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Aujourd’hui quelque peu oubliée, l’oeuvre de François de Curel (1854-1928) suscitait de vives émotions d’enthousiasme et de réprobation au tournant du xxe siècle. Ses partisans l’acclamaient comme un novateur génial tandis que ses détracteurs voyaient en lui un traître à la tradition. Il est, de nos jours, considéré, non sans jugement dépréciatif, comme « un bon représentant du théâtre à thèse[1] », attaché à ses ambitions philosophiques, tournant le dos à l’esthétique du boulevard en proposant une nouvelle expression dramatique contraire aux règles de son temps. Celle-ci semble renoncer, du moins partiellement, aux prescriptions strictes de la forme canonique du drame en annonçant, cum grano salis, la poétique du drame moderne et contemporain. De fait, l’embrouillement de l’intrigue « gauche et invraisemblable[2] », sa romanisation ou, mieux, son épicisation[3], surtout dans les premières pièces de l’auteur de La fille sauvage, rend compte de la prétendue crise de l’art dramaturgique que Peter Szondi situe aux environs des années 1880[4]. Dans sa Théorie du drame moderne (1956), celui-ci décrit les failles de la littérature dramatique dues, à ses yeux, à l’intégration dans le drame classique d’éléments épiques, donc génériquement exogènes, ce qui conduit les dramaturges à reconsidérer et à remettre en cause la fable. Dès lors, nous assistons à la « dédramatisation » du drame qui, loin de vouloir le dépasser, vise à le « redramatiser », émergence d’un nouveau paradigme que Jean-Pierre Sarrazac nomme « le drame-de-la-vie[5] », ne signifiant pas la mort du drame (Adorno, Lehmann), mais sa réinvention continue. Dans cette perspective, François de Curel paraît s’aligner sur les dramaturgies d’un Ibsen, d’un Strindberg ou d’un Tchekhov en dévoyant « une forme pétrifiée, abstraite ou exotique, héritée à la fois du classicisme, du romantisme et d’un drame bourgeois[6] ». Il semble dédramatiser l’écriture des dialogues tout en transformant « le temps en durée, l’action en état psychologique, l’événement en récit, le lieu en paysage, le protagoniste en point de vue[7] ». Le dramaturge n’est peut-être pas « un révolutionnaire » comme ses confrères étrangers, mais ses oeuvres donnent des preuves tangibles, aux dires de Sarrazac, d’une rupture, et non d’une crise du drame, permettant l’avènement « d’une forme plus ouverte et plus libre – en un mot, plus rhapsodique[8] ». Elle constitue une entorse à la structure dramatique traditionnelle qui repose sur une tension toujours grandissante qui va de l’exposition, en passant par une myriade de péripéties, jusqu’au point culminant de l’action. Comme on retire à celle-ci son attribut dynamique et logique, le personnage n’aura pas non plus de fonction active censée pousser l’intrigue en avant. Dans ce contexte, cet « Ibsen français né à Metz » (l’expression est de Christine Pignon-Feller[9]) brise l’unité de temps « au profit d’écarts temporels entre passé et présent[10] » tout en mettant l’accent sur le drame vécu par les personnages au détriment de l’action agonistique. C’est ainsi que ceux-ci (plutôt témoins qu’agents de l’action) ne rappellent plus les héros agissants, mais les malheureux qui ruminent incessamment et dans une passivité quasi absolue leur détresse existentielle. Il est intéressant à ce propos d’étudier les deux pièces du dramaturge français, L’envers d’une sainte (1892) et L’invitée (1893), où se manifeste le mieux l’épuisement du drame classique par la « rétrospection » (renversement du sens de l’intrigue) et par la présence du « personnage réflexif », réfractaire à toute entreprise dramatique.

Comme le titre de notre article le suggère, nous nous concentrerons avant tout sur le texte de théâtre sans que soit mise en doute sa dimension scénique. Tout drame en appelle au théâtre. Loin d’être strictement textocentriste, notre approche vise tout de même l’étude de drames qui, en présentant des caractéristiques transgénériques (par exemple, le mélange de l’épique, du dramatique ou du lyrique), se construisent contre une forme classique. C’est dans cette perspective que nous mettrons un accent particulier sur le texte sans pour autant oublier, ne serait-ce que d’une manière compendieuse, son contexte « spectaculaire ».

L’envers d’une sainte

Le sujet de la pièce se ramène à un fait divers d’une vie banale. Julie Renaudin, devenue bonne soeur à la suite d’un amour contrarié, rentre dans sa famille après la mort de son ancien amant. Elle s’est réfugiée au couvent, car, poussée par la jalousie, elle a failli tuer sa rivale, Jeanne. Par châtiment, par volonté de racheter ses fautes ou tout simplement par peur d’être jugée par la justice, elle se retire de la vie mondaine pour mener une existence aussi morne que monotone dans un couvent. Inconsolée, malgré les longues années passées à l’écart du monde (dix-huit ans au total), elle semble toujours nourrir un sentiment de revanche envers l’homme qui a brisé son coeur. Ce n’est qu’après le décès de celui-ci qu’elle décide de quitter les bonnes soeurs et de retrouver sa famille endeuillée, tout en gardant dans son coeur les mêmes rancunes violentes et implacables d’autrefois. Nous assistons à l’évolution intérieure de l’héroïne qui, ayant abandonné ses idées de vengeance, décide de retourner définitivement dans les ordres.

