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Poussées par des pressions institutionnelles croissantes liées au développement de la réglementation en matière de Responsabilité Sociale des Entreprises (désormais RSE) et à des effets de mimétisme, les entreprises multinationales sont de plus en plus nombreuses à s’engager dans un processus de dialogue social international au travers de la signature d’Accords-Cadres Internationaux (désormais ACIs). Ces accords sont négociés et signés entre des multinationales, c’est-à-dire des entreprises implantées dans plusieurs pays au travers de leurs filiales, et des Fédérations Syndicales Internationales (désormais FSI)[1]. Les ACIs visent plus précisément à (i) instaurer un dialogue continu entre les parties signataires et (ii) garantir que les mêmes normes soient respectées partout où l’entreprise est implantée, notamment s’agissant des droits fondamentaux au travail. Ils s’inscrivent dans le cadre de la RSE transnationale (ex. Seignour et Vercher, 2011) et relèvent d’une démarche volontaire de la part des entreprises dans le sens où ils ne font pas l’objet d’un encadrement juridique strict. Par rapport à d’autres outils de la RSE mis en place de manière unilatérale par l’entreprise (ex. chartes, codes de bonne conduite), les ACIs présentent la spécificité d’être le résultat d’une négociation entre le groupe et les représentants internationaux des travailleurs[2]. En 2016, le Global Compact France[3] comptait près de 317 ACIs signés dans le monde par des groupes multinationaux appartenant à des secteurs d’activité variés (ex. industrie, services). Pour autant, l’application effective de ces accords pose question comme en témoigne la crise récente connue par le groupe Inditex réunissant plusieurs marques telles que Zara et Massimo Dutti. « J’ai fabriqué l’article que vous vous apprêtez à acheter mais je n’ai pas été payé pour. S’il vous plaît, dites à Zara de nous payer ». Voici le message dissimulé dans des vêtements de la marque Zara par des ouvriers turcs de l’usine Bravo Tekstil, sous-traitant du groupe Inditex, après la fermeture inopinée et définitive de l’usine au sein de laquelle ils travaillaient. Cet événement survient alors qu’Inditex avait renouvelé le 11 juillet 2014 un ACI avec la FSI IndustriALL Global Union afin de « promouvoir le travail décent dans l’énorme chaîne d’approvisionnement du groupe » comme indiqué dans leur communiqué de presse commun. Cet exemple illustre le décalage potentiel entre les engagements soulignés dans la communication sur ces accords et les pratiques réelles des multinationales en matière de gestion des ACIs.

Les ACIs constituent un objet relativement peu étudié en Sciences de Gestion même si le nombre de recherches sur le sujet a augmenté ces dernières années (Hennebert, 2017). Les études antérieures sur ce thème se sont intéressées (i) au contenu des accords (ex. Barreau et Ngaha, 2012), (ii) à leur effectivité en termes d’amélioration du dialogue social international et des conditions de travail des acteurs locaux (ex. Fichter et al., 2011; Niforou, 2012; Hennebert, 2017), (iii) au rôle joué par l’acteur syndical s’agissant du contrôle de l’application des accords (Bourguignon et al., 2019) ou encore (iv) aux motivations des entreprises à signer ce type d’accords (ex. Egels-Zandén, 2009). Certaines de ces études soulignent que la signature d’ACIs, au même titre que les démarches RSE unilatérales, peut résulter de la volonté des entreprises de bénéficier d’un effet communicationnel positif (ex. Barreau et Arnal, 2010; Barreau et Ngaha, 2012). D’autres apparaissent plus nuancées et stipulent que du fait du rôle actif joué par les syndicats internationaux, les ACIs ne peuvent pas être considérés comme de simples opérations d’image (Drouin, 2006; Egels-Zandén, 2009; Niforou, 2012). Pour Egels-Zandén (2009), ils s’inscrivent dans une démarche de construction d’une relation de coopération avec les syndicats.

L’objectif de cet article est d’identifier les enjeux de la communication externe relative à la signature d’ACIs. Il s’agit plus précisément d’analyser comment les acteurs impliqués dans la signature d’ACIs (dirigeants, syndicats internationaux) perçoivent la communication en externe de tels accords et comment ces perceptions influencent la communication sur les ACIs réalisée par les entreprises signataires. Pour mener cette recherche, nous avons fait le choix d’une méthodologie qualitative fondée sur l’étude de six entreprises françaises multinationales signataires d’ACIs. Au total, 59 entretiens semi-directifs ont été réalisés principalement auprès d’acteurs situés à la fois du côté des employeurs (ex. service relations sociales) et du côté syndical (FSI, syndicats nationaux) et impliqués dans les ACIs signés par les entreprises étudiées. Ces entretiens ont été complétés par la collecte de données secondaires issues de documents externes (ex. documents de référence, communiqués de presse, etc.). L’analyse des données a été opérée en suivant les étapes préconisées par Gioia et al. (2012).

Nos résultats montrent que la communication externe sur ces accords s’inscrit dans des logiques de coopération et de légitimité qui, de par les tensions sociales qu’une telle communication suscite avec les syndicats nationaux et avec les FSI, se solde par une communication prudente revendiquée par les multinationales. En outre, il apparaît que la communication externe au sujet des ACIs génère une forme d’engagement vis-à-vis de la société civile qui en cas de manquement pourrait aboutir à la dénonciation d’une gestion symbolique de l’accord par les acteurs critiques (Organisations Non Gouvernementales [ONG], associations de consommateurs) et conduire à une perte de légitimité pour l’entreprise, d’où une certaine prudence des entreprises en la matière. Le reste de l’article est organisé comme suit. Après avoir réalisé une revue de la littérature sur le thème des ACIs, nous présentons et justifions les choix méthodologiques opérés. Les résultats sont ensuite énoncés et discutés afin de mettre en évidence leurs contributions à la littérature.

