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Si les divers ordres religieux débarqués en Nouvelle-France — Récollets, Jésuites, Capucins, Ursulines, Sulpiciens — étaient animés d’une même foi et aspiraient tous à convertir les autochtones afin de sauver leurs âmes, ils n’ont pas pour autant emprunté les mêmes chemins. Les Récollets et les Ursulines, par exemple, ont rapidement tenté de franciser les enfants des « sauvages » pour mieux les évangéliser, cependant que les Jésuites vont prendre le parti d’apprendre les langues autochtones avant de se soucier de conversion[1]. Certes, pour les membres de la Compagnie de Jésus, fondée par Ignace de Loyola en 1540, le combat dans le but de ravir des âmes à Satan s’inscrit dans la durée, et les soldats du Christ ont jusqu’au jugement dernier pour y arriver : autant faire les choses comme il faut. Mais les enjeux spirituels ne sont pas toujours alignés avec les impératifs du temporel, et le pouvoir monarchique ne tardera pas à s’impatienter de la lenteur de l’entreprise[2]. En y regardant de plus près, on constate que les Jésuites étaient exposés à des difficultés extrêmes, dont on voudrait en rappeler ici quelques-unes, en passant en revue les facteurs de résistance linguistique, politique et rhétorique auxquels ils étaient confrontés[3]. Les Hurons et les Montagnais, on le sait, ne se sont jamais désignés par ces gentilés et, à l’avenant, l’apprentissage de leur idiome respectif semble relever davantage de projections chimériques des bons pères que d’une entreprise raisonnée pour en saisir les particularités.

Facteurs de résistance linguistique

Commençons par une évidence (il y en aura d’autres) : le premier obstacle à la conversion massive des autochtones réside dans le contexte plurilingue auquel les Jésuites sont confrontés dès leur arrivée en Nouvelle-France. L’absence de traits communs entre les langues amérindiennes et le français constitue en soi une difficulté considérable, mais les missionnaires doivent composer au surplus avec l’ignorance de l’écriture (ce qui hypothèque la pédagogie jésuite) et la problématique des alliances déjà établies : les deux principaux groupes avec lesquels les Français entretiennent des rapports, Hurons et Montagnais, appartiennent à des familles linguistiques différentes[4]. Heureusement, après un premier séjour chez les Hurons, Jean de Brébeuf constate « que [leur] langue est commune à quelque douze autres Nations toutes sédentaires et nombreuses[5] ». Paul Le Jeune, qui séjourne parmi les Montagnais, réalise qu’il existe une étroite parenté entre les langues algonquiennes, dont l’atikamekw, l’abénaqui, le mi’kmaq, le malécite, le cri et, bien sûr, la langue innue (dite montagnaise). Brébeuf et Le Jeune saisissent rapidement que la maîtrise du huron et du montagnais constitue la clé de nombreux dialectes parlés ou compris sur le territoire, et c’est pourquoi ils concentrent leurs efforts d’apprentissage sur ces langues, comme l’explique Paul Le Jeune en 1638 : « [N]ous faisons des courses pour aller attaquer l’ennemy sur ses terres par ses propres armes, c’est-à-dire, par la cognoissance des langues Montagnese, Algonquine et Hurone » (RJ, 1638, p. 1). L’ennemi, c’est bien sûr Satan dont on doit mesurer l’étendue de la mystification afin de pouvoir contrecarrer ses plans. Ana Isabel Valero Peña résume leur projet ainsi : « En somme, […] ils visent en premier lieu à s’approprier les langues, pour ensuite connaître leur rhétorique et s’en emparer afin de convaincre ultimement les autochtones de se convertir[6]. »

Cependant que les autorités politiques françaises plaident pour une conversion rapide et une francisation qui passeraient éventuellement par le mariage mixte, espérant par-là créer un peuple métissé et susceptible d’accélérer la colonisation du territoire[7], les Jésuites, par souci d’intégrité théologique, se refusent à l’idée de baptiser des païens qui n’entendent rien aux mystères de la foi, et c’est pourquoi ils font de l’apprentissage des langues autochtones la priorité numéro un de leur plan d’évangélisation. Face à l’impatience des autorités, le père Le Jeune écrit dans sa Relation de 1633 :

On s’estonne que depuis tant d’années qu’on vient en la Nouvelle France, on n’entend rien dire de la conversion des Sauvages. Il faut defricher, labourer, et semer, devant que de recueillir. Qui des Religieux qui ont esté icy a jamais sçeu parfaitement la langue d’aucune nation de ces contrées ? Fides ex auditu, la Foy entre par l’aureille. Comment peut un muet prescher l’Evangile ?

