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Voyeurisme, médias et monde contemporain

En montrant du doigt les défauts de notre société, le situationniste belge Raoul Vaneigem écrivait que « [l]’état d’abondance est un état de voyeurisme[1] ». Il mettait ainsi l’accent sur une suite quotidiennement banale de gestes individuels permettant d’accéder à un surplus matériel qui conforte inutilement le regard et, surtout, qui incite à l’inaction. Une grande partie de cette vie sociale se passe au niveau des yeux, demeure au stade rétinien de la perception et répugne à tout détour par l’imagination ou par un jugement de moralité : « La myopie et le voyeurisme définissent inséparablement l’adaptation de l’homme à la mesquinerie sociale de notre époque. Contempler le monde par le trou de la serrure ! » Le spécialiste « réclame les premières loges au spectacle[2] ».

Selon Vaneigem, le regard serait strictement lié à une posture morale et sociale. La marchandisation du quotidien ou la spectacularisation de ce qui n’est plus sensationnel qu’il a étudiées annoncent l’« hyperthéâtralisation qui vide[3] » portraiturée une dizaine d’années après lui par Gilles Lipovetsky. Le lien entre l’exhibition excessive du privé et la perte du repère moral est, chez Lipovetsky comme chez Vaneigem, perçu comme une évidence :

Les media nous tiennent au courant des multiples menaces qui nous entourent, ils nous informent sur le cancer, l’alcoolisme, les maladies sexuellement transmissibles […]. Alors même qu’ils inquiètent sous perfusion, les media travaillent à déculpabiliser de nombreux comportements (drogués, femmes violées, impuissance sexuelle, alcoolisme, etc.) : tout y est montré, tout y est dit, mais sans jugement normatif, davantage comme faits à enregistrer et à comprendre qu’à condamner. Les media exhibent à peu près tout et jugent peu, ils contribuent à agencer le nouveau profil de l’individualisme narcissique anxieux, mais tolérant, à la moralité ouverte, au Surmoi faible ou fluctuant.
[…] Nous sommes sortis définitivement de ce que Nietzsche appelait « la moralité des moeurs »[4].

Ces réflexions d’ordre général sur une société régulièrement atteinte par un exhibitionnisme exaspéré du quotidien et par une tendance au voyeurisme miné par une myopie grandissante sont essentielles à notre propos, puisque c’est précisément cette société, avec tous ses dysfonctionnements, qui fait l’objet des romans de l’écrivaine franco-suisse Pascale Kramer. Vivant depuis 1987 à Paris, Pascale Kramer connaît très bien le monde spectacularisant des médias. Très jeune, elle a travaillé à Zürich pour le publicitaire français Jacques Séguéla, avant d’ouvrir son bureau de publiciste à Paris. Elle abandonnera le monde de la publicité en 2011 pour se consacrer à la rédaction de rapports auprès de diverses organisations non gouvernementales[5]. Lauréate du prestigieux Grand Prix suisse de littérature en 2017, son oeuvre a été couronnée à plusieurs reprises : prix Michel-Dentan 1996, prix Lipp 2001, prix Schiller 2009.

Devant les écrans, avec les « gens simples »

Lors de l’attribution du Grand Prix suisse de la littérature, l’Office fédéral de la culture fondait sa décision sur la maîtrise dont fait preuve Pascale Kramer comme romancière, lorsqu’elle décrit « avec grande lucidité une humanité de gens simples, de destins inaccomplis[6] ». Il serait compliqué, et sans doute vain, de chercher à définir de manière objective l’essence d’une personne « simple » (ou, inversement, complexe) ou d’un destin « inaccompli » (ou, inversement, accompli). On peut, par contre, affirmer que Pascale Kramer ne rechigne devant aucune classe sociale et que ses oeuvres peignent autant des vies de chômeurs, ouvriers, employés précaires que celles de personnes plus aisées, médecins ou journalistes. Si nous devions trouver une constante dans ses romans, ce serait justement une posture voyeuriste (au sens de Vaneigem) qui transforme automatiquement le lecteur en spectateur normativement engourdi (au sens de Lipovetsky). Le spectacle d’une dégénérescence largement répandue, la mise en scène d’une intimité blessée, la suspension d’une prise de position éthique en faveur de la dérive, la banalisation de comportements extrêmes (toxicomanie, alcoolisme, viols, infanticide, etc.) y sont courants.

