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Dans les sociétés capitalistes, et surtout si elles sont d’orientation libérale comme l’est le Canada, le travail constitue une norme élémentaire d’intégration sociale. C’est donc à la lumière de cette norme qu’il convient de lire l’histoire des régimes d’assistance sociale. À la toute fin des années 1960, le Québec se dote d’un droit au revenu minimum en adoptant la Loi de l’aide sociale. Cependant, le principe d’inconditionnalité enchâssé dans cette loi a été rapidement érodé. Ainsi, l’obligation de travailler a été de plus en plus liée à l’aide dite de dernier recours, surtout à partir des années 1990 dans la foulée de l’activation des politiques sociales[2]. Dans un contexte où les personnes assistées sociales constituent la catégorie sociale la plus stigmatisée de la population québécoise[3], où le taux d’assistance n’a jamais été aussi bas et où l’économie québécoise fait face à une « pénurie de main-d’oeuvre[4] », la question de savoir pourquoi ceux et celles qui le « pourraient » ne travaillent pas semble hanter l’opinion publique.

Cherchant à réfléchir par-delà la question de savoir « pourquoi les personnes assistées sociales ne travaillent pas ? », nous avons opéré deux déplacements. D’abord, nous avons souhaité renverser le préjugé négatif contenu dans cette question en ne présumant pas que les personnes assistées sociales ne travaillent pas. Certes, lorsqu’elles touchent des prestations de dernier recours, en principe elles ne gagnent pas un revenu suffisant pour vivre. Mais cela n’induit pas qu’elles ne travaillent pas du tout ou soient très éloignées et sans expérience du marché du travail. Ensuite, plutôt que de partir, ou de présumer qu’elles partageaient d’emblée la norme du travail-intégration, nous voulions interroger des personnes assistées sociales sur ce qu’elles pensent du travail.

Un des points de départ de notre recherche – et c’est l’objet de cet article – était donc d’interroger la place qu’occupe le travail salarié dans la vie des personnes assistées sociales et les significations qu’elles lui confèrent. L’activation de la protection sociale et des politiques publiques de l’emploi, en ciblant notamment les individus supposément « éloignés » du marché du travail et en mettant l’accent sur la formation/acquisition de compétences en matière « d’employabilité », en viennent à confirmer la centralité du travail salarié dans l’imaginaire collectif. Pour comprendre ce qu’il en est du point de vue de ceux et celles associé.e.s à cette catégorie de la population que l’on qualifie abusivement d’« inactive », nous avons fait porter notre enquête sur le rapport au travail, en adoptant une perspective centrée sur les parcours de vie des personnes dites sans contraintes à l’emploi et étant (ou ayant été) prestataires de l’aide sociale, en présumant que celles-ci peuvent avoir des conceptions du travail, des expériences, des attentes et une perspective de bien-être et de réalisation de soi qui divergent ou entrent en contradiction avec les normes implicites véhiculées par les politiques publiques de l’emploi.

Ce positionnement permettait d’élargir la conception du travail, afin d’englober diverses formes de pratiques sociales, telles que le service domestique ou le bénévolat. Parallèlement, il nous a semblé important de situer ces deux dimensions interdépendantes – idéelle et expérientielle – du rapport au travail en les mettant en lien avec leur parcours de vie, puis avec les contraintes et possibilités mises en place par les institutions publiques, en particulier celles se rapportant aux mécanismes de contrôle issus des systèmes de formation et de protection sociale. Refusant de poser les bénéficiaires de l’aide sociale en sujets passifs confinés à un rôle de « patients de l’État[5] » et en nous intéressant à leur agentivité – c’est-à-dire à leur capacité à agir sur leur monde, à le transformer et à l’influencer –, nous voulions savoir comment le rapport au travail des personnes à l’aide sociale pouvait expliquer la diversité et la complexité de leurs parcours de vie et vice-versa.

Dans une brève partie introductive, nous situons notre recherche en regard du programme d’aide sociale québécois, ainsi que des enquêtes québécoises menées auparavant qui partagent nos questions et notre démarche méthodologique, puis nous présenterons quelques éléments méthodologiques guidant notre démarche de recherche. Dans les deux parties suivantes, nous présentons les principaux résultats de la recherche. La deuxième partie porte sur le rapport au travail et présente les expériences et les réflexions des personnes enquêtées sur les différentes formes de travail, l’aide sociale et les mécanismes d’activation qui s’y rattachent alors que la troisième partie traite des barrières à l’emploi tout en faisant parallèlement le point sur les principaux éléments du discours des enquêté.e.s qui éclairent leurs trajectoires. Cette dernière partie propose également une lecture interprétative qui tient compte de la dynamique entre la position sociale des acteurs et les différents rapports sociaux qui modulent la singularité de leurs trajectoires de vie (discrimination de genre, d’origine et racisation, d’âge, esthético-normative et capacitisme). Quant à la conclusion, elle cherche à jeter un regard croisé sur les différentes significations que revêt le travail chez les personnes que nous avons rencontrées, les barrières propres aux pratiques des employeurs et au système d’assistance sociale, et la question de l’intégration sociale.

Le programme d’Aide sociale et son activation

Au Québec, l’institutionnalisation de l’assistance suit trois grandes phases : 1) résiduelle ; 2) d’universalisation ; et 3) d’activation. La première phase renvoie à l’implantation d’un régime assistantiel dit « résiduel », c’est-à-dire qu’il vise et touche peu de personnes, lesquelles relèvent de la catégorie des « pauvres méritants ». La seconde phase correspond à l’universalisation de l’assistance sociale. Elle s’appuie sur une idée forte du droit au revenu, fondée sur la situation de besoin indépendamment des raisons l’ayant entraînée. Entériné en 1969, avec l’adoption de la Loi de l’aide sociale, ce droit commence à être érodé dès 1984.

Deux éléments contextuels contribuent à remettre en cause l’universalisme de l’assistance et la transition vers une troisième phase du régime assistantiel. Le premier élément est lié au renversement du ratio des prestataires. Les personnes dites « aptes au travail » étaient désormais largement majoritaires, en plus de toucher des prestations pendant plus longtemps ; tendances qui concernaient surtout des personnes seules, les mères de familles monoparentales[6] et les jeunes. Le second élément découle de la mutation du contexte économico-politique dû à la crise du régime keynéso-beveridgien, marquée par des cycles de récessions économiques, la croissance des dettes publiques, puis par le renouvellement du cadre idéologique de légitimation du rôle social et économique de l’État, c’est-à-dire le néolibéralisme[7]. C’est dans ce contexte que la troisième phase, amorcée à la fin des années 1980, s’ancre autour d’une stratégie misant sur l’activation de l’assistance sociale – et, plus largement, de l’ensemble de la protection sociale – caractérisée par le renforcement de l’injonction au travail[8]. Ainsi, l’intervention de l’État, auparavant accusée d’encourager la passivité des bénéficiaires, doit désormais stimuler leur intégration au marché du travail. En pratique, le gouvernement n’indexe pas, ou il ne le fait que partiellement, les montants de l’aide sociale – une stratégie qui perdurera dans le temps – et cible les groupes dont il estime devoir prioritairement orienter les comportements (les jeunes, puis les mères-cheffes de famille monoparentale, les primodemandeurs puis les prestataires vieillissants).