Les ACIs en tant qu’outil spécifique de la RSE : une revue de la littérature

Un outil de la rse négocié avec les syndicats internationaux

La RSE peut être appréhendée sous un angle éthique et se matérialiser par l’engagement volontaire des entreprises dans la résolution de problèmes économiques et sociaux, celles-ci étant redevables envers la société. Dans cette perspective, la RSE a pour vocation de responsabiliser et de moraliser la conduite des entreprises et des Hommes qui oeuvrent en leur sein. Les démarches RSE mises en oeuvre ont alors pour seule vocation de servir une logique sociétale et de répondre aux attentes de l’ensemble des parties prenantes (Capron et Petit, 2011; Ben Rhouma et al., 2018). Lorsqu’elle s’inscrit dans une visée utilitariste, la RSE constitue un moyen de servir les intérêts économiques et financiers de l’entreprise. Appréhendée dans une approche actionnariale, les démarches RSE sont mises en oeuvre lorsqu’elles sont en mesure de générer un avantage compétitif (ex. Russo-Spena et al., 2018) et d’accroître les performances économiques et financières des entreprises (Carroll, 1991). Les ACIs au même titre que les codes de conduite constituent des outils de la RSE (ex. Seignour et Vercher, 2011). Ils ont pour « rôle de contractualiser une forme de dialogue social dans l’entreprise mondialisée » (Daugareilh, 2005a, p. 71) et relèvent d’une sorte d’auto-régulation de la part des entreprises. En complétant les actions des pouvoirs publics (Sobczak, 2012), ils offrent une réponse à la capacité limitée du droit international à imposer un cadre social aux multinationales (ex. Christmann, 2004; da Costa et al., 2010). Cela est d’autant plus important que les multinationales font face à une contestation publique croissante de leurs stratégies de localisation (Sergot et Claret, 2011). Si les premières négociations relatives aux ACIs peuvent résulter d’une demande des entreprises, elles ont le plus souvent lieu à l’initiative des FSI (Drouin, 2006; Fichter et al., 2011; Helfen et Sydow, 2013). Ces accords s’appliquent généralement à l’ensemble des salariés présents dans la société mère et dans les filiales du groupe signataire, dépassant ainsi le cadre syndical national (Vercher, 2010). Les thèmes les plus souvent abordés sont le respect des droits fondamentaux au travail tels que le non-recours au travail des enfants ou au travail forcé, l’interdiction des discriminations ou encore la liberté syndicale (cf. conventions fondamentales de l’Organisation Internationale du Travail[4] - OIT). Certains accords vont plus loin que le respect de ces droits soit en prenant en compte de nouvelles prérogatives sociales (ex. diversité, hygiène et sécurité, etc.) soit en élargissant leur périmètre d’application aux sous-traitants et/ou aux fournisseurs.

Si les apports de ces accords sont le plus souvent marginaux pour les salariés français dans la mesure où le droit du travail va plus loin que les principes évoqués au sein des conventions de l’OIT, les ACIs donnent une nouvelle perspective au dialogue social en créant une dynamique sur le plan international. Ils se distinguent des autres démarches RSE puisqu’ils sont négociés entre les directions d’entreprises et les FSI et inscrivent les deux catégories d’acteurs dans un processus de contrôle et de suivi partagés (Sobczak, 2008). Si au départ les syndicats appréhendaient avec méfiance les questions relatives à la RSE qu’ils percevaient davantage comme relevant de la cosmétique que comme des actions effectives (Sobczak et Havard, 2009), leur implication dans le processus de signature et de mise en oeuvre de l’accord est le signe d’une certaine évolution de leur attitude face au développement de la RSE.

Vers un dépassement d’une gestion symbolique de la légitimité des entreprises

Un autre point différentiant des ACIs concerne les motivations des entreprises à s’engager dans la mise en oeuvre de tels outils. Plusieurs études ont cherché à connaître ces motivations (ex. Egels-Zandén, 2009; Barreau et Arnal, 2010). Au même titre que les démarches RSE plus traditionnelles, les études soulignent la quête de légitimité poursuivie par les entreprises lors de la signature de ces accords (ex. Barreau et Arnal, 2010; Barreau et Ngaha, 2012). Dans une logique stratégique, les dirigeants seraient incités à communiquer les informations sociétales positives en externe pour promouvoir leurs bonnes pratiques RSE et à passer sous silence les informations négatives ou les défis à relever en la matière (ex. Neu et al., 1998; Scalet et Kelly, 2010; Boiral, 2013), conférant ainsi à cette communication un caractère partiel et sélectif. La quête de légitimité poursuivie par les entreprises peut également se traduire par un effet de mimétisme institutionnel (DiMaggio et Powell, 1983). Dans la perspective de la théorie néo-institutionnelle, les entreprises sont incitées à imiter celles considérées comme plus « avancées » ou novatrices en matière d’ACIs. Dans cette lignée, Barreau et Arnal (2010, p. 33) qui focalisent leur étude sur l’ACI signé par Accor en 1995, montrent que les effets d’imitation de communication et d’image ont joué un rôle important dans la décision du groupe de s’engager dans un dialogue social amélioré avec l’UITA[5].

La gestion de la légitimité organisationnelle par les entreprises à travers la signature d’ACIs, pose la question du caractère substantif ou symbolique d’une telle gestion (Ashforth et Gibbs, 1990). La gestion substantive implique de réels changements dans les pratiques et valeurs des organisations. A contrario, la gestion symbolique consiste à mettre en oeuvre des stratégies (le plus souvent de communication) afin que l’entreprise apparaisse comme étant en conformité avec les valeurs sociales et les attentes de la société civile. Dans ce sens, Barreau et Ngaha (2012) mentionnent que la signature d’ACIs par les groupes Accor et France Télécom semble avoir davantage été motivée par les retombées médiatiques attendues d’une telle signature que par de véritables préoccupations sociales, laissant sous-entendre une gestion plus symbolique que substantielle de la légitimité de l’entreprise.

Cependant, d’autres études sont plus nuancées et soulignent que les ACIs ne peuvent pas être considérés comme de simples « opérations de relations publiques » (Drouin, 2006, p. 722) de par l’engagement social qu’ils créent auprès des organisations syndicales. Le caractère négocié de ces accords leur apporterait une certaine crédibilité (Sobczak, 2006), ce qui inciterait les dirigeants à accepter de s’engager dans les négociations (Helfen et Sydow, 2013; Lamine, 2017). De même, plusieurs études (Egels-Zandén et Hyllman, 2007; Niforou, 2012) mentionnent que la question de l’image ne peut pas à elle seule expliquer que les entreprises acceptent de signer des ACIs puisque la signature de codes de conduite, moins contraignante et engageante, pourrait suffire à pallier un éventuel déficit d’image. Ce propos est partagé par Egels-Zandén (2009), qui montre à travers l’étude de la mise en place d’un ACI au sein de l’entreprise EuroCorp, que la légitimité ne semble pas avoir constitué une motivation spécifique dans ce cas précis dans la mesure où aucune communication externe n’a été réalisée par l’entreprise. Pour l’auteur, une des motivations principales des dirigeants sous-jacente à la signature d’un ACI serait la conservation d’une relation positive et de confiance avec les syndicats et non une seule quête de légitimité.