Fréquents dans l’oeuvre de Pascale Kramer – comme une sorte de mise en abyme –, les téléviseurs renforcent la sensation d’un jeu de rôle des personnages comme spectateurs d’un spectacle orienté vers sa réception. Ainsi, la lumière des écrans accompagne les personnages comme un calmant offrant un soulagement passager à une insupportable souffrance quotidienne. Dans Gloria, la petite Naïs joue souvent « devant la télévision[7] », et le « son du téléviseur » (G, 29) tisse l’atmosphère de vies délaissées en HLM. Et Richard dans L’implacable brutalité du réveil ? Avec un « visage chaviré par l’ivresse des pétards et éclairé par la lumière du téléviseur[8] », il accueille sa femme Alissa sur le canapé où il est en train de « faire défiler le film en accéléré […] d’un char s’enfonçant vers un horizon de poussière » (IBR, 98), film qu’un ami, vétéran de guerre, lui avait donné. Sa remarque impuissante vaut pour le film, pour l’objet du film (la guerre) et pour le semblant de vie passive qu’il mène : « C’est comme ça tout le temps, il ne se passe quasiment rien, ajouta-t-il encore, sans pourtant détourner les yeux de l’écran » (IBR, 98). Le jeune Benoît des Vivants allume la télévision, la laisse allumée et devient, par « la porte restée entrebâillée[9] » de la chambre de sa soeur, le spectateur-voyeur d’une douleur déshumanisante : « Louise était à quatre pattes par terre, elle ne pleurait pas, elle se traînait, elle quémandait. Benoît mit quelques secondes à comprendre qu’elle venait chercher le calmant que sa mère lui fourra entre les lèvres. Il avait honte de lui » (LV, 84-85). Le spectacle analgésique de la télévision se prolonge sans solution de continuité dans la réalité fictionnelle : Benoît assiste à la détresse de sa soeur comme à une émission de téléréalité ; il se sent coupable, mais ne peut intervenir.

Spectateurs honteux de la vie des « gens simples »

Dans les romans de Pascale Kramer, le parallèle entre l’essence rétinienne des images défilant sur l’écran et des scènes se déroulant dans la supposée « vraie » vie des personnages est constant. Dans les deux cas que nous venons d’évoquer, les personnages pensent ne pas pouvoir intervenir et se retranchent derrière leur condition de spectateurs. Dans L’effet-personnage dans le roman, Vincent Jouve souligne que le voyeurisme du lecteur (ou de ce qu’il nomme le « personnage comme prétexte[10] ») est évident lorsqu’il s’agit de la sexualité et du crime – le lecteur fait du surplace entre les notions de plaisir et déplaisir. Ce lecteur appartiendrait ainsi à un public voyeur, qui serait celui que Jacques Derrida définit (en l’opposant à l’impure visibilité du théâtre de la cruauté d’Artaud, par exemple) comme « un public passif, assis, un public de spectateurs, de consommateurs, de “jouisseurs” […] assistant à un spectacle sans véritable volume ni profondeur […] offert à leur regard de voyeur[11] ».

Le roman Manu s’ouvre sur une brutale scène de sexe entre une jeune femme, Manu, et Mitchello sur le balcon d’un studio d’Athènes ; les protagonistes et leur public, dont Yvan, l’amant de Manu, sont complètement ivres : « Mitchello s’avéra un amant nerveux et gauche, débordé par les sens. Le couple cognait tantôt la fenêtre, tantôt les barreaux du balcon […]. Yvan eut un haut-le-coeur : la scène du balcon lui faisait honte[12]. » Yvan « voit » la scène comme il la verrait sur l’écran d’un téléviseur allumé ; c’est au moment où il la « regarde » qu’il ne peut s’empêcher de ressentir un sentiment de vilenie.

Chez Pascale Kramer, le voyeurisme apparaît amplifié car, en touchant des traits qui traversent la société, il englobe le lecteur par le biais de personnages qui sont à leur tour des spectateurs internes, rarement capables de comprendre et déchiffrer le sens de ce qui est en train de se produire sous leurs yeux. Incapables d’agir ni de réagir, ces marionnettes se font porteuses du malheur de leur temps : les événements se produisent, inéluctables, sans forcément être l’effet d’une seule cause. Le sentiment de culpabilité faisant suite aux actes criminels ou accidentellement mortels entraîne, le plus souvent, l’envie d’oublier ; il est ainsi noyé dans l’automutilation ou dans une sexualité compulsive, beaucoup plus proche d’une pulsion de mort que d’une pulsion de vie. On devrait, à cet égard, rouvrir l’essai « Au-delà du principe de plaisir »[13], dans lequel Freud mettait au jour le mécanisme dual du « conflit psychique » et de la « compulsion de répétition ». Affligés par une sorte de « névrose traumatique », les personnages de Kramer sont reconduits constamment à leur peine, car, au lieu de s’en souvenir et de la graver une fois pour toutes dans leur conscience, ils essaient de l’oublier et de ne plus y penser, ce qui la fait incessamment ressurgir.

Cette compulsion de répétition revient perpétuellement dans les romans de Kramer, sous la forme de grandes ou de petites perversions des cercles familial et sociétal : du meurtre d’un petit enfant dans Manu jusqu’à l’alcoolisme dans Une famille[14], en passant par la pédophilie qui côtoie le lolitisme dans L’adieu au Nord[15], Fracas[16] et Gloria. Le baby-blues d’une nouvelle mère est rapproché de la dépression d’un vétéran américain rentré mutilé d’une mission dans L’implacable brutalité du réveil ; tout comme la mort accidentelle de deux enfants va de pair avec la désagrégation d’une jeune famille et le rapport parfois incestueux entre frère et soeur dans Les vivants. Le suicide d’un père journaliste, ayant adhéré à des positions racistes, côtoie l’histoire de sa fille essayant de survivre avec un enfant sourd et muet dans Autopsie d’un père[17]. Ces variations thématiques s’ancrent immanquablement dans le vide des relations familiales et dans celui des couples, dans les silences et les non-dits qui font grandir la fragilité de chacun.

