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Le rôle de l’innovation comme révélateur d’avantage comparatif et, par là même, comme vecteur de croissance à long terme d’une économie, est un fait assez largement reconnu dans la littérature depuis les travaux de Schumpeter. Au-delà de ce constat, le développement de l’innovation dépend de l’implication à la fois des investisseurs qui apportent les ressources financières et des industriels qui partagent leurs compétences managériales. Pour autant, les dirigeants sont susceptibles de rencontrer des difficultés à lever les fonds nécessaires à la réalisation des projets innovants. Compte tenu des caractéristiques propres à l’innovation liées au risque et à la génération de conflits d’intérêt, cette activité nécessite généralement des investissements à long terme (Zahra et Covin, 1995). Reste la question de la forme organisationnelle susceptible de favoriser l’innovation. Dans son ouvrage devenu référence, Lerner (2012) révèle que le corporate venture capital (CVC) ou en français le capital-risque industriel (CRI) constitue une structure optimale qui combine à la fois les bienfaits des laboratoires de recherche d’entreprise et les vertus des formes juridiques s’apparentant à des start-ups. Plus précisément, le CRI peut se définir comme une stratégie entrepreneuriale, menée à l’extérieur des grands groupes, et qui consiste à créer des fonds d’investissement pour financer des start-ups innovantes. Les industriels ont le choix entre trois types de fonds de capital risque industriel : les fonds captifs qui sont détenus à 100 % par la société mère, les fonds semi-captifs dont le capital est composé de plusieurs actionnaires et les fonds indépendants dont le capital est formé de plusieurs entreprises et dans lesquels aucun actionnaire n’est majoritaire (Ben Hadj Youssef, 2006).

Au-delà des fonds qu’ils injectent dans le projet, les industriels apportent également leur savoir-faire technique et managérial (Chesbrough, 2002; MacMillan et al., 2012). Chemmanur et al. (2014) mettent en exergue l’idée selon laquelle les véhicules traditionnels de joint-venture sont moins générateurs d’innovations que le modèle hybride de CRI. Poursuivant dans ce sens, Harris et al. (2014) observent que les encours de l’industrie américaine classique de joint-venture ont largement diminué durant la période post-crise financière et montrent même que leur performance a été bien inférieure à celle des CRI sur les dernières décennies.

Bien que les statistiques récentes attribuent une forte croissance de ces véhicules d’investissement, les recherches sur le CRI ont suscité peu d’intérêt sur le marché français. En effet, l’année 2015 a été marquée par une nette accélération des engagements des grands groupes dans le capital-risque (40 % des entreprises du CAC 40 possédaient des fonds de capital-risque). En 2016, l’investissement dans le CRI a atteint 2,7 milliards d’euros contre 1,5 milliards d’euros en 2015[1] et seulement 289 millions d’euros en 2013[2]. Entre 2016 et 2017, les montants totaux investis par les CRI ont augmenté de 32,6 %[3].

Les études portant sur les opérations de CRI se sont principalement intéressées à la performance (Wadhwa et al., 2016; Dushnitsky et Lenox, 2006; Allen et Hevert, 2007), à la comparaison de différents véhicules d’investissement sur la création d’innovation (Harris et al., 2014; Chemmanur et al., 2014), à la comparaison des fonds industriels (CRI) et des fonds indépendants (Dufour et al., 2018) et aux motivations de la mise en oeuvre de CRI (Maula, 2007). Les industriels poursuivant des opérations de CRI cherchent à atteindre des objectifs stratégiques comme l’accès aux nouvelles technologies, la veille de marché, l’identification des opportunités d’absorption, l’innovation organisationnelle ou encore la veille de compétences rares. En outre, ils cherchent à établir un échange de partenariats commerciaux ou technologiques futurs avec les firmes financées (Dufour et al., 2018). Ils jouent également un rôle de « coaching » managérial et technique. Ces industriels apportent leur savoir-faire technique et managérial aux start-ups et leur permettent d’améliorer leur image et leur crédibilité auprès des clients, fournisseurs et autres partenaires (Maula, 2001). Les études de Dushnitsky (2012) et de Chemmanur (2014) témoignent de ces motivations plus stratégiques que financières. De son côté, Ben Hadj Youssef (2006) montre que le CRI est aussi une stratégie qui permet aux entreprises d’identifier de nouveaux marchés, de nouveaux clients pour leurs produits et de reclasser leurs salariés en surnombre.

A notre connaissance, l’analyse du lien entre le système de gouvernance et les activités de CRI, en particulier dans le contexte français, reste peu explorée. C’est dans cette perspective que cet article se propose d’étudier l’effet des mécanismes de gouvernance sur les opérations de CRI dans le contexte français, et de contribuer ainsi à enrichir la littérature à plusieurs égards. Les recherches empiriques qui se consacrent à l’étude de la relation entre les mécanismes de gouvernance et le CRI sont très peu nombreuses. Nous rappelons à ce sujet que les études antérieures se sont surtout intéressées à l’effet des mécanismes de gouvernance sur l’investissement en innovation (Dong et Gou, 2010; Singh et Gaur, 2013, Schmid et al., 2014; Kuo et al., 2018). Bien que ces travaux fournissent certains éléments de réponse à la question, le fait de mesurer la dynamique d’innovation d’une entreprise principalement par les dépenses en recherche et développement (R&D) présente un caractère limitatif de l’innovation (Honoré et al., 2015; Midavaine et al., 2016). Ainsi, nous expliquons que notre article propose de compléter ce pan de littérature en nous intéressant à ce nouveau véhicule d’investissement dans l’innovation, le CRI. Également, nous ajoutons que notre article contribue à l’enrichissement de la littérature sur la gouvernance d’entreprise. En effet, plusieurs recherches fournissent des résultats empiriques sur l’effet des mécanismes de gouvernance sur différents outputs : la performance financière (Dalton et al., 1999; Florackis, 2005), la valeur de l’entreprise (Ammann et al., 2011; Toumi et al., 2016), les dépenses en recherche et développement (Honoré et al., 2015), les stratégies de fusions-acquisitions (Tampakoudis et al., 2018) et les stratégies de diversifications (Jiraporn et al., 2006; Lien et Li, 2013). Notre recherche étend et enrichit ce courant de la littérature en se focalisant sur un nouvel output : la stratégie de CRI.

Pour ce faire, notre étude est menée sur un échantillon composé de tous les groupes français qui ont fait du CRI entre 2000 et 2018. L’échantillon comprend 80 entreprises, 40 ayant fait du CRI et 40 représentant notre échantillon de contrôle. Le choix du contexte français présente un intérêt particulier en raison de la spécificité de son système de gouvernance. Une des particularités du capitalisme français repose sur un Etat actionnaire. En effet, le gouvernement français détient des participations dans plusieurs secteurs clés de l’économie : l’énergie, les transports, les services financiers, l’industrie (Dardour et Boussaada, 2017). Selon le rapport de 2016-17 de l’Agence des Participations de l’Etat (APE), les participations représentent, au 30 juin 2017, un actif d’environ 100 milliards d’euros dont 66,3 milliards pour les seules entreprises cotées. Plus généralement, les structures de propriété des entreprises françaises tendent à être plus concentrées et/ou familiales par rapport à nos voisins européens et d’Outre-Manche (La Porta et al., 2000, Claessens et al., 2002).

