Corps de l’article

Introduction

En tentant d’établir ce qui constitue le propre de l’humain, l’ensemble des sciences tendent assez souvent à se limiter à des universaux particuliers, dans l’évolution, l’adaptation, la psyché, le comportement, etc. Il s’agit surtout de voir de quelle manière s’élabore l’ensemble de ces éléments qui nous distinguent et qui nous regroupent. Par exemple, une des pistes consiste à observer ce qui nous distingue des animaux non humains, étant entendu qu’homo sapiens, bien que comblé de langage et de culture, demeure à l’évidence un animal. Quant à la sémiotique, sa perspective va au-delà de ces seules questions phénotypiques et génétiques, ce qui la rend coupable par moment en effet de réserver l’acte interprétatif et significatif au seul homo culturalis (dans le sens que lui donnent Perron et Danesi [1999]). Pourtant c’est à partir d’elle qu’on est parvenu à développer la biosémiotique, avec pour résultat, une approche globale de l’humain, c’est-à-dire en tant qu’animal,[1] ainsi que dans une lancée phéno-physique, corporelle, soucieuse de l’expérience totale d’être dans un monde, parmi le monde. L’appareil significatif ne serait donc rien d’autre que cette interaction avec ce monde réel; le soi et la co-évolution des sens seraient à la fois le résultat et la cause de cette interaction.

Aujourd’hui, l’homo sapiens/homo culturalis continue de nidifier son monde et même, de s’autonidifier. Autrement dit, il se recrée selon son image, voire selon son idéal, l’image de l’apogée de l’être penseur. L’image idéalisée de l’être humain devient le modèle à copier du robot humanoïde. C’est-à-dire, au-delà de modifier son environnement, l’humain se modifie aussi. Par conséquence, l’image idéalisé de l’être humain devient le modèle à copier du robot humanoïde Bien plus, on cherche à leur manufacturer une représentation (c’est ce que l’on croit) de ce que serait notre idéal : l’apogée de l’être penseur. Ainsi la science-fiction nous propose des robots humanoïdes capables d’actes d'intelligence surhumaine, doués d’excellentes fonctionnalités voire même d’une certaine condition humaine. Il en résulte quelque chose de très inquiétant : sans vécu ni développement (sagesse, sexualité, etc.) le robot est à la fois prodigieux et naïf. Par ailleurs, il ne se soucie ni de sa parenté, ni de sa moralité. À vrai dire, malgré les apparences, il ne se soucie de rien du tout. Ainsi se dessine un semblant de perfection, qui, de fait, ne serait que le reflet d’une projection idéale. Le cinéma et la littérature véhiculent ce vraisemblable en incarnant une esthétique de la corporalité en dialogue avec les robots et qui s’est propagée dans la culture populaire. Mais paradoxalement, c’est précisément la perfection des robots qui traduit leur non-humanité. Il serait utile de convoquer ici les lois d’Asimov qui proscrivent d’emblée la possibilité d’allouer aux intelligences artificielles une pleine humanité, le risque étant de voir les robots humanoïdes se servir de leur autonomie, par exemple, pour organiser leur insurrection :

  • Première loi : un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.

  • Deuxième loi : un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi.

  • Troisième loi : un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi. (Asimov 2017)

Autrement dit, s’il est possible d’accorder au robot une certaine capacité à copier l’humain dans quelques-uns de ses aspects, il n’en demeure pas moins qu’il ne devrait pas l’imiter pleinement, encore moins chercher à le remplacer. Le tout repose sérieusement sur la probabilité (une probabilité grandissante) qu’un jour la robotique soit à même de reproduire ce que nous croyons être le seul apanage de l’homo sapiens,en tant qu’être culturel, intelligent, bipède, et qui se croit unique dans ses relations avec le monde.[2]

Cet article cherche à retracer les réponses qu’offre à ces questions la biosémiotique, avec en vue de décrire ce que pourrait être une robosémiose. Partant de l’idée qu’il est possible d’isoler un trait humain unique, nous devrions être en mesure de mieux cerner la nature d’un être sémiosique. Pour ce faire, nous explorerons, en amont, l’effet qu’a la force sémiosique, par exemple sur la création d’un milieu avec lequel on interagit, sur l’usage de la métaphore et aussi sur la mathématique. Par la suite, nous reviendrons sur le robot pour en saisir plus précisément ses capacités : est-il capable de ces mêmes prodiges “humains”?