RJ, 1633, p. 24

À priori, et même s’il mettra longtemps avant de la maîtriser minimalement, la langue montagnaise lui apparait pauvre en « mille articles » (RJ, 1634, p. 48). Ce n’est pas qu’elle manque de noms propres, de verbes ou d’adjectifs, mais le vocabulaire, éminemment pragmatique, semble faire l’impasse sur tout concept abstrait :

Tous les mots de piété, de devotion, de vertu, tous les termes dont on se sert pour expliquer les biens de l’autre ; le langage des Theologiens, des Philosophes, des Mathematiciens, des Medecins, en un mot de tous les hommes […] : tout cela ne se trouve point ny dans la pensée, ny dans la bouche des Sauvages, n’ayans ny vraye religion ni connoissance des vertus, ny police, ny gouvernement, ny Royaume, ny Republique, ny sciences, ny rien de tout ce que je viens de dire.

RJ, 1634, p. 48

Comment assujettir ces peuples à l’autorité monarchique quand ils ignorent tout des principes qui la fondent ? Et surtout, comment enseigner la foi chrétienne sans recourir aux concepts clés de la théologie puisque ceux-ci n’ont pas d’équivalent dans les langues de ces nations ? Brébeuf fait le même constat avec le huron où, à titre d’exemple, on ne parvient pas à traduire le signe de la croix autrement que par des périphrases[8].

Dans l’esprit des Européens, l’indigène, en tant que représentant de l’état de nature, est assimilable à un enfant (infans), c’est-à-dire un être pratiquement dépourvu de parole. Mais plus leurs séjours chez les Montagnais et les Hurons se prolongent, plus les Jésuites sont à même d’apprécier l’efficacité de ces langues et, surtout, le paradoxe de leur mise à profit rhétorique :

[…] qui sçauroit parfaitement leur langue, il seroit tout puissant parmy eux, ayant tant soit peu d’eloquence. Il n’y a lieu au monde où la Rhetorique soit plus puissante qu’en Canadas : et neantmoins elle n’a point d’autre habit que celuy que la nature luy a baillé : elle est toute nue et toute simple, et cependant elle gouverne tous ces peuples, car leur Capitaine n’est esleu que pour sa langue : et il est autant bien obeï, qu’il l’a bien pendue, ils n’ont point d’autres loix que sa parole.

RJ, 1633, p. 24

Le paradoxe est d’autant plus déroutant que l’éloquence est d’ordinaire associée à un haut degré de civilisation, et l’on s’explique mal son épanouissement au sein de nations qui ignorent l’écriture, ce qui invite plutôt à les ranger du côté des barbares. Partagés entre le dédain envers ces païens primitifs et l’admiration sincère pour des « enfants » doués d’éloquence, les missionnaires y voient bientôt un avantage et se trouvent encouragés à l’idée que ces hommes puissent être raisonnés et dominés par la voie rhétorique, dont les Jésuites, faut-il le rappeler, sont les maîtres incontestés à cette époque[9].