Dans un premier temps, notre analyse se fonde sur l’influence de l’actionnariat au travers de la structure de propriété, de la présence d’un actionnaire majoritaire, de la nature des actionnaires, de la composition des membres du conseil d’administration, de l’endettement ainsi que de la rémunération des dirigeants sur l’activité CRI. Les mécanismes de gouvernance abordés sont de types disciplinaires dans la mesure où on leur attribue un rôle de contrôle et de surveillance des actions des dirigeants. Nous étudions, dans un second temps, les mécanismes de gouvernance favorisant le développement des connaissances et des compétences des dirigeants. Selon Charreaux (2002), le fait de mobiliser la perspective cognitive de la gouvernance permet de dépasser la perspective disciplinaire de l’étude du système de gouvernance. En effet, le courant disciplinaire apparaît lacunaire pour expliquer le processus de création de valeur (Moris, 2014). Une approche combinant alors les deux perspectives théoriques de la gouvernance, disciplinaire et cognitive, est nécessaire pour mieux comprendre l’effet des mécanismes de gouvernance sur le processus de création de valeur (Daily et al., 2003), ainsi que sur la dynamique d’innovation. La relation entre l’activité de CRI et les mécanismes de gouvernance est étudiée en mobilisant les fondements des principales théories du gouvernement d’entreprise.

L’analyse empirique réalisée dans le contexte français met en exergue plusieurs résultats intéressants. En particulier, une relation positive est constatée entre la concentration de l’actionnariat et la décision de conduire une opération de CRI. A la suite, une relation positive est observée entre la présence d’un actionnaire majoritaire et les stratégies de CRI. La distinction de la nature de l’actionnariat apporte un éclairage supplémentaire sur les relations entre les mécanismes de gouvernance et les opérations de CRI. En effet, à l’instar de Singh et Gaur (2013), la présence d’un actionnariat familial affecte positivement le CRI. D’une manière analogue, un lien positif est trouvé entre l’existence de ressources spécifiques, mesurées par la diversité du niveau d’étude des membres du CA, et le CRI. Cette influence semble plus forte que les autres mécanismes de gouvernance. A contrario, nous n’obtenons pas de relations statistiquement significatives entre l’actionnariat institutionnel, la présence d’administrateurs indépendants, la distribution de stock-options et le CRI. Au final, ces résultats témoignent de la capacité des différentes variables de gouvernance mises en jeu à affecter la réalisation des opérations de CRI. Ceci étant, ce travail nous donne l’occasion de relancer auprès des législateurs et des régulateurs le débat concernant l’amélioration des conditions quant à la réalisation des investissements innovants. A l’issue de cette étude, certaines mesures d’incitation et/ou de contrôle des dirigeants pourraient être suggérées par le législateur afin d’offrir un ensemble de règles adaptées aux différentes entreprises qui souhaiteraient se lancer dans des projets innovants.

L’article s’organise de la manière suivante : dans la première section, nous exposons la revue de littérature et les hypothèses. Dans la deuxième section, nous présentons la démarche empirique. Nous décrivons successivement l’échantillon, la méthodologie utilisée et les variables. Enfin, nous présentons et nous discutons nos résultats empiriques.

Revue de littérature et hypothèses

L’effet des variables de gouvernance sur l’activité du CRI est analysé dans une double perspective : disciplinaire, c’est-à-dire dans un contexte où les mécanismes de gouvernance agissent comme des organes de contrôle et de surveillance et cognitive où les mécanismes de gouvernance favorisent le développement des compétences et des connaissances des dirigeants. Ces deux perspectives seront étudiées en mobilisant conjointement la théorie de l’agence et son corollaire l’opportunisme managérial ainsi que les théories de la gouvernance disciplinaire et cognitive.

L’approche disciplinaire de la gouvernance et le CRI

La perspective disciplinaire de la gouvernance est issue de la théorie de l’agence développée par Jensen et Meckling (1976). Toute organisation est constituée par un ensemble d’agents dont les intérêts sont susceptibles de diverger. Parmi eux, les dirigeants, détenant des informations privilégiées, cherchent à maximiser leur richesse personnelle au détriment du reste des parties prenantes de l’entreprise. De leur côté, les actionnaires cherchent à maximiser leurs richesses au détriment des créanciers. Les problèmes d’agence sont accentués par les décisions relatives à la réalisation de projets innovants (Markman et al., 2001). En effet, les activités liées à l’innovation et plus précisément aux processus de R&D sont génératrices de conflits d’intérêt et d’opportunisme des dirigeants (Zingales, 2000). Elles sont entachées d’un risque élevé et nécessitent une forte autonomie des dirigeants (Hambrick et Finkelstein, 1987). Cependant, les dirigeants peuvent choisir de poursuivre des stratégies à faible risque en évitant les projets innovants qui nécessitent des investissements à long terme. En outre, l’investissement en R&D est associé à une forte asymétrie d’information. Les dirigeants disposent d’informations privilégiées sur les projets innovants et les difficultés liées à leur mise en oeuvre, ce qui entraine d’importants conflits d’agence et réduit ainsi la possibilité d’engager des dépenses en innovation. Sous l’angle disciplinaire, des mécanismes de gouvernance appropriés; on citera à titre d’exemples, la concentration de l’actionnariat, la présence d’un actionnaire majoritaire, l’indépendance des administrateurs et la distribution des stock-options qui peuvent permettre de réduire les comportements discrétionnaires des dirigeants susceptibles d’affecter les performances de l’entreprise et par la même la valeur actionnariale.

L’actionnariat et l’investissement en CRI

En suivant les préceptes de la théorie de l’agence, les actionnaires sont censés assurer la surveillance des dirigeants. Toutefois, l’implication des actionnaires dans la gouvernance dépend de la structure de propriété, et de fait, de l’existence d’un actionnaire majoritaire. La structure de propriété est soit dispersée (plusieurs actionnaires/entreprises managériales) soit concentrée (l’existence d’actionnaires majoritaires/bloc de contrôle). Une structure de propriété diluée du capital implique un faible contrôle de la part des actionnaires (Hoskisson et al., 1991) et d’importants problèmes d’agence. La dispersion de l’actionnariat augmente le comportement opportuniste des dirigeants. Ces derniers sont moins contrôlés et disposent d’une liberté dans leur choix stratégique. Ils sont plus enclins à privilégier les activités à court terme et moins risquées, ce qui va à l’encontre des stratégies de CRI. De sorte qu’une relation positive est attendue entre la concentration de l’actionnariat et l’innovation (Lee, 2012) :

H1 : Plus l’actionnariat est concentré, plus l’entreprise mène des stratégies de CRI.