Biosémiotique et la force sémiosique

Dans un article de 2016, “How Fit is the Semiotic Animal”, j’ai fait appel à la phéno-réalité de l’évolution humaine, et j’ai développé la notion de semiotic fitness (adéquation sémiotique), afin d’explorer la possibilité qu’il existe un trait humain capable d’engendrer la gestion des faits culturels. Ce trait, que je traduis ici par “force sémiosique”, est celui qui rend l’être humain un animal sémiotique par excellence – qu’on distinguera alors de l’homo sapiens.[3] Il s’en suit que l’espèce humaine se démarque dans le monde animal par sa capacité à représenter et à interpréter des signes, quel que soit leur axiome, ce qui annonce post hoc notre trait synapomorphe. Tel que j’explore ce trait, l’émergence de l’acte interprétatif trouve ses assises, ou sa cause, dans un antécédent d’ordre communicationnel. Comme l’expliquent Brier et Joslyn (2012), l’évolution de notre “système” interprétatif (ou notre capacité interprétative) ressort d’une sémiotique des codes (transmission et processus de décodage) qui co-évolue avec le système nerveux. À l’instar du besoin interprétatif, d’autres exigences sémiotiques se dessinent afin de répondre à la multiplication des signes et de leur pluri-intentionnalité. C’est justement ce qui donne lieu à l’apophyse des signes. De ce point de vue, ceux-ci font l’objet d’un acte représentatif qui, en retour, exige leur interprétation. Si à cela, on ajoute la notion d’intentionnalité, voilà que l’humanité prend une nouvelle couleur et, avec elle, le monde qui la soutient et au sein duquel elle évolue. La conséquence est une exaptation sans retour, autrement dit un environnement où seuls compteraient les caractères nécessaires à l’évolution. Nous passons ainsi de la biosphère à la sémiosphère. Dès lors, l’expérience humaine est filtrée, passant par le culturalis autant que le sapiens.

Les auteurs du sixième volume de Biosemiotics : The Symbolic Species Evolved (Stjernfelt et al. 2012) déclarent que la capacité linguistique humaine est juxtaposée à notre habilité sémiotique. S’appuyant sur les thèses de Terrence Deacon sur l’évolution de la langue – thèses qui opérationnalisent les concepts clés de la seconde classe de signes peirciens, icône (ressemblance), index (connexions) et symbole (habitude) – les auteurs rappellent que c’est l’ampleur symbolique de notre langue qui la distingue des communications animales (Stjernfelt et al. : 2). Cette capacité symbolique est au fond un façonnement de traits acquis ou accrus et un processus adaptif et sélectif d’inspiration darwinienne. Elle se trouve au fondement de notre engagement avec le monde. À ceci, nous pouvons rajouter d’autres recherches similaires dans l’évolution des langues, par exemple les recherches de Robert Bednarick, auxquelles se réfèrent Francisco Ayala et Camilo Cela-Conde (2007), qui démontrent que ce sont des avancées symboliques qui distinguent les comportements modernes des hominidés. La force sémiosique expliquerait donc l’héritage des traits acquis (cf. Lamarck) dans une réalité adaptive et sélective darwinienne.

La force sémiosique est donc in fine cette caractéristique hautement valorisée dans la sélection des traits. Elle est au centre de notre habilité à arbitrer le sens, à le représenter, à l’interpréter, à le partager, à le rappeler et à l’inscrire. Par l’entremise de toutes ces actions, la force sémiosique s’impose tant elle affirme notre corrélation avec le monde de façon phéno-cognitive. Nous sommes guidés par notre embodiment, notre vécu. C’est en quoi la semiotic fitness, les théories de Peirce sur la priméité comme agent de corrélation avec le monde ressenti, la théorie de la modélisation de Sebeok et Danesi (2000), et les propos de Kalevi Kull sur les degrés de la nature et de ses passages représentatifs, forment l’arrière-plan de nos remarques sur l’embodiment et la biosémiotique. Notons également, bien qu’à partir d’une perspective sémiotique différente, comment Henri Van Lier, dans son Anthropogénie (2010) fait appel à la stature, aux Welten et aux sens intégrateurs dans le développement d’une “anatomie cérébrale expressive de globalisation” selon laquelle l’humain constitue un “état-moment” de l’univers (Van Lier : 6).

