon trois modes de raisonnement : l’induction, la déduction et l’abduction. Les raisonnements scientifiques combinent habituellement ces trois modes même si chacun d’eux joue un rôle particulier dans la construction des connaissances. Alors que la méthode déductive trouve son origine dans l’élaboration de codes issus de la littérature et du cadre conceptuel proposé et que la méthode inductive s’attelle à faire émerger du terrain des concepts, le processus d’aller-retour entre la littérature et le terrain, qui transparaît à la fois dans la construction de la grille de lecture et dans la place faite dans la recherche aux codes émergents, s’apparente à une logique abductive (Charreire & Durieux, 1999).

Le choix de l’abduction dans l’étude des pratiques de RSE paraît indiqué vu que, dans la perspective développée par Peirce (1958), cette méthode, telle que suggérée par Dewey, a un caractère social, concret et situé. En sorte que,

face au doute suscité par une situation problématique, une première hypothèse est formulée qui engendre de nouvelles questions qui sont discutées et produisent d’autres hypothèses qui sont testées à leur tour et suscitent d’autres questions… jusqu’à ce que le doute soit levé

Journé & Raulet-Croset, 2019, pp. 61-62

La question de la démarche méthodologique

Parce que toute réflexion sur les pratiques de RSE vise la génération de connaissances contextualisées (Etogo, 2019; Etogo & Estay, 2013) prenant en compte les représentations des dirigeants de PME en tant que figures organisationnelles, il est normal de proposer une approche méthodologique singulière. Pour porter par exemple sur la méthodologie des cas, la recherche peut être structurée autour des trois questions principales formulées par Giraud (2013) : Enquêter quoi? Qui? Et comment?

La première question (quoi enquêter?) participe de la formulation d’un questionnement abstrait à propos des faits empiriques. Dans la mesure où les techniques d’enquête produisent des données en fonction de la technique mobilisée, technique susceptible de répondre aux attentes du chercheur, le choix des dispositifs d’enquête et d’analyse des données recueillies se rapporte en partie à ce questionnement sociologique de départ. La deuxième question (qui enquêter?) comprend deux aspects. Elle précise d’une part l’unité d’analyse du travail (les dirigeants de PME) et rend compte du nombre d’unités enquêtées d’autre part. La troisième question (comment enquêter?) aborde le choix des techniques d’enquête empirique.

Pourtant, la métaphore des « lunettes sociologiques » est partiellement restrictive en raison de la nécessité de construction propre à chaque enquête. En mobilisant des techniques, « le sociologue doit forger ses montures et polir lui-même des verres qui soient ajustés au thème de l’enquête et à la question théorique qu’il pose à celui-ci » (Giraud, 2013, p. 40).

Une approche par étude de cas

Suivant Yin (1989), l’étude de cas est une recherche empirique qui examine un phénomène contemporain dans un contexte réel, mobilisant, de la sorte, différentes sources de données. Dans la mesure où la latitude est laissée au chercheur pour mobiliser les différents modes de collecte quantitatifs ou qualitatifs des données, le sociologue peut baser son analyse sur des modes de production qualitatifs, car une enquête qualitative est une tentative de comprendre le « comment » et le « pourquoi » dans la situation où le chercheur n’a aucune influence sur les évènements, et surtout lorsque l’attention de celui-ci est orientée vers un phénomène contemporain dans un contexte réel.

La visée compréhensive adoptée dans ce cadre de réflexion sous-tend la saisie du sens subjectif et intersubjectif des activités concrètes menées par les dirigeants de PME à partir des perceptions et des pratiques. Une telle approche établit que les comportements humains et organisationnels ne peuvent se comprendre et s’expliquer qu’en relation avec les significations que les personnes donnent aux choses et à leurs actions (Hlady-Rispal, 2002). La nécessité de construire un lien avec la recherche aboutit ainsi à la méthodologie de cas qualitative. Wacheux (2005) identifie trois dimensions susceptibles de justifier l’utilisation de cette approche : la contextualisation de la problématique qui permet d’appréhender les dynamiques des situations, l’introduction du temps dans l’analyse de processus organisationnels à des fins d’appropriation, d’actualisation et de construction des situations et la connaissance de l’environnement des acteurs dans l’entreprise qui induit l’élaboration d’une connaissance des situations. Ce cheminement met en évidence « le potentiel analytique de l’approche par l’étude de cas appliquée aux recherches caractérisées par la complexité et la contextualisation » (Alexandre, 2013, p. 26).