Insistons sur deux formes d’activation de l’aide sociale. La première relève du principe libéral pluriséculaire de moindre admissibilité (less eligibility). Selon ce principe, le stigmate associé à l’assistance sociale ou la faiblesse de son montant constituent un encouragement pour les personnes à préférer l’emploi à l’inactivité. La seconde forme d’activation concerne le déploiement de divers programmes de formation, d’intégration en emploi, de qualification ou de participation[9]. Selon les réformes apportées aux lois de l’aide sociale au fil du temps, ces « parcours vers l’emploi » ont périodiquement revêtu un caractère obligatoire, soit pour tous les nouveaux inscrits, soit pour un groupe ciblé. C’est ainsi que depuis la mise en vigueur du programme Objectif emploi[10], les personnes qui demandent l’aide pour la première fois sont obligatoirement tenues de s’inscrire à un parcours pour l’emploi. Notre enquête ayant été effectuée dans les premiers mois de cette implantation, nous ne visions pas à en mesurer les effets, sinon à la mettre en contexte en considérant le point de vue de personnes appelées « à s’activer ».

Sachant que de telles orientations gouvernementales n’ont pas toujours les moyens de leurs ambitions[11], mais que l’incitation au travail constitue l’arrière-fond du programme d’aide sociale, nous nous intéressons aux perceptions que les personnes assistées sociales ont de cette incitation tout en cherchant à comprendre comment leurs stratégies de retour (ou non) au travail peuvent s’en ressentir. Soulignons enfin que le modèle néolibéral qui oriente les politiques sociales dans cette troisième phase s’appuie notamment sur

l’occultation des causes structurelles des problèmes sociaux et économiques […] vécus par une proportion de plus en plus importante de la population, d’où l’apologie […] de l’idéologie selon laquelle « chaque individu est responsable de son sort et que ses carences, faiblesses ou limites personnelles expliquent sa situation »[12].

Pour cette raison, nous chercherons aussi à montrer que les orientations actuelles de l’aide sociale occultent non seulement les transformations – et la précarisation – de l’emploi dans le capitalisme contemporain, mais aussi les diverses épreuves vécues par les bénéficiaires de l’aide sociale qui limitent leur capacité à intégrer le marché du travail.

Au Québec, des enquêtes portant entre autres sur le rapport au travail – ou les programmes d’insertion en emploi[13] – des populations plus éloignées du marché du travail ont été réalisées par plusieurs chercheur.euse.s au fil des décennies pour connaître plus en profondeur les déterminants de l’insertion en emploi[14]. Dans la foulée des travaux novateurs de Paul Grell et Anne Wery portant sur le cas montréalais, cette série d’enquêtes mobilisant généralement la méthode du récit de vie, ont été analysées sous l’angle double de la trajectoire et des représentations du travail, de la pauvreté ou des mesures d’activation.

Alors que toutes ces enquêtes ont été amorcées en tenant compte du contexte d’arrière-fond – crise économique, crise de l’emploi et précarisation, réformes des lois sur l’aide sociale –, que toutes divergent quant à l’objet spécifique de leurs questions et qu’elles mobilisent des cadres conceptuels légèrement différents, leurs conclusions concernant le rapport au travail présentent une étonnante convergence. Rappelons que la principale conclusion de l’enquête initiale de Grell, menée au début des années 1980, entérinait la possibilité d’une libération du travail salarié intégrateur et émancipateur. En effet, ceux et celles qui, au fil de leur parcours, avaient fait le deuil du salariat pouvaient connaître une certaine forme d’accomplissement en se maintenant en banlieue du travail salarié et en y expérimentant d’autres formes d’activités. Pour les autres, le maintien d’une référence forte à l’emploi déterminait à la fois leurs velléités d’insertion et les difficultés traversées pour y parvenir. Or, dans les enquêtes subséquentes, c’est cette figure de la centralité du travail qui s’est maintenue. Dans un contexte de diminution significative du taux d’assistance de la population classée comme n’ayant pas de contraintes à l’emploi, nous voulions nous inscrire dans cette tradition pour prendre à notre tour la mesure de la perception de la norme dominante du travail-intégration et de ses impacts sur les trajectoires de vie.

Présentation de la démarche de recherche et précisions méthodologiques

L’origine de la recherche découle de questions relatives au marché du travail, soulevées à la suite de consultations menées par le Collectif pour un Québec sans pauvreté (CQSP) avec ses organismes membres, en 2016 et 2017. Celles-ci ont entraîné la mise en place d’un partenariat de recherche entre le CQSP et le Groupe de recherches interuniversitaire et interdisciplinaire sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS). L’ensemble des étapes de la recherche ont été réalisées en co-construction des connaissances entre les chercheur.e.s et le partenaire, et ce, de l’élaboration du questionnaire d’entretien jusqu’à l’analyse des résultats[15]. Pour reconstituer les parcours de vie et le rapport au travail des personnes assistées sociales, huit entretiens de groupe ont été réalisés entre février et juillet 2018, dans sept régions du Québec[16], auprès de 44 personnes assistées sociales. Trois méthodes de recrutement ont été mobilisées : 1) les réseaux d’interconnaissance des chercheur.euse.s ; 2) le recrutement par le biais des organismes membres du CQSP et 3) l’affichage de rue. Les deux seuls critères de participation à la recherche étaient d’être ou d’avoir déjà été une personne assistée sociale dite « sans contraintes » à l’emploi et d’avoir déjà eu, au cours de sa vie, au moins une expérience de travail rémunéré. La réalisation de groupes de discussion dans plusieurs régions du Québec a rendu possible la documentation des expériences et des représentations d’une pluralité d’individus aux profils différenciés dans un contexte où les fonds alloués à la recherche étaient limités. La dynamique de partage et les interactions entre les participant.e.s, propres à cette méthode d’entretien, ont aussi permis d’identifier des zones d’accords et de désaccords entre les participant.e.s ainsi que les épreuves qui se sont manifestées plus fréquemment au travers de leurs parcours d’aide sociale et d’emploi.

Parmi les 44 participant.e.s rencontré.e.s, on compte 21 hommes et 23 femmes. On notera que notre échantillon comporte très peu de jeunes assisté.e.s sociaux, la moyenne d’âge des participant.e.s étant de 48 ans. Quatre participant.e.s n’ont pas indiqué leur âge, mais il n’en reste pas moins que la plupart des personnes que nous avons rencontrées ont entre 40 et 60 ans et seulement trois d’entre elles ont moins de 30 ans. Une très grande majorité des répondant.e.s, soit 36 personnes, vivent seules et de ce nombre, quatre sont des mères de familles monoparentales ; trois personnes vivent en couple avec des enfants ; une autre vit en couple, sans enfants. Même si les personnes interrogées sont ou ont déjà été considérées « sans contraintes à l’emploi » par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, plusieurs d’entre elles recevaient, au moment de l’entrevue, les prestations réservées aux personnes classées comme ayant des « contraintes temporaires ou sévères à l’emploi » ce qui montre notamment que les parcours des personnes assistées sociales sont dynamiques et hétérogènes, c’est-à-dire qu’elles bougent à l’intérieur du système d’aide sociale selon les expériences qu’elles vivent dans les multiples sphères de leur vie sociale.

Dans l’ensemble, la démarche de recherche visait à comprendre, interpréter et expliquer les parcours d’activation, d’emploi et de vie[17] des personnes assistées sociales. Plus précisément, les matériaux fournis par les entretiens devaient permettre 1) de comprendre le rapport au travail des personnes assistées sociales dites « sans contraintes à l’emploi » ; 2) d’interpréter ce rapport au travail en termes de parcours plus ou moins qualifiants[18] ; et 3) d’expliquer les épreuves vécues lors des parcours en dégageant des explications en termes de barrières à l’emploi. Nos questions d’entretien[19], qui portaient sur le rapport au travail, à l’aide sociale et aux mesures d’activation, avaient ainsi pour but d’amener les participant.e.s à reconstruire leurs trajectoires en sélectionnant les expériences, les épreuves et les événements qu’ils et elles jugeaient marquants dans leurs parcours de vie, d’emploi et d’aide sociale[20]. Autrement dit, il s’agissait d’approfondir les formes et les caractéristiques de leurs expériences de travail pour ensuite dégager, d’une part, les différentes barrières à l’emploi qu’elles pouvaient avoir rencontrées et, d’autre part, les représentations, attentes et valeurs qu’elles véhiculent à l’égard du travail et de l’aide sociale. Nous demandions donc aux personnes de « raconter » leurs expériences d’activation, d’emploi et du système d’aide sociale, et d’en dégager les significations dans leur vie. Les entrevues ont été enregistrées puis transcrites intégralement. Le nom des participant.e.s a été modifié pour préserver leur anonymat. Tous les membres de l’équipe de recherche ont participé à l’analyse des verbatims et à l’identification des thématiques. L’encodage thématique et les analyses ont ensuite été effectués avec l’aide du logiciel NVivo 11.