Un engagement risqué soumis à un mode de régulation civile

Les études antérieures sont nombreuses à évoquer les faiblesses associées aux ACIs et leur développement finalement assez limité au regard du nombre de multinationales (Niforou, 2012). Ces critiques portent notamment sur l’insuffisance des moyens alloués par les protagonistes au contrôle et au suivi des accords (Seguin, 2006; Barreau et Ngaha, 2013; Daugareilh, 2017), pouvant remettre en cause leur effectivité. Ce problème est particulièrement important pour les FSI qui ne disposent pas de moyens financiers et humains suffisants pour s’assurer de la diffusion et de l’application des accords (Daugareilh, 2005a; Sobczak, 2008; Cotton et Gumbrell-McCormick, 2012). Ce manque de ressources rend parfois les FSI dépendantes des actions mises en oeuvre par les entreprises pour faire vivre l’accord dans les filiales et/ou chez les sous-traitants voire tend à les exclure du processus de contrôle de la mise en oeuvre de l’accord (Seignour et Vercher, 2011). En outre, la sensibilité des points abordés dans les ACIs, tels que le droit à la syndicalisation ou l’interdiction des discriminations hommes-femmes, peut entrer en contradiction avec le droit en vigueur sur le plan national ou avec la culture et les valeurs portées par les pays concernés (Daugareilh, 2005b). Dans un tel contexte, une application stricte de l’accord est difficile, ce qui peut amener les entreprises à faire des concessions au niveau de l’accord signé et/ou à rédiger l’accord dans un style moins contraignant (Lamine, 2017). Dès lors, les ACIs apparaissent comme étant une condition nécessaire mais non suffisante au respect des droits fondamentaux des travailleurs (Lévesque et al., 2018). Une solution à ce problème réside dans la formation d’alliances syndicales internationales, entendues comme la coordination de syndicats de différents pays représentant des travailleurs d’une même multinationale, une telle coordination pouvant contribuer à l’effectivité des ACIs (Hennebert et al., 2018). L’application des ACIs peut également être favorisée par un plus grand partage des rôles entre FSI et syndicats nationaux (Seignour et Vercher, 2011), ces derniers pouvant faciliter sa mise en oeuvre localement (Sobczak, 2008).

A ce problème d’application s’ajoute l’absence de sanction juridique en cas de non-respect des engagements signés qui n’incite pas vraiment les entreprises à appliquer rigoureusement leurs accords (Bourque, 2008) et affaiblit la portée de ces derniers (Daugareilh, 2005b). Les principales contraintes inhérentes à ces accords se situent plutôt au niveau de la capacité des syndicats et des ONG présents sur le terrain à dénoncer les pratiques des entreprises non conformes aux accords signés et à utiliser les médias comme relais de ces informations. Plusieurs études (ex. Sobczak, 2004) soulignent en outre que les entreprises qui ne respecteraient pas leurs engagements en matière de RSE peuvent faire l’objet de boycotts et/ou de poursuites pour publicité mensongère en raison de la communication externe effectuée sur ces engagements. Dès lors, si la décision de promouvoir en externe l’accord peut bénéficier à l’image de l’entreprise et permettre une meilleure application de l’accord, elle peut également soumettre les entreprises à des sanctions émanant directement des parties prenantes externes critiques (ex. ONG, associations de consommateurs). La communication RSE accroît en effet l’exposition médiatique des entreprises et induit un examen plus attentif de la part de la société civile, ce qui peut s’avérer risqué (Solomon et Lewis, 2002). Dans ce sens, Tixier (2004, p. 16) mentionne que la communication d’une conduite responsable peut attirer « les foudres de l’opinion au moindre grain de sable qui grippe la machine ». La communication externe sur les ACIs revêt ainsi des enjeux multiples que nous proposons d’étudier dans la présente recherche en analysant les perceptions qu’en ont les acteurs impliqués au sein de ces accords.

Méthodologie

Sélection des entreprises étudiées et contenu des accords

Dans le cadre de cette recherche, nous mobilisons une méthodologie qualitative fondée sur l’étude de six entreprises françaises multinationales signataires d’ACIs : Carrefour, Danone, Electricité de France (EDF), Peugeot Société Anonyme (PSA), Société Générale, Total. La sélection de ces entreprises a été réalisée selon quatre critères (le contexte national français, le secteur d’activité, l’historique des entreprises en matière d’ACIs et le contenu des accords). L’objectif de cette sélection était d’obtenir un échantillon d’entreprises comparables offrant des situations différentes en matière d’ACIs et dont l’analyse doit permettre d’observer les propriétés partagées et uniques associées à chaque entreprise (Miles et Huberman 2003). Le choix d’étudier le contexte français se justifie par (i) le dynamisme des entreprises françaises en matière d’ACIs (ex. Schömann et al., 2008; Sobczak, 2012) et par (ii) la persistance d’un climat de tensions entre les dirigeants et les syndicats qui constitue souvent un frein à la coopération entre ces deux acteurs. La sélection des entreprises a aussi été opérée de manière à couvrir plusieurs secteurs d’activité (Fichter et al., 2011) tout en permettant certaines comparaisons : grande distribution (Carrefour), industrie agro-alimentaire (Danone), énergie (EDF et Total), automobile (PSA) et banque (Société Générale). Enfin, l’historique des entreprises en matière d’ACIs et le contenu des accords ont également été pris en compte comme récapitulé dans le tableau 1. Celui-ci indique pour chaque groupe multinational[6] : (i) les signataires du côté syndical, (ii) l’historique en matière d’ACIs, (iii) la thématique et le périmètre d’application du dernier accord signé et (iv) les événements marquants pouvant amener à une meilleure appréciation du contexte économique et/ou social de chaque groupe. Concernant les parties signataires, l’accord EDF est original car il inclut les syndicats nationaux en tant que signataires au même titre que les FSI et les représentants des entreprises, ce qui devrait favoriser l’appropriation de l’accord par les salariés à tous les niveaux (Schömann et al., 2008). L’intérêt d’étudier l’entreprise Danone réside quant à lui dans l’historique important du groupe en matière d’ACIs. Le premier accord a été signé en 1988 entre Danone et l’UITA, faisant du groupe un pionnier en termes d’ACIs. A l’inverse, la Société Générale possède un historique plus pauvre en matière d’ACIs, ce type d’accord étant encore peu développé dans le secteur financier (Léonard et Sobczak, 2010). Par ailleurs, il apparaît que la majeure partie des ACIs les plus récents vont au-delà du respect des droits fondamentaux et abordent des thématiques nouvelles en lien avec les conditions d’emploi (Danone) ou la diversité (Carrefour). Certains portent sur un spectre plus large en faisant référence à la « Responsabilité sociale » de l’entreprise (EDF, PSA, Total).