La force sémiosique est donc un trait (majeur) responsable de l’évolution de l’espèce.[4] C’est elle qui fait de nous des êtres symboliques, ce qui occasionne, bien sûr, notre particularité humaine. Il faut le souligner : la force sémiosique est encadrée par notre réalité physique alors même qu’elle la modifie : force sémiosique et réalité (telle qu’on la perçoit) sont unies dans cette dialectique. Elle ne nie pas le rôle continue de l’expérience des sens, de la corporalité (l’être dans le monde : le sensorium, l’environnement, etc.). Au contraire, la force sémiosique situe l’être dans le monde comme le fondement structural de cette expérience, manifestement percevable partout dans la trajectoire évolutionnaire. Telle est la tâche que la biosémiotique s’est assignée : recréer le rôle co-affectif de notre évolution. Ainsi que je l’ai observé, plusieurs approches sémiotiques proposent de surveiller cette relation entre les Welten.[5] Repris notamment par Deely, Van Lier, Danesi et Sebeok, la notion de Welten forme la conception de base qui sert de modélisation (ou encore de schématisation – j’y reviendrai) pour l’entreprise biosémiotique. Les formes dites de “représentation” sont le résultat d’un mouvement de structuration selon lequel une structure compréhensible du monde s’impose sur une structure interne. Suite à cette première impression, la structure prend en charge le monde extérieur. Au fond, la structuration est rendue possible du fait que les représentations s’élaborent à même ce mouvement de l’interne (l’organisme) à l’externe (le monde physique). Or, ce mouvement produit une exaptation de l’interne qui modifie l’externe. Les représentations ainsi développées et partagées nous ancrent dans le sémiotique, mais en dépassant ce qui relève du code. À ceci il faut ajouter que la représentation requiert toujours l’interprétation. Voilà résumé l’ensemble du gabarit explicatif de la sémiotique dite cognitive. C’est ainsi que les formes de représentations – c’est-à-dire, la structuration interne – s’impriment sur l’externe, sur le monde qu’on habite. La sémiosis, elle, s’insère dans l’échange avec le monde par le biais de ce mouvement. Par conséquent, nous sommes abrités par la niche que nous fabriquons.

La force sémiosique et l’engagement avec l’externe

Fig. 1

Processus de modélisation et interaction avec la sémiosphère

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Ce diagramme (très simplifié!) sert à illustrer comment notre engagement phéno-réel implique, a priori, une manipulation de l’univers externe par la voie d’une structuration interne. Dès lors, cela exige la projection d’une part de cette structure interne sur le monde externe. Nous y parvenons par les signes médiateurs qui partagent des aspects saillants avec le monde externe, et qui sont fondés sur une relation de ressemblance. Or, l’étalon intérieur est également fabriqué selon notre relation avec le monde et ses objets. L’organisation des signes internes est ensuite projetée par la voie d’autres signes, sur le monde externe. Manifestement, le flux constant entre l’interne et l’externe offre une relation parallèle à la sémiosis.

La manipulation d’objets que nous effectuons sur le monde externe, reflète notre système organisationnel interne et aurait vraisemblablement constitué nos premières marques symboliques et culturelles (Magnani 2007)[6]. Ce sont foncièrement des artefacts issus du processus sémiosique que nous venons de décrire. En associant et en réassociant des unités de sens au moyen de ce processus sémiosique, nous transformons les ressources du monde (ce sont en quelque sorte des exaptations de nos ressources sémiotiques). Nos langues en sont la preuve, notamment dans le fait qu’elles sont soutenues par des organisations syntaxiques corrélées avec la phéno-réalité, dans l’usage varié et spécifiquement linguistique des métaphores, par exemple. Le langage n’est pas le point culminant de notre force sémiosique (je suis d’accord ici avec Deely lorsqu’il dit que la langue n’est pas l’apogée des procédés sémiotiques de l’animal sémiotique, qui possède la compétence unique de développer des systèmes de signes). Il n’en demeure pas moins un excellent exemple de notre force sémiosique. Comme l’explique P.A. Brandt : “Le langage est un fait psycho-neuro-biologique enraciné dans notre corps, lié à nos gestes, nos mouvements, notre perception et notre pensée” (2017: 15).