L’envers d’une sainte a été mise en scène le 2 février 1892, au Théâtre-Libre. Les répétitions ont été, comme le rappelle Curel, particulièrement laborieuses : si on a rapidement distribué les rôles pour Jeanne Laval (Irma Perrot) ou pour Barbe (Luce Colas)[11], il a été difficile de trouver une actrice pour celui de Julie Renaudin, tant ce personnage ombrageux déroutait plusieurs candidates. Même Mme Pasca (de son vrai nom Alice Marie Angèle Pasquier), pourtant admiratrice du talent de Curel, a fermement décliné la proposition de jouer « cette méchante femme[12] ». Le dramaturge écrit à ce propos : « Je crois bien que nous avons essayé vingt-trois ou vingt-quatre Julies avant de nous arrêter à Mme Nancy Vernet[13]. » Qui plus est, pendant les longs mois de préparatifs, dans l’entourage d’Antoine, certains confrères malveillants n’ont pas hésité à décourager l’auteur en déclarant ouvertement que « [s]a pièce n’était pas jouable » pour la simple raison qu’elle « n’était pas une pièce[14] ». Les acteurs mêmes considéraient le texte comme inabordable, et Mme Vernet son rôle comme singulièrement « écrasant[15] ». Les comédiens avaient du mal à interpréter leurs personnages qui, enfermés dans une petite pièce, s’adonnent uniquement à de longues divagations sur le passé révolu. De fait, rien ne se passe dans le drame, qui devait leur sembler issu du « théâtre statique ». Néanmoins, le fondateur de la scène naturaliste a poursuivi avec acharnement le travail. L’envers d’une sainte a été joué le même soir que Blanchette d’Eugène Brieux. Cette pièce s’est avérée un triomphe incontestable tandis que l’oeuvre de Curel a été très mal accueillie par le public dont le comportement houleux a profondément irrité Antoine. Celui-ci exprime ainsi sa vive indignation : « [L]a salle a été stupide, […] j’ai pincé un grand diable, l’un de nos abonnés, s’amusant à ouvrir les portes des loges pour chahuter. Je l’ai fait descendre au contrôle et on lui a remboursé sa cotisation séance tenante[16]. » Malgré la conduite scandaleuse des spectateurs, Antoine ne regrette point d’avoir monté cette pièce, à ses yeux, originale : « [T]out le monde convient qu’elle sort des formules ordinaires. Le résultat est d’autant plus beau que cela a été joué assez faiblement ; c’est un théâtre tellement neuf, tout intérieur, qu’il est extrêmement difficile à interpréter[17]. »

En effet, la pièce de François de Curel, accueillie chaleureusement par Firmin Gémier (1869-1933)[18], met les boulevardiers en verve. Le jeune auteur (il avait à l’époque trente-huit ans) doit essuyer des mots durs qui dénigrent malicieusement le « prétendu talent » d’un écrivain dramatique encore mal connu des milieux théâtraux. De fait, Francisque Sarcey[19] (en privé l’oncle du dramaturge), dont l’opinion était capitale pour le succès ou l’échec des pièces jouées à Paris, dénonce dans cette oeuvre le manque de toutes les qualités d’un « drame modèle », ou, pour reprendre le terme de Szondi, d’un « drame absolu » basé sur une tension croissante de l’action conformément aux principes régulateurs de la fable. Henry Fouquier déclare haut et fort que la pièce est tout simplement ennuyeuse à cause de son caractère éminemment « épique », donc étranger à l’art dramatique : « Les gens qui vont au théâtre pour être amusés ou pour être émus par de gros incidents dramatiques ne seront pas ici à leur affaire[20]. » Selon plusieurs autres critiques, l’oeuvre de Curel ne rappelle pas le drame car elle est tout simplement sobre d’incidents et pauvre de péripéties, la structure du texte ressemblant plutôt à un roman qu’à un texte de théâtre. Qui plus est, les personnages censés agir et contribuer au développement dynamique de l’action sont amenés à ressasser leur passé, sapant ainsi la tension dramatique, ce qui fait enrager les sympathisants de « la pièce bien faite », habitués aux intrigues rocambolesques, retournements brusques censés retenir l’attention du public. Ici, contrairement aux sacro-saintes règles normatives du drame, rien ou peu se passe, le tout étant concentré sur la vie intérieure de la protagoniste : les troubles psychiques de Julie qui s’est consacrée à l’amour de Dieu. C’est ainsi qu’au drame agonistique succède un drame de nature « ontologique ». À l’instar de Maurice Maeterlinck, le dramaturge français change de perspective dramatique : il ne désire point présenter un moment sensationnel d’une existence, mais se focaliser sur l’existence elle-même. Dès lors, ses personnages repliés sur eux-mêmes se livrent à des réflexions sur la vie, ce qui leur ôte le nimbe de la combativité dramatique. Au lieu d’agir, ils semblent subir les malheurs qui les accablent ; loin de s’insurger contre des vicissitudes fâcheuses, ils préfèrent sombrer dans la vivisection de leur âme tourmentée, tels les personnages d’Anton Tchekhov. Cette nouvelle dimension psychologique, dont a été souvent créditée la dramaturgie d’Ibsen, n’est pas passée inaperçue pour quelques rares journalistes qui n’ont pas hésité à saluer l’originalité de la plume de François de Curel, tout en y percevant des signes avant-coureurs d’une refonte possible de la « littérature théâtrale ». À titre d’exemple, citons Henry Céard qui défend fermement la pièce contre les poncifs du théâtre de boulevard :

