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« L’Algérie n’est plus pour nous une colonie, des liens indissolubles la rattachent à la mère patrie et désormais, comme on l’a très justement dénommée, c’est : l’Autre France[1]. » C’est ainsi qu’un journaliste du Figaro amorce l’article qu’il consacre à la présentation du nouveau drame à l’affiche du Théâtre de l’Ambigu, en décembre 1900. Cosignée par Hugues Le Roux et Pierre Decourcelle, L’Autre France rejoue, près de trente ans après les faits, l’insurrection en Kabylie de 1871. Il s’agit de l’adaptation du Maître de l’heure (1897), roman de Le Roux – ou, si l’on en croit son auteur, « livre d’histoire[2] » – qui retrace la révolte menée par le bachaga Mohamed El Mokrani, à une période où la France connaît une instabilité politique et économique majeure à la suite de la défaite de Sedan et de la chute du Second Empire. La pièce, aux accents patriotiques marqués, inscrit elle aussi le soulèvement kabyle dans le contexte de l’« Année terrible ». Pourtant, le rôle réservé au chef Mokrani est plutôt valorisant. Ainsi, le sujet de cette oeuvre créée au tournant du siècle questionne la transmission mémorielle du fait colonial et ses mécanismes de construction, à une époque où le théâtre, « [p]armi les nombreux vecteurs de diffusion du savoir historique », « occup[e] une place ambiguë[3] ». En effet, comment une scène parisienne dite « populaire » s’empare-t-elle d’un événement vieux de trente ans ? Quelle(s) lecture(s) en offre-t-elle et quels en sont les enjeux politiques et identitaires ? Bien que le genre et la structure dramaturgique de la pièce la rapprochent du répertoire théâtral « algérien » depuis 1830[4], L’Autre France contribue au renouvellement de l’imaginaire d’une Algérie vue non plus comme une contrée hostile peuplée de « sauvages » mais plutôt comme un prolongement du territoire métropolitain. Néanmoins, les dramaturges et le décorateur, qui se sont rendus sur le terrain avant la création, en donnent une image pittoresque encore très stéréotypée. Le titre choisi pour l’adaptation du roman de Le Roux révèle bien cette tension entre continuité territoriale et altérité exotique, qui s’exprime sur les plans dramaturgique et esthétique : comment mettre en scène l’ailleurs algérien et l’autre, arabe et kabyle, dans leurs spécificités, sans toutefois que les différences soient perçues comme irréductibles, ce qui symboliserait l’échec des politiques de civilisation, d’éducation et d’assimilation ? L’analyse croisée du manuscrit de censure[5], conservé aux Archives nationales, et de la réception critique du drame, à travers les nombreux comptes rendus de presse qu’il a suscités, permettra de tirer de l’oubli un texte jamais publié et de faire revivre en imagination un spectacle populaire, nourri par les représentations collectives.