Un cercle névrosé : l’impossible compensation de la douleur

Puisque les personnages et les lecteurs assument, presque malgré eux, une posture de voyeurs et de spectateurs passifs, nous devons interroger la « posture auctoriale[18] » de Pascale Kramer : pourquoi choisit-elle systématiquement le fil rouge de l’écriture du désastre ? Rappelons à ce propos les termes que Simone de Beauvoir avait employés pour justifier le recours des écrivains à la douleur comme tentative de surmonter l’état de profonde solitude que la condition de détresse impose à l’être humain :

Toute douleur déchire ; mais ce qui la rend intolérable, c’est que celui qui la subit se sent séparé du reste du monde ; partagée, elle cesse au moins d’être un exil. Ce n’est pas par délectation morose, par exhibitionnisme, par provocation que souvent les écrivains relatent des expériences affreuses ou désolantes : par le truchement des mots, ils les universalisent et ils permettent aux lecteurs de connaître, au fond de leurs malheurs individuels, les consolations de la fraternité. C’est à mon avis une des tâches essentielles de la littérature et ce qui la rend irremplaçable : surmonter cette solitude […][19].

La solitude dans la douleur est une protagoniste transversale de l’oeuvre de Kramer, même si ses romans se déroulent souvent dans des contextes familiaux où il est difficile de s’affranchir de l’ingérence de la fratrie, des parents ou des conjoints. Les différents acteurs de Kramer essaient de refouler la complication, sans l’appréhender ni l’analyser en termes de « normativité », sans doute en raison de ce que Vladimir Jankélévitch définissait comme un état d’« anesthésie morale et d’adiaphorie morale[20] », c’est-à-dire l’incapacité de distinguer le bien du mal que le philosophe repérait dans le fonctionnement « normal » de l’homme.

Prenons comme exemple de cette mise en scène « névrosée » – voyeuse, mais en même temps myope – le roman Onze ans plus tard [21]. Betty et David « avaient acheté cette maison après juste un an de mariage » (OAPT, 15) : tout le roman parle des difficultés de onze années de mariage symbolisées par ce nid bourgeois avec jardin, décor d’une fausse couche de Betty, de sa dépression et de l’effilochement de son couple. Ce mariage ne durera que onze ans : on l’apprend, quoique de manière allusive, dès le début de la lecture car David meurt accidentellement en chutant d’une fenêtre dans une tentative de faire rebondir un ballon coincé dans une gouttière. Les pages initiales et les pages finales du roman évoquent le même épisode du retour de Betty à la maison, après un séjour chez sa mère et sa soeur, laquelle avait entre-temps accouché. La scène de l’ouverture des volets est vue une fois du point de vue de Betty – « [l]es volets claquèrent l’un après l’autre contre la façade, et à chaque fois, Betty devinait son regard [celui de David] qui brièvement la cherchait parmi les branches » (OAPT, 11) –, et une fois du point de vue de David : « En ouvrant les volets, David aperçut juste son foulard [celui de Betty] qui dépassait des cyprès » (OAPT, 120). La vision du ballon surgit sans préparation au début du roman – « [c]’est alors qu’ils aperçurent un ballon perché dans la gouttière » (OAPT, 11) –, tandis qu’à la fin, elle est précédée par la réflexion de David ne souhaitant pas aborder la question du déséquilibre mental et émotif de sa femme : « Il avait pensé lui parler […], mais était déjà en train d’y renoncer, comprenant que Betty n’attendait pas de lui qu’il soit franc, mais qu’il soit indéfectible. Un ballon de plage était resté perché dans la gouttière juste à l’angle de la fenêtre, alors sans trop savoir pourquoi, David ne songea plus qu’à l’en déloger » (OAPT, 120-121). Le ballon devient, ex nihilo, l’objet sur lequel David doit concentrer son attention afin de la détourner d’un problème plus sérieux ; il est, en même temps, le signe de la compassion de David pour Betty, parce qu’un jouet dans une maison sans enfant peut raviver des blessures mal soignées. Le roman s’ouvre et se ferme avec des variations sur la même scène en ayant recours à une série de micro-actions brouillées, filtrées, confuses et fragmentaires[22]. Bref, au début du roman, en une page et demie, le sort de David est clair ; moins clair est le fait que Betty a vraiment compris ce qui s’est produit.

Fréquente dans beaucoup de romans de Kramer, cette construction circulaire est analogue à celle des Vivants, qui s’ouvre avec Benoît assistant à l’arrivée en voiture de la « petite famille de hasard » (LV, 14) formée par Vincent, Louise et leurs deux enfants, et se termine par sa fuite « insensée » (LV, 182) avec Vincent, à la fin d’un été qui l’aura privé de ses garçons et de sa femme. Les derniers mots du roman sont consacrés à un réconfort matériel, « un chèque de vingt mille francs » (LV, 183) qui se trouve dans la poche de Benoît, et qui constitue, davantage que la possibilité d’un nouveau début, un dédommagement matériel pour la tabula rasa émotionnelle subie au cours d’un été funeste. Cet épisode final renoue avec la vacuité de celui pendant lequel Vincent reçoit de l’argent de ses parents : « [L]es perspectives offertes par cette rentrée d’argent leur [Vincent et Louise] accordaient un sursis » (LV, 99). Cet argent est un miroir aux alouettes, tout comme le ballon dans Onze ans plus tard, car il détourne l’attention d’une inexplicable suite d’événements accidentels : ainsi Benoît « n’en revenait pas qu’on pût basculer si simplement dans l’horreur » (LV, 36) ; il « se dit qu’il fallait que tout cela cesse ; il lui semblait invraisemblable que ce fût désormais cela la réalité » (LV, 37). Comme souvent chez les protagonistes des oeuvres de Kramer, Benoît, la mère de celui-ci, Louise et Vincent essaient de refouler la douleur, qui reste ainsi latente et dangereusement menaçante : « [L]a mère [de Benoît] ne disait toujours rien, bien décidée à ne pas laisser sa fille [Louise] sombrer encore davantage dans ses souvenirs » (LV, 103). L’alcool et les calmants deviennent des paradis artificiels ordinaires, des adjuvants de l’oubli, des substituts de la paix artificielle provoquée – nous l’avons vu au début de cet article – par les écrans allumés des téléviseurs : « Louise n’était pas endormie mais abrutie par ces calmants qui lui apportaient une paix d’un autre monde, une paix écumeuse comme cette traînée sur ses lèvres » (LV, 106), lit-on en adoptant toujours le point de vue de Benoît.