La cible de l’enquête

Toute enquête suppose la construction d’un objet sociologique. Celui-ci comporte une dimension théorique et empirique (Giraud, 2013). Il s’agit de poser une question théorique et de dessiner une perspective théorique. La RSE devient ainsi intéressante, car elle sert à comprendre comment les pratiques liées sont intégrées dans les pratiques managériales des PME. Cette orientation permet d’identifier des formes spécifiques de pratiques, tout en renseignant sur la façon dont les dirigeants s’engagent dans ces formes de pratiques.

Pour autant, identifier des pratiques de RSE ne suffit pas à en faire un objet d’enquête. Il est indispensable de poser une question théorique pour déterminer ce que l’on va étudier. Il s’agit de trouver, comme le recommandent Bourdieu et al. (1968), un point de vue théorique qui, au regard de la pratique, pose problème. Ce point de vue permet de sélectionner ce que le sociologue doit observer, ce sur quoi il doit poser des questions. Si le chercheur se demande comment les dirigeants se représentent la question de la RSE, il va également s’intéresser à l’intégration des pratiques de RSE dans les pratiques managériales. L’objet sociologique va de la sorte permettre de ne pas décrire les différentes pratiques managériales sous toutes leurs coutures, mais de ne retenir que celles qui ont de l’intérêt par rapport à la question de départ.

L’unité d’analyse sociologique

Pour mener une enquête, le chercheur doit d’abord définir son objet d’étude et prendre en compte les obstacles qu’il peut rencontrer en fonction de la technique d’enquête choisie. Après cette première étape, il doit réfléchir sur l’entité qu’il devra interroger ou observer afin d’obtenir des informations. Ce travail pose deux problèmes au moins. Celui de l’unité d’analyse qui sied à l’enquête et celui du choix et du nombre d’informateurs. La résolution de ces deux problèmes mobilise le rapport établi entre l’objet sociologique que l’on a préalablement construit et la technique choisie (Giraud, 2013).

Dans une enquête sur les pratiques de RSE des PME, l’unité sur laquelle le chercheur s’interroge est « les PME », y compris celles qui choisissent de ne pas s’investir dans des pratiques de RSE. Le sociologue peut se poser la question de savoir qui interroger entre le personnel de l’entreprise et un informateur privilégié, capable de donner également des renseignements sur le personnel. La réponse dépend de ce qui l’intéresse théoriquement : par exemple, les pratiques de RSE qu’une personne (le dirigeant) peut renseigner, et non la façon dont chaque membre essaie de négocier l’engagement dans des pratiques de RSE.

Il est ici important de souligner que la taille de l’échantillon tient d’un problème spécifique à la technique choisie (Giraud, 2013). Dans le cas d’une enquête réalisée par questionnaire, l’enquêteur a généralement affaire à un échantillon large (Martin, 2005). Lorsqu’il s’agit d’un entretien, le nombre de personnes interrogées est nettement plus réduit, car il ne s’agit pas d’aboutir à une régularité statistique des résultats. Par ailleurs, dans une recherche qualitative, la détermination de la taille de l’échantillon est contextuelle[2]. Elle dépend également, en partie, du positionnement épistémologique[3] qui encadre l’enquête de terrain (Boddy, 2016). Pour autant, la sélection des répondants ou des enquêtés doit couvrir une variété de comportements ou de situations sociales en vue de la comparaison. Le sociologue peut construire un corpus dans lequel il va se centrer sur le statut des répondants. L’étape de la structuration de l’échantillon (Glaser & Strauss, 1967) quant à elle exige de lui une implication progressive de construction afin d’atteindre le seuil de « saturation » (Blanchet & Gotman, 2007). Celui-ci est atteint sitôt que la possibilité d’accéder à de nouveaux cas s’amenuise[4].

L’enquête proprement dite

Dans la quête de saisie du sens que les dirigeants de PME attribuent aux pratiques de RSE, l’entretien se présente comme la stratégie d’enquête indiquée. Le sociologue peut inscrire sa démarche dans le cadre d’une approche compréhensive nécessitant la mobilisation de l’entretien semi-directif. L’engagement dans le processus d’intégration des pratiques de RSE dans les pratiques managériales nécessite alors l’immersion des dirigeants dans le passé, à l’effet de rendre compte des activités dont les motivations et le sens peuvent être divergents des expressions actuelles. La convocation des activités passées requiert de la part des dirigeants un travail de réflexion que seul un rapport personnalisé et approfondi avec ces derniers peut induire (Kaufmann, 1996).