Les fabricants dramatiques pourront émettre toutes les justes observations qu’ils voudront, ils ne me persuaderont pas que cet auteur-là est dépourvu d’entente scénique qui a su rendre sensible[s] les péripéties d’une action tout intellectuelle et rendre intéressantes les complications d’une intrigue sans manifes[ta]tions extérieures et qui existe seulement dans le cerveau des personnages[21].

Alfred Binet apprécie le talent du dramaturge dans son étude analytique des protagonistes : « [O]n doit admettre chez lui une tendance marquée à représenter ses personnages par le dedans[22]. » Cette approche psychologique pousse l’écrivain à adopter une forme différente qui puisse témoigner des errements intérieurs de ses protagonistes au détriment de « grands événements ». Curel déplace visiblement dans son texte le poids de l’action dramatique sur le drame de la femme, la structure épique permettant d’exposer les méandres de sa psyché :

En tant qu’auteur dramatique, il faut remarquer que M. de Curel ne part point d’une énigme de sentiment à résoudre, mais d’un fait particulier, créé par son imagination. La psychologie ne vient qu’après ; elle est extraite des faits. Nous noterons encore que ce fait, qui sert de point de départ à la pièce, n’en est souvent pas la scène maîtresse, le point culminant, ce que M. Sarcey appellerait la scène à faire ; c’est une conception autour de laquelle il se fait un accroissement dans tous les sens[23].

Dépouillé des ingrédients de la « pièce bien faite », le drame de Curel s’avère statique car il n’y a pas d’action comprise au sens traditionnel du mot. Néanmoins, ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas un conflit qui, le cas échéant, se situe plutôt sur le plan intrasubjectif qu’interhumain, le dramaturge présentant l’étude de l’âme d’une religieuse qui doit faire face à ses propres combats intérieurs.

L’action de la pièce commence après l’accomplissement d’un drame antérieur, action au cours de laquelle nous assistons aux interrogations cuisantes de la protagoniste sur son passé, sur ses buts et sur ses mobiles. C’est le « drame analytique » qui rend compte de l’emprisonnement de Julie dans un monde chimérique tissé de ses souvenirs aussi douloureux que pernicieux. Comme dans les oeuvres d’Ibsen, c’est le passé qui s’empare du présent et règne sans partage sur le déroulement de l’intrigue, celle-ci étant réduite aux évocations des supplices psychiques endurés par l’héroïne. Le dramaturge peint l’« âme en peine » de cette femme malheureuse prête à bouleverser la vie de Christine, la fille de son défunt amoureux. Elle pense ruiner les plans de son ancienne concurrente, qui envisageait le mariage de son enfant, en inculquant à la jeune femme l’idée de rompre avec son fiancé et celle de poursuivre la vie pieuse d’une religieuse loin des mondanités vaniteuses (ainsi qu’elle le fit elle-même). Au cours des discussions entre les deux femmes, nous assistons à un véritable combat qui, à vrai dire, se déroule dans la conscience de Julie, tourmentée par des idées discordantes, ce « micro-conflit » donnant accès à son âme profondément blessée et compliquée. Même si l’idée de voir cette jeune créature renoncer à une vie normale la séduit, elle n’en est pas moins effrayée, ce qui ne l’empêche pas pour autant de semer des doutes à propos du bien-aimé de sa victime. Christine s’incline définitivement devant la suggestion de la tante et se met à rêver d’une vie exclusivement vouée à Dieu. Face aux résultats destructeurs de ses machinations perfides, Julie ne ressent aucune satisfaction. Au contraire, elle plonge encore plus dans une détresse infernale. Possédée entièrement par sa passion, elle se rend compte que cette même passion a dévasté sa vie en lui enlevant tout sentiment humain. Julie n’est pas capable de faire quoi que ce soit, car la volonté lui fait défaut, comme si elle en était dépossédée. De fait, elle ressemble à une aboulique dépourvue de toute volition qui vit dans son monde secret. Dès lors, elle ne continuera pas à saper un avenir radieux devant une demoiselle innocente. Ayant reconnu les torts causés à la fille de Jeanne, elle se résout enfin à réparer le mal. Dans une confession d’une sincérité poignante, elle dévoile que ses actes étaient ceux d’une personne profondément jalouse qui ne domptait plus ses instincts néfastes. Néanmoins, on serait peu enclin à accuser Julie de préméditation, car elle a agi inconsciemment. En effet, tous ses gestes semblent conditionnés par ce passé qui la vampirise, la privant de toute énergie.