Des rituels qui ne soulagent plus (ou « montrer le chagrin »)

Dans les romans de Pascale Kramer, des scènes d’intimité sont dévoilées dans leur triste rituel, privées de tout emportement sensuel et sentimental. Pensons à la scène de Onze ans plus tard au cours de laquelle Betty et David séjournent dans un hôtel en bord de mer, après la fausse couche de Betty et la période qu’elle a passée chez sa mère. Betty a une « crise de nerfs » (OAPT, 65), elle veut « une explication » que David ne peut ni ne souhaite lui donner : « David était pressé de partir » (OAPT, 65) ; « elle se mit à pleurer […] expliqua qu’elle se sentait délaissée » (OAPT, 65). « […] David renonça à se fâcher, sachant pourtant qu’il lui faudrait la prendre pour la réconforter, et qu’il n’était pas sûr d’en avoir envie, ni surtout d’y parvenir » (OAPT, 65). « Finalement, […] il s’assit sur le lit » et « Betty entreprit le rituel » (OAPT, 66) : « Elle sortit ses seins de son soutien-gorge, se pencha sur David pour déboutonner son pantalon et dégager son sexe » (OAPT, 66). Les deux pages qui suivent s’attardent (d’un oeil voyeur ?) sur des détails anatomiques qui amplifient la sensation de vide de ce rapport censé être réconfortant. En ressort également la fragilité mentale des deux protagonistes, ébranlée par leur échec sexuel. L’objectif manifeste de David est d’éluder la parole analytique en étouffant le traumatisme du passé alors que Betty se laisse fréquemment « emporter par des rancunes anciennes » (OAPT, 104) et essaie, au moins dans la première partie de ses onze années de mariage, d’entamer un dialogue. Mais lorsque David s’en rend compte, il évite de parler de ces sujets fâcheux : « Il n’était plus question de reparler de rien, ils en viendraient à des sujets qui les touchaient de trop près » (OAPT, 104).

De la même manière, dans L’implacable brutalité du réveil, la jeune mère dépressive qu’est Alissa n’arrive plus à satisfaire les désirs de son époux Richard qui se masturbe en cachette. Lorsqu’elle trouve dans la corbeille à linge un caleçon sali par du sperme, elle est prise par « un effarement pitoyable d’imaginer Richard se soulager ainsi, probablement dans son dos, le souffle retenu, le sexe secoué dans sa poigne impatiente » (IBR, 28). Sans doute pour pallier la sensation d’inutilité de son existence, Richard se met à fréquenter assidûment Jim, un vétéran de guerre mutilé et lourdement traumatisé. Lorsqu’Alissa lui fait part de cette vérité – « Tu sais ce que tu as avec Jim, tu l’envies » (IBR, 118) –, Richard va se coucher en attendant sa femme pour reprendre le rituel interrompu, ou refusé, du sexe : « La main sommeillante de Richard trouva tout de suite son entrecuisse, et Alissa se laissa aller à la tristesse étrangement sensuelle […]. / Sa bouche asséchée avait du mal à prononcer les habituels mots de désir et de douceur. […] Il jouit vite » (IBR, 119).

Le somnambulisme las qui enveloppe les histoires de Kramer doit beaucoup aux spectateurs impuissants que sont ses personnages. Ils sont là, et pourtant ils refusent de participer aux événements, se réservant le rôle de voyeurs, eux-mêmes engourdis dans la torpeur des drogues, de l’alcool, des calmants, des téléviseurs, ou d’une douleur stupéfiante. Le lecteur hérite du sentiment de culpabilité et de honte du personnage-voyeur privé de tout espoir quant à l’issue tragique de son histoire, impuissant devant ce qu’on pourrait définir comme un « spectacle du chagrin ». Cette spectacularisation du chagrin est suggérée par Pascale Kramer elle-même qui, dans une réplique désarmante par son exactitude et sa simplicité, affirma à propos de Une famille : « Je veux juste montrer le chagrin de ces gens[23]. » Elle parvient, en effet, à « montrer » ce « chagrin », à le mettre en scène, à le morceler à l’aide de photogrammes, à le donner brutalement à la vue. La pathologie diagnostiquée par le docteur Azote à son patient dans Sérotonine de Michel Houellebecq – « vous êtes […] en train de mourir de chagrin[24] » – est largement présente chez les personnages de Kramer. Sa représentation du chagrin ne frappe pas par son irruption soudaine, car il est inéluctable : on l’attend, on le pressent dès le début, on ne peut pas en être surpris. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une mise en scène voyeuriste, car elle ne demande pas de mouvement tragique, ni de catharsis, ni pour le personnage ni pour le lecteur ; chacun en sort comme il y est entré, avec la désolation du vide et la certitude des réalités qu’on ne peut changer.