Parmi les approches biographiques, le récit de vie peut permettre au sociologue de saisir le caractère dynamique des logiques des dirigeants ainsi que l’engagement de ces derniers dans des pratiques de RSE. En prenant pour origine des causes indépendantes de la dimension temporelle du processus (Grossetti, 2004), l’engagement dans les pratiques de RSE ne peut être saisi en marge de ses multiples interactions avec le champ existentiel des dirigeants. La sphère familiale, par exemple, peut créer des « interférences[5] » dans la sphère des pratiques de RSE. Cette incursion dans l’univers de la famille ne suppose pas pour autant que l’individu est incapable de se détacher de ces liens primaires. Par conséquent, le suivi des « trajectoires individuelles » ne sous-tend pas que celles-ci concourent au complètement de l’analyse. Vu que le sociologue ne cherche pas à traiter de l’histoire des dirigeants en remontant à leur naissance, il peut écouter les dirigeants de PME en ne retenant que les aspects pertinents pour sa recherche. Une telle approche nécessite la mobilisation du récit de pratique.

Selon Bertaux,

[l]e récit de vie peut constituer un instrument remarquable d’extraction des savoirs pratiques, à condition de l’orienter vers la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquels elles se sont inscrites. Cela revient à orienter les récits de vie vers la forme que nous avons proposée de nommer récit de pratique

1997, p. 17

Ces deux types de récits rendent compte des deux fonctions (narrative et identitaire) de l’approche ethnosociologique. Ils sont à la fois convergents et divergents puisqu’ils ne mobilisent pas les mêmes logiques. Alors que le récit de vie renvoie à l’action dans sa durée, le récit de pratique porte sur l’action en présence. Pour correspondre à une recherche compréhensive, le récit de pratique participe, dans le cadre d’une approche synchronique des évènements, d’un récit de vie tourné vers un moment singulier. Pour autant, le récit de vie ne rend pas compte, dans sa totalité, de chaque séquence d’action prise singulièrement. Le recours à ces deux approches permet ainsi d’interroger spécifiquement le vécu des dirigeants dans leurs pratiques (récit de pratique) et d’insérer ces pratiques dans leur environnement de façon générale (récit de vie).

Pour toutes ces raisons, l’influence du pragmatisme sur les idées du chercheur révèle que les émotions et la créativité qui se manifestent dans les pratiques de RSE sont le reflet de l’expérience esthétique et narrative caractéristique du processus d’abduction au sens de Lorino (2018). Il s’agit de comprendre les pratiques de RSE à partir des récits chronologiques qu’en font les dirigeants de PME.

Interprétation des discours sur les pratiques de RSE : une illustration par une thèse de doctorat soutenue en sociologie économique

« Les récits […] ne livrent pas d’emblée tous les secrets » (Bertaux, 2005, p. 68). Cette étape de la démarche méthodologique rend compte de l’analyse des informations issues des entretiens. Ce travail d’« extraction », basé sur différentes significations relatives à l’objet de recherche, permet de générer une catégorisation sociale qui sera transformée en une catégorisation théorique. Si bien que les choix méthodologiques du chercheur peuvent s’inscrire dans le cadre de techniques d’analyse de contenu[6].

La démarche qualitative dans une perspective descriptive et analytique

La démarche qualitative effectuée dans une perspective descriptive et analytique permet d’identifier et de comprendre les non-dits des discours et des pratiques des répondants. Plusieurs auteurs reconnaissent l’importance de cette posture méthodologique qualitative lorsque la réalité sociale étudiée n’est pas directement accessible à tous les répondants (Paillé, 2006; Paillé & Mucchielli, 2008). Dans le cadre de la recherche doctorale qui sert d’illustration (Etogo, 2015), deux techniques de production des données ont été mobilisées. Les entretiens semi-directifs ont été effectués en face à face avec les dirigeants de PME. Ils ont été complétés par des observations directes in situ. Ces dernières ont apporté des données de compréhension et de complémentarité nécessaires à l’objet de recherche.

Le choix d’une analyse qualitative

Mukamurera et al. (2006) établissent que l’analyse qualitative s’inscrit dans le cadre du paradigme compréhensif. Il s’agit d’une analyse qui considère la réalité comme une construction humaine. Cette approche, qui reconnaît la place de la subjectivité dans la vie sociale, conçoit l’objet de recherche à partir du rapport entre l’action et la signification que les acteurs en donnent (Boutin, 2000; Lessard-Hébert et al., 1995). Outre cela, la visée de l’analyse qualitative étant de donner du sens, de comprendre des phénomènes sociaux et humains complexes, ses enjeux sont ceux d’une démarche discursive et signifiante de reformulation, d’explicitation ou de théorisation de témoignages, d’expériences ou de pratiques (Mucchielli, 1996; Paillé, 1996).