Une « épopée[6] » dramatique discutée dans la presse

L’été 1896, Le Maître de l’heure, « roman d’histoire et d’aventures » de Le Roux, est publié en feuilleton dans Le Figaro. Au moment de sa parution aux éditions Calmann-Lévy, l’année suivante, la critique présente l’auteur comme un fin connaisseur de l’Algérie, « passionné de l’indigène et de sa vie[7] ». Faisant figure de « missionnair[e] civi[l][8] », Le Roux a voyagé de l’autre côté de la Méditerranée, dans le Sahara et en Algérie, où il s’est livré à une expérience de colonisation, relatée dans l’ouvrage Je deviens colon. Moeurs algériennes (Calmann-Lévy, 1895). L’intérêt qu’il a porté à l’insurrection kabyle de 1871 s’exprimerait dans une « littérature d’action » d’un genre nouveau en France. Marcel Prévost, dans Le Journal, évoque Le Maître de l’heure comme « le premier livre contemporain racontant une aventure historique dans nos colonies avec ce souci de réalité et de littérature[9] ». Dans Le Temps, Gaston Deschamps affirme que Le Roux « [a] tâché d’acclimater en France » le genre du « roman colonial », « dont nos voisins d’outre-Manche font leurs délices », montrant ainsi que « la colonisation, longtemps honnie par le bourgeois sédentaire, est maintenant presque à la mode[10] ». Dès 1897, le dramaturge Pierre Decourcelle[11] prépare une adaptation du Maître de l’heure, qu’il destine au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Le canevas de la pièce est accepté, mais un changement de direction rend finalement l’affaire caduque. Il faut attendre 1900 pour que l’Ambigu, « vieux théâtre du mélo[12] », se mette en frais pour jouer L’Autre France. La création, « première nouveauté lancée après l’Exposition[13] », fait événement : elle marque la réouverture d’une des plus anciennes salles de spectacle du boulevard du Temple, après quelques travaux de rafraîchissement, et inaugure la collaboration de deux nouveaux directeurs associés, MM. Grisier et Holacher.

Dans la lignée d’un grand nombre de pièces portant sur l’expansion coloniale de la France en Algérie depuis 1830, L’Autre France mêle des éléments historiques et fictifs. Le soulèvement de Mokrani et des Kabyles, dont s’émeuvent encore certains critiques au début du xxe siècle, sert de toile de fond à « une intrigue romanesque », soutenue par « des péripéties dramatiques ou comiques[14] ». Corona, la fille du maire du village du Ravin-Rouge, est convoitée par trois hommes : le docteur Marc Henri, qu’elle éconduit, le capitaine La Vendôme, dont elle est éprise, et le traître Belkassem, chef de l’insurrection religieuse. La fiction qui traverse l’action historique fait débat dans la mesure où elle paraît très « quelconque[15] » :

[T]outes les pièces faites sur l’Algérie, depuis 1830, sont de même configuration, on dirait volontiers qu’il n’y en a qu’une, du moins un thème unique, seules les variations diffèrent.
C’est, d’ailleurs, presque fatal ; on opère sur un terrain trop spécial pour qu’il en puisse être autrement, et si on passe en revue ce répertoire particulier, à dater des mimodrames qu’on représentait sur les scènes en plein vent au temps de Louis-Philippe, le jour de la fête du Roi, jusqu’à la pièce représentée à l’Ambigu, hier soir, en passant par La Casquette du père Bugeaud, invariablement la poétique du genre, que nous devons à la prise d’Alger et à la conquête de l’Algérie, se résume dans l’aventure du soldat français amoureux d’une fille arabe, ou, à l’inverse, d’un chef arabe amoureux de la fille d’un colon. Il n’y a pas à sortir de là, c’est inhérent à l’essence même du sujet, qui ne saurait se renouveler[16].

Pour souligner le manque d’originalité de L’Autre France, le critique du Gaulois fait notamment référence à une pantomime militaire. Donnée à l’occasion de la fête du Roi, dans les jardins des Champs-Élysées, la pièce célébrait la victoire de Mazagran. En 1840, cet épisode de la conquête a été très largement relayé sur les scènes parisiennes et provinciales, attestant un accompagnement du fait colonial par le théâtre, qui se vérifiera tout au long du siècle. Pour ce qui est de La Casquette du père Bugeaud, ce drame militaire de 1886, dont l’action se passe cinquante ans plus tôt, plaît à un public populaire, alors que les journalistes estiment que le sujet et la forme dramaturgique sont franchement dépassés. En 1900, les réserves formulées dans la presse touchent moins l’oeuvre originale de Le Roux, « matière neuve » travaillée « par un homme qui a renouvelé sa littérature par l’expérience personnelle et la sincérité[17] », que son adaptation théâtrale. Entre le « roman de moeurs algériennes[18] », proposant des « faits intéressants » et des « nuances », et « le gros coup de pinceau du drame, il y a loin[19] », regrette le chroniqueur de La Lanterne. Ces propos alimentent une réflexion plus large sur le traitement dramatique de l’histoire. Pour Jean-Claude Yon, les théâtres sont, au xixe siècle, « incapables d’offrir un savoir historique de première main » ; l’art dramatique « se nourrit de ce qui l’entoure et, jouant le rôle de verre grossissant, il ne peut fournir que des images grossières et déformées[20] ».