L’impossibilité du jugement moral

Les romans de Pascale Kramer sollicitent, même si c’est par omission systématique, une réflexion sur la « normativité de la morale » conduisant inéluctablement à une stagnation. L’écrivaine peint des tableaux qui sollicitent constamment la question morale, soit par aporie (dans le sens d’une contradiction de fond qui mène à des solutions souvent opposées, mais également vraisemblables), soit, plus simplement, par ignorance.

Le lecteur de Kramer ne peut donc pas éluder la question éthique. Il est obligé de s’interroger sur le rôle sociétal des différents personnages et, par interprétation symbolique, sur le rôle sociétal de tout être humain. Que signifie vivre avec les autres, avoir une vie de famille, élever un enfant, travailler, créer un cercle d’amis et de connaissances ? Est-il possible d’avoir une définition univoque de la bonne manière d’être une mère ? D’être la mère d’un enfant adulte et alcoolique (comme dans Une famille) ? Celle-ci peut-elle être comparée à la jeune mère d’un enfant sourd-muet (Autopsie d’un père) ? Peut-on établir des catégories, comme « ce genre de mères qui enfermait des gamines […] pour sortir pleurer ou s’étourdir dans les rues » (G, 153) ou cette « mère (tout au moins une mère !) [qui] aurait dû savoir son fils à la rue pendant toutes ces années » (UF, 116) ? En l’absence d’un modèle idéal, ou idéalisé, les personnages de Kramer symbolisent l’échec de tout être social qui doit assumer différents rôles au cours de sa vie : fille ou fils, femme ou mari, ou amant, mère ou père. C’est presque en suivant un principe de fatalité et en abandonnant toute tentative de jugement moral que Michel, dans Gloria, en arrive à penser que son amie Viviane, une jeune mère ayant provisoirement quitté son mari qui la battait, « n’avait pas tellement d’autres choix, de toute façon, que de retourner dans sa vie » (G, 147).

En nous appuyant sur Le paradoxe de la morale de Vladimir Jankélévitch, nous pouvons affirmer, d’un côté, que la morale est prescriptive et qu’elle se pose comme un a priori ; et, d’un autre côté, qu’elle est « prévenante et englobante[25] », car elle devance « la réflexion critique qui fait mine de la contester[26] », elle préexiste à la conscience individuelle. De ce fait, aucune spéculation critique ne peut se faire hors de la morale. Si Jankélévitch ne met pas en doute une seule seconde que l’homme est un être moral, il ne nie pas non plus l’éventualité que sa moralité et sa conscience présentent une activité par intermittences. Si nous avons repéré chez les protagonistes des romans de Kramer un état d’« anesthésie morale » comme Jankélévitch le théorise, nous devons convenir que, chez Kramer, cet état d’apnée constitue une sorte de constante, un état normalisé de gangrène dans lequel s’ancrent les événements d’histoires qui ne peuvent déboucher que sur une tragédie du quotidien. Il est à cet égard significatif que dans Gloria, Michel s’étonne « qu’il soit possible de vivre alors même qu’on étouffe » (G, 147).

Dans le tragique quotidien de Kramer, aucune vertu, aucun courage ne se dégage au contact de ce que Jankélévitch définit comme les « circonstances exceptionnelles de la vie[27] ». Le remords n’est jamais suffisant pour changer un personnage en héros, la conscience morale étant perpétuellement endormie et l’avilissement n’étant qu’un prétexte à la compulsion de répétition. On peut dire que les romans de Pascale Kramer sont confinés dans un « cercle vicieux[28] », « un cercle ensorcelé[29] », un « cercle fiévreux[30] », dans lequel la pensée et le doute renvoient l’une à l’autre, mimant le « supplice éternel d’Ixion sur sa roue[31] ». Les personnages de Kramer ne pensent pas beaucoup, mais doutent énormément et tournent en rond, revenant sans cesse sur leurs mêmes états d’âme non résolus. En effet, ce sont les bases mêmes de la morale qui semblent manquer. Jankélévitch écrit que le refus est une première prise de responsabilité morale : « [R]efuser, c’est dire non, d’un mot tranchant ; et ce mot est un acte ; et cet acte, indépendamment de toute rationalité, peut être un accès de colère […]. Je réponds non à ce qui a eu la prétention de me séduire, l’insolence de me tenter[32]. » Nous ne relevons aucun refus catégorique dans l’oeuvre de Kramer, et ce mot magique, ce « non », cette prise de position qui correspond à une véritable action, en est pratiquement absent (ou alors tout à fait transitoire), car les personnages de Kramer se trouvent à la dérive dans des histoires où ils ne survivent que dans la certitude de la chute imminente. Citons encore Jankélévitch : « La morale est essentiellement refus… encore que tout refus ne soit pas nécessairement moral ! Tout dépend de ce qu’on refuse… En l’espèce, la morale est refus du plaisir égoïste[33]. » Dans L’immoraliste d’André Gide, Michel sait très bien la morale contre laquelle il veut ériger son style de vie et sa renaissance construite sur la déconstruction de ce qui l’avait guidé jusque-là. Il n’y a pas d’objectif comparable chez les personnages de Kramer. Chez ceux-ci, la suspension d’une conduite éthique est tangible, omniprésente. Parce qu’ils n’arrivent pas à dire « non », parce qu’ils n’arrivent pas à s’opposer à un état de choses, ils subissent, ils voient les autres subir, ils se voient subir, avec la même impassibilité avec laquelle on regarderait un écran de télévision. Chacun des romans de Kramer met en scène un aspect malheureux ou misérable, issu des conséquences de l’état social de l’homme, de celui de la femme, de celui des enfants. L’immoralité n’est pas élevée au statut d’exemple, cohérente dans son refus de la normativité.