Malgré l’accent mis sur le chagrin de Julie, la mère de celle-ci ainsi que Jeanne sont aussi dépeintes comme des spectres souffrants, attachés au passé révolu. Enfermées dans la maison comme dans un huis clos désolant, toutes trois ressassent leur malheur. Mme Renaudin se souvient du jour où Julie s’est rendue au cloître pour ne pas devenir criminelle tandis que Jeanne n’arrive pas à se détacher des « réminiscences » des premières années de son mariage. La vieille dame regrette l’enlisement de sa fille dans une haine inextricable et la mère de Christine déplore amèrement la mort de son époux. Ainsi, quand Julie réapparaît après dix-huit ans d’absence, c’est tout le passé qui revient s’installer et depuis, les femmes se meuvent tels des fantômes dans un monde aux contours flous, tissé de remords, de rancunes ou de souvenirs malheureux. Que la vie des personnages soit éteinte sera confirmé par Jeanne qui déclare sur un ton maussade : « [P]our moi […] l’existence est finie[24] », ce à quoi Julie constate désabusée qu’elle ne vit que grâce à « une conscience douloureuse[25] ». Celle-ci a rompu les attaches de la vie et mène désormais l’existence insipide d’une prisonnière : « Je suis une recluse… L’habitude est prise de me renfermer en moi-même…[26] »

C’est de cette manière que toute la pièce, privée d’action « traditionnellement dramatique », constitue une sorte de plaidoyer pour les malheureuses qui crient leur misère face au silence d’un monde muet. Et s’il arrive un événement quelconque, il sert à exemplifier encore plus fortement la condition précaire des personnages. Dans la dernière scène, Julie tue un petit merle qui lui rappelle son destin : celui d’une condamnée à l’errance dans le labyrinthe de ce « noeud de vipères » qu’est son âme : « Pauvre petit, on va te mettre en cage… prisonnier, toute la vie !… Sautiller du perchoir à la mangeoire et de la mangeoire au perchoir… et tristement chanter ![27] » Ce meurtre symbolique marque une résignation de Julie face à sa vie ratée, face à une existence dépourvue de tout sens. Dès lors, elle renonce à la « liberté » qu’elle cherchait désespérément en dehors des murs du couvent. « J’ai longuement réfléchi… La liberté ne me réussit pas… Pendant trop d’années j’ai été un instrument docile entre les mains des supérieures ; je ne sais plus faire usage de ma volonté… J’ai pris une grande résolution[28]. » Elle décide de revenir au Sacré-Coeur pour y rester jusqu’à sa mort. Elle pourrait encore mettre fin à sa détresse en se suicidant, une idée qui lui passe par la tête, mais, privée de toute volonté, ou désirant se punir, elle se résigne à un destin ombrageux. Par plusieurs points, Julie ressemble à Mme Alving dans Les revenants d’Ibsen, pièce jouée au Théâtre-Libre en 1890, qui constate la nature spectrale de l’être humain sous le joug des forces inconscientes l’entraînant aussi aveuglement qu’inexorablement vers sa chute : « [J]e suis près de croire […] que nous sommes tous des revenants. Ce n’est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, ce sont aussi de vieilles idées, des croyances mortes. Elles sont mortes, mais n’en sont pas moins là, au fond de nous-mêmes, et jamais nous ne parvenons à nous en délivrer[29]. »

L’invitée

C’est au cours des longues répétitions de L’envers d’une sainte que Curel compose en peu de temps sa nouvelle pièce L’invitée qui consacrera enfin sa jeune gloire :

Étant à la recherche d’un sujet, j’ai réfléchi qu’après avoir montré, dans L’envers d’une sainte, une âme d’amoureuse conservée par la vie religieuse, il pouvait être intéressant d’étudier une âme intellectuellement et passionnellement au niveau de la première, mais distraite par une existence mondaine. C’est ainsi que je suis arrivé à concevoir l’aventure d’une Mme de Grécourt rompant avec son milieu, et renonçant pour l’éternité à l’homme de son choix, absolument comme Julie Renaudin. En celle-ci j’avais peint un caractère concentré dans l’étuve monacale, tandis que la première laisse voir ce qui reste d’un caractère de même espèce après des années dissipées en vaines coquetteries[30].

Confiant en son talent, Curel s’adresse avec L’invitée à Antoine, mais celui-ci n’apprécie pas la pièce, tout en la trouvant trop grise. Ne désarmant pas, le dramaturge porte le texte à la Comédie-Française, mais las d’attendre une réponse qui n’arrive pas, il le propose à des lecteurs plus bienveillants. C’est Albert Carré, directeur du Théâtre du Vaudeville et metteur en scène, qui accepte avec joie cette pièce en promettant à l’auteur une distribution de premier ordre[31] : il envisage aussitôt d’engager Mme Pasca dans le rôle d’Anna de Grécourt. Dès lors, Curel pouvait enfin être joué pour la première fois sur une grande scène, ce qui, au demeurant, sera regretté par la Comédie-Française. La première a eu lieu le 19 janvier 1893 et elle remporte un succès retentissant, mais pas durable (au total quarante-cinq représentations, ce qui est peu, eu égard à l’exaltation initiale). Si la critique dénigre quelque peu Paul Boisselot qui interprète d’une manière grotesque le rôle d’Hubert de Grécourt, elle réserve des mots d’enthousiasme à l’admirable interprétation de Mme Pasca (ce sera sa dernière création) qui contribue considérablement à la fortune du spectacle. De fait, comme le rapporte Camille Bellaigue, l’actrice

joue […] avec un talent supérieur à toutes les difficultés, avec je ne sais quoi de las, de blasé et de blessé dans la voix, le regard et le geste, avec la fierté, l’ironie souveraine et aussi la profonde tristesse d’une créature qui ne peut plus aimer, mais qui peut toujours souffrir. Une telle artiste fait mieux qu’interpréter : elle collabore[32].