Pierre Decourcelle ne cache pas la faible épaisseur historique de son drame, revendiquant lui-même une « image en raccourci de cette terrible insurrection de 1871[21] ». En effet, la pièce de l’Ambigu ne s’embarrasse guère de données factuelles ni de détails réels, privilégiant le « conflit de caractères et de passions entre les Arabes maîtres séculaires du sol et les Français leurs vainqueurs[22] », dans une mise en scène qui se veut spectaculaire. On n’y retrouve pas la dimension didactique qui caractérise certains passages du roman de Le Roux. Les événements comme les personnages sont brossés à grands traits – alors même que l’intrigue est considérée comme « touffu[e] et surchargé[e] d’incidents[23] ». Évaluant l’oeuvre à l’aune des faits qui l’ont inspirée, Henry Fouquier, dans Le Figaro, déplore un ancrage politique insuffisant : « La politique, d’ailleurs, n’est qu’effleurée et il n’est même pas question du décret Crémieux, qui fut, cependant, un des motifs de la prise d’armes très grave de 1871, par le parti qu’en surent tirer à la fois les chefs des grandes tentes et les marabouts, souvent hostiles entre eux et réunis à cette occasion[24]. » Certes, la pièce s’affranchit de l’idée selon laquelle la révolte de Mokrani serait une réponse belliqueuse au décret du 24 octobre 1870 qui accorde la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie. Pierre Darmon rappelle que cette thèse, pourtant très répandue dans les milieux politiques et littéraires pendant près d’un demi-siècle après les faits, n’a pas de réalité historique[25].

Cependant, il serait excessif de ne déceler aucun aspect historico-politique dans le texte, qui fait allusion au retrait des troupes d’Algérie, mobilisées dans la guerre contre la Prusse, à la défaite de Sedan, au siège de Paris et à l’effondrement de l’Empire. Mazurier, le maire du Ravin-Rouge, préoccupé par le climat d’insécurité qui s’installe dans la région, explique qu’« il faudrait être fou pour surexciter en ce moment-ci les passions de ces Kabyles », eux qui « ignorent tous nos malheurs » : « La France envahie, nos ennemis victorieux… Paris assiégé et incendié […]. Ils savent dans tous les cas que l’Algérie est dégarnie de troupes… » Le cantinier du village, Biribi, argue quant à lui de la proclamation de la République et du « règne du peuple en France et ici, en Algérie » pour servir quand bon lui semble des clients trop pressés. « Il n’y a plus d’esclaves[26] », plaisante-t-il. Par ailleurs, les colons, présentés comme des « caricatures socialistes, algériens de brasserie[27] », mettent en lumière les tensions entre les civils et les militaires, qui sont encore vives, même après octobre 1870. L’un d’eux a vu dans l’instauration du gouvernement civil la possibilité d’« enfin pacifier cette colonie misérable », mais, ajoute-t-il, « comme l’armée ne peut accepter l’idée qu’on se passe d’elle, elle pousse Mokrani à la révolte pour se rendre indispensable[28] ». Il s’agit là d’un raisonnement qui a été véhiculé par beaucoup de colons[29]. Refusant d’y souscrire, Mazurier passe pour un « suppôt de l’Empire[30] ».