Facteurs de résistance politique

Pour peu que l’on ait fréquenté la littérature de contact, on ne saurait ignorer la récurrence exceptionnelle des mots « harangue », « sermon », « prêche », « prédication », lorsqu’il s’agit de rapporter des échanges avec les autochtones[10]. Certes, c’est le signe manifeste d’une appréhension des usages de l’Autre par le biais d’un cadre européocentrique, mais c’est aussi révélateur d’un contexte d’énonciation où, même si le relateur ignore tout de la langue parlée, il demeure sensible au ton adopté, au caractère posé de l’élocution, à la faconde de l’orateur, aux gestes emphatiques et au fait de parler sans interruption, autant d’éléments assimilables à la parole publique et au discours d’apparat. Les « sauvages » ont le verbe facile et les relateurs multiplient avec complaisance les discours rapportés, dont on sait bien qu’ils font l’objet d’une scénographie élaborée pour servir les intérêts de l’Européen. Ce nonobstant, ces témoignages forment le portrait cohérent de la primauté accordée à la parole au sein de ces nations. On y observe notamment le recours systématique aux conseils, véritables forums politiques où l’on délibère de la conduite à suivre à la guerre comme dans les échanges diplomatiques. Parmi de très nombreuses occurrences, on retiendra le compte rendu synthétique que propose Brébeuf au chapitre viii de sa Relation, « De l’ordre que les Hurons tiennent en leurs conseils » : « Je parleray icy principalement des Conseils ou Assemblées generales, les particuliers estant quasi ordonnez de mesme façon, quoy qu’avec moins d’appareil. Ces Assemblées generales sont comme les Estats de tout le Païs, et partant il s’en fait autant et non plus que la necessité le requiert » (RJ, 1636, p. 126). À nouveau, les usages sont interprétés à l’aune des pratiques européennes, à la différence près que les Jésuites se trouvent confrontés à un système politique qui, en vérité, n’a rien en commun avec la monarchie et ses conseils d’État, s’apparentant plutôt à une démocratie participative (on serait tenté de dire une « logocratie », mais le terme a une connotation péjorative). Ici, c’est la parole qui est souveraine et l’autorité dépend de l’usage que l’on en fait plutôt que de la position hiérarchique. Entre autres traits remarquables, Brébeuf souligne :

[…] leur grande prudence et moderation de paroles : je n’oserois pas dire qu’ils usent tousjours de cette retenue, car je sçay que quelquefois ils se picquent ; mais cependant vous remarquez tousjours une singulière douceur et discretion. Je n’ay gueres assisté en leurs Conseils, mais toutes les fois qu’ils m’y ont invité, j’en suis sorty avec estonnement sur ce poinct.

RJ, 1636, p. 128

Décrivant le déroulement habituel de ces conseils, le Jésuite explique comment on y « exhorte tout le monde à déliberer meurement : en apres on propose l’affaire dont il est question, et dit on à Messieurs les Conseillers qu’ils y advisent » (RJ, 1636, p. 127). Il remarque en outre que « [q]uasi tous ces esprits sont naturellement d’une assez bonne trempe, ratiocinent fort bien, et ne bronchent point en leurs discours ; aussi font-ils estat de se mocquer de ceux qui bronchent ; quelques uns semblent estre nés à l’eloquence » (RJ, 1636, p. 127). Loin du désordre et de la barbarie attendus chez ces suppôts de Satan, on découvre avec stupéfaction des dispositions marquées pour la délibération politique et l’art oratoire, jusqu’à leur concéder l’avantage sur certains points, comme dans ce passage où Brébeuf expose une étonnante capacité d’amplification : « [U]n des Capitaines repeta fort heureusement tout ce que j’avois dit, et le dilata et amplifia mieux que je n’avois fait, et en meilleurs termes : car en effet dans le peu de cognoissance que nous avons de cette Langue, nous ne disons pas ce que nous voulons, mais ce que nous pouvons » (RJ, 1636, p. 128). Voilà, résumé à grands traits, le déséquilibre fondamental du rapport linguistique avec ces nations, où le missionnaire ne maîtrisera jamais assez la langue pour être réputé éloquent — ce qui le disqualifie aux yeux de ses interlocuteurs —, déséquilibre redoublé par une asymétrie politique qui ne prédispose en rien les autochtones à reconnaître l’autorité monarchique et, à fortiori, celle morale et théologique des Robes noires.

Facteurs de résistance rhétorique

Outre la langue et le système politique, une autre dimension fait obstacle à l’entreprise de conversion des Jésuites, et elle a partie liée avec la rhétorique. Les missionnaires s’attardent souvent à détailler les caractéristiques de l’« éloquence sauvage », constatant le recours au registre délibératif dans les conseils, aussi bien qu’à l’épidictique dans les éloges funèbres, les consolations, les chants, et quelque chose qui s’apparente à l’éloquence sacrée dans les rituels chamaniques de guerre, de chasse et de pêche. Dans un chapitre consacré aux « Cérémonies qu’ils gardent en leur sepulture, et de leur deuil », on sent poindre une admiration certaine pour ces usages : « Nos Sauvages ne sont point Sauvages en ce qui regarde les devoirs que la Nature mesme nous oblige de rendre aux morts : ils ne cedent point en cecy à plusieurs Nations beaucoup mieux policées » (RJ, 1636, p. 128). Ailleurs, on s’étonne de leur capacité à déployer « une rhetorique aussi fine et deliée, qu’il en sçauroit sortir de l’escolle d’Aristote, ou de Ciceron » (RJ, 1633, p. 26), avec des stratégies qui ressemblent à s’y méprendre aux principes de la captatio benevolentiae latine :

Il gagna au commencement de son discours la bienveillance de tous les François par une profonde humilité, qui paroissoit avec bonne grace dans ses gestes et dans ses paroles. Je ne suis, disoit-il, qu’un pauvre petit animal qui va rampant sur la terre : Vous autres François vous estes les grands du monde, qui faites tout trembler. Je ne sçay comme j’ose parler devant de si grands Capitaines.