L’ensemble de la presse salue ainsi le talent incontournable du dramaturge et fait des compliments aux acteurs. C’est toujours Mme Pasca qui est la plus applaudie, mais la « sublime psychologie » des personnages a été bien rendue par tous les comédiens. Dans ce concert élogieux, seul Francisque Sarcey maintient une note discordante : « Le dialogue est charmant par endroits ; mais ce que je suis agacé de marcher à tâtons ! Cette dilettante m’est insupportable avec sa curiosité doublée d’orgueil[33]. »

L’invitée n’est qu’une autre variation du thème cher au dramaturge : les vicissitudes de l’âme féminine en proie à la mélancolie. Comme dans L’envers d’une sainte, la fable y est, pour reprendre les mots de Sarrazac, « mise en procès[34] ». De fait, au lieu d’une action basée sur la dynamique croissante créant le mouvement de la pièce, nous assistons à un retour du drame antérieur qui pèse lourdement sur des créatures aussi souffrantes que blasées. C’est dire que la résolution des contradictions et des conflits entre les personnages, éléments intrinsèques du drame traditionnel, cède une place primordiale à la réflexion, à une sorte de reconstitution d’un passé révolu qui l’emporte sur le présent. Dans l’historique dédié au drame, l’écrivain rapporte, entre autres, les mots de Jules Lemaître qui, tout en appréciant l’oeuvre, ne cache pas son étonnement devant les solutions qui dépassent, selon lui, les sacro-saintes règles du drame : « [L]e théâtre, comme on sait, vit d’action, au contraire du roman qui vit de passivité. Or, il n’y a d’agissant dans L’invitée, que les deux jeunes filles. Les autres “sont agis” bien plus qu’ils n’agissent[35]. » Plus loin, il nuance son jugement, que l’on pourrait prendre d’abord comme une critique, en constatant que le drame « est un éminent exemple de ce que le théâtre peut conquérir sur le domaine propre du roman[36] ».

Comme dans John Gabriel Borkman d’Ibsen, l’action de cette pièce relate les conséquences de ce qui s’est passé bien avant le lever de rideau. Or dans une sorte de « pré-action » se situe le conflit conjugal qui oppose le mari volage (Hubert) à sa femme émotive (Anna) qui, incapable de supporter les infidélités de son époux, décide de quitter le foyer familial, son conjoint coureur de jupons et ses deux filles (Alice et Thérèse) – en écho à la Nora ibsenienne ? – pour retourner dans son Autriche natale. Dès lors, le mari bouleversé par ce geste audacieux de sa femme clame devant tout le monde que son épouse était tout simplement une personne folle, ce dont étaient aussi persuadées les filles du couple.

L’action du drame commence seize ans plus tard : Hubert, pour des raisons qui seront révélées à la fin de la pièce, se résout à rendre des comptes et invite sa femme à sa demeure. Pour le moment, sachons que l’homme, n’ayant au fond du coeur aucune rancune (il a bien compris et reconnu ses erreurs), appelle son ancienne épouse auprès de ses filles, une conduite que le spectateur pourrait juger être une bonne oeuvre. Mais le respectable bourgeois ne pense qu’à se débarrasser de ses enfants et à épouser son actuelle amante que les demoiselles capricieuses n’affectionnent pas beaucoup. C’est Hector, l’ancien admirateur d’Anna et l’émissaire officieux du mari, qui arrive à Vienne avec cette invitation aussi formelle qu’inattendue. Au cours du premier acte, nous apprenons les vrais motifs de la fugue de la femme humiliée, les nombreuses liaisons extraconjugales d’un mari déloyal ainsi que l’existence morne que la protagoniste supporte depuis tant bien que mal. L’envoyé insiste pour que la femme rende visite à sa famille, mais Anna semble, du moins au début, incertaine et hésitante. Et plutôt que de prendre une quelconque décision, elle préfère ne rien changer à sa vie grise et insipide. Telle Julie Renaudin, Anna semble languir dans l’inertie. De fait, dès le début, la femme se montre dépourvue de tout sentiment, comme si elle était apathique et détachée, résignée à son existence confortable, mais privée de joie. On pourrait dire qu’elle est le fantôme d’elle-même, inapte à agir. À la nouvelle de pouvoir revoir ses filles, après des années de silence, elle n’éprouve rien, ce qu’elle ne manque pas de commenter tout sèchement : « Il faudrait être folle de joie et je constate que rien ne tressaille dans mon coeur…[37] » Ces mots choquent Hector comme le choque l’indifférence d’Anna (pas du tout simulée) quant à la nouvelle compagne (cette fois sérieuse) de son ancien époux. Anna n’est pas seulement insensible à l’idée que sa place a bien été prise par une autre femme, mais elle ricane glacialement des nouvelles conquêtes de son compagnon volage dont l’âge n’a point amoindri les appétences sexuelles. Quoi qu’il en soit, elle est bien loin de ce monde auquel elle ne s’intéresse plus, en conservant même un certain mépris. Qui plus est, comme dans L’envers d’une sainte, la protagoniste se considère comme morte, car elle aimait éperdument son mari, mais les affections d’antan sont à jamais éteintes. L’amour malheureux a fait des ravages dans son âme, réduisant la pauvre femme à une silhouette spectrale dépouillée de tout élan vital. Ainsi, les passions ont laissé la place à une « solitude désertique » dont elle fait part à son interlocuteur de plus en plus ébahi :