L’avènement de la force sémiosique et la clôture sémiosphérique

La recherche actuelle sur l’évolution des homininés nous sert de guide dans nos hypothèses quant à l’apparition de cette force sémiosique comme trait pertinent de notre devenir humain. Conscients des origines des homininés, la présence et l’actualisation du trait responsable pour la plupart des comportements que nous attribuons à l’homo sapiens/culturalis auraient été établis, au sens où je l’entends, entre la fin du paléolithique moyen (middle stone age) et le début du paléolithique supérieur/néolithique (later stone age), soit entre 50 000 à 25 000 ans avant notre ère. Je m’appuie ici sur des recherches qui situent l’émergence des représentations symboliques concomitantes à l’éclosion de l’anatomie d’homo sapiens, à la présence d’outils et, surtout, à la présence des autres comportements dits “modernes”. C’est durant cette période que se développent des comportements culturels/symboliques, rendus manifestes dans leur aspect cognitif, par des pratiques tels que les enterrements, la typologie lithique, l’usage de la langue, l’art, etc. (Aayala et Cela-Conde : 475). Ces pratiques marqueraient non pas le début, mais bien la mise en marche définitive ou l’actionnement de notre force sémiosique. Dans une optique biosémiotique, cela signifie que nous sommes déterminés sémiotiquement en tant qu’humains par un principe d’actionnement qui, à l’origine, se situe dans le corps, qui est intuitif, et qui évolue et s’adapte – en même temps qu’il informe le monde lui-même – vers une expérience sémiotique. De ce point de vue, l’être au monde à toutes les apparences d’un flux : nous modifions le monde tout autant qu’il nous modifie. Être dans un jeu de signes ineffables et inimitables quoique interprétables et représentables, voilà ce en quoi consiste la vie dans la sémiosphère.

À l’instar de Peirce, Magnani (2007) considère que l’avènement de l’humain moderne est le résultat d’une relation avec le monde par la médiatisation de signes.[7] Allott (1991) va plus loin en indiquant que la formation de la relation neuro-physique est précisément informée par ce passage; Allot estime que la sémiosis humaine est le point de départ du développement de notre neuro-motricité et immédiatement corrélé avec le rôle de la langue. A priori, l’échange avec le monde se fait par la priméité, par notre sens abductif. Cet échange sert également à développer notre sens abductif, ce qui peut expliquer pourquoi nos représentations se ressemblent. Les procédés abductifs sont présents dans toutes nos interactions avec le monde. Lorsqu’on subitise (c’est-à-dire, lorsqu’on reconnaît quelque chose à un premier coup d’oeil) qu’il y a trois cercles ci-dessous (Fig. 2) , nous pratiquons cet acte intuitif (sans le savoir, bien sûr). Les cercles sont vus globalement et entendus ainsi, ils sont vus comme un signe (une entité de sens).

Figure 2

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La subitisation est un excellent exemple d’une combinaison intuitive des sens (perception) avec l’appareil de raison (conception). L’image subitisée illustre ce lien intrinsèque entre le signe et son interprétation par le biais d’une structure préexistante.[8] Le travail de l’abduction dans un fonctionnement corporel et instantané, tel que celui de la subitisation, se limite aux petits nombres, mais veille sur une certaine universalité (comme le précise Peirce, nous sommes toujours en processus de priméité, secondéité et tiercéité quoique certains procédés sémiosiques privilégient davantage la médiation, le passage d’une catégorie phanéroscopique à l’autre). Or, les mathématiques s’élaborent jusqu’au plus haut niveau de la tiercéité avec des calculs si symboliques que je n’oserai les recréer ici. Nous reviendrons au principe de subitisation sous peu avant d’entreprendre notre examen de la robosémiose.

Construire et être construit par sa niche

La construction de niches est un concept fondamental autant en biosémiotique qu’en anthropologie. Résumons: depuis toujours, nos actions sur l’environnement résultent en des changements de comportements, des changements d’épistémès et, bien entendu, des changements de nos relations avec l’environnement. L’échange dans la sémiosphère exige un déploiement sémiosique continue. De même, l’échange de sens dans la sémiosphère entraîne toujours une ouverture de sens, même si celle-ci recouvre des sens préalablement établis (jusqu’à les éliminer dans certaines circonstances). En même temps, cette ouverture est rendue possible par le constant flux d’information qui le renouvelle.