Chez Kramer, le récit du chagrin l’emporte toujours sur l’évaluation des causes de la douleur, il assume une posture mimétique par rapport à l’exhibitionnisme des apparences, peut-on dire en paraphrasant ce que Lipovetsky écrivait à propos de l’éphémérité des temps modernes[34]. Ce parti pris de la vision rétinienne contre la réflexion est strictement lié à la suspension du jugement éthique : le lecteur est toujours placé face à des situations marginales, même lorsque les histoires concernent les milieux de la bourgeoisie aisée. Parfois – et c’est peut-être la véritable provocation de Kramer –, le lecteur en arrive à la conclusion que ce manque de réaction et de réflexion serait l’état de normalité (et donc de normativité ?) de notre société.

Pour une poétique de l’impasse morale

Prenons comme exemple le plus récent roman de Pascale Kramer, Une famille. Danielle, la mère de cette famille, est « tradi » (UF, 36), « une femme d’espérance, de conventions ; […] mariée jeune et sans doutes » (UF, 7). Or, dans les deux années que dura son premier mariage, « elle n’avait rien deviné derrière les silences, les somnolences et les absences » (UF, 7) de son mari pharmacien, qui disparut un jour en la laissant enceinte de son enfant et avec quelque chose, en elle, de « défait » (UF, 7). Cet enfant, Romain, est le protagoniste in absentia du roman : alcoolique, héritier génétique de la dépression paternelle, il n’arrive pas à s’intégrer à la vie. Tout le roman parle de lui, des souvenirs de ses rechutes, de la souffrance et de l’intolérance que chacune de ses soeurs et chacun de ses frères issus du deuxième mariage de Danielle, avec Olivier, ont éprouvées à son égard, des pleurs de sa mère pour l’arracher à son vice déshumanisant ; mais Romain n’est jamais là. Il est l’unique sujet du dialogue commun de la famille et, en même temps, le trou noir dont cette famille veut détourner le regard. Il est une sorte de faute à « expier » (le verbe est dans la première page du roman) pour cette famille catholique, qui essaie de demeurer à l’intérieur des seuils de la normativité morale, en dépit de ses épreuves quotidiennes. Les différentes sections du roman nous dévoilent les discrépances entre les apparences sociales et les « diable[s] » (UF, 29) qui guident de manière souterraine les actions des uns par rapport aux autres. On découvre ainsi que le tonique Jean-Baptiste, le jeune gendre de Danielle, a renié sa famille biologique, dans laquelle il avait passé « une enfance chaotique […] dans un camping à Dax » (UF, 21), pour choisir la famille de Danielle comme « sa véritable famille » (UF, 21) ; que Lou (fille de Danielle et Olivier, demi-soeur de Romain, mariée à Jean-Baptiste), « si précoce à se bâtir une vie à elle » (UF, 47), avait insisté pour avoir un deuxième enfant, mais que son mari n’était pas d’accord, car « ça risquait de tout gâcher » (UF, 43) ; que le calme et rassurant deuxième époux de Danielle, Olivier, avait souhaité en secret que Danielle ne mène pas à terme sa troisième grossesse (la future Mathilde), car il « ne souhaitait pas tenter le destin une fois encore » (UF, 40). Mathilde, cette fille cadette, avait assisté dès son plus jeune âge aux comas éthyliques de Romain, et « s’était fourvoyée à l’adolescence dans des amours adultères avec un ami à eux [Danielle et Olivier] de près de trente ans plus âgé » qu’elle (UF, 26). Édouard, le fils aîné, et sa femme Aurore sont des catholiques pratiquants et fervents adhérents de la Manif pour tous[35], dont Édouard gardait « le souvenir d’une célébration joyeuse des valeurs avec lesquelles il avait grandi » (UF, 120). Mais si Édouard et Aurore disposent d’innombrables dogmes pour les enfants des autres, ils élèvent les leurs avec beaucoup d’incertitudes. Romain est, dans ce contexte, le bouc émissaire, le péché que chacun à sa manière essaie d’éradiquer, l’imperfection qu’il convient de corriger : Danielle par son volontarisme et son obtuse « certitude que son fils s’en sortirait » (UF, 29) ; Édouard en l’aidant économiquement avec des « billets de cinquante » (UF, 112). Le pire pour cette famille, c’est d’avoir à prendre « conscience » (UF, 187) de l’irrécupérable réalité des choses, de la vacuité de leurs espoirs, qui pallient tout de même, parfois, des douleurs bien plus profondes. Ainsi, au moment où « ils avaient dû commencer à vivre avec l’idée que Romain était resté confit de crasse et d’alcool sur un coin de trottoir pendant ces huit années de bonheur malgré tout » (UF, 187), le réflexe de Lou, dans le studio immonde de son demi-frère, est de « tâcher de nettoyer les traces à terre » (UF, 188), pour que sa mère soit moins touchée par l’apparence de ce désastre de non-vie.