Moi, devant le vide affreux de mon coeur, je mesure ce qui m’est à jamais refusé… Depuis longtemps je savais ce qu’il en coûte de supprimer en soi les sentiments que Dieu y a mis. On en souffre tant qu’on les garde et on reste inconsolable de les avoir perdus. Allez, mon égoïsme est exempt de sérénité. Rien ne m’attire en France, je ne vois aucune raison pour affronter une aventure grosse de déceptions et je me résigne à demeurer ici avec des peines dont j’ai l’habitude[38].

Si on voulait dresser un « portrait-robot » de la femme, force nous serait de la décrire comme une créature à la volonté affaiblie ; elle serait le contraire de Mme de Raon, nouvelle compagne de son conjoint qui, aux yeux de Hector, « est très jeune de caractère[39] ». Cette remarque n’est pas anodine, car elle suggère que la belle Viennoise est dépouillée de vigueur et de toute initiative. Il est curieux de noter à ce propos qu’à la suite de cette observation Anna change inopinément d’avis et se dit prête à partir instantanément. On pourrait supposer que cette décision brusque serait un élément déclencheur de l’action « proprement dite », les vieilles animosités pouvant facilement renaître et donner cours à de nouvelles querelles dans les actes à venir, mais les spectateurs pourraient être bien déçus par le cheminement ultérieur du drame.

Quand Anna revoit enfin ses filles (acte II), elle semble toujours indifférente, elle les scrute comme si elle voulait reconnaître ses propres traits dans les enfants qui sont devenues pour elle des êtres étrangers. Alice et Thérèse découvrent que leur mère n’a jamais été folle, comme on voulait le leur faire croire, et désirent dorénavant s’en aller avec elle afin de tourner le dos à ce monde insupportable où elles vivaient sous la tutelle du père et de sa maîtresse agaçante[40]. À un moment donné, les anciens conjoints se retrouvent dans un tête-à-tête qui rappelle plutôt une conversation bien aimable entre deux vieux amis qu’un affrontement entre deux adversaires. Cette rencontre est une grande déception surtout pour Anna. Celle-ci trouve son mari « magot[41] », un personnage plus ou moins grotesque qui ne lui rappelle plus le jeune homme gaillard qu’elle aimait profondément. Alors, elle se rend compte que le ressentiment qu’elle gardait envers lui, pendant ces longues années, s’avère en fin de compte aussi dérisoire qu’insensé, au même titre que son attachement sentimental à cet homme inconstant. Face à celui qui lui inspirait autrefois de l’affection, elle constate désabusée : « Voilà l’être ridicule pour l’amour duquel je me suis rendue extraordinairement malheureuse !…[42] » Ainsi, tout au long du deuxième acte, le mari et la femme s’entretiennent au sujet de leur existence, chacun s’accrochant à la révélation d’événements du passé. Le dialogue n’a rien de dramatique, car il ne contribue pas à faire avancer l’action. De fait, les deux personnages tentent de faire un bilan plutôt mitigé de leur vie respective. Quand on les écoute pérorer, on a l’impression que tout converge vers la discussion sur le temps qui s’écoule inexorablement, ce temps impitoyable qui a arraché à jamais leurs sentiments. Anna observe sur un ton désillusionné : « L’ai-je assez mutilé, ce pauvre coeur ! Actuellement il n’y reste plus une fibre aimante… C’est un jardin transformé en cour pierreuse sans un coin de verdure. À force d’y persécuter l’ivraie, le bon grain n’y peut plus pousser…[43] » Ailleurs, la Viennoise affirme son désintérêt pour les mondanités :

II y a bel âge que les vivants me paraissent inoffensifs, mais je gardais la terreur des fantômes. (Fixant sur lui un regard plein d’ironie.) M’en voilà délivrée ! Je suis dans leur repaire, et c’est moi qui leur fais peur, car ils ne se montrent pas. Grâce à vous, je partirai guérie de la maladie du souvenir, la plus cruelle de toutes[44].