Néanmoins, une relation négative entre la concentration de l’actionnariat et les dépenses en R&D des entreprises canadiennes a été démontrée notamment par Di Vito et al. (2010). L’argument principal apporté par les auteurs concerne l’existence d’un risque excessif supporté par les actionnaires dû à un manque de diversification de leurs participations.

A partir d’un échantillon de 279 entreprises allemandes, Czarnitzki et Kraft (2009) montrent que la présence d’un grand nombre d’actionnaires minoritaires induit une absence d’innovation ou une faible intensité de la R&D.

Devant cette absence de consensus, il convient, à l’instar de la littérature, d’intégrer d’autres variables dans l’analyse, notamment d’étudier le lien entre la présence d’un actionnaire majoritaire et de sa nature (familiale, institutionnelle et ou managériale) sur la réalisation de projets innovants.

La présence d’un actionnaire de contrôle est considérée comme un mécanisme de gouvernance permettant d’atténuer les problèmes d’agence (Francis et Smith, 1995). Les actionnaires majoritaires s’intéressent à la performance à long terme de l’entreprise. Ils ont une incitation à surveiller les managers et à engager des coûts de contrôle (Demsetz et Lehn, 1985; Shleifer et Vishny, 1986; Shleifer et Vishny, 1997). Il semble pertinent de penser que la présence d’un actionnaire majoritaire doit permettre la réalisation de projets innovants, tels que l’investissement dans des activités de CRI. De par son accès privilégié à l’information, celui-ci est en mesure d’orienter les décisions prises par les dirigeants. Cependant, les résultats obtenus par la littérature sont mitigés et ne permettent pas d’aboutir à un consensus. Hosono et al. (2004) et Wahal et Mcconnell (2000) obtiennent une relation positive entre la présence d’actionnaire majoritaire et l’investissement en R&D, respectivement sur les marchés japonais et américain. De la même manière, Baysinger et al. (1991) constatent une relation positive sur un échantillon de 176 entreprises appartenant à l’indice Fortune 500. A contrario, une relation négative est démontrée notamment par Yafeh et Yosha (2003) sur le marché japonais et Ortega-Argilés et al. (2005) sur le marché espagnol. Enfin, certains valident l’hypothèse de la neutralité de la relation (Holderness et Sheehan, 1988; Lee, 2005). Il en ressort que :

H2 : L’existence d’actionnaire majoritaire favorise les stratégies de CRI.

L’hypothèse sous-jacente commune à l’ensemble des travaux précédents suppose que les actionnaires majoritaires ont un comportement homogène. Chandrasekar et Ren (2012) soulignent que la relation entre la structure de propriété et l’investissement en innovation n’est pas expliquée uniquement par la présence d’actionnaires majoritaires. Les auteurs mettent l’accent sur l’hétérogénéité de la préférence du risque par les actionnaires. D’après eux, les actionnaires importants, averses au risque, empêchent les dirigeants de mener des projets risqués. Dès lors, le type d’actionnaire : dirigeants, familles ou investisseurs institutionnels, est aussi un élément pouvant influencer la qualité du contrôle exercé.

Les coûts d’agence entre actionnaires et dirigeants sont faibles lorsque ces derniers détiennent une part importante du capital (Jensen, 1986; Morck et al., 1988; McConnell et Servaes, 1990). Les actionnaires dirigeants sont incités à agir dans l’intérêt des actionnaires et à investir dans des projets qui leur permettent de minimiser le risque de leur capital financier. De la même manière, les actionnaires familiaux ont une vision à long terme. Ils interviennent dans le choix des orientations stratégiques et cherchent à limiter le pouvoir discrétionnaire des dirigeants. Leur vision est favorable à l’investissement dans des activités innovantes. Les études de Singh et Gaur (2013) et de Chen et al. (2013) corroborent cette hypothèse. Les premiers réalisent une étude longitudinale sur un échantillon de 16 337 observations sur la période allant de 2002 à 2009. Ils valident l’idée selon laquelle les entreprises familiales indiennes favorisent l’intensité de la R&D, mesurée par le ratio total des dépenses de R&D/Chiffre d’affaires. Les seconds montrent que les entreprises taiwanaises dont l’actionnariat est concentré autour d’une famille investissent le plus dans des projets innovants. A contrario, les études de Block (2012) sur le marché américain et de Chen et Hsu (2009) sur le marché taiwanais révèlent une relation négative.

D’un point de vue empirique, l’influence des investisseurs institutionnels sur les décisions d’investissement dans les activités de R&D est controversée. Les travaux de Graves (1988) et de Hill et al. (1988) témoignent de l’influence négative de la participation des investisseurs institutionnels sur l’investissement en R&D. Selon ces auteurs, les investisseurs institutionnels semblent se désintéresser de projets dont le retour sur investissement est relativement long. Ces résultats ont été fortement contestés notamment par les études de Hansen et Hill (1991) et de Rahul et Parthiban (1996). Les auteurs soulignent que la forte participation des investisseurs institutionnels dans le capital leur permet, d’une part, de bénéficier d’économies d’échelles et d’autre part, de recueillir des informations stratégiques nécessaires à la réalisation des projets à long terme. Plus précisément, un dirigeant peut craindre qu’une fois impliqué dans l’innovation, il s’expose au risque d’être congédié pour des raisons liées à l’innovation (Ederer et Manso, 2013). Un suivi actif par les investisseurs institutionnels leur permet d’identifier ces raisons et de motiver les dirigeants à innover (Aghion et al., 2013). Ce point de vue est renforcé par grand nombre d’analyses empiriques plus récentes. On citera, pour le moins, Brossard et al. (2013) sur le marché européen ou encore Choi et al. (2011) pour les entreprises chinoises. Conséquemment, nous posons les hypothèses suivantes :

H3 : La nature de l’actionnariat (actionnaire dirigeant, actionnariat familial et investisseurs institutionnels) influence les stratégies de CRI.

H3a : Il existe une relation positive entre la présence d’actionnaires dirigeants et les stratégies de CRI.

H3b : Il existe une relation positive entre la présence d’actionnaires familiaux et les stratégies de CRI.

H3c : Il existe une relation positive entre la présence d’actionnaires institutionnels et les stratégies de CRI.