Le rapport au travail des participant.e.s

Le concept de « rapport au travail » permet de saisir de façon dynamique ce que pensent les individus du travail (leurs représentations et aspirations) et les valeurs qu’ils y rattachent, en tenant compte de leurs expériences du travail et de celles vécues à l’extérieur du monde du travail (monde de la famille, de l’éducation, de la santé, etc.). En d’autres termes, les expériences et représentations sociales qui modulent le rapport au travail d’une personne sont appelées à varier dans l’espace-temps et selon les relations sociales ainsi que les événements qui caractérisent les multiples sphères qui composent son parcours de vie. À cet égard, nous avons retenu la définition de Côté, laquelle rend bien compte de la dialectique entre expériences et représentations :

Prenant appui sur la perspective des parcours de vie, nous concevons le « rapport au travail » comme le résultat de la rencontre entre les représentations, les attentes et les valeurs que les individus entretiennent à l’égard du travail et l’expérience concrète qu’ils font du marché du travail qui, dans un mouvement itératif, contribue à redéfinir continuellement leur identité en fonction des événements qui surviennent aussi bien dans leur vie au travail que dans la vie hors travail[21].

En laissant les personnes assistées sociales définir elles-mêmes ce qu’elles entendaient par le « travail » et ses contours, nous avons aussi choisi de ne pas restreindre le rapport au travail au seul travail salarié afin de laisser le champ libre à l’inclusion d’autres activités, notamment le « travail gratuit » comme les soins aux proches, le bénévolat et le militantisme et certaines formes d’activités engagées dans le cadre de parcours d’employabilité liées aux mesures d’activation. En somme, il s’agissait de laisser les personnes enquêtées définir elles-mêmes ce qu’elles entendaient par le « travail ».

En centrant l’enquête sur le rapport au travail, nous avons cherché à dégager leur interprétation de l’incitation au travail liée à l’assistance sociale. En considérant que ces représentations et expériences sont non seulement influencées par l’esprit du temps, l’opinion publique, les conditions sociales et matérielles des prestataires, mais également par les dispositifs institutionnels qui ont teinté leurs parcours d’emploi et d’assistance[22], nous pensions ainsi pouvoir mieux comprendre ce qui influence leurs trajectoires[23].

Un rapport au travail fondé sur des expériences concrètes du travail salarié

Un des premiers constats pouvant être tirés de l’analyse des témoignages recueillis est que le rapport au travail des enquêté.e.s s’appuie sur une expérience réelle du monde du travail. Hector résume bien ce qu’il convient d’en retenir : « Toute la gang icitte on a déjà travaillé, [alors] c’est quoi cette image-là de prétendre que le monde qui sont sur l’aide sociale n’ont jamais rien fait de leur vie ? » Leurs expériences de travail sont nombreuses et varient selon les époques, la conjoncture de l’emploi et de l’économie, ainsi que selon leur âge, leur genre et leur statut de résidence. La durée des emplois occupés est également variable, allant de quelques mois à plus de vingt-cinq ans. Les expériences de travail dans le milieu communautaire sont très fréquentes chez les femmes rencontrées, tandis que les hommes plus âgés évoquent davantage le secteur secondaire de l’économie. Cela dit, nous avons observé que les postes occupés témoignent de leur polyvalence, c’est-à-dire de leur capacité à « toucher à tout », d’essayer différents emplois, et ce, dans différents domaines. On notera enfin que, sans associer l’absence de qualifications au manque de compétences comme on le fait trop souvent, les emplois occupés étaient pour la plupart des emplois dits peu qualifiés[24].

Un rapport au travail marqué du sceau de l’emploi précaire et de l’expérience du bénévolat

Un second constat porte sur la nature des emplois occupés. Pour la grande majorité des personnes, incluant celles qui ont possédé leur entreprise, l’expérience de travail est le plus souvent marquée du sceau de la précarité, ponctuée d’allers-retours entre l’emploi, le chômage, l’activation, le retrait temporaire ou l’implication bénévole. En outre, plusieurs ont témoigné de leurs expériences de conditions de travail difficiles ou abusives : longues heures, parfois non rémunérées, charges excessives, dangerosité, stress, conflit éthique, racisme et sexisme.

D’autres personnes, moins nombreuses parmi les enquêtées, ont somme toute peu intégré le marché du travail et n’ont pas eu un emploi depuis plusieurs années ; cela provoquant bien souvent une certaine peur et des angoisses, notamment celle du « trou » dans le CV qui n’est pas sans contribuer à les maintenir « hors circuit ».

Dans la plupart des cas, celles-ci ont néanmoins d’autres expériences, notamment de bénévolat, généralement invisibilisé par une conception étroite du travail[25]. Ainsi, la plupart d’entre elles sont assez occupées. Par exemple, Marc-André raconte qu’il a : « tout le temps plein de choses à faire, [qu’il ne s’ennuie] pas ». Jean-Hugues note pour sa part que :

Entre 2000 pis 2007, j’étais bénévole […] j’ai travaillé […] cinq jours par semaine. Je faisais à peu près 40 heures/semaine. Après, j’étais responsable de fonctions assez importantes.

Cet « autre travail » correspond davantage à un travail au sens anthropologique du terme : il témoigne de la capacité de faire, d’agir et de transformer le monde, et ce faisant, d’être socialement reconnu et intégré[26]. Il ressort ainsi des témoignages recueillis que le bénévolat correspond parfois – voire souvent – mieux aux désirs et aux besoins des personnes, notamment parce qu’il permet d’être intégré.e dans un groupe social. Pour plusieurs, même s’il ne permet pas de gagner sa vie, le bénévolat permet de regagner confiance en soi, de briser l’isolement et de faire partie d’une communauté relativement stable comme le souligne Chuck :

Au fil du temps, j’ai fait énormément de bénévolat pour mon association de locataires pis pour d’autres causes politiques ou autres. À quelque part, le fait d’avoir la source de revenus qui n’a rien à avoir avec l’activité qu’on fait en tant que telle, ça nous donne un peu plus de pouvoir. Je peux dire, en tant que bénévole, à mon groupe : « ok, vous n’aimez pas ce que je fais, je m’en vais », ou « bon, ce que vous faites ça ne tient pas debout, arrangez-vous sans moi ». Je veux dire, mon pain et mon beurre ne dépendent pas de mon activité dans le groupe, alors séparer les fonctions comme ça, ça donne un peu plus d’indépendance, ça peut donner plus d’estime de soi dans le genre : je ne suis pas là parce que j’en ai besoin pour gagner ma vie, je suis là parce que je pense que je peux contribuer socialement à améliorer mon sort et celui de mes semblables locataires.