Ainsi, le dialogue, qui ressemble par moments à un soliloque, prend la forme d’un témoignage de personnages malheureux qui étalent leurs drames intérieurs. Telles les marionnettes humaines de Maeterlinck, Anna et Hubert semblent livrés aux forces inconscientes de leur existence tragique vécue au quotidien. Ce statisme apparent permet au public de pénétrer dans le vif de l’action dramatique qui n’est autre que la reconstruction des états d’âme des protagonistes. Dès lors, renonçant à « une grande collision », François de Curel préfère présenter une série de « micro-actions » qui se déroulent dans l’âme des époux. Ainsi, tout en mettant l’accent sur la figure d’Anna, le dramaturge donne aussi la parole à son conjoint repenti. Celui-ci a beau reprocher à la femme sa froideur : « Elle parle de ses filles, du passé, des hommes qui lui ont fait la cour, avec un flegme !… C’en est irritant !…[45] », lui aussi est détaché de la vie. Hector dévoile à son maître et ami la vérité : son amour qu’il avait pour Anna il y a seize ans et la fidélité de sa femme. Face à ces confidences, le mari ne peut plus cacher sa détresse. Se rendant compte de ses torts ainsi que de la vanité de toute chose, il se considère comme « dépaysé[46] ». Qui plus est, on apprend qu’il est malheureux dans sa nouvelle relation et il le dit au cours de son dernier entretien avec Anna, comme s’il voulait encore changer sa vie, mais, incapable d’agir, il déclare forfait et décide de poursuivre son existence monotone aux côtés de Marguerite, qu’il n’aime pas. Alors, Anna, qui pouvait prendre sa revanche (elle devait y penser quand elle s’est décidée à partir pour la France), n’est point satisfaite. Rien ne peut la consoler car, en anéantissant ses sentiments, elle a éradiqué en elle toutes les émotions. Elle le confesse à Thérèse en se comparant à un bosquet dévasté et désertique : « J’ai tué dans mon âme beaucoup de sentiments très doux, mais en tâchant d’épargner la bonté… […] Je suis comme les vieux saules creux : le bois mort du coeur n’empêche pas les branches de verdir et les oiseaux d’y trouver un abri…[47] » Dès lors, elle accepte que ses filles partent avec elle, pourtant sans enthousiasme. Lors des dernières répliques, elle ne reproche rien à son mari injuste, au contraire, elle arrive à la conclusion que la vie est absurde et que tous les humains sont à plaindre car ils souffrent énormément dans leur intérieur.

Je suis restée honnête et ma satisfaction est médiocre ; vous avez servi vos passions, et votre félicité est mince… Mon pauvre ami tous les chemins mènent à Rome… Je vous plains, plaignez-moi… Je n’ai pas vécu plus seule dans mon abandon que vous dans vos intimités. Il pleut du ciel des croix qui ne choisissent pas les épaules…[48]

Jean-Pierre Sarrazac retrace « les principaux éléments d’une relative dédramatisation du drame[49] » dans ces termes :

Que faut-il entendre par dédramatisation ?… Que le retour sur un drame et une catastrophe déjà advenus est aussi un retournement du drame. Que le dispositif du retour renverse le sens même du drame. Que c’en est fini de la sacro-sainte progression dramatique et, avec elle, du fameux continuum dramatique. Que la notion même du conflit central ou, pour reprendre le vocabulaire hégélien, de « grande collision dramatique » est elle-même révolue, cédant la place à une série discontinue de micro-conflits plus ou moins reliés les uns aux autres[50].

La pièce de théâtre ne devrait plus être écrite en fonction de sa fin, en respectant rigoureusement une tension dramatique qui tend inexorablement vers le dénouement. Dès lors, nous n’assistons plus à la progression dynamique qui est retardée ou simplement suspendue par des remontées dans le passé.

En étudiant les premières pièces de François de Curel, force nous est de constater que le dramaturge renonce à l’action au sens traditionnel du terme pour se focaliser sur un drame déjà consommé et dont les séquelles souvent désolantes retombent sur les personnages terrassés par les ravages du temps. Qu’il s’agisse de Julie Renaudin ou d’Anna de Grécourt, le drame vécu s’est dissipé avant le lever de rideau. Il s’ouvre sur « un autre drame » dont l’action « est uniquement constituée par une sorte de remontée du passé dans un présent des plus inertes et des plus mortifères[51] ». Les motifs progressants ayant laissé une place considérable aux motifs régressants, c’est la rétrospection qui s’impose comme un pivot autour duquel se déroulent les souvenirs de nos protagonistes. Enfermés dans une anamnèse morose, les deux personnages féminins tentent de reconstituer l’histoire de leur vie sans pour autant réussir à percer l’énigme de leur parcours existentiel. C’est de cette manière que s’opère le passage du « drame agonistique » vers le « drame ontologique », ce passage contribuant à l’évolution du personnage agissant vers le personnage observateur. De fait, François de Curel semble se libérer de la tutelle de la « pièce bien faite » non seulement sur le plan de la charpente même du drame, mais aussi sur celui du statut du personnage qui, d’agent actif, devient personnage réflexif, donc passif. Les héroïnes qu’il brosse se caractérisent par la diminution de la volonté – il serait légitime de voir en elles des personnes atteintes d’aboulie. Résignées à mener une vie aussi terne que pitoyable, elles remplissent leurs journées à ressasser le passé révolu. Julie a beau imaginer une vengeance sur sa rivale, elle ne sera pas capable de passer à l’acte. Anna ne pourrait pas non plus prendre sa revanche, tant elle est privée de toute énergie vitale. Les deux femmes s’abandonnent ainsi dans des réflexions existentielles, ce qui ferait d’elles, en suivant Peter Szondi, des « sujets épiques », « le personnage – suivant Jean-Pierre Sarrazac – n’[étant] plus agissant, mais souvenant, remémorant, bref : récitant [52] ».