Si une partie des critiques est gênée par le développement de la fabulation au détriment de la matière historique et politique, tous prédisent à la pièce un succès populaire, favorisé par une baisse du prix des places. Quelques-uns d’entre eux reconnaissent volontiers un décalage entre leurs attentes et les goûts du « public particulier du boulevard du Crime, fidèle à ses traditions[31] ». Sans doute faut-il voir dans le genre « composite[32] » de L’Autre France les raisons de sa réussite auprès de spectateurs « moins blasé[s][33] » que les commentateurs professionnels. L’oeuvre tient à la fois du « drame colonial[34] », du mélodrame, mais aussi du vaudeville anecdotique et de la pièce militaire à grand spectacle[35], si bien que chacun peut espérer y trouver une forme d’intérêt. Les passages se rattachant à l’intrigue sentimentale, autour du personnage de Corona et de ses trois prétendants, sont complétés par des scènes patriotiques. Celles-ci divisent les critiques : d’aucuns ont été touchés par l’émotion qui s’en dégage[36], d’autres raillent l’« héroïsme un peu théâtral[37] » d’un spectacle qui « fera la joie des enfants et même des grandes personnes à l’âme simple[38] ». Toujours est-il que les deux derniers tableaux ont enthousiasmé le public. Des Français, retranchés dans un fort pris d’assaut par les insurgés kabyles, sont prêts à se sacrifier. Les « coups de fusil et [l]es trompettes », le « piétinement des chevaux et [le] cliquetis des sabres » contribueraient à « rehausse[r] le mélodrame au niveau de l’épopée[39] ». Cet « air quasi épique » en ferait presque oublier « le médiocre scénario », multipliant des « péripéties qui, si elles ont de l’action sur le public des galeries, font sourire les spectateurs des fauteuils, plus sceptiques[40] ». L’enlèvement de Corona par l’infâme Belkassem, l’odieuse vengeance d’un père kabyle contre sa fille, qui a eu le malheur d’épouser un Français, les combines scélérates entre différents personnages d’« indigènes », bien décidés à « exterminer l’infidèle[41] », ou encore le quiproquo qui pousse Biribi à s’unir à l’oisive Kadidja, déjà mariée avec le commerçant maure Ben-Titi, sont autant de rebondissements d’un intérêt contesté.

L’Autre France, traversé par un élan patriotique qui se comprend dans le double contexte de l’expansion coloniale et du souvenir de la défaite face à l’Allemagne, est aussi émaillée de scènes comiques controversées. Reçues comme une concession faite au public populaire, elles inscrivent la pièce dans le répertoire traditionnel des théâtres du boulevard du Temple, révélant ainsi la difficulté, pour les auteurs, de se libérer du poids des formes et des conventions dramatiques. Le journaliste du Figaro s’agace par exemple d’un changement entre le roman de Le Roux et sa version théâtrale : « [L]’homme qui sauve les situations et qui […] est un personnage sérieux, presque tragique [Campasolo, dans Le Maître de l’heure], a été transformé en un personnage “rigolo” [Biribi …], considéré, depuis le gracioso classique du vieux théâtre, comme nécessaire à la joie des foules[42]. » On retrouve cette idée d’un humour malvenu, trop appuyé et désuet sous la plume de Catulle Mendès, dans Le Journal :

Certaines scènes, beaucoup de scènes – celles surtout qu’on a mises là pour faire rire – m’ont paru assez grossières, souvent pénibles, et d’une farce bien démodée ; nous avons revu, dans ce nouveau drame, l’antique « pioupiou » bambocheur et brave, ivrogne et bon enfant, qui dit des mots drôles pour égayer les situations funèbres, et un peu canaille, sauve les honnêtes gens. Oh ! ce n’était pas gai du tout. Il faut regretter que les auteurs se soient plu à ressusciter l’immémorial plaisantin des pièces oubliées du Cirque[43].

Aussi ne s’étonnera-t-on pas d’apprendre dans Le Temps que Pierre Decourcelle passe pour « un jeune maître du vieux théâtre[44] ».

Une autre représentation de l’Algérie ?