La collecte des données

Les données collectées comportent des verbatim issus d’entretiens semi-directifs[7] ainsi que des données secondaires telles que des communiqués de presse et documents de références. Les entretiens réalisés visent à obtenir des récits à la fois rétrospectifs et en temps réel des personnes qui vivent le phénomène d’intérêt étudié (Gioia et al., 2012). A l’instar de Helfen et Sydow (2013), ces entretiens ont été effectués pour chaque entreprise auprès d’acteurs situés du côté des employeurs et du côté syndical et ce, afin de pouvoir croiser les points de vue. Du côté des employeurs, les personnes interrogées appartiennent à différents services (ex. relations sociales, ressources humaines, RSE, achat, communication, juridique). Soit ces services sont au coeur de la négociation et/ou du pilotage des ACIs, soit ils jouent un rôle connexe, mais néanmoins important, dans la mise en oeuvre des accords. Du côté syndical, les répondants sont des représentants nationaux du pays du siège et internationaux des travailleurs. Afin de compléter nos analyses, nous avons, à l’instar de Egels-Zandén et Hyllman (2007) et Fichter et al. (2011), mené des entretiens semi-directifs complémentaires auprès d’acteurs oeuvrant pour la mondialisation des droits humains au travail (ex. associations de solidarité internationale)[8]. Les personnes interrogées dans ce cadre se distinguent des répondants précédents dans la mesure où même s’ils portent une attention particulière aux ACIs, ils ne sont pas directement impliqués au sein de ces accords. L’objectif de ces entretiens complémentaires est de recueillir les perceptions de parties externes à l’accord concernant cet outil et les pratiques de communication qui y sont relatives.

La conduite des entretiens a été réalisée dans la plupart des cas en binôme et en face-à-face dans les locaux de l’entreprise. Elle s’appuie sur un guide d’entretien[9] préalablement testé qui s’articule autour des cinq grands thèmes suivants : la négociation, le contenu, la communication, la mise en oeuvre et le contrôle des accords. Ce guide a été adapté en fonction du type de répondants : acteurs du côté des employeurs/côté syndical; internes/externes aux accords. Au total, 59 entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’acteurs internes aux accords (dont 41 du côté des employeurs et 18 côté syndical) (cf. tableau 2) et 5 entretiens ont été réalisés avec des acteurs externes aux accords. La durée des entretiens varie entre 22 minutes et 1 h 36 minutes. Ils ont tous été enregistrés et entièrement retranscrits.

Les entretiens ont été complétés par la collecte de données secondaires issues de documents externes (ex. documents de référence, communiqués de presse, etc.). La signature d’un ACI est en effet très souvent annoncée par le biais d’un communiqué de presse (5 entreprises sur 6) publié en français et en anglais, ce qui facilite l’accès à l’information par un public varié. Par ailleurs, l’ACI est systématiquement mentionné dans le rapport annuel et/ou document de référence de l’entreprise concernée l’année où l’accord a été signé. Le tableau 3 présente les principales caractéristiques de la communication externe effectuée par les entreprises étudiées dans le cadre de leur accord le plus récent.

L’analyse des données

L’analyse des données a été opérée en trois étapes suivant la méthode préconisée par Corley et Gioia (2004) et Gioia et al. (2012). La première étape a consisté en un codage ouvert des données visant à examiner ces dernières sans a priori et à les comparer entre elles afin de mettre en évidence les thèmes les plus récurrents (concepts de premier ordre). Les extraits de discours évoquant la communication sur les ACIs présentant des similarités ont ainsi été regroupés au sein d’une même catégorie tout en restant le plus proche possible du discours des acteurs interrogés.

TABLEAU 1

Présentation des ACIs étudiés[10][11]

Présentation des ACIs étudiés1011

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TABLEAU 2

Liste des entretiens réalisés auprès d’acteurs internes aux accords

Liste des entretiens réalisés auprès d’acteurs internes aux accords

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TABLEAU 3

Les pratiques de communication externe des entreprises

Les pratiques de communication externe des entreprises

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La deuxième étape de la méthode relève d’une approche abductive et repose sur un aller-retour continuel entre les données brutes réunies au sein de concepts de premier ordre et les concepts théoriques mobilisés. Cette étape a permis de regrouper les concepts de premier ordre précédemment définis au sein de catégories conceptuelles plus larges (concepts de second ordre). Le retour à la littérature a permis de mettre en avant des concepts de second ordre tels que l’importance de la « coopération » entre les deux parties (Egels-Zandén, 2009), les visées utilitaristes et éthiques (Capron et Petit, 2011; Ben Rhouma et al., 2018) de la communication ou encore les FSI et l’OIT comme « figure d’autorité » (van Leuween, 2007). Ce dernier concept a été mis en évidence par la littérature portant sur les stratégies de légitimation (ex. Vaara et Tienari, 2008; van Leeuwen, 2007) et désigne l’utilisation du prestige d’une personne ou d’un groupe pour gagner l’acceptation de la cible visée par la communication (Vuontisjärvi, 2013). Dans d’autres cas, la comparaison entre nos données empiriques et les travaux existants montre que certains aspects étaient sous-exploités voire inexistants dans la littérature et constituent ainsi les principales contributions de l’article. Cela est le cas des tensions sociales et des risques en termes de légitimité générés par la communication sur les ACIs.

Enfin, dans une troisième étape, nous avons agrégé ces concepts de second ordre en quatre dimensions qui permettent de conceptualiser les différents enjeux associés à la communication sur les ACIs : affichage de la coopération, recherche de légitimité, gestion des tensions sociales, anticipation d’une perte de légitimité. La figure 1 présente la structuration des données produite selon la méthode Gioia (Gioia et al., 2012).

Résultats

Communication sur les acis : entre affichage de la coopération et recherche de légitimité

Une communication conjointe, reflet de la coopération entre les multinationales et les FSI

La coopération entre les multinationales et les FSI induite par le caractère négocié des accords influence les caractéristiques de la communication effectuée sur le sujet, celle-ci étant en effet bipartite. Pour preuve, parmi les cinq entreprises qui ont émis un communiqué de presse annonçant la signature d’un ACI (Carrefour, Danone, PSA, Société Générale, Total) sur les six étudiées, toutes ont fait le choix d’une communication conjointe avec la(les) FSI(s) partenaire(s).