Que l’on juge François de Curel comme le maître des « pièces à thèse[53] » ou non, il est incontestable qu’il s’illustre dans les revendications de son « continuel besoin de refonte du texte de théâtre[54] ». Jacques Vier déclare à ce propos : « Il faudra attendre François de Curel pour que le drame bourgeois soit arraché à la double ornière de l’adultère et de l’argent, où les auteurs le confinent d’ordinaire[55]. » Ce n’est pas seulement la thématique abordée par l’auteur de L’amour brode qui fait de lui un observateur « d’une singulière pénétration psychologique[56] », mais aussi ses recherches formelles s’inscrivant dans l’esthétique d’un nouveau paradigme dramatique qui le situent comme un dramaturge original à son époque. N’ayant pas poussé à l’extrême sa « réforme théâtrale », comme l’ont osé Ibsen ou Strindberg, l’étoile de l’écrivain français s’éclipse après sa mort, mais pour ses contemporains, aux dires de Gaillard de Champris, il représente un espoir pour les générations à venir, car 

il est, plus que personne, capable d’assurer le renouvellement, impérieusement nécessaire, de notre art dramatique. Mais, telle qu’elle est, son oeuvre suffit à justifier la plus belle renommée. Le psychologue à qui nous devons tant d’analyses subtiles et profondes ; le moraliste qui ajouta au trésor de notre littérature d’observation déjà si riche ; le poète philosophe qui sait illuminer d’un éclair rapide une âme ou un problème, ouvrir à l’esprit les plus nobles perspectives, et sur les sommets les plus arides faire éclore les fleurs qui décident aux rudes ascensions l’humanité curieuse et débile ; celui-là peut dédaigner les approbations faciles, irriter même ou contrister ses admirateurs les plus bénévoles ; il domine malgré tout, il s’impose ; il compte, dès maintenant, parmi les écrivains qui font honneur à l’esprit français, et rappellent au respect les étrangers qui ne veulent voir en nous que des amuseurs publics[57].

Si certains contemporains de Curel l’érigent au statut de « novateur », cela ne veut pas dire que celui-ci détruise tout simplement la forme dramatique, mais qu’il tente de la redéfinir et de l’adapter à de nouvelles circonstances. L’histoire du théâtre et du drame donne maints exemples de ces moments de « crise » – qu’on pense à l’époque des Lumières, au drame romantique, naturaliste ou symboliste – « elle connaît une mutation et se transforme en déplaçant ses frontières[58] ». L’oeuvre de Curel s’inscrit ainsi dans le sillage de l’esthétique de cette fin du xixe siècle – décriée justement par Szondi comme « crise du drame » et dénoncée par Lukács comme « décadente »[59], car conduisant à sa mort imminente – qui cherche à « déborder » les prescriptions anciennes en privilégiant de nouvelles solutions sans jamais nier le genre en soi. En témoignent par exemple les pièces d’Ibsen, de Strindberg ou de Tchekhov. L’auteur français n’est donc pas le seul, ni le premier, à « dédramatiser » la forme canonique. Cette volonté subversive se manifeste avant tout par la remise en cause de la « pièce bien faite » et de ses sacro-saintes règles qui règnent dans la deuxième moitié du xixe siècle[60]. Le naturalisme et le symbolisme tournent le dos à l’agencement parfaitement logique de l’action dramatique, même le théâtre de boulevard (à l’exception de la comédie) n’observe toujours pas le modèle traditionnel. Il suffit de citer à ce propos Eugène Brieux (l’ami de Curel) ou Henry Bernstein pour se rendre compte qu’eux aussi contribuent à détruire la forme canonique. En étudiant les oeuvres de ces auteurs (y compris celles de Curel), Johannes Landis les qualifie comme des exemples de la « pièce bien défaite[61] ». L’élargissement du drame de l’élément épique n’est pas non plus une trouvaille du dramaturge français. On pourrait évoquer à ce sujet les pièces historiques de Shakespeare, le théâtre baroque, les oeuvres de Goethe ou de Mickiewicz, mais au tournant du xxe siècle, la romanisation du drame, la déconstruction de l’action linéaire ou le refus du « personnage de caractère » annoncent la naissance d’un nouveau paradigme du drame, celui, comme l’appelle Sarrazac, du « drame-de-la-vie » qui, libéré des contraintes rigides, n’en finit pas de se réinventer jusqu’à nos jours. En analysant en particulier les premières pièces de Curel, nous avons donc tenté de repérer certains procédés de « dédramatisation » qui font de lui un auteur proche de la poétique du drame moderne.