S’il y a bien un point qui ne fait pas polémique, c’est la qualité du travail esthétique fourni par le peintre décorateur et les costumiers. Affichant « un grand déploiement de mise en scène[45] » qui a presque unanimement séduit les spectateurs et la presse, la pièce constitue « un divertissement perpétuel de l’oeil[46] ». « [L]es décors lumineux et réels », les costumes d’une « scrupuleuse exactitude », les « tableaux très pittoresques » et « vivants », la « figuration luxueuse », mais aussi la présence sur les planches d’un chameau, de sloughis, de chèvres et de moutons font de ce spectacle une « fête continue[47] ». Rivalisant de formules superlatives, la critique met l’accent sur la recherche de couleur locale, servie par d’importants moyens scéniques : « Le Marché du Ravin-Rouge, le Relai de Poste, le Village kabyle avec sa population chatoyante, une orgie de couleur, et ses maisons étagées, en amphithéâtre dans une poussière d’or et sur un ciel indigo, sont de véritables merveilles[48]. »

Dans les pièces datant des premières décennies de la conquête, l’Algérie était représentée comme un territoire aussi sauvage que les ennemis qui l’habitaient. En 1900, l’Ambigu en donne au contraire une vision « captivante et […] séductrice[49] ». Cette évolution esthétique, qui reflète l’imaginaire collectif de l’époque, est à mettre en relation avec l’essor progressif de la colonisation, portée à son apogée sous la Troisième République. « Quand ma pauvre maman et [mon père] sont venus fonder cette ferme, le “Ravin-Rouge” n’était qu’un champ de brousse, un nid de chacals », rappelle Corona et La Vendôme, plein d’admiration, de s’écrier : « Leur oeuvre est belle[50]. » Un « café maure », des « marchands de voiles […], d’oranges, de pastèques, de sandales », un « patio » oriental, des « palmiers » et une « forêt de tentes[51] » dans le camp de Mokrani font de la colonie un espace « exotique », dans lequel les Français se sentent pourtant chez eux. Pour la fille de Mazurier, c’est un pays agréable et attractif. Après avoir chanté les beautés du printemps algérien, la jeune femme évoque une « joie de vivre […] répandue dans l’air[52] ».

Le soin apporté aux décors, aux costumes et aux accessoires révèle un souci d’authenticité et de vérité ethnographique, qu’il faut replacer dans le contexte de la fin du xixe siècle, marquée par le courant naturaliste[53]. L’Autre France se rapproche des productions théâtrales contemporaines sur l’Algérie, mais aussi des réalisations à venir, dans lesquelles les équipes artistiques recherchent une plus grande ressemblance entre la scène et le monde, accordant une attention particulière aux éléments visuels, pour accroître l’illusionnisme et l’effet de réalisme. En ce sens, l’image qui est donnée du territoire colonial dans la pièce n’est pas inédite. Toutefois, plusieurs journaux louent la démarche consciencieuse de Decourcelle et du décorateur Jambon, qui se sont rendus en Algérie pour « prendre des vues devant servir aux décors[54] » et en « rapporter des accessoires[55] », fait plutôt rare dans le répertoire dramatique « algérien » depuis 1830. Pour offrir un meilleur prolongement scénique aux « impressions coloriées et vraies[56] » de Le Roux, Jambon aurait exigé un voyage sur le terrain : « [Je] ne me sen[s] pas le courage de présenter [aux] spectateurs un pays que je ne connais pas[57] », déclare-t-il deux mois avant la création. La presse, friande d’anecdotes prouvant que le réalisme de la mise en scène a été poussé très loin, rapporte aussi que « le café servi aux acteurs sur la scène [est] du vrai café maure acheté à Alger[58] ». M. Février, jeune compositeur, s’est mis au diapason de ses collaborateurs, en agrémentant le drame d’une « partition fort joliment colorée[59] ». Le tableau du grand cortège funèbre de Mokrani, rythmé par une marche arabe, produit « un gros effet[60] » sur le public.

Mokrani : « “chic type”[61] » ou dangereux « fanatique[62] » ?