La composition du conseil d’administration et l’investissement en CRI

Dans une perspective d’agence, le conseil d’administration (désormais CA) a pour rôle d’inciter les dirigeants à agir dans l’intérêt des actionnaires (Jensen et Meckling, 1976). La capacité d’incitation du CA dépend de sa taille, de la présence de membres indépendants et de sa composition (Baysinger et Butler, 1985; Rindova et Kotha, 2001). Le pourcentage des administrateurs internes ou indépendants dans la composition du CA influence les décisions stratégiques prises par les dirigeants. Les administrateurs indépendants agissent dans l’intérêt des actionnaires en atténuant les problèmes d’agence entre les dirigeants et les actionnaires (Fama et Jensen, 1983; Subrahmanyam et al., 1997). Ces administrateurs indépendants devraient alors appuyer les activités de R&D. Toutefois, les résultats des études de la relation entre la présence d’administrateurs indépendants dans le CA et les activités de R&D sont contradictoires. Certains auteurs trouvent une relation positive (Boone et al, 2007 sur le marché américain; Chung et al, 2003 sur le marché japonais), alors que d’autres mettent en évidence une relation négative (Baysinger et al, 1991). Ces derniers résultats sont incohérents avec la théorie de l’agence. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que les administrateurs indépendants exercent un contrôle financier (Baysinger et Hoskisson, 1990). En effet, les administrateurs indépendants obtiennent les informations principalement à travers des états financiers, alors que les administrateurs internes détiennent des informations privilégiées en participant aux processus décisionnels. Dans un tel contexte, les dirigeants préféreront un investissement à court terme plutôt que des investissements à long terme (Zahra, 1996). En revanche, la présence d’administrateurs internes dans le CA s’accompagne d’un contrôle de type stratégique. De ce fait, ils incitent les dirigeants à investir en R&D et à développer l’activité de base de l’entreprise. A l’instar de ces résultats, le CRI semble défavorisé dans les entreprises qui ont le plus d’administrateurs indépendants dans le CA. Ces différents éléments conduisent à l’hypothèse ci-dessous :

H4 : Plus il y a de membres indépendants dans le CA d’une entreprise, moins la stratégie de CRI est menée.

La dette et l’investissement en CRI

Le recours à l’endettement constitue un moyen de réduction des coûts d’agence des fonds propres liés aux conflits entre actionnaires et dirigeants. La dette est un mécanisme de gouvernance. Les dirigeants des entreprises endettées doivent être en mesure de rembourser la dette pour éviter la faillite (Jensen, 1986). La dette permet un contrôle accru des dirigeants par les créanciers. Elle discipline les dirigeants et les incite à agir dans l’intérêt des actionnaires (Jensen et Meckling, 1976). En outre, la dette est un moyen qui permet de limiter la disponibilité de liquidités en excès, c’est-à-dire les free cash flows (Jensen, 1986). Ceux-ci correspondent à l’ensemble des liquidités disponibles après avoir financé tous les projets rentables de l’entreprise. Jensen (1986) souligne que cette disponibilité de liquidités dans l’entreprise est l’une des sources de conflits d’agence entre les actionnaires et les dirigeants. Ces derniers peuvent dépenser ces disponibilités à des fins personnelles ou dans des investissements à valeur actuelle nette négative. La présence des free cash flows (FCF) incitent les dirigeants à agir au détriment des intérêts des actionnaires. En l’absence de bonnes opportunités d’investissement, les dirigeants peuvent investir ces fonds dans des projets destructeurs de valeur. La présence de dette dans l’entreprise permet de diminuer le risque de FCF. Les dirigeants doivent alors rembourser la dette, ce qui diminue le niveau des liquidités à leur disposition. La dette peut être positivement liée aux activités de CRI car elle limite le risque de surinvestissement dû aux problèmes d’agence entre les dirigeants et les actionnaires (Jensen, 1986). D’où l’hypothèse suivante :

H5 : La dette influence positivement les activités de CRI.

La rémunération des dirigeants et l’investissement en CRI

La littérature sur la gouvernance d’entreprise met en évidence deux types de stratégies managériales. Les dirigeants adoptent soit des stratégies d’enracinement qui leur permettent de rester longtemps dans l’entreprise qu’ils dirigent, soit des stratégies externes en veillant à garder une bonne réputation sur le marché. Certaines formes de rémunération constituent des mécanismes d’incitation qui permettent de faire converger les intérêts des dirigeants avec ceux des actionnaires (Jensen et Meckling, 1976; Jensen et Murphy, 1990). Selon la théorie positive de l’agence, la détention des stock-options par les dirigeants est un mécanisme permettant d’aligner le comportement de ces derniers sur les intérêts des actionnaires. Agrawal et Mandelker (1987) et De Fusco et al. (1991), notamment, soulignent que les stock-options incitent les dirigeants à prendre des décisions d’investissement dont les niveaux de risques satisferaient les attentes des actionnaires. Balkin et al. (2000) étudient la relation entre l’innovation et la rémunération des dirigeants. Leur étude est effectuée sur 90 entreprises de haute technologie parmi les 500 entreprises de l’indice Forbes. Ils trouvent une relation positive entre l’innovation et la rémunération à long terme du dirigeant (mesurée par la valeur des stock-options). Les auteurs expliquent cela par le fait que dans ce type d’entreprises de haute technologie, les dirigeants sont récompensés pour leur prise de risque dans les activités d’innovation mesurées par le nombre de brevets et les dépenses de R&D. Cela suggère que les stock-options incitent les dirigeants à prendre des risques élevés (Sanders, 2001). Pour Sanders et Hambrick (2007), l’attribution de stock-options rend le dirigeant tributaire et garant des prix futurs des actions. Wu et Tu (2007) corroborent les résultats précédents. Ils trouvent une relation positive entre les stock-options et les dépenses de R&D, alors qu’ils ne constatent aucun lien entre l’attribution d’actions et la R&D. En définitive, les stock-options accroissent les motivations des dirigeants à engager des ressources dans des projets risqués susceptibles d’augmenter durablement les performances financières de l’entreprise.

A l’instar de Sanders et Hambrick (2007), les stock-options sont considérées comme l’outil le plus rigoureusement adopté par les entreprises pour encourager les dirigeants à prendre du risque. D’où l’hypothèse suivante :

H6 : La distribution de stock-options incite à la prise de risque et impacte positivement la décision de faire du CRI.

Nous présentons dans ce qui suit les mécanismes de gouvernance issus de l’approche cognitive. La théorie des ressources (Resource Based View), initiée par Penrose (1959) et formulée par Wernerfelt (1984), nous apparaît pertinente dans notre cadre d’analyse. Selon cette approche, l’entreprise est appréhendée comme un ensemble de ressources tangibles et intangibles. Ces ressources permettent d’atteindre un avantage concurrentiel lorsqu’elles sont valorisables, rares, difficilement imitables (spécifiques) et non substituables (VRIS). Dans ce contexte, il nous semble que les mécanismes de gouvernance jouent un rôle prépondérant dans la mobilisation des compétences et des connaissances et, ce faisant, favorisent la mise en oeuvre de stratégies de CRI.

L’approche cognitive de la gouvernance et le CRI

L’approche par les ressources souligne l’importance des ressources spécifiques dans l’explication des performances des entreprises. Les connaissances et les compétences des membres d’une organisation sont considérées comme des ressources spécifiques. La connaissance est une ressource qui peut être tacite (Polanyi, 1966) et difficile à transférer (Moris, 2014). L’existence de connaissances et de compétences permet aux entreprises de développer des opportunités de marché et de réaliser des profits supérieurs aux concurrents (Barney, 1991). Grant (1991) souligne que la capacité de l’entreprise à identifier et à appliquer la connaissance organisationnelle peut être une source de création et de maintien d’un avantage concurrentiel.