Relativement à la question de l’analyse des données, Miles et Huberman (2003) définissent ce processus en trois étapes consistant à condenser les données, à présenter les données, à formuler et vérifier les conclusions. Pour des raisons épistémologiques ou de contraintes diverses, ces opérations analytiques sont habituellement menées de façon linéaire et séquentielle (Mukamurera et al., 2006). Différents chercheurs (Glaser & Strauss, 1967; Miles & Huberman, 2003) admettent pourtant qu’une dynamique itérative est plus féconde car elle cadre davantage avec la réalité du processus.

Dans la perspective développée par Miles et Huberman (2003), le travail d’analyse est un processus progressif qui intervient tôt durant la phase de cueillette de données à travers le va-et-vient inhérent à ce modèle d’analyse. Au fur et à mesure qu’on avance dans la recherche, ces allers et retours permettent d’identifier les données manquantes afin de préparer la prochaine collecte de données. Ils permettent ensuite d’obtenir des précisions sur la compréhension des processus en jeu et de vérifier les premières conclusions. Ce moment participe enfin du passage obligé qui conduit à la saturation des données (Glaser & Strauss, 1967).

Cette étape de l’analyse suscite d’importants défis (Miles & Huberman, 2003). Premièrement, les données ne suivent aucune organisation thématique, ce qui rend le travail d’analyse difficile. Deuxièmement, le chercheur travaille avec des mots dont le sens est relatif au contexte d’énonciation; cela s’applique également aux comportements. Troisièmement, toutes les informations peuvent paraître intéressantes, à première vue, si bien que la situation peut conduire à l’incompréhension du phénomène étudié. D’où la nécessité d’une rigueur méthodologique et d’une systématisation du processus à partir d’un balisage. Les développements épistémologiques, théoriques et méthodologiques que connaît la recherche qualitative aujourd’hui proposent différentes perspectives et possibilités d’aborder l’objet d’étude afin d’encadrer le travail d’analyse (Mukamurera et al., 2006).

La première balise fait référence à l’explicitation des référents théoriques sur le sujet étudié. Si le chercheur doit toujours avoir des référents interprétatifs implicites (Paillé & Mucchielli, 2008), il doit expliciter dès le départ les éléments théoriques. Cette réalité n’est pas en contradiction avec la nécessité pour lui de rester toujours à l’affût des évènements nouveaux et des catégories émergentes (Poisson, 1991). La deuxième balise est relative à l’explicitation de l’approche qualitative et aux « lunettes de lecture » qui permettent au chercheur d’aborder le phénomène étudié en vue de l’anticipation de l’analyse. Cette posture est capitale, étant donné que le chercheur est en quête du sens reconstruit à travers l’explicitation de l’implicite du discours des répondants. La troisième balise est en rapport avec la clarification du niveau d’analyse que le chercheur désire atteindre selon qu’il entend décrire les caractéristiques d’un phénomène et/ou découvrir sa nature, ou encore selon le type d’analyse qu’il veut mobiliser (Demazière, 1997; Mucchielli, 1996; Paillé, 1996; Paillé & Mucchielli, 2008). La quatrième balise se rapporte à la création de sens à travers l’« intra-compréhension », l’« intra-subjectivité » et la transparence, car nos façons de comprendre le monde sont influencées par notre sensibilité théorique et expérientielle (Paillé & Mucchielli, 2008). Une telle démarche nécessite des allers et retours entre diverses prises de conscience et de vérifications sur le terrain. Si bien que l’analyse apparaît comme un moment à la fois fermé et ouvert.

Dubet (2013) estime d’ailleurs qu’il est recommandé que ce soit toujours le cas. C’est pourquoi il est capital que le sociologue restitue son interprétation des données aux répondants, puisque la réponse à cette interprétation fait partie intégrante de la recherche. Dans sa recherche doctorale, Etogo (2015) a recouru au contrôle des acteurs (validité écologique). Cette procédure repose sur la reconnaissance que les répondants ou les personnes observées sont au centre des logiques de corroboration (Miles & Huberman, 2003). En communiquant les résultats de la recherche aux enquêtés, le chercheur sollicite des réactions afin d’obtenir un résultat cohérent, proche de la réalité (Mukamurera et al., 2006).

Analyse et traitement des données : les constructions des pratiques de RSE

L’analyse de contenu sert à mettre en évidence les centres d’intérêt des répondants à partir de la répétition des unités d’analyse dans leurs discours (Thiétart, 1999). Cette phase est généralement complétée par une prise en compte du contexte général dans lequel évoluent les répondants.

Dans la recherche doctorale qui sert d’illustration, ce modèle a mené à une première formalisation des origines et des motivations de l’engagement des dirigeants de PME dans des pratiques de RSE. Le travail avait consisté en l’identification des actions entreprises par chacun des dirigeants sur son territoire d’implantation. Dans l’optique d’explorer les implications de l’encastrement local de ceux-ci, une étude ethnographique avait été réalisée. L’approche paraissait adéquate, puisqu’elle permettait de comprendre davantage les mécanismes qui sont au fondement de l’engagement des dirigeants de PME.