Figure 3

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L’ampleur d’un dialogue avec le monde est imprévisible; on peut en offrir une approximation grâce aux liens entre signe, référent (objet) et interprétant possible, mais le contexte où se déroule l’action du signe – qu’il soit psychologique, culturel, etc. – ne peut jamais être prévu avec précision. Pour cette raison, l’ouverture de sens n’est pas infinie ou indéfinissable; elle est plutôt définie par le fondement qui rend possible l’action des signes nécessaires à sa mise en place, ce que Peirce nommait ground. Plusieurs éléments contribuent alors aux possibles mutations de l’interprétation. Les signes dont le fondement est la ressemblance (comme c’est le cas des icônes) seront peut-être plus susceptibles d’assimilation que les signes purement symboliques, mais nous savons que les icônes sont tout de même circonscrits à leur contexte culturel.[9] Notre sémiosphère nous entoure et nous stabilise (elle assure notre identité), bien qu’elle doive changer et demeurer ouverte.

Une des caractéristiques de la force sémiosique consiste à assurer un tri dans la signification (en discriminant notamment l’intentionnalité du signe des autres sens possibles et sens inadmissibles) – tout en assurant une certaine prévisibilité (celle de l’interprétant). Mais si un tel tri a lieu c’est bien parce que la sémiosphère est malléable et ouverte à de nouvelles inclusions (tels que des signes préalablement inopérables, non-signes, pré-signes, etc.[10]). De même, l’inclusion toujours possible de nouveaux signes au sein d’un système, ou encore l’ouverture à de nouvelles syntaxes de signes, montrent bien que la sémiosphère est ouverte aux changements. Au fond, c’est déjà ce que disait déjà Saussure à propos de la mutabilité et l’immutabilité de la langue.

Prenons par exemple les métaphores (cf. Walsh Matthews, 2015), dotées d’une ouverture sémiosique qui peut être opérée et illustrée par la tiercéité peircienne. Pour qu’une métaphore prenne forme, surtout si elle est novatrice au sein d’un contexte heuristique, son sens premier doit être connu et compris tel quel par l’interprétant. En d’autres termes, alors que l’opération repose sur la présence du sens littéral, le sens métaphorique se fonde sur une jonction d’éléments ressemblants mais qui appartiennent à deux univers contextuels distincts. Cela signifie qu’à tout moment, et ce, pour toute métaphore, une interprétation autre que celle qui était intentionnée (le sens figural) reste possible : toute métaphore est susceptible de croître. En outre, il ne saurait y avoir de métaphore sans force sémiosique, qu’elle se manifeste dans sa création ou encore dans sa réception. Comme on peut voir, la métaphore repose sur une mise en parallèle, l’agencement, de deux signes distincts (Thibaud, 1994; Walsh Matthews, 2015). Pour qu’un nouveau signe émerge de cet agencement, une part de signification propre aux deux signes initiaux, et qui était dissimulée, est mise au jour. C’est ce processus qui crée un “espace” où se développe un sens nouveau.

Prenons par exemple cette nouvelle métaphore : “Sa bouche qui déraille”.

Figure 4

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Comme la subitisation illustre la priméité de notre sémiosis, la métaphore, elle, illumine sa tiercité. Ces deux actions confirment le rôle d’un processus d’ouverture au sein de la sémiosis. Dans le cas de la subitisation, c’est l’action originelle, la modélisation ancrée dans le corpo-réel. La métaphore révèle la raison achevée, ouvrant sur la genèse de nouveaux signes. Dans la sémiosphère, ces deux actions sont des actes créateurs.

Rôle primordial, rôle continu : unique trait humain

Toujours en évolution, notre force sémiosique travaille nos capacités adaptatives et s’introduit dans la sémiosphère par nos modélisations continues. Dans son article, “Semiotic Ecology” (1998), Kalevi Kull évoque quelques processus d’interprétation imbriqués dans la sémiosphère et qui interviennent sans cesse dans de nouveaux échanges et dans notre besoin de construire de nouveau modèles au moyen desquels progresse notre appropriation du monde. Kull isole notamment deux idées fondamentales : d’abord, l’organisme, issu d’une relation avec la nature, ne peut jamais supplanter la nature; ensuite, le nombre d’Umwelten correspond au nombre des organismes qui peuplent le monde. La force sémiosique exige une actualisation continue de multiples interprétations, variées et toujours changeantes. Le plan de cette actualisation est modifié et modifiable, et ce, pour tous les interprétants et toutes les mutations possibles du signe. La sémiosis se présente alors comme un processus évolutif et ouvert, où toute fermeture, tout engagement dans une sélection du sens, n’est que ponctuel et jamais une limite finale. En outre, le signe exige toujours une multiplicité; c’est ce qui l’ouvre à toutes les transformations, par exemple dans le mouvement qui conduit d’un signifiant vers un autre.