La perspective cognitive de la gouvernance suggère la nécessité de la prise en compte du rôle cognitif des actionnaires, des dirigeants et des membres de CA. Les actionnaires sont considérés comme des apporteurs de compétences et de savoir (Charreaux, 2011). Les connaissances et compétences apportées par les actionnaires permettraient d’augmenter la compréhension de certaines stratégies (Moris, 2014). En outre, les compétences cognitives dont disposent les dirigeants constituent des facteurs favorisant l’innovation. L’expérience du dirigeant dans le milieu industriel lui permet de comprendre les implications opérationnelles, techniques et financières des investissements en innovation technologique (Porter, 1990).

L’apport cognitif des dirigeants s’avère crucial en matière d’engagement dans des activités de R&D. La littérature « Resource-based » (Peteraf, 1993) et « Knowledge-based » (Spender et Grant,1996) souligne le rôle du dirigeant dans ce type d’investissement.

Dans le même sens, les études de Pearce et Zahra (1992) et Dalton et al. (1999) soulignent que le CA est un moyen de se procurer les expériences et les connaissances nécessaires à la bonne gestion de la diversification. L’apport cognitif du CA est nécessaire pour la prise de décisions stratégiques (Rindova, 1999; Forbes et Milliken, 1999). Le CA peut contribuer à stimuler la créativité et à favoriser le processus d’innovation (Carter et al., 2003; Ghaya et Lambert, 2016). Dès lors, la capacité de l’entreprise à innover dépend de la diversité des contributions cognitives du CA.

Plus récemment, Ramadani et al. (2017) soulignent que les connaissances sont positivement liées aux activités d’innovation. La diversité des connaissances correspond principalement à la diversité du niveau d’études. Les administrateurs ayant fait des études universitaires ont tendance à investir dans les activités de R&D (Chen, 2014) et à prendre un risque élevé en investissant dans des activités d’innovation (Midavaine et al., 2016). En conséquence, nous posons l’hypothèse selon laquelle les entreprises ayant des connaissances et des compétences spécifiques sont plus susceptibles d’explorer de nouvelles idées à travers des opérations de CRI :

H7 : L’existence de ressources spécifiques dans le CA favorise les stratégies de CRI.

Démarche empirique

Dans cette partie, nous exposons les caractéristiques de notre échantillon, la méthodologie déployée et les variables mises en jeu dans l’analyse empirique.

L’échantillon

Notre étude est menée sur un échantillon composé de toutes les entreprises françaises du SBF 120 qui ont créé ou rejoint un fonds de capital risque industriel captif ou semi-captif[4] entre 2000 et 2018. Notre base de données comprend 80 entreprises, 40 ayant réalisé des opérations de capital risque industriel et 40 représentant notre échantillon de contrôle. L’appariement de l’échantillon s’effectue relativement aux deux critères de sélection suivants : le secteur d’activité de l’entreprise et sa capitalisation boursière. Nous prenons également en considération, le nombre de fois où une entreprise fait du CRI, en créant ou en rejoignant un fonds industriel. 57,5 % des entreprises de notre échantillon ont créé ou rejoint un fonds de CRI une seule fois sur la période de l’étude, 32,5 % ont renouvelé l’opération deux fois et 10 % ont renouvelé l’opération 3 fois pendant cette période. Nous associons à chaque opération de CRI menée par une entreprise de notre échantillon une entreprise comparable n’ayant pas fait de CRI la même année. Notre échantillon contient donc 122 observations. La liste des entreprises ayant mené des opérations de CRI est constituée manuellement à partir de leurs rapports d’activité, des rapports de Deloitte et des sites internet de Chausson Finance, de Bpifrance et de l’Association Française des Investisseurs pour la Croissance (AFIC, France Invest depuis 2018). La répartition des entreprises par secteur d’activité montre que les entreprises qui font du CRI en France appartiennent à différents secteurs d’activités. Le tableau 1 présente la répartition de ces entreprises selon la classification ICB (Industry Classification Benchmark) utilisée par Euronext.

TABLEAU 1

Répartition des entreprises par secteur d’activité

Répartition des entreprises par secteur d’activité

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Le CRI est en forte croissance depuis le début des années 2000. La figure 1 représente la répartition des opérations de CRI des entreprises françaises sur la période 2000-2018. La période allant de 2013 à 2016 a connu une forte activité de CRI qui s’explique par le dispositif d’incitation fiscale adopté par le gouvernement en 2016 et qui a pour objectif de renforcer ce type d’opérations.

FIGURE 1

Les opérations de CRI entre 2000 et 2018

Les opérations de CRI entre 2000 et 2018

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Les données comptables ainsi que celles relatives aux variables de gouvernance sont collectées à partir des bases Thomson One Banker et Bloomberg.

La méthodologie de l’étude

Nous effectuons deux types d’analyse : univariée et multivariée. L’analyse univariée comprend des statistiques descriptives et des tests de comparaisons de moyennes des différentes variables de notre modèle. Cette analyse nous permet de décrire les caractéristiques des entreprises de notre échantillon et de ressortir les différences entre les entreprises ayant fait du capital risque industriel et celles qui n’en ont pas fait. L’analyse multivariée consiste en une régression logistique binomiale. Ce type d’analyse est approprié lorsque la variable à expliquer est qualitative et dichotomique. Ce test est effectué pour identifier l’effet des mécanismes de gouvernance sur la décision de faire du capital risque industriel en intégrant un ensemble de variables de contrôle inspirées de la littérature (Basu et al., 2011, Brinette et Khemiri, 2019).

La variable à expliquer est qualitative. Il s’agit de la décision de mener une stratégie de capital risque industriel par une entreprise i relative à l’année t (CRIi,t). C’est une variable dichotomique qui prend 0 si l’entreprise n’a pas mené une stratégie de capital risque industriel et 1 si elle en a fait. Les variables explicatives sont liées aux mécanismes de gouvernance : la concentration de la propriété (CONACT), la présence d’un actionnaire majoritaire (ACTMAJ), la présence d’un actionnaire dirigeant (ACTDIR), la présence d’un actionnaire familial (ACTFAMI), la présence d’actionnaires institutionnels (ACTINVE), l’indépendance du CA (INDEP), l’endettement (DETTE), la rémunération des dirigeants (STOC) et les ressources spécifiques (SPECIFIC). Nous intégrons d’autres variables de contrôle dans la régression : la taille de l’entreprise (TAIL), sa rentabilité (ROE) et son secteur d’activité (SECT).

Nous approchons ces différentes variables par des mesures usuelles empruntées à la littérature. Concernant la variable ressources spécifiques, nous nous appuyons sur les travaux de Wiersema et Bantel (1992) et Boeker (1997). D’après ces auteurs, le niveau d’étude des dirigeants est un indicateur de leurs connaissances. Nekhili et Gatfaoui (2013) et Midavaine et al. (2016) emploient différentes catégories de diplômes (Licence / Bachelor, Master, MBA / Doctorat) pour évaluer la diversité du niveau d’études des managers.