Un rapport au travail teinté par des épreuves et la « chute » sur l’aide sociale

L’attachement à la « valeur travail[27] » peut par ailleurs être constaté par le fait que pour la quasi-totalité des personnes rencontrées, l’entrée à l’aide sociale est vécue comme une véritable catastrophe, voire une honte dans certains cas. Autrement dit, on tombe sur l’aide sociale comme en témoignent ces propos de Floriane : « J’ai travaillé toute ma vie… puis eh… là je suis obligée… d’aller chercher de l’aide, ce qui est difficile. » Très souvent, les raisons d’entrée à l’aide sociale sont évoquées en pointillé. Peu de personnes font référence à l’âge (18 ans) et « au droit d’accès à la mesure ». Le plus souvent, la « chute » découle de problèmes de santé, d’une dépression, d’un accident de voiture, de soins à apporter à un.e proche. L’arrivée d’un enfant continue d’être une raison d’entrée à l’aide sociale pour les femmes, mais aussi pour quelques hommes que nous avons rencontrés, surtout lorsque l’enfant requiert des soins constants ou que l’emploi antérieurement occupé n’apporte pas les protections suffisantes en cas d’interruption. Il convient de préciser qu’une seule raison ne suffit généralement pas à expliquer l’entrée à l’aide sociale. Des épreuves de différentes natures provoquent des bifurcations, c’est-à-dire qu’elles font basculer des parcours déjà fragilisés. Le cas de Roxanne permet d’approfondir cet aspect. Ayant eu recours à l’aide sociale très jeune, en raison d’une grossesse, et n’ayant pu suivre une formation, elle a intégré le marché du travail, mais elle n’a pu garder son emploi en raison des nombreux rendez-vous médicaux de son enfant. Elle a depuis fait une dépression, et tandis qu’on lui refuse toujours une mesure qui pourrait la qualifier, elle va de « jobine en jobine » tout en restant captive de l’aide sociale :

Suite au burn out, je me suis retrouvée à retourner encore sur l’aide sociale, pis là depuis ce temps-là bien, j’ai des hauts et des bas, mais je suis restée sur l’aide sociale parce que… j’ai bien de la difficulté à me retrouver une job pis tout ça. Pis je n’ai pas beaucoup disons, sur mon CV, il n’y a pas grand-chose non plus. Faique c’est un peu compliqué.

Un rapport au travail alimenté de représentations en phase avec l’esprit du temps

Malgré ces épreuves, les représentations des personnes enquêtées ne divergent toutefois pas, dans l’ensemble, des résultats des enquêtes sur le rapport au travail : le travail demeure une valeur centrale, même s’il est susceptible de ne pas avoir la priorité par rapport aux autres sphères de la vie[28]. C’est d’ailleurs ce qu’ont constaté René et ses collègues deux décennies auparavant :

Si les personnes interviewées traînent avec elles un passé généralement empreint de difficultés majeures au plan de l’insertion en emploi, elles n’en demeurent pas moins fortement marquées par ce que représente le travail, économiquement et symboliquement. Souvent, leur parcours récent et leurs aspirations sont marqués par la force d’attraction du travail salarié[29].

Si la majorité des personnes rencontrées a très clairement affirmé sa volonté de travailler, il faut considérer cette aspiration par contraste avec leur rapport généralement critique à l’aide sociale. Bien qu’elles aient développé différentes stratégies pour survivre, le programme d’aide sociale les maintient dans la pauvreté et contribue à leur isolement social. Ce programme restreint quotidiennement leurs capacités d’agir et constitue, pour bon nombre des personnes interrogées, une forme d’humiliation. Ainsi, ce n’est pas toujours le travail en soi qui les motive à retourner sur le marché du travail, mais plutôt les éléments jugés négatifs de l’assistance sociale – l’impossibilité de se projeter dans l’espace et dans le temps, l’impossibilité de réaliser ses projets personnels et donc de correspondre à une existence socialement souhaitée, l’accès à un revenu convenable, bref le fait d’avoir « une vie » comme le souligne Adrien : « En fait, pour moi, à mon avis, le travail… c’est la vie. C’est la liberté. Parce que quand on dépend de l’aide sociale, on est limité. On est limité pour les dépenses, on est limité pour les loisirs. » Stéphane affirme pour sa part que « travailler c’est vivre ». Pour Léa, le travail « Ça fait partie de la vie. » – et s’avère être un vecteur d’utilité sociale : « il y a une raison pour laquelle on veut travailler, on veut être utiles, on veut être engagés ».

On notera par ailleurs que selon la littérature, les personnes détenant des emplois moins qualifiés et moins valorisés, ou qui ont connu des parcours rompus[30], devraient entretenir une relation plus instrumentale au travail salarié, le considérant comme un moyen de viser d’autres buts[31]. Or, notre troisième constat est que, même si les personnes rencontrées possèdent des qualifications fortement différenciées[32], la majorité aspire à un travail épanouissant.

Comme nous l’avons évoqué, cet idéal de réalisation de soi par le travail, beaucoup de participant.e.s disent le retrouver dans le bénévolat. Aussi, il est parfois difficile de distinguer, dans leurs représentations du travail, ce qui relève du salariat, du bénévolat ou de l’activation[33]. À certains égards, ils et elles souhaitent en tirer la même satisfaction, un sentiment semblable d’accomplissement de soi et d’utilité sociale. Jean-Hugues dit : « C’est ça, si on n’avait pas de loyer à payer, pis de la bouffe à payer, pis des affaires de même, on s’en foutrait bien du salaire. Tout le monde travaillerait bénévolement [nos italiques]. » Quelques-un.e.s vont même jusqu’à remettre en question l’association entre l’emploi et le statut social d’une part, et la richesse ou le prestige économique qu’il procure, d’autre part, et privilégient plutôt l’utilité sociale de toute forme d’activité à titre d’étalon de mesure de la valeur qu’ils et elles leur accordent. Dès lors, comme l’énonce Gisèle, la participation sociale ne serait pas cantonnée au travail salarié, et vice versa :

Est-ce que le travail égal salaire ? Ou si le travail égal contribution à la société ? Moi j’ai l’impression d’avoir travaillé, tu dis que t’as travaillé toute ta vie. Moi dans ma tête, j’ai travaillé toute ma vie pis j’ai contribué toute ma vie pis moi je me dis : je suis payée par le gouvernement, that’s it. Je suis pas payée beaucoup, j’ai vraiment un petit salaire.

Un rapport au travail associé à l’idéal du respect de soi

Cette réflexion nous engage par ailleurs dans l’univers des aspirations et des attentes relativement au travail formulé par les personnes rencontrées. Selon elles, le travail devrait ultimement respecter certains paramètres. Le premier et le plus déterminant, c’est le respect de la condition physique et psychologique de la personne, comme le souligne Jean-Hugues :

Ne pas avoir de problème de santé, je ne serais pas ici aujourd’hui. Je serais probablement soit à l’université encore ou bien je serais en train de travailler pis de faire quelque chose d’autre. Mais moi la santé m’a laissé tomber.

Ainsi, pour plusieurs des personnes rencontrées, le travail idéal est fortement modulé par les expériences passées. Pour Steve, par exemple, le surmenage qu’il a connu a modifié ses attentes futures. Il souhaiterait travailler moins, mais encore faudrait-il que cet emploi soit suffisamment payant :

Avant que je sois sur l’aide sociale, j’étais une personne qui travaillait 45, bien entre 40 et 50 heures, même 42 heures à 50 heures semaine. Ça l’a toujours été de même. Pour arriver la fin de semaine, être brûlé raide, tellement brûlé que j’ai de la misère à faire mon ménage, à faire mon lavage […] Pis là, on me demande : est-ce que ça te tente d’aller travailler ? Oui  ! Mais pas comme ça. J’aimerais ça pouvoir travailler pis pouvoir aussi… profiter de la vie et pas juste profiter de la vie quand je vais prendre ma retraite […] Donc demandez-moi si ça me tente, oui ça me tente. 20, 25 heures gros max. Est-ce que je peux faire ça ? Non  ! Parce que j’ai un loyer d’un million de dollars, si j’ai de la bouffe, j’ai une passe d’autobus qui me coûte les yeux de la tête. Sinon, c’est le gaz qui est à 1,25 $, 1,30 $ à chaque fois qu’on veut faire de quoi.