Si je me suis longtemps attardée sur la question de cet unique trait qu’est la force sémiosique, avec sa valeur évolutive et adaptive fondée dans le phéno-réel, c’est parce qu’on y trouve ce qui, à mes yeux, distingue l’être humain comme animal sémiotique et le fonde comme homo culturalis habitant sa sémiosphère. Mais ce trait fondamental qui dirige et est dirigé par nos interactions avec le monde, peut-il être imité? C’est ce que nous chercherons maintenant à mieux comprendre à travers l’exemple de la robosémiose.

Robosémiose

En m’interrogeant sur l’actualisation d’une sémiotique robotique, j’en suis venue à expliciter ce qu’il faut entendre par force sémiosique. Pour mieux comprendre le virtuel, il aura d’abord fallu sonder l’actuel. Mais peut-on codifier ou simuler la force sémiosique? L’actualisation de la sélectivité dans la sémiosphère – qui est le propre de l’être humain et fait de nous l’homo culturalis – peut-elle être implantée dans un corps fabriqué?

Dans ce qui précède, nous avons examiné les critères qui fondent la force sémiosique et offert quelques exemples qui l’illustrent dans le quotidien. Ces exemples, toutefois, peuvent désenchanter : reconnaître trois cercles d’un seul coup d’oeil ou encore comprendre une métaphore dans sa langue maternelle voilà des réalisations qui semblent bien modestes face aux attentes prodigieuses que suscitent la robotique avancée! On trouvera même que subitisation et compétence métaphorique suggèrent une manoeuvre soit trop simple (subitisation), soit erronée (métaphore). Au fait, et on le précise ici, le procédé sémiosique exige et nécessite la possibilité de la “faute” ou de l’erreur dans la négociation avec l’imprévisible. Si la métaphore, peut surprendre, c’est parce qu’elle exige que les signes soient manipulés, occultés, renversés, transgressés. Notre échange avec et dans la sémiosphère est soutenue par des écarts et des inattendus. Notre force sémiosique ne fait pas de nous des génies sans faille et suppose que nous puissions naviguer l’inattendu, la surprise, la nouveauté. À cet égard, nous pouvons dire que ce sont ces “failles” – là où l’attente ou la règle font défaut – qui font de nous des êtres capables de sémiosis. L’ouverture associée à la sémiosphère dépend de la possibilité de l’erreur et des variabilités. En outre, c’est bien cette disposition à l’erreur qui a engendré nos plus grandes découvertes scientifiques, nos plus fécondes hypothèses et théories, et qui, par ailleurs, ont rendu possible la discussion à propos de l’intelligence artificielle.

Or, l’intelligence artificielle est codée, voire programmée, dans un système capable d’opérer des sélections selon une série numérique. Puisque son contexte n’est pas fonctionnel (au sens exaptif) elle interagit avec son environnement de façon prescriptive. Le robot quant à lui, et en particulier lorsqu’un corps humanoïde accompagne une intelligence artificielle, repose sur une compréhension du monde déterminée par un système qui se réduit au code. C’est-à-dire qu’il a été créé à la lumière d’une niche définie. On pourrait même dire que le robot est une niche en soi. Il est une construction, un objet dans lequel s’opèrent plusieurs strates codifiées. Mais, rappelons-nous, le code ne fait pas la sémiosis. La force sémiosique exige un retour vers le sens, une ouverture. Même les robots capables d’autorégulation et de modification selon les stimuli et les objets trouvées dans l’environnement, procèdent par sélection et élimination.

Deux facteurs sont donc en jeu :

  1. Sélectionnisme (prescriptif)

  2. Fermeture (descriptif)

Figure 5

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Ce processus mène vers une fermeture, car il emploie toujours une sélection réductive. Nous pouvons conclure que ce procédé s’oppose à la sémiosis. Ainsi, le robot, dont les opérations dépendent d’une sélection codifiée, n’opère pas comme un corps dans le monde. Il opère plutôt comme un signe dans le monde. Mais c’est un signe fermé et limité. Le robot, c’est l’automatisation du sens.

