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La diffusion des connaissances est au coeur du processus de recherche, peu importe la discipline. Avant la création des Philosophical Transactions of the Royal Society of London – première revue savante, fondée en 1665 – la diffusion des nouvelles connaissances était souvent faite par des démonstrations publiques où l’on pouvait observer, en direct, les nouvelles découvertes réalisées (Fyfe et Moxham, 2016). Elles étaient également disséminées par la publication de traités – qui mettaient en général plusieurs années à paraitre – ainsi que par l’intermédiaire de l’imposante correspondance épistolaire que les chercheurs entretenaient. Dans cette république des lettres, des passeurs, tels le père Marin Mersenne ou Henry Oldenburg, jouaient le rôle d’éditeurs en chef avant l’heure, choisissant les lettres qui méritaient d’être recopiées et transmises plus largement (Gingras, 2010). Avec l’avènement de l’imprimerie, les premières revues scientifiques sont venues faciliter la diffusion des résultats de la recherche et accélérer la production de nouvelles connaissances (Harmon et Gross, 2007).

Au cours des 300 années qui ont suivi, le nombre de revues savantes a augmenté de façon exponentielle, porté par une croissance correspondante du nombre de chercheurs et par la création de nouvelles disciplines et spécialités (Price, 1963). Les revues ont ensuite consolidé, pendant la majeure partie du 20e siècle, leur position centrale dans le système de diffusion des connaissances (Meadows, 1979), en particulier dans les sciences naturelles et médicales (Larivière, Archambault, Gingras et Vignola-Gagné, 2006). En plus de permettre une diffusion plus rapide des connaissances, les revues ont établi les principes de la priorité scientifique et de l’évaluation par les pairs, et ont contribué à l’archivage systématique des connaissances scientifiques (Wouters, Sugimoto, Larivière, McVeigh, Pulverer, de Rijcke et Waltman, 2019).

L’arrivée de l’Internet et, plus généralement, des technologies numériques, est venue bouleverser le paysage de l’édition savante au milieu des années 1990. Alors que certains considéraient l’Internet comme un moyen de résoudre les enjeux financiers liés à l’achat des revues, d’autres pensaient que ce réseau ne rendrait pas la diffusion des connaissances moins onéreuse (Mackenzie Owen, 2007). Dans l’ensemble, l’écosystème de l’édition savante, fragmenté entre universités et sociétés savantes nationales et disciplinaires, était mal équipé pour profiter de ces transformations numériques. En conséquence, plusieurs petits éditeurs et autres presses universitaires se sont tournés vers les éditeurs commerciaux afin de passer au numérique (Guédon, 2001). Cela a conduit à la situation où la diffusion des connaissances est concentrée entre les mains de quelques éditeurs à but lucratif, dont les couts deviennent intenables pour la communauté de la recherche et, plus spécifiquement, pour les bibliothèques universitaires (Shu, Mongeon, Haustein, Siler, Alperin et Larivière, 2018). En 2015, par exemple, plus de la moitié des articles scientifiques publiés dans les revues internationales étaient contrôlés par cinq éditeurs commerciaux : Elsevier, Springer Nature, Wiley, Taylor & Francis et SAGE Publications (Larivière, Haustein et Mongeon, 2015). À ces derniers sont associés des revenus de 19 milliards $ US annuellement, portés par des marges de profits de l’ordre de 40 % (Hagve, 2020). Tout cela étant facilité, bien sûr, par le fait que ni les auteurs, ni les évaluateurs, ne sont rémunérés pour leurs articles et évaluations.

Le tableau 1 montre que les sciences de l’éducation ne font pas exception à cette tendance lourde : les cinq grands éditeurs commerciaux contrôlent près de la moitié (49,2 %) des articles publiés dans le domaine entre 2010 et 2020. De ces cinq éditeurs, Taylor & Francis est celui qui détient la part la plus importante, avec 22,6 % de tous les articles, suivi par SAGE Publications (9,1 %) et Springer Nature (8,1 %). Elsevier et Wiley, avec respectivement 4,7 % et 4,6 % des articles, ferment la marche. D’une façon encore plus importante, l’on remarque une différence importante dans la disponibilité en libre accès des articles diffusés par les éditeurs commerciaux et de ceux diffusés par les autres éditeurs. En effet, alors que plus de 78 % des articles des cinq principaux éditeurs commerciaux ne sont disponibles qu’aux abonnés, ce pourcentage est de seulement 31 % chez les autres éditeurs. En d’autres termes, les éditeurs commerciaux ont des pratiques de diffusion beaucoup moins ouvertes que les plus petits éditeurs (sociétés savantes, universités, organisations à but non lucratif).