Dans la même veine, Sylvie s’interroge :

M’as-tu être capable de travailler moi là ? J’ai toujours des petits bobos, là j’ai dit, m’a arriver sur le lieu de travail pis j’vais m’dire : « je suis fatiguée à matin, je feel pas, faut je m’en aille ». Mon boss va dire : « voyons donc, tu viens de commencer ! » Faique des fois je me pose des questions : c’est-tu une bonne idée, c’est-tu pas une bonne idée [d’aller travailler] ?

Les petits bobos, les douleurs chroniques non diagnostiquées, l’usure du corps appellent donc, pour plusieurs, un rythme et des horaires de travail qui respectent ces limites. C’est ainsi qu’en regard de ces limites, l’évocation du temps partiel s’est très clairement dégagée des entretiens, un horaire d’une vingtaine d’heures par semaine marquant bien souvent la durée idéale du travail.

Un rapport au travail marqué par leur critique du système d’aide sociale et des mesures d’activation

Enfin, notre quatrième constat renvoie à leur critique et conséquemment, à ce vers quoi devrait tendre le système d’aide sociale. À ce sujet, les personnes rencontrées ont indiqué que celui-ci devrait constituer un mécanisme de soutien permettant de prendre « un temps d’arrêt » pour « reconstituer ses forces ». C’est de cette façon que Judith l’a vécu :

Dès que j’ai embarqué sur l’aide sociale, là mon médecin il dit : « garde, avant que tu t’épuises là, on va te…, » parce que je venais d’essayer d’aller travailler. Il dit : « là je t’arrête 6 mois ». Il dit : « t’embarques sur l’aide sociale, tu vas être arrêtée, temporaire. » Pis l’aide sociale avait accepté.

Par ailleurs, si la plupart des personnes que nous avons rencontrées n’ont pas été achalées par les mesures d’activation, plusieurs ont insisté sur le sentiment d’être contrôlées, d’être obligées de rembourser les versements « en trop » sur leur chèque d’aide sociale et de ne pas être suffisamment informées du fonctionnement du système. En lien avec leur désir d’occuper un emploi, plusieurs personnes avec lesquelles nous avons discuté ont participé à des programmes d’activation. D’un côté, quelques-unes s’indignent qu’on leur impose des trajectoires préconstruites et du fait que peu d’opportunités s’offrent à elles afin de participer à un parcours d’activation qui correspond à leurs aspirations, en particulier en ce qui a trait aux formations de recherche d’emploi (expériences mitigées[34]) et aux programmes de retour aux études. C’est le bilan que Jimmy fait de son expérience après s’être renseigné sur les possibilités d’effectuer une formation en éclairage :

J’avais reparlé avec un agent que j’avais l’intention peut-être de retourner aux études. Pis là, il te demande de choisir [parmi] trois choix de carrière […] Je ne l’ai pas catché celle-là. J’ai dit : écoute, moi je le sais dans quel domaine je voudrais aller. Ça serait ce domaine-là [éclairagiste]. Elle dit : « ouin, mais faut t’en choisisses deux autres. » Mais pourquoi ? Parce que : ah, peut-être qu’il n’y aura pas d’études [de possibilités d’emplois] dans mon domaine, faique tu vas m’envoyer dans un autre qui n’a pas rapport, que je ne veux pas dans le fond […] Moi je voulais retourner dans ce domaine-là [éclairagiste], mais elle m’a dit : « tu ne peux pas juste choisir ça, faut que tu choisisses d’autres domaines aussi. Pis ça se pourrait qu’on t’envoie dans une autre branche. » Bien oui, mais là, ce n’était pas ça que je voulais faire. Faique j’ai dit : ah bien, on va rechecker ça, pis j’ai laissé faire ça.

De l’autre côté, quelques répondant.e.s envisagent positivement certaines mesures d’activation, comme leur participation aux PAAS-Action. Ces expériences en milieu de travail subventionné leur permettent de sortir de chez soi et de reprendre confiance. C’est entre autres ce qu’a raconté Juliette : « Faire le programme PAAS-Action, ça m’a fait du bien parce que j’étais tout le temps avec ma plus jeune. Je respirais, je soufflais, mais à moment donné, je tournais en rond, je trouvais ça plate. »

Il n’en reste donc pas moins que leurs discours portant sur les mesures d’activation n’échappent pas à l’évocation des portes tournantes ou du ronron de l’occupationnel, soulignant au passage que celles-ci débouchent davantage sur des parcours circulaires plutôt que qualifiants. Ces allers-retours entre programmes d’activation et aide sociale ont fait l’objet de plusieurs critiques de la part des personnes enquêtées, qui ne peuvent aller de l’avant, en raison des critères d’attribution des ressources mises à leur disposition. Jean-Hugues explique bien la situation :

Mais le problème, c’est qu’ils te tiennent sur l’aide sociale, ils te donnent une subvention salariale pis quelqu’un qui est moindrement outillé là, qui a juste la base pour faire le projet, le programme, après ça là, il n’a pas plus de stock lui. Il n’a pas plus d’outils, il n’a rien. Il est obligé de revenir sur l’aide sociale pis de demander une autre subvention.

Parti avec l’objectif de dégager du rapport au travail ce qui pouvait expliquer les parcours de vie et, en particulier, d’assistance sociale, nous avons constaté, d’une part, qu’à elles seules, les représentations du travail que nous avons dégagées contribuaient peu à exposer les spécificités des trajectoires des personnes rencontrées. En effet, leurs représentations d’ensemble – leur attachement à la valeur du travail, la centralité relative du travail par rapport aux autres sphères de la vie, l’idéal d’un travail permettant l’expression de soi – ne divergent pas de ce que révèlent les enquêtes sur le rapport au travail[35]. D’autre part, la dimension expérientielle du rapport au travail paraît plus déterminante. En ce sens, les mauvaises expériences – souvent répétitives – de travail et le fait de devoir composer avec des conditions physiques et mentales qui limitent les possibilités d’une pleine participation salariale, notamment, paraissent davantage influencer les aléas de leurs trajectoires de vie.

Les principales barrières à l’emploi

Les documents d’orientation et les discours gouvernementaux justifiant le déploiement de politiques publiques centrées sur l’activation et faisant appel à la responsabilisation individuelle des personnes bénéficiant de l’aide sociale appelées à « développer leur employabilité » font généralement l’impasse sur l’impact délétère des transformations du monde du travail sur les conditions d’emploi. De plus, et c’est cet élément qui nous intéresse ici, elles occultent les différents obstacles rencontrés par les personnes appelées à s’activer. Certains auteurs, tel Renaud[36], vont jusqu’à qualifier ces barrières à l’emploi de véritable « course à obstacles ».

Plusieurs types de barrières à l’emploi sont identifiées dans la littérature. Chicha et Charest[37] insistent notamment sur l’importante déqualification ou surqualification des personnes immigrantes sur le marché du travail. Pour Bernier, Vallée et Jobin[38], la multiplication des statuts d’emploi précaires constitue une barrière à l’emploi dans la mesure où, comme le mentionnent plusieurs répondant.e.s, l’impossibilité d’accéder à un emploi permettant de combler leurs besoins de base constitue en soi un facteur limitant le retour au travail. La condition sociale, soit le stigmate de l’assisté.e social.e, les conjonctures économiques (récession, inflation, croissance, etc.), le contexte politique influençant le législateur[39] ainsi que les pratiques de dotation des employeurs[40] sont aussi des exemples de barrières auxquelles nos répondant.e.s ont été confronté.e.s.