RJ, 1633, p. 27

Bien sûr, nous sommes confrontés à un discours rapporté, reconstitué et, pour ainsi dire, filtré idéologiquement à la source, mais il n’est pas tout à fait exclu que des peuples aussi rompus à l’exercice de la parole aient pu déduire par eux-mêmes les moyens les plus susceptibles de convaincre, dont l’importance stratégique, dans certaines circonstances, de faire acte d’humilité et de flatter la vanité de son interlocuteur, ce qui tend à accréditer l’existence d’une « rhétorique générative[11] ».

Puisqu’ils ont ce culte de l’éloquence en commun partage, les Jésuites ont d’abord pensé que la partie serait facile : « [Q]ui sçauroit parfaictement la langue, pour les accabler de raisons et pour refuter promptement leurs niaiseries, seroit bien puissant parmy eux. Le temps apportera tout […] Dieu donnant sa benediction » (RJ, 1635, p. 17) ; « Les Sauvages se rendent aisément à la raison ; ce n’est pas qu’ils la suivent tousjours, mais ordinairement ils ne repartent rien contre une raison qui leur convainc l’esprit » (RJ, 1633, p. 24) ; « Ceux qui croient que les Sauvages ont un esprit de plomb et de terre, cognoistront par ce discours qu’ils ne sont pas si massifs qu’on les pourroit depeindre » (RJ, 1633, p. 28). Cependant, Brébeuf observe un trait caractéristique qui hypothèque grandement les échanges avec eux :

[I]l est vray que leurs discours sont d’abord difficiles à entendre, à cause d’une infinité de Metaphores, de plusieurs circonlocutions et autres façons figurées : par exemple, parlant de la Nation des Ours, ils diront, l’Ours a dit, a fait cela ; l’Ours est fin, est meschant ; les mains de l’Ours sont dangereuses. Quand ils parlent de celuy qui fait le festin des Morts, ils disent, celuy qui mange les âmes ; quand ils parlent d’une Nation, ils n’en nomment souvent que le principal Capitaine, comme parlant des Montagnets, ils diront, Atsirond dit : c’est le nom d’un des Capitaines. Bref, c’est en ces lieux où ils relevent leur style, et taschent de bien dire.

RJ, 1636, p. 127

À l’en croire, les autochtones usent et abusent des figures de style, par souci d’élégance et comme pour rehausser leur discours, mais souvent au détriment de la clarté du propos. Or, rien n’indique qu’ils peinent à se comprendre entre eux, et il faut donc en déduire que c’est l’ignorance des conventions et des pratiques rhétoriques de ces nations qui plombe les efforts de Brébeuf. Cette dimension « métaphorique » de la parole sauvage peut donc être envisagée comme un facteur de résistance supplémentaire.

À rebours, et sur le plan strictement argumentatif, les Jésuites sont souvent frustrés par l’esprit terre à terre et le relativisme de leurs interlocuteurs. Du moment que les missionnaires maîtrisent assez la langue pour tenter de les catéchiser, les autochtones les laissent parler sans interruption comme c’est leur coutume, mais, à la fin de la démonstration, les considérations pratiques l’emportent toujours sur les subtilités théologiques : « Quand vous leur parlez de nos veritez, ils vous écoutent paisiblement ; mais au lieu de vous interroger sur ce sujet, ils se jettent incontinent sur les moyens de trouver dequoy vivre, monstrans leur estomach tousjours vuide et tousjours affamé » (RJ, 1635, p. 5). L’orateur le plus habile est impuissant face à un interlocuteur qui se refuse à débattre. Les autochtones acceptent volontiers de les écouter, mais ils n’adhèrent pas pour autant à la vision du monde et aux valeurs des Français. Selon Denys Delâge, « le contexte d’alliance, donc d’une relative égalité entre les partenaires, intensifi[e] le relativisme et, par conséquent le doute[12] ». L’erreur fondamentale des Européens est d’avoir présumé que ces « sauvages » leur étaient inférieurs en toutes choses et qu’ils seraient disposés à tout abandonner à la première occasion pour suivre des hommes aussi estimables qu’eux. Cependant, rien n’indique que les autochtones aient souffert d’un complexe d’infériorité à leur égard, ni même vis-à-vis de l’écriture, malgré les prétentions contraires des Jésuites[13]. Un passage en particulier semble révélateur de la posture argumentative des autochtones, teintée d’une ironie qui échappe au relateur :