L’étude de ces communiqués révèle la volonté des protagonistes de mettre en avant la relation de longue durée qui les unit et que l’accord vient concrétiser : l’« accord concrétise une relation de plus de dix ans entre le groupe PSA et les fédérations mondiales et européennes IndustriALL qui associe les parties prenantes à la politique de responsabilité sociale de PSA » (communiqué de PSA et IndustriALL Global Union, 7 Mars 2017). De même, le communiqué émis conjointement par Danone et l’UITA, montre le Directeur Général (DG) du groupe « main dans la main » avec la FSI signataire et souligne la « longue histoire » entretenue par les deux parties. Les communiqués illustrent également la volonté des parties à l’accord de « co-construire l’avenir » avec les « représentants des salariés à l’échelle mondiale » pour un développement économique durable (ex. communiqué de PSA).

Cette communication conjointe témoigne de la volonté des représentants des entreprises et des syndicats internationaux d’afficher publiquement la concrétisation de leur coopération.

Les syndicats internationaux comme « figure d’autorité »

L’ensemble de ces communiqués conjoints se caractérise également par la présence de citations émanant des FSI, auxquelles s’ajoutent parfois les représentants de l’OIT (cas de trois des entreprises étudiées — Carrefour, PSA, Total). A titre illustratif, le Secrétaire Général d’IndustriALL Global Union indique dans un communiqué diffusé le 22 janvier 2015 : « nous rendons hommage à Total pour son engagement en faveur de meilleurs droits et conditions pour les travailleurs et travailleuses ». Pour le DG de l’OIT, Total « apporte une large contribution au combat pour de meilleures conditions de travail et pour les droits syndicaux ». Cette communication à plusieurs voix se matérialise également au sein des documents de référence des entreprises concernées. Par exemple, les documents de référence 2015 (p. 39) et 2016 (p. 44) de Carrefour comportent tous deux un encadré dans lequel UNI Global Union se félicite de l’état du dialogue social avec le groupe.

En s’associant à la communication des entreprises, les FSI apparaissent comme leurs « alliés » et contribuent à rendre compte en externe de la logique de coopération les unissant aux entreprises. En outre, elles jouent par ce biais le rôle de « figure d’autorité » venant légitimer les dires des entreprises. L’autorité des FSI et de l’OIT provient, d’une part, de l’expertise de ces acteurs dans le domaine social et la négociation avec les entreprises et, d’autre part, de leur position d’acteur externe au management. Dans ce sens, un membre de la direction du groupe Carrefour indique que c’est « un vrai élément de preuve quand c’est les syndicats eux-mêmes qui disent que nous avons une approche volontariste du dialogue social ».

FIGURE 1

Structuration des données selon la méthode « à la Gioia »

Structuration des données selon la méthode « à la Gioia »

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Communication sur les ACIs et recherche de légitimité : entre utilitarisme et éthique

Au-delà de la logique d’affichage de la coopération, la communication sur les ACIs peut servir à promouvoir les pratiques de RSE des entreprises à des fins utilitaristes et/ou éthiques. Les entretiens conduits permettent en effet de révéler l’importance accordée aux retombées stratégiques et financières d’une telle communication. Quatre entreprises (Danone, Carrefour, EDF, Société Générale) soulignent ainsi leur volonté de se promouvoir en tant qu’entreprises pionnières sur des questions de dialogue social international. Etre une des toutes premières entreprises à signer un ACI ou à proposer un contenu d’accord ambitieux est une « fierté » pour les négociateurs de l’accord. Ces derniers ne se privent alors pas de le valoriser en externe comme en témoigne le communiqué émis par la Société Générale et UNI Global Union : « Nous nous réjouissons d’être la première banque française signataire d’un accord cadre mondial qui s’inscrit dans la continuité de la politique de dialogue social mise en oeuvre depuis plusieurs années au sein du Groupe » (3 juillet 2015). Il s’agit de promouvoir la politique sociale de l’entreprise avec le risque que cette promotion soit jugée symbolique (plutôt que substantielle) comme exprimé dans le verbatim suivant : « l’accord-cadre est quand même un des moyens de montrer en tout cas, la bonne volonté d’une entreprise de favoriser le dialogue social dans son activité. Alors, ça ne veut pas dire qu’elle le fait, mais au moins, il y a une volonté affichée » (membre du management du groupe Carrefour). La communication sur l’ACI est également motivée par la recherche d’une valorisation positive par les agences de notation sociétales, les analystes financiers et les investisseurs, ces parties prenantes constituant, selon certaines des personnes interrogées, des cibles privilégiées de la communication. L’extrait suivant illustre cette idée : « Clairement l’accord RSE tel qu’il existe aujourd’hui est extrêmement valorisé dans nos réponses par exemple aux enquêtes des agences de notation. Oui, ça, on sait que c’est un des points forts » (membre du management du groupe EDF). Ces éléments s’inscrivent dans une logique utilitariste de la RSE où l’ACI est utilisé comme un outil de valorisation de la performance extra-financière du groupe. Cette réponse des entreprises laisse néanmoins sceptiques certains acteurs externes aux accords rencontrés qui regrettent que l’accord ne soit réduit dans ces notations qu’à « une case à cocher ».

Enfin, les groupes Danone et Carrefour soulignent leur volonté, à travers la communication, de promouvoir des valeurs éthiques et de répandre les « bonnes » pratiques RSE au-delà même des frontières de l’entreprise par le biais du mimétisme institutionnel. En ce faisant, ils défendent une approche éthique de la RSE et témoignent de l’engagement volontaire des entreprises dans la résolution de problèmes économiques et sociaux. Un des acteurs interrogés du côté des employeurs chez Danone s’exprime de la façon suivante : « on a envie aussi de le partager parce qu’on estime qu’on a aussi un impact dans l’écosystème au-delà des partenaires sociaux effectivement qui maintes fois peuvent nous pointer du doigt en nous disant ok, c’est super ce que vous faites mais il faut aussi que vous alliez influencer d’autres entreprises etc. ». De même, pour un représentant du groupe Carrefour, si promotion de l’accord il y a, c’est surtout avec pour volonté de répandre hors de l’entreprise de bonnes pratiques RSE : « Dans le cadre de la promotion de l’accord, l’idée est aussi de promouvoir ce type d’initiatives auprès des autres partenaires. Vous voyez, on reste bien dans l’incitation et la promotion des bonnes pratiques ».