Tableau 1

Nombre et pourcentage d’articles des principaux éditeurs en sciences de l’éducation, selon leur statut de libre accès (site de la revue ou dépôt institutionnel/disciplinaire), et pourcentage de tous les articles diffusés par ces principaux éditeurs, 2010-2020. (Base de données Dimensions.ai)

Nombre et pourcentage d’articles des principaux éditeurs en sciences de l’éducation, selon leur statut de libre accès (site de la revue ou dépôt institutionnel/disciplinaire), et pourcentage de tous les articles diffusés par ces principaux éditeurs, 2010-2020. (Base de données Dimensions.ai)

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Malgré un tel contrôle de la diffusion des connaissances en sciences de l’éducation par les éditeurs commerciaux, l’on constate que le libre accès demeure en croissance dans le domaine (figure 1). En effet, alors que 4 % des articles publiés en 1980 sont disponibles gratuitement en ligne en 2020, ce pourcentage est de 16 % pour ceux publiés en 2005. Le pourcentage d’articles ouverts augmente ensuite considérablement, pour atteindre 54 % en 2019. Cette tendance suggère une diversification des maisons d’édition où sont publiés les articles, ce qui amène une plus grande disponibilité des articles pour les chercheurs, les praticiens et le grand public.

Mentionnons toutefois que les chercheurs du domaine ne semblent pas faire un usage optimal des dépôts institutionnels et disciplinaires – seulement 7,2 % des articles sont disponibles sous cette forme entre 2010 et 2020 (tableau 1). Rappelons que la très grande majorité des revues savantes – et même celles des éditeurs commerciaux – permettent aux chercheurs d’archiver dans un dépôt la copie acceptée de leur manuscrit. L’adoption de cette pratique – gratuite pour les chercheurs – permettrait de rendre les résultats des travaux en sciences de l’éducation disponibles à un plus large public.

Figure 1

Pourcentage d’articles en libre accès (en 2020) en sciences de l’éducation, selon l’année de publication. Doré : libre accès sur le site de la revue ; vert : libre accès sur un dépôt institutionnel ou disciplinaire, 1980-2020. (Base de données Dimensions.ai)

Pourcentage d’articles en libre accès (en 2020) en sciences de l’éducation, selon l’année de publication. Doré : libre accès sur le site de la revue ; vert : libre accès sur un dépôt institutionnel ou disciplinaire, 1980-2020. (Base de données Dimensions.ai)

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La pandémie actuelle nous a montré qu’il existe des barrières à l’accès aux connaissances, transcendant les pays, les disciplines et les langues. Dans ce contexte, les éditeurs à but lucratif ont, dès le début de la pandémie, rendu disponibles gratuitement certains articles relatifs à la COVID-19 (https://wellcome.ac.uk/coronavirus-covid-19/open-data). Cette politique était toutefois un aveu implicite que la situation normale : l’accès restreint représente un obstacle à l’avancement des connaissances (Larivière, Shu et Sugimoto, 2020). Les infrastructures de diffusion de la recherche privées à but lucratif, qui n’ont pas fait de l’ouverture de la science leur mission principale, entravent le développement de la science et vont à l’encontre des intérêts de la société, ce qui nous rappelle l’importance d’avoir des infrastructures ouvertes et équitables permettant la diffusion des résultats de la recherche.

Le Québec, à la fin des années 1990, s’est doté de sa propre infrastructure de diffusion de revues savantes : la plateforme Érudit. Comme celles de bon nombre de communautés non anglophones, les revues savantes québécoises n’ont pas été emportées par les éditeurs à but lucratif, compte tenu de leur potentiel commercial plus limité. Par contre, dans grand nombre de pays – et surtout dans le monde anglophone, qui domine la diffusion des connaissances – la littérature en sciences de l’éducation demeure bloquée derrière un mur payant ; les résultats des travaux de recherche demeurent inaccessibles aux chercheurs, praticiens, bailleurs de fonds et grand public qui ne peuvent payer ces frais d’abonnement élevés. La solution à cette situation passe par la mise en place d’infrastructures collectives de diffusion des connaissances, qui permettront une plus grande participation aux activités de recherche et garantiront l’équité et la justice dans la création et la diffusion de nouvelles connaissances.