Ainsi, nous mesurons les ressources spécifiques du CA par la diversité du niveau d’études des dirigeants, approchée par l’indice de Blau (1977).

L’indice de Blau est considéré comme une estimation pertinente de la diversité au sein d’un groupe (Harrison et Klein, 2007). Cet indice est calculé comme suit : D = 1 – ΣNi =1 p2i

Où p est la proportion des membres dans une catégorie et N le nombre de catégories (Blau, 1977). Dans cette étude, nous considérons trois catégories de diplômes : Licence / Bachelor ou moins; Master ou équivalent; MBA / Doctorat. Un indice de Blau élevé correspond à une forte diversité du niveau d’études des managers. Cependant, afin d’avoir des valeurs standardisées de l’indice, allant de 0 à 1, nous suivons la méthodologie adoptée par Agresti et Agresti (1978) dans le calcul d’un indice de Blau modifié. L’indice de Blau modifié est obtenu en multipliant par forme: 2171218.jpg l’indice de Blau initial.

Le tableau suivant présente un récapitulatif des mesures utilisées.

TABLEAU 2

Récapitulatif des mesures utilisées

Récapitulatif des mesures utilisées

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Résultats

Analyses préliminaires

Nous avons établi la matrice de corrélation et nous avons procédé au calcul des VIF (Variance Inflation Factors) pour vérifier l’absence de multicolinéarité. Le tableau ci-dessous présente la matrice de corrélation des variables mobilisées dans notre étude.

Nous constatons une corrélation importante entre la concentration de l’actionnariat (CONACT) et la présence d’un actionnaire majoritaire (ACTMAJ). Pour écarter le problème de multicolinéarité, nous n’intégrons pas ces deux variables dans la même régression.

L’analyse des statistiques descriptives montre que l’actionnariat des entreprises est fortement concentré entre les mains des trois premiers actionnaires qui détiennent en moyenne 72 % du capital. La concentration de l’actionnariat est une caractéristique du marché français où les premiers actionnaires possèdent une part importante du capital (La Porta et al., 2000; Claessens et al., 2002). En moyenne, 26 % des actionnaires d’entreprises de notre échantillon sont aussi dirigeants. Cela leur confère un double pouvoir de contrôle et de gestion qui n’est pas dans l’intérêt des actionnaires minoritaires. La moyenne des membres indépendants de CA est de 55 %. Certains conseils ne comptent aucun membre indépendant, alors que d’autres en sont constitués à 100 %. Les entreprises distribuent en moyenne 4 % de leur capital à leurs dirigeants sous forme de stock-options. Les entreprises de notre échantillon sont peu endettées. La part des dettes financières dans leur passif ne dépasse pas 27 % en moyenne. Par ailleurs, la diversité du niveau d’études des dirigeants est en moyenne de 0,88. Les dirigeants ont un niveau d’étude fortement diversifié, ce qui confère aux conseils d’importantes connaissances spécifiques.

Concernant les tests de différences de moyennes, les résultats indiquent que les entreprises qui ont fait du CRI et celles qui n’en ont pas fait diffèrent sur plusieurs caractéristiques. Nous résumons dans le tableau 5 les résultats de ces tests.

La différence de moyenne des variables CONACT et ACTMAJ entre les deux échantillons est positive et significative. Les entreprises adoptent des stratégies de CRI lorsque l’actionnariat est concentré et lorsqu’il y a un actionnaire majoritaire. En effet, ce type d’actionnariat limite le pouvoir des dirigeants et les incite à entreprendre des projets à long terme en l’occurrence l’investissement dans des activités de CRI. Nos résultats corroborent ceux obtenus par Hosono et al (2004), Wahal et Mcconnell (2000), Baysinger et al. (1991), Hill et Snell, (1988) qui montrent l’existence d’une relation positive entre la présence d’actionnaire majoritaire et l’investissement en R&D.

TABLEAU 3

Matrice de corrélation des variables

Matrice de corrélation des variables

Seuil de significativité : *** (p < 0,01), ** (p < 0,05) et * (p < 0,1).

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TABLEAU 4

Statistiques descriptives des variables explicatives

Statistiques descriptives des variables explicatives

Note : Ce tableau présente les statistiques descriptives des variables qui caractérisent les entreprises qui composent l’échantillon de notre étude de 2000 à 2018. Les variables ont été définies dans la section « La méthodologie de l’étude ».

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Nous constatons une différence de moyenne positive et significative de la variable ACTFAMI entre les deux échantillons. Ce résultat corrobore celui obtenu par Singh et Gaur (2013) sur le marché indien qui valident l’idée selon laquelle les entreprises familiales indiennes favorisent l’intensité en R&D. Cela peut s’expliquer par le fait que les entreprises familiales favorisent les investissements à long terme (Charlier et Du Boys, 2011), en l’occurrence le CRI.

Les résultats montrent aussi que les entreprises qui font du CRI ont moins d’investisseurs institutionnels que celles qui ne le font pas. Cela rejoint les résultats obtenus par Graves (1988) et Hill et al. (1988) qui soulignent que les investisseurs institutionnels se désintéressent des investissements à long terme.

Par ailleurs, les entreprises qui font du CRI sont plus grandes, plus rentables et moins endettées comparées à celles qui ne font pas de CRI.

Les deux échantillons ne présentent pas de différence significative au niveau de la présence d’actionnaires dirigeants, de l’indépendance, et des ressources spécifiques des membres du CA et de la distribution des stock-options.

Résultats des régressions logistiques

Le tableau 6 résume les résultats des régressions logistiques. Afin d’éviter tout problème de multicolinéarité dû aux fortes corrélations entre certaines variables explicatives, nous avons estimé deux spécifications différentes de notre modèle. Le modèle 1 comprend l’ensemble des variables explicatives à l’exception de celle mesurant l’actionnariat majoritaire. Le modèle 2 comprend les variables explicatives de notre modèle hormis celle mesurant la concentration de l’actionnariat.

Le premier résultat à mettre en évidence concerne l’existence d’une relation positive et significative entre la concentration de l’actionnariat, la présence d’un actionnaire majoritaire et la décision de mener une stratégie de capital risque industriel. Les entreprises font du CRI lorsque l’actionnariat est fortement concentré et lorsqu’il y a un actionnaire majoritaire. En effet, l’actionnariat concentré diminue le pouvoir des dirigeants et les incite à mener des stratégies innovantes à long terme. Cela confirme les hypothèses H1 et H2. L’identité des actionnaires est également un déterminant qui influence significativement notre variable dépendante « mener une stratégie de CRI ».

TABLEAU 5

Résultats des tests de différence de moyennes

Résultats des tests de différence de moyennes

Note : Ce tableau présente la moyenne de chaque variable explicative pour l’échantillon des entreprises françaises ayant fait du CRI et pour l’échantillon de contrôle ainsi que les résultats des tests de comparaison des moyennes des variables qui caractérisent les deux échantillons.

Sont mises entre parenthèses les probabilités correspondantes de rejet à tort de l’hypothèse nulle H0.