D’après Dubet (2013), les sociologues se doivent de n’appliquer à leurs objets de recherche que des interprétations et des méthodes qui pourraient également leur être appliquées. Les pratiques de RSE mettent ordinairement en présence de parties intéressées dont les relations n’ont de forme d’expression que cette rencontre. A priori, l’enquêteur doit apporter une posture neutre au cours des entretiens. Or cette neutralité ne s’inscrit pas en dehors d’une relation de hiérarchie interpersonnelle qui lie le « savant » et le « commun des mortels ». Sur la base de l’analogie des « lunettes sociologiques », Etogo (2015) met en évidence différents types de liens.

1) Comprendre le choix de s’investir dans des pratiques de RSE. Le premier positionnement mobilisé renvoie à la corrélation entre l’appartenance des PME à des familles et l’engagement des dirigeants dans des pratiques de RSE. L’entretien avait porté sur les origines familiales et la trajectoire professionnelle des dirigeants. L’engagement dans les pratiques de RSE avait été retenu comme un signe de l’appartenance sociale des dirigeants, les pratiques de RSE se classant dans le contexte des dirigeants qui avaient subi une influence de leur environnement familial.

Voici l’analyse proposée par le doctorant. Les dirigeants de PME s’engagent dans des pratiques de RSE qui correspondent à leur position sociale et dont les règles correspondent à l’éthique des dirigeants de PME dominée par la culture du calcul. De même, cet engagement participe d’une éthique qui combine prise de risque et maîtrise des risques, puisqu’il faut s’investir tout en assurant la pérennité de l’entreprise. Dans une telle analyse, l’engagement des dirigeants est déterminé par leurs caractéristiques sociales. Comme le suggère Dubet, les dirigeants s’étaient sentis dépossédés du sens de leurs expériences. Ils sont aussi « sociologues » et ont résisté à cette interprétation.

Les dirigeants ont expliqué au doctorant qu’ils sont tous nés dans des milieux qui ne s’investissent pas dans des pratiques de RSE. Ils sont des self-made men. Ils n’ont entendu parler des pratiques de RSE qu’avec la médiatisation du thème de « l’entreprise citoyenne », sans trop savoir ce qu’il en est. Et donc ils ont habituellement pratiqué la RSE sans le savoir.

Le doctorant leur a alors expliqué que l’engagement n’est pas nécessairement lié à l’appartenance sociale ou culturelle. Et que s’ils ont choisi de s’engager dans ce type de pratiques, c’est pour accroître leur capital symbolique en se démarquant de leurs origines par trop « faiblement dotés en capital culturel » (Dubet, 2013, p. 84). C’est qu’en créant leurs entreprises, ils se sont engagés dans des pratiques de RSE, car cette situation les place dans le milieu auquel ils voulaient accéder. En un mot, conditionnés, les dirigeants ont de « bonnes raisons » de faire ce qu’ils font puisqu’ils y trouvent une satisfaction.

On le voit : les dirigeants de PME ne savaient pas pourquoi ils s’engageaient dans des pratiques de RSE. Suivant Dubet, « [i]l est même nécessaire qu’il[s] ne le sache[nt] pas afin d’éprouver un sentiment de liberté sans lequel [leur] activité n’aurait pas d’intérêt » (2013, p. 84). Dans le même temps, en se limitant à ce que les dirigeants de PME sont, le doctorant courait le risque de ne rien comprendre de ce qu’ils font.

2) La symbolique des pratiques de RSE. Le doctorant n’a plus demandé aux dirigeants pourquoi ils s’engageaient dans des pratiques de RSE, mais comment fonctionnent ces pratiques. C’est alors que les dirigeants se sont sentis à l’aise et plus compétents. Les dirigeants ont expliqué que l’engagement dans des pratiques de RSE relève de plusieurs mobiles qui permettent la construction d’un résultat objectif.

Cette fois, les dirigeants étaient impressionnés, car ils ne se doutaient pas que les pratiques de RSE relèvent d’un jeu intelligent. Ils ont découvert qu’ils s’adonnaient à des pratiques rationnelles.

Au terme de ce moment particulier de l’échange, les dirigeants de PME s’étaient sentis rassurés, même s’ils ne savaient toujours pas pourquoi ils s’engageaient dans des pratiques de RSE. Tout au moins, ils savaient que ces pratiques ont du sens. C’est pour cette raison qu’ils avaient voulu savoir pourquoi ils prenaient des risques en s’engageant dans des pratiques de RSE.