La communication sur les acis : une opération délicate entre tensions sociales et légitimité menacée

La communication sur les ACIs, une source de tensions avec les syndicats nationaux

Dans notre étude, seul le groupe EDF a choisi de ne pas émettre un communiqué de presse annonçant la signature de son ACI de 2005, renouvelé en 2009. L’ACI EDF est unique de par la présence des syndicats nationaux en tant que signataires de l’accord. Le communiqué émis par IndustriALL Global Union fait état du climat de tensions qui a entouré la publication de l’accord. Il est indiqué que celle-ci « ne s’est pas faite sans que les représentants des travailleurs dénoncent le manque d’application par l’entreprise de ses principes de responsabilité sociale ». Les entretiens réalisés du côté des syndicats nationaux ont permis de révéler qu’il y avait eu une tentative de communication bipartite mais que celle-ci avait échoué. Les syndicats nationaux n’ont semble-t-il pas souhaité s’associer à une communication jugée sélective. Un délégué syndical d’EDF déclare en ce sens :

On a fait une tentative l’année dernière pour arriver à faire un communiqué commun avec la direction […]. Je vais caricaturer volontairement pour bien illustrer les postures. Côté direction, on est les meilleurs, regardez on a une belle vitrine, on a un bel accord, les salariés sont heureux, les gens se parlent, on tient compte de ce qu’ils disent, etc. Et puis nous, à l’opposé, on dit non, même s’il y a des choses qui sont pas mal, il y en a aussi énormément qui ne vont pas donc on pense qu’il faut aussi communiquer sur ce qui ne va pas.

Ce désalignement en termes de finalité de la communication peut venir freiner les communications conjointes dans la mesure où les syndicats, particulièrement nationaux, souhaitent moins de promotion et davantage de transparence. Ceci, bien qu’unique dans notre étude, souligne la volonté des syndicats nationaux de ne pas venir renforcer une gestion symbolique de la légitimité dans laquelle ils suspectent les entreprises signataires de s’inscrire à travers la communication. D’autres tensions sont également palpables dans l’accord PSA, accord ratifié par la majorité des organisations syndicales nationales bien que celles-ci n’en soient pas signataires. Un membre syndical affirme ainsi dans la presse[12] que : « penser qu’avec du papier, on va faire respecter les droits des travailleurs en Chine ou en Iran, c’est se payer de mots ». A ces mots, il ajoute : « Ne comptez pas sur nous pour redorer la vitrine de PSA alors que l’entreprise piétine quotidiennement en France les droits qu’elle prétend faire respecter dans les autres pays ». L’ACI peut en effet servir de « bouclier » aux directions qui mettraient en avant les avancées sociales qu’il contient, minimisant de fait la portée des arguments mobilisés par les syndicats nationaux dans le cadre de leurs revendications nationales. Dans notre contexte, un acteur externe aux accords s’exprime ainsi : « Il y a des entreprises qui signaient ça (l’ACI) pour sortir d’une crise. Il y avait de grosses restructurations, du coup ils allaient chercher directement l’aval de la FSI et signait ce genre d’accord pour détourner l’attention ».

Communication prudente sur les ACIs pour éviter les tensions sociales

La majeure partie des répondants du côté des employeurs souligne leur crainte que l’accord ne soit perçu que comme une seule opération d’image. Cela peut être illustré par le verbatim suivant : « Mais on ne veut pas s’en faire, enfin, on ne tient pas, en tout cas, à s’en faire un élément de promotion. Parce que vite fait vous passez à la pure communication et vous laissez l’essentiel derrière » (membre du management de Carrefour). Si les personnes interrogées du côté des employeurs évoquent les motivations qu’ils ont eu à communiquer, ils insistent également sur le caractère réduit de leur communication au sujet des ACIs. Ainsi, une personne interrogée au sein de la direction de la Société Générale mentionne : « On n’a quand même pas sonné tambours et trompettes mais on a fait en sorte que tous les canaux de communication classique soient exploités ». De manière similaire, un responsable du groupe Total déclare : « En termes de communication externe ce n’était pas un but en soi, […] je crois que ce n’est pas l’objectif non plus de faire une grande communication externe sur le sujet ». Plusieurs répondants du côté des employeurs se placent dans une position quelque peu défensive lorsque les questions relatives à la communication sont posées. L’un des représentants de l’entreprise Danone interrogé répond : « On ne cherche pas à faire du marketing social, c’est-à-dire on ne cherche pas à sur-communiquer pour montrer que nous sommes une entreprise qui lave plus blanc que blanc ». Dans certains cas, nos questions sur la communication en lien avec l’ACI ont donné lieu à des développements plus courts de la part des personnes interrogées voire ont généré une forme d’inconfort car « communiquer pour communiquer sur l’ACI » apparaît inapproprié.

Cette crainte des acteurs du côté des employeurs semble justifiée au regard de l’appréciation portée par certains syndicats internationaux et acteurs externes aux accords sur la communication. En effet, la plupart d’entre eux appréhende que les entreprises signent des ACIs dans le seul but de se promouvoir en tant qu’entreprises responsables. Une interlocutrice rencontrée au sein de la FSI UNI Global Union s’exprime en ces termes : « Si je veux être un peu provocatrice, je dirais que parfois, ces accords mondiaux sont effectivement une opération d’image que l’entreprise utilise pour se promouvoir comme une entreprise totalement responsable ». Les parties externes à l’accord, oeuvrant pour la mondialisation des droits humains au travail, perçoivent bien ces problématiques d’image et remettent alors parfois en cause l’effectivité même des ACIs signés : « En général, la communication est plus importante que la mise en oeuvre, l’efficacité de la mesure. Nous on distingue une utilisation à des fins marketing visant à amadouer le consommateur d’une communication responsable ». La crainte pour les partenaires de l’entreprise est alors que l’ACI ne soit qu’un dispositif de « façade » ne se soldant pas vraiment par des mesures concrètes, détaillées et systématiques de suivi et de contrôle. Dans un tel contexte, une communication accrue au sujet des ACIs serait susceptible de générer une perte de confiance chez les syndicats internationaux et pourrait compromettre la relation de coopération entre les deux parties.