La représentation de Mokrani, même si elle participe du pittoresque de la pièce, mérite que l’on s’y arrête. En effet, le chef militaire de l’insurrection se distingue de la masse des « sauvages à tous crins[63] » que forment les personnages secondaires arabes et kabyles et les figurants. « Mokrani paraît dans L’Autre France, avec des allures de héros, généreux et noble, tel qu’on a souvent dépeint Abd-el-Kader[64] », lit-on dans Le Temps. La filiation avec le grand résistant à la pénétration française en Algérie, dont les faits d’armes puis la retraite en Orient ont inspiré plusieurs dramaturges des années 1830 au début du xxe siècle, montre l’« aura posthume[65] » qui l’entoure. Pourtant, cet homme n’a rien de commun avec l’émir au moment où celui-ci se soulève contre l’armée d’Afrique. Issu d’une « dynastie de bachagas fidèles à la France », il est une « prestigieus[e] créatur[e] de l’administration[66] » des Bureaux arabes, attachée à Napoléon III et à l’Empire. Néanmoins, Bernard Droz explique que sa révolte « procède d’une somme de mécontentements perceptibles dès avant la guerre franco-prussienne[67] ». La mise en place d’un gouvernement civil, qui accroît la domination des colons et encourage la spoliation de terres, aurait achevé de le pousser à déclarer la guerre en mars 1871. L’insurrection prend de l’ampleur grâce au soutien de la puissante confrérie des Rahmaniya, dont le chef mystique Ben Haddad proclame le djihad début avril. Pierre Darmon affirme que Mokrani accepte cette alliance « à contrecoeur », « lui qui n’a jamais souhaité donner à son mouvement de connotation religieuse[68] ».

Dans Le Maître de l’heure, c’est un personnage réfléchi et nuancé qui se questionne. En 1897, le député du Doubs Philippe Grenier, converti à l’islam, félicite Le Roux d’avoir « osé peindre avec sympathie ce Mokrani qui eut, dans un degré supérieur, les vertus de sa race[69] ». Qu’en est-il de son rôle dans un drame populaire, qui fait la part belle au spectaculaire ? Dans le texte, les motifs de sa rébellion ne sont pas explicités : « J’agis selon les lumières que j’ai reçues[70] », se contente-t-il de dire au capitaine La Vendôme, envoyé en ambassade auprès de lui pour éviter une bataille sanglante. Est-ce pour cela que le feuilletoniste de La Presse parle d’un « personnage mal défini[71] » ? Désigné comme le « Maître de l’heure », c’est-à-dire comme un guide spirituel et une figure messianique, « au milieu d’un enthousiasme fanatique[72] » – selon les termes d’une dépêche officielle lue par le maire du Ravin-Rouge –, il ne se prend pourtant pas pour un sauveur. Sa foi fait plutôt de lui un homme humble. Avant de se mettre en campagne, il s’adresse ainsi à Dieu : « Fais-moi connaître ce qu’il est bon que je sache à la veille de la bataille et soutiens ton serviteur dans le chemin où tu veux le voir marcher. Il cherche l’équité : fais-le plus juste, plus pieux afin qu’au jour où tu le rappelleras, il puisse paraître devant toi sans honte[73]. » Peut-être ce passage fait-il référence à l’esprit de l’oeuvre originale de Le Roux, dont l’ambition était de faire connaître l’« âme politique et religieuse » des « sujets musulmans » : nous sommes « en face d’une race merveilleusement résistante qui se forme du divin un idéal très élevé, et qui puise dans cette foi des énergies perpétuelles[74] », écrivait-il dans la préface de son roman.