3) Les pratiques de RSE comme construction. Le doctorant s’intéresse plus ici à ce que les dirigeants disent plutôt qu’à ce qu’ils font. Aussi avait-il observé certaines pratiques de RSE. Pour autant, les dirigeants avaient eu le sentiment que le doctorant décrivait des situations auxquelles ils n’avaient pas participé. En considérant que la description des pratiques était justifiée, il apparaît également que celle-ci ne rendait pas compte de la raison pour laquelle les dirigeants trouvaient de la satisfaction en s’engageant dans des pratiques de RSE. Comment pouvaient-ils faire comprendre au doctorant qu’ils sont prêts à « mettre en suspens » la finalité économique de leur entreprise pour réaliser une activité de RSE? Comment pouvaient-ils lui faire comprendre qu’ils se sentent « bien » après avoir réalisé une action de RSE?

Les différentes orientations développées permettent d’établir qu’une question sociale a priori futile, comme l’engagement dans des pratiques de RSE, peut être transformée en question théorique et être abordée sous différents aspects, dont chacun d’eux, considéré de façon isolée, ne serait pas en mesure de rendre compte de la profondeur du phénomène. Ces différentes orientations « découpent des objets bien particuliers » (Dubet, 2013, p. 90).

Avec le premier positionnement, le doctorant veut comprendre comment s’articule la correspondance entre l’engagement dans les pratiques de RSE et le caractère familial des PME. Les dirigeants de PME vus sous cet angle sont ce qu’ils sont puisqu’ils ont été socialisés dans ce but. Le doctorant pense que même s’ils se défendent, leur engagement est lié à leur position dans la société. Et comme le dit Dubet, le doctorant se donne du mal en réalisant des entretiens afin de retrouver ce qu’il pense dans les réponses des dirigeants.

Avec le deuxième positionnement, le doctorant entend souligner que les pratiques de RSE existent avant les dirigeants et leur survivront. Cette perspective renvoie moins aux dirigeants de PME qu’aux pratiques de RSE elles-mêmes dont il veut comprendre l’intégration dans les pratiques managériales. Dans les échanges, les dirigeants apparaissent vraisemblablement comme de simples interlocuteurs. En considérant que les dirigeants sont indispensables dans la saisie de l’objet social, le doctorant reconnaît également qu’ils ne sont pas cet objet.

Avec le troisième positionnement, le doctorant veut souligner que les pratiques de RSE ne sont possibles que dans les interactions, et en raison des processus sociaux qui concourent à leur expression. Dit autrement, l’observation continue des pratiques de RSE s’inscrit en marge de leur lien possible avec les dirigeants de PME qui les réalisent. Pour Etogo (2015) donc, les pratiques de RSE sont apparues comme un « accomplissement pratique » ne pouvant être compris que dans un contexte normatif et cognitif qui n’existe que dans leur réalisation.

Ces trois positionnements sont tous cohérents. L’on ne peut donc reprocher au doctorant le choix de concilier ces choix théoriques initiaux. En combinant, dans son analyse, les trois modes de raisonnement, Etogo défend l’idée selon laquelle la mobilisation de différents paradigmes permet d’appréhender la complexité des réalités et la diversité des problématiques auxquelles s’intéresse la sociologie.

La pertinence de l’échange sociologique

Les différents positionnements qui viennent d’être présentés révèlent que les dirigeants de PME sont également des « sociologues ». Au terme des échanges, la connaissance sociologique que le doctorant a de l’intégration des pratiques de RSE dans les pratiques managériales n’est pas seulement produite par lui. Elle a également pour origine les résistances et les objections des dirigeants qu’il doit prendre en compte.

Dans son rapport aux dirigeants, le doctorant s’était engagé à mettre de côté toutes les analyses qui ne rendaient pas compte des « bonnes raisons » de ces derniers. Pour ce faire, il devait confronter aussi bien les arguments que les explications que les dirigeants donnaient à ses analyses. Ces échanges devaient s’inscrire dans une logique de débats ouverts prenant en considération différentes explications de l’objet d’étude. Dubet résume cette réalité en ces termes :

L’analyse la plus juste et la plus complète [est] celle qui met à nu les accords et les désaccords, celle qui conclut à sa vraisemblance plus qu’à sa vérité parce que les acteurs se reconnaissent dans l’analyse du chercheur. Après tout, l’acteur est un expert de son action, ce qui lui donne du poids, et le sociologue appartient au même monde social que lui, ce qui lui en enlève. Ceci ne signifie pas que les sociologues ne doivent être que les témoins et les traducteurs des pratiques et des pensées « naturelles » des acteurs. Ils ont des informations que les acteurs ne possèdent pas. Ils sont soumis à des exigences de rationalité et de généralisation dont les acteurs n’ont cure. Mais c’est justement parce qu’ils ne sont pas exactement identiques que le dialogue de l’acteur et du chercheur est producteur de connaissances […] tout entretien doit se clore sur la restitution de son interprétation par le chercheur aux acteurs interrogés, et la réponse à cette interprétation fait partie de la recherche