Communication prudente sur les ACIs pour préserver la légitimité

La communication externe sur les ACIs entraîne une visibilité accrue susceptible de devenir problématique dans la mesure où le moindre faux pas sur le plan sociétal peut s’avérer dommageable pour l’entreprise. C’est ce que suggère le verbatim suivant :

On est assez prudents, c’est-à-dire que même si on a fait un communiqué de presse on n’a pas fait tellement de bruit que ça sur le sujet. On aurait pu faire beaucoup plus d’interventions et aller en parler un peu partout, mais on sait que tout ça c’est quand même fragile, qu’on n’est pas à l’abri d’une crise. […] il suffirait du moindre petit truc pour qu’on soit pris à parti en disant là c’est bien c’est bien beau de faire de la publicité sur les accords mondiaux et regarder telles pratiques dans tel pays

membre du management de Danone

Dans le même sens, un acteur du côté des employeurs de chez Total déclare : « Le risque n’est pas tant juridique, il est plutôt en termes d’image parce quelque part on peut se dire vous signez ce type d’accord, ça vous permet de faire votre communication etc. mais c’est à double tranchant parce que si vous signez cet accord mais que vous ne respectez pas les engagements que vous prenez dedans, ça se retourne en boomerang contre vous ». On note donc une réelle volonté de rester prudent vis-à-vis de la communication réalisée et ce, d’autant plus que les entreprises peuvent être poursuivies, sur le plan du droit à la consommation, pour publicité mensongère (Sobczak, 2004). Au-delà de l’engagement explicite avec les FSI lors de la signature de l’accord, la communication constitue une sorte de second engagement, implicite, de l’entreprise envers la société civile. En effet, comme mentionné par l’un des acteurs externes aux accords, « les mots engagent ». La communication externe est d’ailleurs perçue par l’un des répondants du côté des employeurs comme le dernier niveau de l’engagement de l’entreprise dans l’ACI : « C’est très simple. C’est, première thématique, je dis n’importe quoi, mais le travail des enfants, et vous avez quatre niveaux. Ils doivent choisir le niveau auquel ils se situent : niveau 0 : je n’ai rien fait, niveau 1 : oui je suis pour l’abolition du travail des enfants, numéro 2 : je suis d’accord, j’ai communiqué en interne, et numéro 4 : oui, je suis d’accord, j’ai communiqué en interne et en externe » (acteur du côté des employeurs, PSA). En communiquant en externe, les entreprises passent d’un mode de régulation interne privée et maitrisée des problèmes observés dans les filiales, à une régulation civile non contrôlée, impliquant de multiples acteurs (ex. ONG, médias) qui peuvent chercher à modifier les comportements des entreprises. Les FSI n’hésitent d’ailleurs pas à faire pression sur ces dernières en utilisant les médias afin de faire entrer des directions réticentes en phase de négociation d’un accord ou d’accélérer la résolution d’un problème survenu dans une filiale. C’est ce que suggère le verbatim ci-dessous : « Si effectivement, on arrive à un point de désaccord aussi extrême, parfois on utilise des campagnes médiatiques pour mettre une pression plus sur l’image de l’entreprise, vu qu’on ne peut pas le faire au niveau juridique » (FSI). Etant donné les risques associés à la communication sur les ACIs, les entreprises peuvent préférer restreindre leur communication externe à ce sujet pour éviter une perte delégitimité.

Discussion et conclusion

Discussion

A travers l’étude de six entreprises françaises signataires d’ACI, cet article permet d’identifier les enjeux de la communication externe relatifs à la signature d’ACIs. Il révèle les équilibres précaires et les tensions que sous-tend une telle communication à la fois en interne et en externe. La figure 2 synthétise ces résultats et permet de mettre en avant les principales contributions de l’article.

Tout d’abord, l’adoption d’un angle communicationnel pour aborder le thème des ACIs constitue un apport à la littérature antérieure sur le sujet. En effet, la communication apparaît au centre du débat sur le clivage entre ACIs résultant d’une politique de communication ou d’image et ACIs correspondant à une véritable politique sociale d’harmonisation des droits des travailleurs (ex. Egels-Zandén, 2009; Barreau et Ngaha, 2012). La communication sur les ACIs n’avait à ce jour pas véritablement fait l’objet d’étude empirique et les motivations des acteurs en la matière n’étaient que présumées. De par le caractère bilatéral de ces outils, la communication sur les ACIs dépasse pourtant les logiques traditionnelles de recherche de légitimité adoptées par les entreprises et mises en évidence dans la littérature sur la communication RSE (ex. Arvidsson, 2010; Chauvey et al., 2015). Ainsi, notre étude révèle que la communication externe sur ces accords s’inscrit dans des logiques de coopération et de légitimité, les entreprises communiquant aussi pour afficher publiquement la logique de coopération qui les lie aux FSI. Ce résultat prolonge l’étude de Egels-Zandén (2009) qui montre que l’une des principales motivations à la signature d’ACIs réside dans la volonté de construire une relation de confiance avec les FSI. La communication conjointe vient ajouter de la « crédibilité » à la démarche RSE de l’entreprise et à la communication réalisée à ce sujet, les citations de représentants de FSI ou de l’OIT pouvant faire figure d’arguments d’autorité. Ainsi, contrairement aux études qui portent sur des événements sociaux négatifs (ex. réductions d’effectifs) dans lesquels l’argument d’autorité peut provenir de la direction (ex. Vaara et Tienari, 2008), le scepticisme engendré par la communication d’événements RSE positifs rend l’entreprise dépendante de l’acteur syndical, d’où l’importance de la coopération entre les parties. Cette coopération est subordonnée à l’identification d’un équilibre entre la logique de coopération et la quête de légitimité poursuivie par les entreprises.

FIGURE 2

La communication sur les ACIs entre coopération, légitimités et nouvelles tensions sociales

La communication sur les ACIs entre coopération, légitimités et nouvelles tensions sociales