À la lumière des expériences des personnes rencontrées et sans prétendre couvrir l’ensemble du spectre des barrières évoquées ci-haut, nous discuterons des barrières à l’emploi au prisme des difficultés racontées par les répondant.e.s. À partir du regard qu’ils et elles portent sur l’intégration ou le maintien emploi, nous avons catalogué leurs propos en trois catégories de barrières soit : 1) celles qui rendent difficile l’articulation des différentes sphères de la vie ; 2) celles qui relèvent des pratiques des employeurs (y compris les pratiques discriminatoires eu égard aux motifs de discrimination de la charte québécoise) ; 3) celles qui découlent du système d’aide sociale tel qu’il est mis en oeuvre.

La difficile articulation des différentes sphères de la vie

Plusieurs personnes ont tenu à souligner qu’elles éprouvent des difficultés d’articulation entre le travail rémunéré et les différentes sphères de leur vie. Ces difficultés deviennent manifestes lorsque certaines personnes ne parviennent pas à trouver un emploi leur permettant l’exercice de leurs rôles domestiques (parentalité, monoparentalité, proche aidant.e). Cet équilibre difficile entre les différentes sphères de la vie sociale devient une barrière à l’emploi surtout lorsqu’elles souhaitent « arbitrer leur désir de travailler à temps partiel avec leurs horaires tout en obtenant un revenu suffisant[41] ». Le cas de Roxanne illustre bien ces difficultés tout en mettant en relief que – comme l’ont d’ailleurs souligné d’autres répondant.e.s – plusieurs d’employeurs ne semblent pas prêts à accommoder leurs employé.e.s pour des problèmes reliés aux responsabilités parentales ou aux problèmes de santé.

Mon enfant est handicapé. Je veux travailler, mais faut que je trouve de quoi pis encore là bien quand tu vas porter des CVs pis que c’est marqué « maman à temps plein », disons que ça fait pas beaucoup d’expériences non plus là. J’ai eu une couple de jobines, […] mais vu que je manquais souvent par rapport aux rendez-vous à l’hôpital pis ces affaires-là, je me suis fait jeter dehors. Faique le boss n’était pas compréhensible pentoute, il me dit : « tu manques, pour des rendez-vous, tu manques pour ci, pour ça : je ne peux pas te garder ». Je le comprends un peu dans un sens, parce que c’est pas toujours évident non plus.

Les pratiques des employeurs

Différentes pratiques des employeurs y compris les pratiques discriminatoires[42] – directe, indirecte ou systémique – constituent aussi des barrières à l’emploi. Les problèmes de santé, l’âge (notamment le fait d’être considéré trop vieux) et le fait de posséder un casier judiciaire ont constitué les motifs les plus souvent mentionnés pour induire les effets de discrimination directe ou systémique érigeant des barrières à l’embauche. La difficulté à faire reconnaître les problèmes de santé mentale – comme le rapporte notamment Marilou – a une double conséquence. D’une part, eu égard au régime d’aide sociale, cela contribue à ériger une barrière empêchant l’accès aux prestations bonifiées du programme de « Solidarité sociale » (destiné aux personnes ayant des contraintes sévères à l’emploi reconnues), mais aussi, et c’est ce qui nous préoccupe ici, la non-reconnaissance des besoins particuliers de ces personnes se traduit bien souvent par des discriminations à l’embauche ou à l’admissibilité à certains programmes. Concernant les motifs reliés à l’âge, mentionnons ici le cas d’une répondante âgé de 38 ans à qui l’on a refusé l’accès à un programme de formation parce que jugée trop vieille. Plusieurs quinquagénaires[43] ont pour leur part mentionné que les employeurs « n’en voulaient pas »[44]. Enfin, les quelques personnes rencontrées possédant un casier judiciaire ont, quant à elles, affirmé devoir subir des contrecoups liés à leurs antécédents judiciaires[45]. D’autres, comme Jacques et Karine, évoquent également des barrières liées au fait que les trajectoires de vie les amènent sur des voies qui les éloignent du marché du travail. Être sans travail ou sur l’aide sociale est aussi une condition sociale[46] qui a comme conséquence de créer des trous dans leur curriculum vitae, vite repérés par les employeurs, ce qui brime leur accès à l’emploi comme le souligne Karine pour qui la crainte « est […] que ça fait longtemps que je n’ai pas travaillé [et] ça va être écrit sur mon CV ».

En plus de ces barrières liées à des dynamiques de discrimination, il convient de mettre en exergue que les personnes rencontrées sont aussi discriminées par d’autres pratiques des employeurs, notamment des critères de sélection relevant de l’esthétisme et de leurs prédispositions à la docilité[47]. Certaines personnes, pour différentes raisons ne correspondent pas à l’idéal type de l’employé.e recherché.e par les employeurs, comme le mettent en évidence les propos de Justine et d’Albert :

Faique là je me suis ramassée à Greenfield […] … pis j’ai 17 ans, je n’ai pas d’école, je n’ai pas de job, je suis à Greenfield, je suis pleine de piercings, j’ai les cheveux ça de long sur la tête, il n’y a pas un esti de place qui va m’engager là comme je suis…

Justine

Évidemment, essayer de me retrouver de l’emploi, je veux dire, premièrement, on va être franc guys, m’avez-vous fucking vu ? J’ai la moitié de la gueule arrachée.

Albert

Plus largement, le témoignage de Marc-André qui insiste pour souligner qu’« [il] ne faut pas que tu paraisses faible, faut que tout soit beau [et] parfait, façon de parler, mais on le sait qu’à quelque part, tout le monde a des défauts, tout le monde a des problèmes, mais on ne peut pas en parler… ça fait peur aux employeurs » illustre l’ampleur du système discriminant reposant sur du non-dit. On notera enfin, et ceci a surtout été constaté dans le cadre du groupe de discussion tenu à Côte-des-Neiges auprès de prestataires issus de l’immigration, que les barrières liées à la difficulté à faire reconnaître ses compétences[48], qu’elles soient implicites (expériences de proche aidant.e ou de bénévole notamment[49]) ou qu’elles découlent de qualifications ou d’expériences de travail obtenues à l’étranger.

En fait, l’analyse des résultats mène au constat que les personnes assistées sociales rencontrées subissent plusieurs formes de discrimination à l’embauche et au maintien du lien d’emploi. Les motifs directement invoqués concernent, la santé, l’âge (trop vieux) et le casier judiciaire. Le discours d’Albert, par exemple, exprime une certaine fatalité. Pourtant, celui-ci est handicapé et possède un dossier criminel, en théorie, il devrait être protégé par la Charte et devrait avoir droit à des mesures d’accommodement raisonnable.

En définitive, il faut conclure, et ce même si cet aspect mériterait un article en soi, que malgré l’importance des barrières à l’emploi qu’ils et elles doivent affronter, les personnes assistées sociales rencontrées n’adoptent pas une posture passive : elles résistent. En témoigne le cas de Stéphane qui, pour contrer la méfiance d’un employeur quant à ses compétences, a offert ses services gratuitement pour une semaine : « Quand j’allais pour des jobs. Je disais au monsieur : regarde, Boss. Prends-moi pour une semaine : si je ne fais pas l’affaire, tu n’as pas besoin de me payer. Si je fais l’affaire, tu me gardes, mais tu me payes ma semaine aussi. » Ce type de démarche illustre bien leur attachement au travail tel que discuté dans la section précédente[50].