Si, dans Une famille, les personnages essaient de jongler entre un semblant de « normativité morale » et les démons qui animent tout être humain, les personnages de L’adieu au Nord sont presque obligés de subir la violence des limites, en une sorte de « dessillement des yeux[36] ». En effet, ce roman sollicite toujours la « conscience-de-soi », qui est « comme la liberté elle-même[37] » : d’un côté, elle est liberté de réflexion, mais, de l’autre, elle nous détourne de notre faculté « d’agir et d’aimer[38] ». Patricia, adolescente ennuyée et sensuelle, lutte, dans le nord de la France, pour prendre conscience de soi, tiraillée qu’elle est entre la position enfantine à laquelle elle est renvoyée par la rigidité de son père, le charme déjà tout féminin que lui prêtent les fournisseurs de l’épicerie paternelle, et l’autorité qu’elle exerce sur une fillette de onze ans, Luce, qui est entièrement sous sa coupe. Qu’elle prenne la liberté de partir, encore mineure, avec un saisonnier de la cressonnière, Alain, constitue une sorte de condamnation à une vie de misère morale – et le lecteur le pressent d’emblée. En effet, les « yeux dessillés » de la jeune Patricia connaissent la violence, la bestialité et l’incontinence du désir solitaire d’Alain (AAN, 28), ainsi que ses troubles et ses douleurs d’homme habitué à être seul : « Alain avait connu peu de femmes et aucune dont le corps l’eût obsédé comme l’obsédait la minceur fabuleuse de Patricia » (AAN, 34-35). Son impatience devant le « corps vierge » (AAN, 35) de Patricia se décline au long du roman dans une série de descriptions voyeuses, brutales dans leur frugalité et leur absence de tout emportement qui ne soit l’urgence d’évacuer et d’oublier la honte et la culpabilité : « [S]i elle ne l’avait enlacé de ses bras, Alain aurait pu penser qu’il la violait. Mais elle était consentante, elle avait même voulu cet instant, avec la même folle détermination qu’elle avait dû mettre à pousser son père à la frapper » (AAN, 58). Réflexion tordue sur la liberté de conscience que peut avoir une mineure issue d’un contexte familial difficile au contact d’un acte transgressif, sollicité par un adulte présentant une personnalité fortement dérangée. La situation est renversée au moment de la décision de Patricia de partir pour l’Angleterre : Alain laisse le peu qu’il a pour la suivre, avec son ignorance et le sens de son infériorité manifeste ; il s’impose, au prix de son humiliation dans son nouveau statut d’entretenu, dans la chambre de l’appartement qu’elle occupe pour son travail de jeune fille au pair.

Qui est l’agresseur et qui est l’agressé(e) dans ce micro-rapport social, où personne n’ose dire « non » et se laisse entraîner par l’autre ? Les positions de domination psychologique changent sans cesse, et Alain arrive à se convaincre que Patricia « était douée pour retourner la violence des hommes contre eux-mêmes » (AAN, 128). Lorsque la loi du plus fort  entre en jeu, la bataille psychologique devient insupportable : lorsqu’Alain se convainc qu’il ne fait que subir les décisions de Patricia, il commence à la frapper. Le portrait psychologique de ce type de violence est malheureusement connu, comme en témoignent les transitions émotionnellement malsaines, de l’adoration à la haine, qui cherchent à en finir avec la culpabilité et la compulsion de répétition :

Elle lui paraissait sacrée quand elle reposait ainsi, si belle et abandonnée, qu’il l’en aurait presque maudite pour les impudeurs auxquelles il l’avait lui-même pourtant tellement suppliée de se soumettre. Jamais encore il n’avait imaginé qu’elle puisse un jour accepter tout ça d’un autre, et cette idée, surgie au spectacle de son visage sommeillant, ouvrit une béance en lui.

AAN, 130

La gifle partit avec une virulence qu’il n’avait pas pressentie. La tête de Patricia valdingua contre le dossier où elle resta médusée, avec l’expression de quelqu’un réveillé en plein sommeil, quelque chose d’incrédule qui le désorienta. Pourtant il la frappa encore […]. La grâce enfantine de ses gestes de défense l’emplit de confusion. Il s’accroupit pour poser sa tête contre son ventre et lui enlacer les cuisses.