Quand [sic] aux propositions que nous leur faisions de croire en Dieu, l’un d’eux me dit un jour : Si nous croyons en vostre Dieu, neigera-il ? Il neigera, luy dis-je. La neige sera-elle dure et profonde ? Elle le sera. Trouverons nous des Orignaux ? Vous en trouverez. Les tuerons nous ? Ouy, car comme Dieu sçait tout, qu’il peut tout, et qu’il est tres-bon, il ne manquera pas de vous assister, si vous avez recours en luy, si vous recevez sa Foy, et luy rendez obeyssance. Ton discours est bon, repart-il, nous penserons à ce que tu nous as dit. Cependant ils s’en vont dans les bois, et mettent bientost en oubly ce qu’on leur a dit.

RJ, 1635, p. 16

Un siècle à l’avance, on croirait lire Voltaire : « Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin[14]. » Tout le problème est là, inscrit dans la part implicite du texte : et qu’est-ce que le fait de croire en Dieu pourrait bien changer ? La neige n’arrêtera pas de neiger, il faudra encore chasser pour vivre et tuer pour manger. Les Jésuites essaient d’imposer un culte abstrait à des populations qui n’en voient pas la nécessité (puisqu’elles ont leurs propres rituels et même l’équivalent de prêtres en la personne du chaman), dans une langue qu’ils maîtrisent mal et avec une rhétorique mésadaptée : la joute oratoire est loin d’être gagnée et l’avantage n’est pas du côté des Robes noires.

Et pourtant, il faut bien reconnaître qu’il y a eu conversion, puisque la plupart des nations amérindiennes qui ont survécu à la colonisation adhèrent aujourd’hui à la foi chrétienne, mais force est d’admettre que ce n’est pas tant du fait de l’action des Jésuites que des politiques de réduction et d’assimilation, telles que mises en place par l’intendant Jean Talon à la demande pressante du ministre Colbert[15]. Les apôtres de la Contre-Réforme ont pu penser un moment que, en réduisant les langues autochtones à leurs principes grammaticaux, en réifiant la parole sauvage par sa mise en écrit à travers des lexiques et des dictionnaires, ils pourraient rapidement dominer les coeurs et les esprits, mais c’était méconnaître la vigueur de la culture orale des autochtones, laquelle a contribué à les préserver d’une assimilation rapide. La langue n’est pas qu’affaire de grammaire, elle est un véhicule idéologique et culturel qui dépend de la collaboration des locuteurs pour opérer. De tous les facteurs de résistance auxquels ils ont été confrontés, linguistique, politique, rhétorique, les Jésuites étaient loin de penser que ce serait ce dernier qui constituerait la pierre d’achoppement principale de leur entreprise. C’est qu’ils ne pouvaient se douter qu’il existait parmi ces peuples une pratique de l’éloquence aussi robuste que raffinée. Au demeurant, leur prétendue ignorance de l’écriture n’est qu’une vaste méprise et l’on sait aujourd’hui qu’il existait d’autres manières de consigner la mémoire des événements et des propos échangés, telles que les colliers de wampum, les tatouages, les pictogrammes, mais surtout à travers la parole ritualisée, véritable technique d’inscription et de stabilisation du contenu du discours[16].

Si la langue, voire la culture huronne dans son ensemble, semble opposer une telle résistance aux tentatives d’appropriations jésuites, c’est peut-être parce qu’elle participe du même mirage rhétorique qui leur fait confondre, tout au long de l’histoire coloniale, la représentation fantasmée et le sujet réel, en l’occurrence : les Premières Nations huronnes-wendat, entités politiques et territoriales de cultures semblables mais surtout plurielles.