Loyal, le Mokrani de la fiction théâtrale se souvient de l’amitié ancienne qui le lie à l’oncle de La Vendôme[75] et accepte d’aider le capitaine à sauver Corona des griffes de Belkassem. Bon et sensible, il est un mari aimant qui ne craint pas de dévoiler ses sentiments. La mesure et le charisme de cet « homme de poudre qui ne veut pas de la guerre » contrastent radicalement avec la virulence et la bassesse de Belkassem, « homme de prière qui prêche contre la paix[76] ». Ce personnage, dont l’emploi correspond au « Traître » de drame et de mélodrame, n’a de cesse de commettre des forfaits. Prenant des libertés avec la vérité historique, les auteurs le rendent d’ailleurs responsable de la mort du bachaga, abattu par un de ses séides. Les Français de la pièce voient en Mokrani un « adversaire chevaleresque » et digne. Ils se font l’écho d’une opinion très répandue, en métropole, parmi le personnel politique et les hommes de lettres du tournant du siècle : « Il avait juré de ne pas prendre les armes, tant qu’un soldat étranger foulerait le sol de la France. Il a tenu parole[77] », clame Mazurier. Sans interroger la légende qui nimbe la figure historique de Mokrani, et contribuant même à la perpétuer, presque tous les critiques dressent un portrait flatteur du bachaga. Bon nombre d’entre eux reprennent à leur compte l’idée d’un homme « chevaleresque[78] ». Seul le journaliste du Gaulois reproche aux auteurs de faire jouer à Mokrani, qu’il qualifie de « fanatique », « un rôle libérateur et généreux qui ne fut pas absolument le sien[79] ». Le personnage n’a pas vraiment convaincu non plus le chroniqueur du Matin : « [C]’est […] un “chic type” du reste, qui ne demanderait pas mieux que de vivre en bonne harmonie avec les Français, n’était ce gredin de Belkassem, l’Arabe ambitieux et passionné[80]. » Cette remarque est une façon de tourner en dérision la nature schématique de l’intrigue et l’opposition trop marquée entre les deux chefs. En fait, mis à part la religion islamique, Mokrani n’a rien de commun avec les autres personnages de colonisés, qui sont très caricaturaux. Le critique de La Lanterne s’en amuse lorsqu’il note que les « Arabes […] paraissent vraiment longanimes[81] » à l’égard de Corona, qui leur échappe toujours, grâce à la vaillance et au dévouement de ses deux prétendants français et du comique Biribi. On remarquera au passage que pour les journalistes, comme pour les dramaturges, il n’y a guère de différence entre Arabes et Kabyles, en dépit du « mythe kabyle » décrit par Patricia Lorcin[82]. Si les « indigènes » – toutes origines ethniques confondues – sont si peu efficaces, c’est pour mieux exalter l’héroïsme des Français, comme dans beaucoup de vaudevilles et de pièces militaires du xixe siècle : « M. Pierre Decourcelle possède le secret de choisir et de mettre en valeur certaines anecdotes éminemment colorées et dramatiques destinées à prouver que les Français sont des braves et ne se rendent jamais. Ce qui fait toujours plaisir[83]. » L’insurrection des Kabyles aura même permis d’effacer les différends entre colons et militaires. « [A]u moment du péril, le drapeau n’a plus d’athées », s’exclame La Vendôme, dans le dernier tableau ; « tous, civils, militaires, ennemis de la veille, adversaires du lendemain s’unissent dans un élan qui les fait frères, égaux dans le sacrifice à l’idéal[84] ! »