2013, pp. 92-93

Il s’agit donc de souligner, dans cette réflexion, que les dirigeants de PME tiennent une place centrale dans l’analyse qualitative en ceci qu’ils sont au coeur du récit. C’est la raison pour laquelle quand le doctorant les interrogeait sur leurs expériences des pratiques de RSE, celui-ci était, dans tous les cas étudiés, plus « amateur » qu’eux. De façon stratégique, il leur a donné la possibilité de réagir à ses analyses. Ce sont les réponses des dirigeants à ces interprétations qui ont fait en sorte de « mieux voir » et de comprendre davantage les pratiques de RSE.

Apports, limites et avenues de la recherche

L’analyse de la recherche doctorale d’Etogo (2015) permet d’identifier des apports scientifiques de la sociologie compréhensive. Pour autant, il paraît normal de présenter les limites d’un tel dispositif de recherche. Un tel cheminement conduit également à formuler quelques avenues de recherche.

Apports épistémologiques et méthodologiques

Sur le croisement de la théorie et de l’empirie, les étudiants de sociologie se posent ordinairement des questions parmi lesquelles :

Comment se sert-on de Weber, Marx ou Durkheim lorsqu’on doit réaliser une enquête, quantitative ou qualitative, sur tel ou tel problème social contemporain? Est-ce que la sociologie est condamnée à être tiraillée entre des théories et des recueils de données strictement empiriques? Quand, seul ou en groupe, un débutant en sociologie doit réaliser une enquête, comment opère-t-il pour choisir entre une perspective fonctionnaliste, une orientation structuraliste, entre une sociologie dite holiste et une sociologie dite individualiste? Comment articule-t-on les cadres théoriques et les concepts sociologiques avec les démarches empiriques?

de Singly et al., 2013, p. 13

Dans la perspective développée par ces chercheurs, la présente recherche propose un apprentissage de la manière d’unir la théorie et l’empirie, de combiner le travail de conceptualisation et d’abstraction théorique, à partir de la recherche compréhensive. Un tel apprentissage commande d’écouter les chercheurs qui racontent comment ils s’emploient à mettre en pratique cette « sociologie d’enquête » dans leurs propres recherches.

Sur la découverte du continent social en mêlant la théorie et l’empirie, il s’agit de focaliser l’analyse suivant deux principes majeurs (de Singly et al., 2013) : « la centration sur une variable principale » (p. 14) et « la prise en compte de l’expérience » (p. 15).

1) La centration sur une variable principale. La réflexion doit être axée sur un point de vue qui privilégie la position sociale comme dimension sociale servant à définir l’identité des dirigeants de PME. L’usage qui est fait de cette variable pour étudier les dirigeants de PME, et à travers ceux-ci les pratiques de RSE, est fonction de la posture théorique mobilisée.

Deux options se présentent en filigrane. Ou bien l’on considère la position sociale occupée par les dirigeants de PME comme une dimension de la structure de la société. Et, sur la base de ce raisonnement, on estime que les dirigeants sont disposés à se comporter selon la position sociale qu’ils occupent dans la société. Ou bien encore l’on considère que les dirigeants luttent soit pour maintenir cette réalité, soit pour la dénoncer. En considérant, à l’instar de Dubet et Martuccelli (1998), que les individus ne sont pas des marionnettes sociales, il s’est agi, pour le doctorant, de souligner que les dirigeants de PME ne récitent pas les rôles qu’ils ont intégrés au cours du processus de socialisation. Les dirigeants de PME, objets de l’étude, se sont opposés à une logique d’enfermement dans une position sociale, considérant qu’une telle définition n’est que restrictive. Ils ont voulu devenir eux-mêmes, comme le suggère « l’impératif social de la construction de soi » (de Singly et al., 2013, p. 15).

2) La prise en compte de l’expérience. Cette approche induit une sociologie des « expériences ordinaires de la vie que connaissent les individus » (de Singly et al., 2013, p. 15). D’un côté, elle permet la prise en compte de l’expérience des dirigeants de PME, évitant ainsi l’ornière d’« une position de surplomb où le sociologue sait toujours mieux que les individus eux-mêmes ce qu’ils font et les raisons pour lesquelles ils le font » (p. 15). De l’autre, elle permet d’insister sur le fait « que la vie ordinaire doit être étudiée » au même titre que les objets légitimes que sont « la culture, la politique, la religion » (p. 15).