La force sémiosique (un trait évolutif) ne peut être récupérée ou simulée. En effet, elle est faillible et sujette à l’erreur, et c’est ce qui ouvre la voie à l’imagination chez l’être humain; c’est aussi, ce qui a créé (effectivement) la sémiosphère, cette aire constituée et constitutive de tout acte culturel et de tout procédé symbolique. Il faut donc comprendre que la robosémiose suppose les caractéristiques suivantes :

  1. Le robot n’a pas de contexte exaptif;

  2. Le robot n’a pas d’activité prédiscursive;

  3. Le robot est toujours en position absurde (ne peut faire d’abduction);

  4. Le robot n’a pas d’attente communicative (cf. Tsala Effa 2013);[11]

  5. Le robot n’est pas un acteur social (cf. Fontanille et Zilberberg 1998; Fontanille 2003) – il n’a pas recours à la réunion entre ex pression et contenu (le contenu n’existe pas – il ne possède pas un réel quotidien);

  6. Le robot n’interprète pas;

  7. Le robot ne peut servir de médiateur (ni ne peut arbitrer le sens);

  8. Le robot ne peut construire de métaphore;

  9. Le robot n’a pas d’expérience (collective et séquentielle);

  10. Le robot est un objet d’expérience (mais il n’est pas isotopique).

La robosémiose s’oppose donc à la biosémiose. Tout ceci vient réaffirmer ce qu’est la force sémiosique (ou, du moins, sa source et ses usages) et signale l’impossibilité de la recréer. Pourrions-nous dire dès lors : Errare est humanum, sed ignoscere est ex machina ?

Mise en garde et nouvelles perspectives

La sémiotique s’est déjà chargée (à plusieurs reprises même) d’étudier le robot et ce sous plusieurs angles. Il existe de nombreux textes explorant le monde médiatisé par la robotique : le rôle des interfaces numériques sur la perception, les felts et la tactilité, le vraisemblable et l’interaction robotisée, la cybersémiotique, etc. Et, dès lors qu’elles posent le robot comme un objet sémiotique ou sémiotisable, de nombreuses disciplines ont soulevé des questions similaires. Autrement dit, plusieurs approches sont envisageables, il suffit pour cela de porter telle ou telle évaluation, par exemple selon telle position en tant qu’objet social, selon tel aspect, tel actionnement, tel plan, etc. Plusieurs études mettent en valeur les acquis de ces interrogations. Dans l’échange on y découvre bien entendu des éléments sur la réception et des aspects précisant le trait singulier humain. De plus, des recherches qui misent sur l’interaction avec le robot, cherchent à mieux comprendre l’impact de ces “êtres” sur l’expérience même de cet échange – et, bien sûr, des questions éthiques abondent.

Il y a quelques années, dans un article intitulé “La Grosbotique” (Walsh Matthews 2013) je soulignais que la réception négative que susciterait chez nous un être humanoïde artificiel serait un indicateur singulier de notre humanité. Exprimé et commenté à plusieurs reprises, la “vallée dérangeante”, cette sensation de malaise devant un être artificiel qui simulerait trop bien l’être humain, ne justifie pas pleinement la réaction humaine. J’explique: ce qui est absent du robot est notre élément instinctif, ou intuitif. C’est le point d’entrée de notre humanité. C’est en fait le germe de notre force sémiosique. Cela veut dire que nous cherchons à projeter notre part de reconnaissance (une schématisation interne) sur l’externe et ne trouvant pas de modèle réciproque, nous ressentons un malaise intense. Voilà la priméité (telle que la décrit Charles S. Peirce) : cet avènement dans le monde par le monde, guidée par un savoir (peut-être inconscient) de notre évolution dans le monde, qui rend possible notre cheminement vers le plausible, le possible, et l’expérience continue du sens, de la sémiosis. En d’autres mots, le fait de ne pas revoir/reconnaître ce modèle intuitif (j’ose dire “de base”) chez le robot explique pourquoi nous refusons de l’accepter comme un égal dans nos interactions avec lui. Cela explique aussi le sentiment de malaise (lui-même un signe) qui en découle. Le malaise traduit alors la tension entre ce que nous reconnaissons et ce que nous ne reconnaissons pas. L’absence de reconnaissance de signes établis exige donc une nouvelle modélisation. Grâce surtout à notre force sémiosique, laquelle se fonde sur nos interactions dans le phéno-réel, nous sommes au diapason dans nos interactions avec le monde puisque cette force fait de nous des êtres qui pensent, des êtres symboliques sans cesse médiatisés par notre environnement.