Dans ces conditions, les propos laudatifs d’un critique du Temps, précédemment cités, prennent un nouveau sens : Mokrani n’est pas vraiment un « héros », il n’en a que les « allures[85] ». Sur le plan dramaturgique, il « n’est point cependant le personnage principal[86] ». D’ailleurs, aucun journaliste ne s’étend sur l’interprétation de Froment, le comédien qui l’incarne sur scène. Le titre même choisi pour l’adaptation théâtrale le relègue au second plan. Le rôle joué par le « Maître de l’heure » en 1871 importe moins que la célébration d’une « autre France », territoire colonial investi par de « bons Français[87] » ayant le sens de l’honneur et du devoir patriotique. Sur le plan politique, le Mokrani de la fiction n’a rien de subversif. Minimisant l’ampleur de son combat, La Vendôme assure qu’il fait simplement « la mauvaise tête[88] », comme s’il s’agissait d’un enfant un peu capricieux. La parole transgressive est plutôt portée par Belkassem, qui prétend que le « temps [des Français] est passé » et que « [d]emain les chrétiens seront réduits en poussière[89] », mais ses vilenies et sa hargne le décrédibilisent complètement. Quant à Mokrani, puisque sa révolte est avortée, elle n’entache pas son passé de bachaga fidèle à la France. Lorsqu’il meurt, Corona ne pleure-t-elle pas un « ami[90] » ? Le fait qu’il soit reconnu comme un adversaire à la hauteur des Français fait de lui un personnage en demi-teinte, une figure de l’entre-deux. Cette façon que le capitaine, le maire Mazurier ou encore sa fille ont de l’honorer de leur respect est révélatrice d’une forme d’aliénation culturelle. L’altérité se dilue dans cet élan de valorisation ambiguë. Parce qu’il a en quelque sorte intégré les codes du colonisateur, contrairement aux autres « indigènes » de la pièce, le chef de la rébellion jouit d’une forme de prestige aux yeux des Français. Ceux qui ont de la considération pour lui reconnaissent un peu du même en l’autre. Selon une lecture nourrie par les études postcoloniales, la représentation de Mokrani est travaillée par l’exercice de la domination coloniale. Sa figure est comme récupérée. Ainsi, la pièce contribue à construire une mémoire de l’insurrection de 1871, en en proposant une vision nécessairement franco-centrée, qui entérine la supériorité du colonisateur sur le colonisé.

Avec L’Autre France, le Théâtre de l’Ambigu ravive le souvenir d’un épisode de l’histoire coloniale de l’Algérie, à une période où seul le Sahara n’a pas été complètement conquis et annexé. Toutefois, l’inscription historique de la pièce est limitée. L’adaptation du Maître de l’heure ne permet pas de penser la complexité des enjeux politiques de l’insurrection de 1871. Trente ans plus tard, le public préfère suivre les aventures de colons et de militaires fictifs, aux prises avec des Kabyles et des Arabes de vaudeville. Dans le manuscrit comme sur scène, la corde patriotique vibre à outrance. Pour remporter un succès populaire boulevard du Temple, Pierre Decourcelle n’hésite pas à employer des ressorts dramaturgiques largement éprouvés, qui éveillent d’ailleurs les protestations de la critique. Sur le plan esthétique, l’Algérie, lieu de l’action dramatique, est prétexte à un déploiement de décors, de costumes et d’accessoires exotiques ; pourtant l’intrigue et sa résolution montrent aux spectateurs de 1900 qu’il s’agit bien d’un territoire qui a été « assimilé » à la France, conformément au projet d’Adolphe Crémieux. Au théâtre, lieu du simulacre et des apparences, la résistance des « indigènes » fait spectacle, mais elle est rendue inefficiente. Ceux qui osent défier les Français sont neutralisés. Dans le dernier tableau, Belkassem se fait « brûle[r] la cervelle[91] » par un tir du docteur Marc Henri. Bien avant lui, Mokrani est réduit au silence. Son rôle, moins convenu, moins stéréotypé, est marqué par une forme d’ambivalence, entre « résistance » et « impérialisme[92] ». Ses interlocuteurs lui accordent du crédit. Le chef officiel du soulèvement est respecté, voire admiré. En cela, le drame contribue à alimenter, sans la déconstruire ni même la mettre en question, la légende autour de cet adversaire « chevaleresque ». Toutefois, il n’apparaît pas comme une vraie menace. Il est malgré tout représenté de façon idéologique, dans un divertissement théâtral qui nie l’échec de la politique française en Algérie à la fin du Second Empire.