*, **, *** désignent respectivement la significativité statistique des différences entre les variables qui caractérisent les entreprises qui ont fait du CRI et celles qui caractérisent les entreprises comparables qui n’ont pas fait de CRI aux seuils de 10 %, 5 % et 1 %.

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Le deuxième résultat à mettre en exergue concerne l’impact des ressources spécifiques sur la réalisation des opérations de CRI. Nous obtenons une relation positive et fortement significative au seuil de 1 % entre les deux variables en jeu. Ce résultat attendu témoigne de la spécificité de ces véhicules d’investissement dans le sens où des ressources spécifiques sont mises à la disposition des firmes financées. En outre, ce résultat rejoint ceux d’une littérature abondante visant à démontrer l’impact des ressources spécifiques sur la performance et la création de valeur qui découle du projet technologique (Ramadani et al., 2017; Chen, 2014; Midavaine et al., 2016; Dufour et al., 2018; Brinette et Khemiri, 2019). Au final, l’influence de notre variable « diversité du niveau d’études » est un facteur prépondérant dans la réalisation des opérations de CRI.

Le troisième résultat intéressant concerne la présence d’actionnaires familiaux, favorable à la mise en place des stratégies de CRI. Dans les entreprises familiales, la surveillance des dirigeants est renforcée en raison d’une meilleure connaissance de l’entreprise par la famille (Anderson et Reeb, 2003), et de son horizon d’investissement à long terme (Charlier et Du Boys, 2011). La spécificité de l’actionnariat familial s’avère favorable aux activités de CRI.

A l’instar de Anokhin et al. (2016), la présence d’investisseurs institutionnels influence négativement les stratégies de CRI. Cela est dû au fait que les investisseurs institutionnels ne sont pas intéressés par les projets d’investissement à long terme. En outre, ces investisseurs sont sensibles aux éléments tangibles qui leur permettent de communiquer sur leurs fonds à leurs clients potentiels. Or les véhicules d’investissement du type CRI constituent une forme d’investissement exploratoire et très risquée, qui rentre très peu dans l’univers de gestion des organismes de placement collectifs en valeurs mobilières (OPCVM), hormis quelques fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI).

Le cumul des rôles d’actionnaire et de dirigeant n’influence pas significativement les stratégies de CRI. L’influence des administrateurs indépendants n’est également pas significative. Cela peut s’expliquer par la présence d’actionnaire majoritaire et par la concentration de l’actionnariat.

Le pouvoir du CA est faible dans les entreprises ayant des actionnaires majoritaires. En outre, la forte concentration de l’actionnariat limite le contrôle des entreprises par leur CA.

TABLEAU 6

Effets des mécanismes de gouvernance sur la décision de mener une stratégie de capital risque industriel

Effets des mécanismes de gouvernance sur la décision de mener une stratégie de capital risque industriel

Note : Ce tableau présente les résultats des régressions logistiques visant à mesurer l’impact des mécanismes de gouvernance sur la décision de mener une stratégie de CRI. La variable dépendante est dichotomique qui prend 1 si l’entreprise a mené une stratégie de CRI et 0 sinon. Les variables indépendantes et de contrôle ont été définies dans la section « La méthodologie de l’étude » et résumées dans le tableau 2. Pour écarter le problème de multicolinéarité, nous n’intégrons pas les deux variables fortement corrélées (CONACT et ACTMAJ) dans la même régression. Le modèle 1 est estimé en excluant ACTMAJ. Le modèle 2 est estimé en introduisant ACTMAJ et en excluant CONACT. Pour chaque variable indépendante, la valeur du coefficient de régression est donnée, suivie par l’erreur standard qui lui est attribuée (chiffre entre parenthèses). Les erreurs standards sont issues de tests de Wilcoxon. Ils nous informent quant au niveau de significativité statistique des coefficients attribués aux variables indépendantes. *, **, *** désignent respectivement la significativité statistique des coefficients aux seuils de 10 %, 5 % et 1 %.

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Concernant l’influence du niveau d’endettement de l’entreprise, les résultats montrent que la dette influence négativement la stratégie de CRI. Cela nous amène donc à infirmer l’hypothèse H5. Ce résultat peut être expliqué à la lumière de la théorie des slack ressources qui stipule que la flexibilité financière de l’entreprise agit sur sa capacité à allouer des ressources à de nouveaux projets (Greenley et Okemgil, 1998; Weimzimmer, 2000). A ce titre, le niveau d’endettement d’une entreprise conduit à atténuer la disponibilité d’un excédent de ressources (Bourgeois, 1981; McGuire et al., 1988). Ce résultat est conforme aux conclusions de Cumming et Macintosh (2000) selon lesquelles les entreprises disposant d’un ratio d’endettement élevé sont financièrement plus contraintes et consacrent par conséquent moins de dépenses à la R&D.

Nos résultats ne montrent pas de relation significative entre la détention de stock-options et l’incitation à une prise de risque accrue. Cela rejoint les études empiriques de De Fusco et al. (1991), Friend et Lang (1998) et plus récemment ceux de Zona (2016). Ces auteurs ne trouvent pas de lien positif entre les stock-options et les décisions managériales. Il nous semble donc que la détention des stock-options serait un mécanisme d’incitation à la prise de risque peu efficace. Ce résultat corrobore les tenants de la vision comportementaliste de la théorie de l’agence (behavioral agency view). Ces auteurs suggèrent que les stocks-options réduisent les dépenses en R&D. Cette vision postule que les dirigeants sont concernés par la protection de leur niveau de richesse plutôt que d’envisager des pertes potentielles relatives à la réalisation de projets risqués (Devers et al., 2008). Wiseman et Gomez-Mejia (1998) étudient la relation entre le type de rémunération et la perception du risque par les managers. Bien que les stock-options encouragent le comportement de prise de responsabilité de gestion, les auteurs notent que les dirigeants préfèrent les projets moins risqués pour protéger leur rémunération qui est fonction de la performance de l’entreprise.

Les deux variables de contrôle à savoir la taille de l’entreprise et sa rentabilité influencent positivement et significativement les stratégies de CRI.

Ces différents résultats mettent en évidence le rôle des mécanismes de gouvernance (disciplinaires et cognitifs) dans l’explication des décisions d’investissement en capital risque industriel.

Résultats des tests de robustesse

Afin de vérifier la robustesse de nos résultats, nous nous intéressons à la dynamique d’innovation des entreprises engagées dans des activités de CRI à travers le montant investi dans les fonds de CRI. Nous ne tenons pas compte de la participation du groupe dans la start-up étant donné qu’à chaque fois, il s’agit d’une participation minoritaire. Notons que le dispositif d’incitation fiscal prévoit que les grands groupes ne puissent investir qu’à hauteur de 20 % du capital des start-up afin d’éviter que ces dernières ne soient rachetées par les grands groupes.

Les résultats des tests de robustesse présentés dans le tableau suivant confirment nos principales conclusions présentées précédemment sur le rôle joué par la structure de propriété, les ressources spécifiques ainsi que le profil de l’actionnariat sur les montants alloués au financement de l’innovation.