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Dans certains cas, nos résultats montrent néanmoins que la coopération s’arrête aux portes de l’accord et les tentatives de communications conjointes sont un échec. Comme mis en évidence par la littérature sur la communication RSE (ex. Neu et al., 1998; Scalet et Kelly, 2010; Boiral, 2013), les entreprises sont généralement peu enclines à communiquer sur les axes d’amélioration et/ou les points négatifs en matière de RSE. Dans une telle situation, les syndicats, notamment nationaux, peuvent refuser de s’associer à une gestion jugée symbolique de la légitimé des entreprises et préférer rester enracinés dans un rôle d’acteur « critique ». Holzer (2008) souligne en ce sens que la coopération entre les directions et certaines parties prenantes pour des raisons en apparence sociales peut venir compromettre l’apparition d’une opposition radicale et serait néfaste au pouvoir de négociations des parties prenantes plus critiques. Les demandes formulées par les parties prenantes critiques peuvent ne pas être prises en compte par l’entreprise au profit d’autres parties prenantes et ce, tant que la réputation n’est pas menacée (Neu et al., 1998). Dans notre étude, deux cas dans lesquels les syndicats nationaux ont eu un rôle particulier à jouer dans l’ACI, illustrent ces points de tensions. Le groupe EDF constitue un exemple témoignant du positionnement difficile de l’acteur syndical qui, en tant que membre interne à l’entreprise, a un rôle de coopération à jouer dans les négociations sur les démarches RSE de l’entreprise et, en tant que membre externe au management, doit conserver une distanciation critique parfois propice à la confrontation. Ainsi, au-delà de la signature de l’accord, peut se jouer la volonté pour le syndicat de ne pas apparaître « main dans la main » avec la direction et de ne pas contribuer à la légitimation de l’entreprise en lui faisant bénéficier de son autorité. Par ailleurs, lorsque la signature d’un ACI survient dans un contexte de tensions sociales fortes (ex. PSA), elle peut sembler inappropriée aux syndicats nationaux. Une telle situation est source de tensions entre les différents types d’acteurs du côté syndical (internationaux/nationaux) dont les revendications peuvent apparaître en décalage. Nous complétons sur ce point l’étude de Bourguignon et al. (2019) qui souligne l’hétérogénéité de l’acteur syndical bien souvent sous-estimée par l’entreprise. Par cette analyse, notre étude contribue donc au champ des relations industrielles, peu d’études s’étant intéressées au positionnement des syndicats en matière de RSE et aux stratégies déployées en la matière (Preuss et al., 2014; Havard et Sobczak, 2018; Hennebert et al., 2018).

Enfin, notre étude vient nuancer les conclusions de la majorité des études quantitatives qui montrent que les entreprises communiquent sur leurs pratiques RSE dans l’optique d’accroître leur légitimité (ex. Cho et Patten, 2007; Chauvey et al., 2015). L’adoption d’une démarche qualitative centrée sur les acteurs et sur leurs perceptions des enjeux multiples liés à la communication externe permet de révéler la partie cachée de « l’iceberg » (O’Dwyer, 2002) liée à la communication RSE. Notre étude complète ainsi utilement les travaux encore peu nombreux qui soulignent les risques associés à cette communication (ex. Solomon et Lewis, 2002; Tixier, 2004) et les effets parfois positifs pour la légitimité d’une communication réduite (de Villiers et van Staden, 2006). Ainsi, si toutes les entreprises annoncent la signature d’un ACI par le biais d’un communiqué de presse et/ou mentionnent l’accord dans leur document de référence, quatre d’entre elles (Carrefour, Danone, Société Générale, Total) revendiquent une communication prudente du fait des tensions sociales et des risques en termes de légitimité que la promotion de l’accord peut générer. La crainte des entreprises semble justifiée au regard des perceptions qu’ont parfois les syndicats mais aussi les acteurs externes aux accords de ce type de communication qu’ils assimilent quasi-automatiquement à une gestion symbolique de la légitimité des entreprises. Par ailleurs, certaines entreprises (Danone, Carrefour, Total) ont déclaré communiquer avec prudence sur les ACIs car elles appréhendent une menace pesant sur leur légitimité si un problème survient dans une de leur filiale et est porté à la connaissance du public. La communication semble en effet perçue comme une sorte de second engagement avec la société civile, engagement risqué puisqu’il soumet l’entreprise à un mode de régulation de plus grande ampleur. Cette crainte a surtout été exprimée par les groupes Carrefour et Danone, ces derniers étant particulièrement soumis à la critique des consommateurs. Il existe en effet un enjeu de notoriété fort, notamment dans les secteurs de la grande distribution (Croizean et al., 2016) et des industries agro-alimentaires, qui suite à la répétition de scandales subit la défiance du grand public. Elle est également apparue dans les dires des personnes interrogées chez Total, groupe qui opère dans ce que certains auteurs appellent une « industrie de péché » (Jahdi et Acikdilli, 2009). Total est particulièrement exposé sur le plan médiatique et fait l’objet d’une pression publique importante du fait de l’impact de son activité sur l’environnement, ce qui peut expliquer sa crainte d’être confronté à une remise en cause de la légitimité.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’identifier les enjeux de la communication externe relative à la signature d’ACIs. Il s’agissait plus précisément d’analyser comment les acteurs impliqués dans la signature d’ACIs perçoivent la communication en externe de tels accords et comment ces perceptions influencent la communication sur les ACIs réalisée par les entreprises signataires. En répondant à cette question, notre étude permet de multiples enseignements tant pour la littérature sur la communication RSE que pour celle sur les ACIs comme discuté précédemment. Elle n’est cependant pas exempte de limites, mais ces dernières constituent autant de perspectives de recherche pour l’avenir. L’une d’entre elles réside dans la démarche empirique qualitative adoptée, celle-ci ne permettant pas d’établir une généralisation des résultats. Dans le cadre de cette recherche, l’étude de six entreprises françaises multinationales signataires d’ACIs présentant des différences en termes de secteurs d’activité, d’historique en matière d’ACIs ou encore de contenu des accords a été réalisée. Il s’agit d’une première étape permettant d’explorer un sujet peu abordé dans la littérature mais qui devra être complétée par d’autres recherches, notamment quantitatives, afin de pouvoir établir des comparaisons et une validation empirique sur un plus grand nombre d’entreprises. Une autre limite réside dans le fait que nous n’avons pas rencontré de directeurs de filiales et/ou de représentants des syndicats nationaux hors pays du siège afin de recueillir leur point de vue sur la communication et ce, en raison de contraintes d’ordre géographique. Ces acteurs jouent néanmoins un rôle clé au niveau de la mise en oeuvre des accords (ex. Lévesque et al., 2018). Dans le prolongement de cette étude, il pourrait donc être intéressant d’étendre nos analyses à ces différents acteurs. Les études antérieures présentant la vision des filiales sont riches d’enseignements et montrent qu’il y a parfois une méconnaissance totale des accords au sein des filiales (ex. Riisgaard, 2005). Par ailleurs, seules les entreprises ayant leur siège social en France ont été étudiées. Il serait intéressant d’étendre l’analyse à d’autres pays comme le souligne également Sobczak (2012) afin de pouvoir réaliser des comparaisons internationales. Ce travail qualitatif représente donc la première phase d’une recherche qui reste à approfondir. Si les ACIs demeurent à ce jour peu utilisés au regard du nombre total de multinationales et de codes de conduite (da Costa et al., 2010; Niforou, 2012; Daugareilh, 2017), la loi récente sur le devoir de vigilance des multinationales[13] peut venir dynamiser cette démarche (Daugareilh, 2017), l’ACI pouvant être considéré comme un outil de mise en oeuvre de ce devoir de vigilance.