Le système d’aide sociale

Les personnes rencontrées ont aussi relaté que certaines des barrières rencontrées découlent du régime d’aide sociale proprement dit. D’abord, c’est un régime qui maintient dans la pauvreté et cela n’est pas sans conséquence sur leurs capacités à trouver du travail. Dit autrement, l’état de pauvreté devient en soi un important frein à l’emploi, comme l’ont mis en évidence Granovetter[51] et Marcil[52]. Le fait d’être en situation de pauvreté entraîne quotidiennement des problèmes de transport, d’habillement et plus généralement, d’allocation du temps (notamment à cause du temps nécessaire à l’élaboration et à la mise en oeuvre de stratégies de survie) pouvant fortement limiter les démarches et le maintien en emploi. À cet effet, les propos de Jonathan, Julien et Hector et Albert sont percutants.

Bien il y a ça aussi, des fois quand qu’on se présente mettons en entrevue, devant du monde qui ne connaissent pas nos réalités, […] le budget linge, bien, c’est difficile. Mes pantalons gris, ils étaient noirs, ils étaient beaux avant. Là, j’en ai deux belles paires à la maison, mais je n’ose pas les maganer pour rien. […] Parce que je veux aller travailler, c’est pour mes entrevues.

Jonathan

Tu ne peux même pas te trouver d’appartement ni de jobs si tu n’as pas de cellulaire.

Julien

Perds ta job, perds ta maison, perds ton char, tu te retrouves à pied sur l’aide.

Hector

Pis drette à la seconde que t’acceptes ce cycle-là… bien justement, tu vas risquer de t’enliser. Je veux dire, cette pauvreté-là est comme le sable mouvant. Le plus que t’es dedans, le plus que tu creuses, pis le plus que tu creuses, le plus que tu vas te noyer.

Albert

On notera par ailleurs que bon nombre de participant.e.s ont souligné que les programmes offerts à l’aide sociale sont souvent inadaptés à leur situation. Justine, par exemple, « [n’a] pas envie qu’on [la] prenne par la main […] Je veux qu’on m’aide à me sortir de l’apitoiement. C’est n’est pas la même chose. » Linda souligne pour sa part que

presque tous mes emplois ont été des programmes d’employabilité, subvention salariale, presque tous. […] rendue à 58 ans, je veux dire qu’il n’y a pas eu d’emplois au bout des 26 semaines. […] si l’aide sociale était vraiment là pour aider les gens à aller sur le marché du travail, j’aurais dû [pouvoir continuer].

Plus globalement, plusieurs répondant.e.s ont fait remarquer qu’il existe non seulement un chevauchement entre les programmes et les ministères, que ceux-ci travaillent souvent en silo, mais, surtout, ils et elles dénoncent l’inadéquation entre leurs habiletés, leurs formations, les besoins du marché et leur capacité. Pour illustrer cette situation, Albert remarque :

Il y a une chose fondamentale aussi que l’aide sociale oublie là-dedans, pis que le marché du travail oublie des fois, c’est qu’on est tous bons dans une chose particulière avec laquelle on pourrait gagner nos vies. Je veux dire, tout le monde ici, je n’ai même pas un doute à y penser. Je vais prendre l’exemple de Simone avec le travail des enfants handicapés. Ce n’est pas tout le monde qui peut faire ça. On a un set de skills qui sait qu’on peut faire quelque chose. […] L’affaire, c’est que… n’importe lequel d’entre nous, donne-nous la chance d’être dans ce qu’on est bon dedans… […] C’est justement ça qui devrait être considéré. […] ainsi, dans deux-trois ans, ils [les agents d’Emploi-Québec] n’auront pas à le remettre sur l’aide sociale.

De nombreuses personnes rencontrées ont par ailleurs dénoncé les subventions salariales, car, même si elles leur avaient permis d’occuper un poste pour un temps déterminé, c’est aussi, selon elles, un programme dont les employeurs abusent. Nombreux ont été ceux et celles qui ont fait remarquer que les employeurs profitent ainsi d’une main-d’oeuvre au rabais et qu’ils et elles n’en tirent pas une intégration durable en emploi. Sophie expliquait ainsi qu’elle avait été piégée dans un de ces programmes de subvention salariale :

J’[étais] très très très très bonne vu que j’avais toujours travaillé dans le commerce […] J’avais fait un record là, [l’employeur] disait : « je n’ai jamais vu ça. Je n’ai jamais vu ça une vente pareille, comment ça se fait que t’es allée chercher un 5000 $ ». Et j’ai été renvoyée pareil [à la fin de la subvention].

Stéphane a lui aussi remis en question ce type de programme :

Il y a beaucoup, je pense qu’il y a beaucoup d’endroits, surtout dans les grosses usines, qui se servent de ça comme du cheap labor. Il garde la personne pour six mois seulement, [puis il recommence avec une autre], t’as besoin du monde pour travailler, garde-l[es] ; [la personne] est déjà entraînée ! […] Moi je ne la comprends pas celle-là, j’ai de la misère. Voyons, Pourquoi vous les gardez pas votre monde ? Non, toi t’as fini ton temps, on va en prendre un autre.

D’autres, comme Chuck, pointaient les pratiques de certain.e.s agent.e.s de l’aide sociale leur mettant des bâtons dans les roues :

Il m’est déjà arrivé de prendre des petits contrats d’entrevues pour des profs d’université de Colombie-Britannique. Ils m’ont coupé en disant : « vous avez séjourné hors de la province ». Bien, c’est les profs qui sont venus travailler ici, qui avaient besoin de l’intervieweur local qui parlait français. Ils m’ont niaisé pendant un mois ou deux avec ça. Ensuite, ils ont déclaré : « ah bien, vous avez gagné 2,93 $ de trop ! » Pis là, ils ont envoyé une panoplie de lettres pour réclamer 2,93 $ en disant qu’ils allaient me le couper plus tard.

Relativement à l’ensemble des barrières à l’emploi perçues par les personnes que nous avons rencontrées, il nous paraît pertinent de réaffirmer en terminant que ces personnes font face à un ensemble d’épreuves existentielles et de barrières à l’emploi liées notamment à certaines lacunes du système d’aide sociale, au système d’emploi et aux pratiques des employeurs. Nous avons ainsi saisi, suivant nos répondant.e.s, que ces barrières sont étroitement liées à l’incompréhension de la réalité des personnes assistées sociales dites « aptes au travail » marquées par les stigmates de l’assistance, la solitude (l’isolement, le manque de réseau) et la précarité (la précarité économique, d’emploi, sociale et la condition physique et mentale). Par rapport à ce contexte, nous avons également constaté que pour l’ensemble des sphères d’action possible (emploi, aide sociale, programme d’activation, soins de santé, autres besoins), les personnes rencontrent de l’arbitraire et de l’incertitude. Pourtant, le système de l’aide sociale, à l’aune de l’idéologie néolibérale, enjoint les personnes à s’auto-responsabiliser relativement à ces situations[53], ce qui est pour le moins paradoxal puisque cela accroît le sentiment de perte de pouvoir et contribue à entretenir la spirale de la précarisation.

Conclusion

En guise de conclusion, nous aimerions faire ressortir trois constats généraux mis en lumière par notre recherche en ce qui a trait à la façon dont les personnes assistées sociales vivent l’activation de l’assistance sociale. Premièrement, et cet aspect n’appelle pas un long développement tant il est manifeste, la faiblesse des montants octroyés par les programmes d’aide sociale[54] – comme mécanisme implicite d’activation –, maintient les personnes dans un état de grande pauvreté, tout en limitant leurs possibilités d’atteindre une trajectoire ascendante.