Conclusion

Le développement de l’innovation constitue un enjeu majeur afin de renforcer le potentiel de croissance de notre économie. Le levier principal de ce renforcement concerne la capacité des investisseurs à drainer des financements en capitaux propres vers les entreprises innovantes, soumises le plus souvent à des contraintes pour lever des fonds, notamment lors de la phase d’amorçage du projet. C’est dans cet esprit que le législateur, par le dispositif Moscovici-Pellerin du 7 novembre 2013, impulse un nouveau véhicule d’investissement dans l’innovation, le capital risque industriel. Ce dispositif repose sur une incitation fiscale qui permet aux entreprises qui apportent les capitaux d’amortir sur 5 ans leurs souscriptions au capital de sociétés innovantes. Partant de ce constat, il nous semble pertinent d’étudier les relations qui peuvent exister entre le système de gouvernance des groupes français cotés au SBF 120 et leur capacité à conduire des stratégies de capital risque industriel (CRI). Pour mener à bien notre étude, nous avons identifié, au travers de la littérature, un ensemble de facteurs inhérents à la gouvernance ayant une influence sur le choix de mener des stratégies de CRI. Nous étudions toutes les opérations de CRI initiées par les entreprises du SBF 120 sur la période 2000-2018.

Parmi les relations analysées, nous mettons spécifiquement l’accent sur l’effet des caractéristiques de l’actionnariat sur la mise en oeuvre des opérations de CRI. En particulier, nous montrons l’importance de l’identité des actionnaires. En effet, les entreprises qui conduisent des stratégies de CRI sont celles ayant une structure de propriété concentrée, un actionnaire majoritaire et un actionnariat familial. La raison principal avancée pour expliquer ce phénomène, tient au fait que les conflits d’agence entre actionnaires et dirigeants sont réduits dans ce type d’entreprise. Les dirigeants agissent dans l’intérêt des actionnaires et choisissent des investissements innovants, risqués et à long terme, en l’occurrence l’investissement dans le capital risque industriel.

TABLEAU 7

Résultats des tests de robustesse : effets des mécanismes de gouvernance sur le montant investi dans les fonds de capital risque industriel

Résultats des tests de robustesse : effets des mécanismes de gouvernance sur le montant investi dans les fonds de capital risque industriel

Note : Ce tableau présente les résultats des régressions linéaires visant à mesurer l’impact des mécanismes de gouvernance sur la dynamique d’innovation mesurée différemment. La variable dépendante est le montant investi par les entreprises dans les fonds de capital risque industriel. Les variables indépendantes et de contrôle ont été définies dans la section « La méthodologie de l’étude » et résumées dans le tableau 2. Pour écarter le problème de multicolinéarité, nous n’intégrons pas les deux variables fortement corrélées (CONACT et ACTMAJ) dans la même régression. Le modèle 1 est estimé en excluant ACTMAJ. Le modèle 2 est estimé en introduisant ACTMAJ et en excluant CONACT. Pour chaque variable indépendante, la valeur du coefficient de régression est donnée, suivie par l’erreur standard qui lui est attribuée (chiffre entre parenthèses). Les erreurs standards sont issues de tests de Student. Ils nous donnent le niveau de significativité statistique des coefficients attribués aux variables indépendantes. *, **, *** désignent respectivement la significativité statistique des coefficients aux seuils de 10 %, 5 % et 1 %.

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L’autre résultat fondamental de cette étude repose sur l’importance des ressources spécifiques, au travers de la variable « diversité du niveau d’études » des dirigeants et membres du CA dans la mise en place de ce type de stratégie. Les entreprises détenant d’importantes ressources spécifiques sont les plus enclines à investir dans des opérations de CRI. A l’instar de Charreaux (2011) et de Moris (2014), ces compétences et connaissances permettent d’identifier de la meilleure façon les processus conduisant à la création de valeur en investissant dans de jeunes entreprises innovantes.

Les autres mécanismes de gouvernance à savoir la présence d’administrateurs indépendants et la distribution des stocks options n’ont pas d’impact significatif sur les stratégies de CRI. Par ailleurs, les entreprises les plus endettées et ayant des investisseurs institutionnels sont celles qui font le moins de CRI. Ce dernier résultat rejoint de nombreuses observations. L’expansion du capital risque industriel est bien plus limitée en France qu’aux USA eu égard au faible rôle joué par les investisseurs institutionnels dans le financement de l’innovation.

Cette recherche contribue à approfondir l’étude des stratégies de recherche et développement (R&D) en s’intéressant plus particulièrement à la stratégie de capital risque industriel (CRI). Nous apportons au débat suscité par le développement de l’innovation, via son financement, des contributions théoriques et managériales. Sur le plan théorique, nous avons mobilisé les deux approches de la gouvernance (disciplinaire et cognitive) pour expliquer les activités de CRI. Les mécanismes de gouvernance sous l’angle cognitif ont rarement été étudiés dans le cadre d’explication des décisions stratégiques prises par les dirigeants. Notre étude a montré la pertinence de la prise en considération des compétences et connaissances spécifiques pour comprendre l’occurrence des stratégies de CRI. En adoptant ce point de vue, cette étude complète la littérature en introduisant cette dimension cognitive, comme facteur influençant favorablement la mise en oeuvre de projets innovants.

Sur le plan managérial, nos principaux résultats peuvent orienter le choix des dirigeants en leur montrant la spécificité du système de gouvernance des entreprises qui s’engagent dans des activités de CRI. En outre, notre étude permet aux dirigeants de comprendre les stratégies de CRI de leurs concurrents. Ce travail est intéressant par le nouvel éclairage qu’il permet de susciter auprès du législateur et des différents régulateurs. Nous croyons, en effet, que nos résultats pourront renouveler les débats contemporains autour de la question de l’innovation.

Cette étude réalisée sur le marché français du capital risque ouvre plusieurs perspectives de recherche. Les recherches futures pourraient s’intéresser aux opérations de CRI réalisées sur des cibles de jeunes firmes innovantes en phase d’amorçage. Notons que les jeunes firmes innovantes sont perçues comme une source majeure de nouvelle technologie et d’innovation conduisant à la création de brevets (Wadhwa et al., 2016). Il nous semble qu’un raffinement intéressant serait d’intégrer, dans des études à venir, le cycle de vie de l’entreprise. Ce faisant, cela permettrait d’analyser l’influence des structures de gouvernance sur les stratégies d’alliances des jeunes entreprises (Galloway et al., 2017). Enfin, il pourrait être pertinent de distinguer, dans de futures analyses, deux types d’investisseurs, les fonds que nous avons étudiés ainsi que les « venture capitalists ». En effet, même si les différents types d’investisseurs sont centrés sur la maximisation des profits, leurs rémunérations ne s’établissent pas de la même manière (fixes d’un côté, et variables indexées sur la performance de l’autre), ce qui pourrait avoir des effets différents sur l’intensité en innovation.