AAN, 138

Ce qui cristallise le désert moral de l’histoire de ces deux personnages principaux, ce sont les histoires-satellites, et notamment celle de la petite Luce, obligée d’avorter après avoir été violée (mais avec un « consentement » semblable à celui de Patricia, laisse entendre le roman à travers différents discours rapportés) par Sven, un autre saisonnier. Dans l’impossibilité de pouvoir trancher au moyen d’un jugement catégorique, même sur ce type de situations unanimement inacceptables dans la « normativité » de notre société, le lecteur se trouve dans une véritable impasse morale :

Luce était amoureuse de Sven et elle s’était amusée à l’embêter en lui disant qu’il la regardait, avoua-t-elle [Patricia à Alain] comme si c’était là que résidait le crime. […] Patricia semblait mesurer, en même temps qu’elle parlait, l’inconscience avec laquelle elle avait encouragé Luce à l’imiter en tout.
[…]
[…] La petite ne parlait pas de violence, précisa-t-elle vivement au récit de l’attitude de Sven tout à l’heure. Alain ne comprenait plus de quoi elle se sentait coupable, si c’était d’avoir encouragé le viol ou d’avoir laissé Luce seule face à la décision des autres.

AAN, 145-147

Étant donné sa fréquence dans les romans de Kramer, l’impasse morale est une sorte de poétique, le principe créateur d’une écriture dont l’un des effets engendre une connivence en ce qui a trait à la réception. Le lecteur se retrouve ainsi dans une incommode posture passive : l’acceptation d’un état de fait bousculant tous azimuts l’idée de la normativité éthique.

C’est sans doute pour échapper moralement à un semblable effet cul-de-sac auquel la violence des crimes et des faits divers (même les faits divers fictionnels) nous soumet que, dans Un jour, le crime, Jean-Bertrand Pontalis « affirme détester la violence[39] ». Nous suivrons donc Pontalis dans son besoin de mettre une distance entre le récit des états de violence et toute éventuelle complicité ou fascination avec les différents phénomènes pouvant être liés à la violence, afin de limiter tout débordement : « Il me faut exclure […] la plus légère manifestation d’agressivité. Primum non nocere, ne pas nuire, ne pas faire mal, éviter les mots qui blessent, les mots qui tuent. S’il est vrai que l’homme est né criminel, je ne veux pas être cet homme-là ![40] »

Pontalis écrit encore : « une “vie à l’état pur”[41] » n’existe pas, parce que l’espace clos et préservé de la férocité humaine ne peut qu’être le jardin des délices, dont Dieu a pourtant chassé Adam et Ève. Il nous semble que les femmes et les hommes de Pascale Kramer, condamnés à la honte, à la douleur, à travailler dans la sueur, à accoucher dans la douleur, essaient de survivre, d’expier et d’oublier cette punition. Les jardins sont nombreux dans l’oeuvre de Pascale Kramer, tout comme les conditions de déluge, de pluie et d’orage, à leur apogée dans l’histoire se déroulant autour de la villa d’architecte au centre du roman Fracas : une sorte d’arche de Noé, ayant survécu au déluge, au-dessus de laquelle plane un rocher qui, on le pressent dès le départ, l’écrasera sans doute à la fin. Contrairement à la leçon du récit de l’arche du Patriarche, seuls ceux qui quittent la maison – le nid et le refuge symbolique de tout noyau familial – survivent. Cet épisode, qui met en évidence, une fois de plus, la problématique des rapports familiaux, reproduit allégoriquement ce que d’autres romans de Kramer montrent prosaïquement : une situation sociale dysfonctionnelle, et le refus ou l’impossibilité de la voir, de la comprendre, de la prendre en charge, l’explosion et le fracas qui dessinent le drame, la sensation de la tragédie imminente et la fuite.

« Fracas » et « tracas » sont deux mots récurrents chez Pascale Kramer. Selon un usage stylistiquement savant, l’auteure parsème cette trace phonétiquement cassante dans ses récits des disgrâces humaines, dans toutes les classes sociales : des oubliés des HLM aux occupants des villas des collines californiennes, des familles bourgeoises aux célibataires de province. Comment ne pas penser à l’oeuvre de Raymond Carver, et notamment à sa célèbre nouvelle What We Talk About When We Talk About Love : deux couples se réunissent dans la maison du cardiologue Mel McGinnis, autour d’une table bien fournie en gin tonic et en glaçons, et commencent à parler des histoires de « ce qu’on appelle amour » : divorces, violences, tentatives d’homicide. Si, pour le personnage principal, « l’amour authentique n’[est] rien moins qu’un amour spirituel[42] », sa deuxième épouse, Terri, semble vouloir inclure toutes les violences qu’elle a subies de la part de l’homme qu’elle fréquentait avant Mel dans la sphère de ce noble sentiment : « Bien sûr, il lui arrivait parfois de se conduire comme un dingue, je le reconnais. Mais il m’aimait. À sa façon peut-être, mais il m’aimait tout de même[43]. » S’il est vrai que l’on ne peut pas comparer l’écriture de Pascale Kramer au minimalisme de Carver, force est de constater que les thématiques sociétales qui impactent l’individu et le sens de la suspension morale sont proches. L’inaptitude au choix, le sens de la dérive et de la tabula rasa émotionnelle, révèlent un désordre destiné à rester tel pour un temps indéfini.

La fin de la nouvelle de Raymond Carver pourrait convenir à un roman de Pascale Kramer : « Je pouvais entendre battre mon coeur. Je pouvais entendre battre chaque coeur. Je pouvais entendre le bruit humain que nous faisions, nous tous, assis là, incapables de bouger même lorsque l’obscurité envahit la pièce[44]. »