Deuxièmement, les personnes rencontrées ont des perceptions mitigées, voire ambivalentes, des mesures d’activation du système d’aide sociale. Pour une large part d’entre elles, certains programmes d’activation, tels que le PAAS-Action, satisfont les besoins de sociabilité et offrent une opportunité de reprendre confiance en soi, lorsqu’ils s’inscrivent dans une démarche volontaire. Pour ce qui est des groupes et des formations de recherche en emploi, le diagnostic est plus polarisé. Certain.e.s répondant.e.s évaluent que ces mesures pourront éventuellement les aider à réintégrer le marché du travail, tandis que d’autres, souvent plus incisifs, considèrent que ces formes d’activation sont parfois humiliantes, d’autant plus qu’elles ne débouchent pas vers des parcours d’emploi qualifiants. À ce titre, quelques personnes ont affirmé que les subventions salariales, plutôt que de les intégrer durablement à un milieu de travail, tendent à assurer la pérennité d’un sous-système d’emploi reposant sur le cheap labour et la création de parcours circulaires. Ces fameuses « portes tournantes » favorisent une insertion en emploi de courte durée qui, dans les faits, bénéficient davantage aux employeurs, souvent dans le milieu communautaire lui-même sous-financé et contraint de se prêter au jeu des subventions salariales.

Troisièmement, même si elles expriment le souhait de retourner sur le marché du travail, plusieurs parmi les personnes rencontrées ne sont souvent pas en mesure de le faire en raison de dures épreuves auxquelles elles doivent d’abord faire face. En décortiquant les diverses formes d’expériences vécues par les personnes interrogées, nous avons pu constater qu’une multitude de facteurs s’imbriquent et interagissent dans la production des épreuves. Ainsi, bon nombre des personnes rencontrées nous disent qu’avant de retourner travailler, elles doivent régler leurs problèmes de santé mentale (anxiété, dépression) et physique ou encore surmonter une situation de crise (séparation, perte d’un logement, etc.). Or, même si la majorité de ces personnes souhaitent malgré tout travailler et participent souvent volontairement aux mesures d’activation, les conditions d’emplois qui leur sont offertes – et concrètement accessibles – ne sont généralement pas compatibles avec leur situation, notamment parce qu’elles rendent impossible une intégration graduelle, à temps partiel, respectant leurs limites, et leur offrant un revenu et des avantages sociaux suffisants. Il apparaît ainsi que c’est avant tout sur ce plan qu’il faut questionner les limites du système d’assistance sociale et de son activation. Pour des personnes ayant fait l’expérience de la précarité salariale et qui n’ont pas été en mesure de jouir des avantages que procure un « bon emploi », l’aide sociale est généralement le dernier recours dont elles peuvent bénéficier lorsque survient une épreuve susceptible de faire bifurquer leur trajectoire.

Cette recherche confirme ainsi à nouveau l’importance qu’occupe la sphère du travail salarié dans la construction de l’identité personnelle des personnes bénéficiant de l’aide sociale[55], mais aussi les limites d’un droit au revenu bafoué lorsqu’il est trop fortement articulé aux programmes d’activation. Les épreuves jouant un rôle déterminant dans les parcours des personnes enquêtées, les résultats de notre recherche ne sont donc pas sans affinités avec ces propos de Thirot portant non pas sur les personnes bénéficiant de l’aide sociale, mais sur les travailleurs et travailleuses précaires :

La notion de souffrance sociale nous a permis d’illustrer comment le champ du travail peut invalider la capacité d’action et le pouvoir que chaque acteur est censé détenir sur sa propre vie. Le rapport au travail comme valeur fondamentale d’accomplissement de soi et comme source de valorisation n’en est pas pour autant remis en cause. L’énergie et l’espoir contenus dans les narrations nous portent à croire que, en dépit de tout ce qu’elles ont vécu, les personnes rencontrées restent motivées, prêtes à agir, et que la victimisation n’a pas sa place pour caractériser leur parcours. L’implication d’un bon nombre d’entre eux dans le bénévolat et le militantisme corrobore cette affirmation et représente, sans doute, une volonté de ne pas uniquement valoriser le travail rémunéré, mais plus globalement, l’activité permettant de s’accomplir en tant qu’acteur social et citoyen actif[56].

En ce sens, les personnes assistées sociales rencontrées affirment sans ambiguïtés qu’elles souhaitent un emploi, ou une occupation, qui fasse sens. L’exemple couramment évoqué est bien souvent celui d’un emploi d’une vingtaine d’heures par semaine dans lequel elles peuvent investir leur personnalité et leurs valeurs. Ainsi, chez certaines personnes, la combinaison de douloureuses expériences de travail ainsi que d’épreuves difficiles les amène à remettre en cause la norme du travail salarié. Pour mieux comprendre la portée des réflexions de Thirot, reprenons à nouveau l’exemple de Steve. Après avoir fait l’expérience, pendant de nombreuses années, de la précarité en emploi dans le milieu de la restauration, il a connu de graves problèmes de santé (diabète et perte de la fonction rénale). À la suite d’une importante chirurgie, son médecin lui a dit qu’il devrait attendre deux ans avant d’être rétabli. Il est donc « tombé » sur le chômage et par la suite sur l’aide sociale. La conjonction de tous ces événements et son retrait obligé du marché du travail n’ont pas pour autant découragé Steve. Bien au contraire, l’imbrication de l’ensemble de ces facteurs l’ont incité à effectuer un retour aux études en pâtisserie et à reconfigurer la place qu’occupe le travail salarié dans sa vie :

J’ai toujours été une personne qui a dit : « jamais je ne vais être sur l’aide sociale ». Donc j’ai toujours travaillé au maximum que je pouvais et plus jeune, j’ai été diagnostiqué diabétique à cause des conneries que j’ai fait durant mon enfance. J’ai perdu la fonction rénale, en plus d’être diabétique. Donc suite à ça, bien je ne peux plus faire autant d’heures de travail, donc là la santé diminue, les heures de travail diminuent […] Ça fait 15 ans que je veux retourner à l’école, parce que je n’ai jamais eu d’éducation à part le secondaire 5. J’ai dit : « bon, je vais m’inscrire en pâtisserie » [...] J’ai décidé de justement faire ce que je voulais de ma vie [et] c’est d’être pâtissier. Pis là on me demande : « […] On va faire des stages à tels hôtels ». Non, ça ne me tente pas de faire un 40 heures avec un boss en chef : « aweille, court ! » Non ! Je veux faire ça à temps partiel parce que moi, ce que je veux faire, c’est que je veux profiter de ma vie. J’ai travaillé pendant 17 ans… pour fuck all  ! Je n’ai même pas d’économie là.

Comme nous pouvons le voir par le biais du parcours de Steve, l’importance des épreuves marquant les parcours des personnes rencontrées et la véritable « course à obstacles » qu’elles doivent affronter – pour reprendre les mots de Renaud[57] – nous incitent, comme l’écrit McAll, « à considérer que les trajectoires de vie sont produites ou générées par un ensemble de rapports sociaux qui jouent chacun leur rôle particulier dans cette production[58] ». Il faut en outre lier ces propos avec ceux de Thirot lorsqu’elle considère la précarisation salariale comme un « processus de précarisation du travail se manifestant par la répétition subie de situations subalternes, des discriminations liées aux origines sociales, de genre et ethniques[59]… ». Au terme de notre enquête, en précisant que la condition sociale – celle de l’assistanat – constitue aussi l’un de ces processus, force est de reconnaître que ces dynamiques de précarisation conditionnent largement les trajectoires des personnes rencontrées. Ainsi considérés, les processus itératifs de précarisation constituent des facteurs de discrimination et des sources de souffrance qui se répercutent dans les difficultés rencontrées concernant l’accès et le maintien en emploi. Et c’est en ce sens, finalement, que l’on peut affirmer que de nombreuses personnes rencontrées réclament « la citoyenneté contre l’emploi à tout prix » – pour avoir le droit d’avoir des droits, il faut un logement, être en santé, pouvoir se nourrir, se vêtir, etc. – ce qui suppose de détacher, comme le suggérait Gorz, la citoyenneté du salariat contraint[60].