Ajoutons que la particularité de ce point de vue microsociologique est qu’il considère les pratiques de RSE, en tant que pratiques ordinaires, comme fondamentalement inscrites dans un contexte. Cette particularité est également liée aux rapports sociaux entre les dirigeants de PME et les parties intéressées, puisque ces rapports traversent l’existence quotidienne des différents acteurs sociaux.

Limite de la recherche

La présente recherche comporte au moins une limite. Relativement aux méthodologies qui sont généralement mobilisées (étude de cas, observation participante, recherche-action, recherche-intervention) (Rasolofo-Distler & Zawadzki, 2013), la recherche doctorale ne pouvait pas s’orienter vers l’observation participante puisque les formes de pratiques de RSE développées dans les PME étaient essentiellement ponctuelles, diffuses. Par ailleurs, la recherche n’avait pas l’ambition d’agir sur le réel.

Or la recherche-action ou la recherche-intervention aurait supposé de s’intéresser à la mise en oeuvre d’une démarche RSE. En réalité, cette recherche doctorale n’engage pas les dirigeants, de manière opératoire, à adopter une démarche de coconstruction. De même, cette question n’est pas exprimée par ces derniers. On se rend par conséquent compte de ce que ces dirigeants ne semblent pas tous saisir la manière de tirer parti de la RSE.

Avenues de la recherche

La sociologie « est traversée par des tensions entre les différentes définitions de ses manières de faire, de son rôle, de son utilité sociale » (de Singly et al., 2013, p. 269). Si la recherche doctorale qui sert d’illustration à notre argumentation sous-tend l’unité de la sociologie – au-delà des contextes dans lesquels les enquêtes sont réalisées, des perspectives théoriques ou encore de l’utilité de ces recherches –, elle ne rend pas compte de manière tenue de la « multifonctionnalité » de la sociologie.

Par-delà l’objectif de production de connaissances (visée cognitive), les résultats de cette recherche doctorale peuvent participer du changement du regard et de l’apprentissage des choses aux lecteurs, de la suggestion de solutions concrètes ou encore de la constitution de prises de position sur le monde. Par exemple, ils peuvent contribuer à l’intervention, « dans le social », pour le transformer (recherche-action/intervention). Une telle approche convie à s’intéresser à la construction de modèles et d’outils de gestion (David, 2000). Ces résultats peuvent contribuer à agir sur le réel, en termes d’opérationnalisation de la RSE (Rasolofo-Distler, 2010).

Conclusion

Le lien entre le chercheur et son objet d’étude est prépondérant dans une recherche compréhensive. Réaliser une recherche doctorale sur les pratiques de RSE en adoptant cette perspective permet de répondre à la problématique du choix du positionnement sociologique par une approche qui imbrique les points de vue du chercheur et ceux des répondants dans l’optique de générer des connaissances innovantes.

Quels enseignements pouvons-nous tirer d’une telle démarche ?

Pour reprendre Gilbert et al. (2018), trois enseignements peuvent être mis en évidence au terme de ce travail.

  • Le statut donné à la théorisation. Il s’agit de souligner que la spécificité de la sociologie compréhensive est de relever que les répondants (« amateurs ») théorisent au même titre que le sociologue. Ils sont aussi des « sociologues »;

  • La diversité des points de vue. En observant que le regard sociologique est focalisé, orienté vers un objectif précis, le chercheur doit demeurer ouvert à la surprise, en ce sens que la découverte participe du processus d’ajustement de l’interprétation sociologique;

  • Le risque de circularité entre les cas. Les intuitions préalables du chercheur ou les hypothèses élaborées sur la base d’une revue de littérature ne doivent pas conduire le chercheur à privilégier les données qui vont conforter la position de départ.

Mener une enquête en conciliant les discours des répondants et les analyses sociologiques

Au terme de cette réflexion, il paraît nécessaire d’apporter quelques précisions au sujet de la cohérence et de la pertinence du positionnement sociologique adopté dans la recherche doctorale qui a servi d’illustration. Sans prétention directive aucune, la thèse défendue est que « l’entretien sociologique devrait être conçu […] comme un débat rationnel dans lequel le chercheur et son objet échangent des arguments, des analyses et des explications » (Dubet, 2013, p. 92). Un tel cheminement permet de comprendre l’engagement des dirigeants dans des pratiques de RSE à partir de la manière dont ceux-ci vivent leurs expériences, sans les réduire à de simples effets de mécanismes sociaux. De la même façon, il permet de souligner que les dirigeants de PME ont, dans leur appréhension, des théories de l’encastrement social des pratiques de RSE.