Corps de l’article

Cet article livre les résultats d’une recherche[1] consacrée aux enjeux socio-économiques et aux stratégies d’action collective relatifs au rehaussement du salaire minimum (SM) à 15 $ au Québec. Ce taux, qui s’est progressivement transformé en objectif symbolique en Amérique du Nord, suscite des débats récurrents au Québec. De nombreux « experts » – des économistes pour la plupart, mais aussi des regroupements de gens d’affaires – ont exprimé leurs craintes de voir le salaire horaire minimum porté à 15 $. L’économiste P. Fortin parle d’une « véritable bombe atomique sur le marché de l’emploi [2] » et la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) prévoit une « catastrophe pour les PME [3] ». En contrepoids à ces discours alarmistes, des études quantitatives ont été effectuées, notamment par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), quant aux impacts positifs d’une éventuelle hausse sur l’économie québécoise[4]. Par ailleurs, la rareté des données qualitatives entache notablement ces débats, autant au niveau des impacts contextuels de cette hausse qu’au niveau des acteurs sociopolitiques à l’oeuvre dans la société civile, des parties prenantes sur le plan économique et des décideurs institutionnels dont l’État s’impose comme un acteur majeur en raison de ses prérogatives provinciales sur cette question.

La pertinence sociale de ce travail trouve sa source dans une préenquête qui nous a conduits à formuler les constats suivants. À la suite de plusieurs années d’action collective et de campagnes tant publiques que politiques, divers acteurs, dont Au bas de l’échelle (ABE) et plusieurs autres organisations, syndicales et non syndicales participant à ces campagnes[5], constatent certaines formes de réticence, voire d’opposition, provenant de travailleur.se.s dont la rémunération horaire oscille entre 15 $ et 19 $. Ces campagnes continuent de se heurter non seulement à des résistances de la part du gouvernement et des organisations patronales, mais aussi à certaines bases syndicales, notamment des salarié.e.s ayant un taux horaire légèrement supérieur à ce seuil. D’où l’importance d’identifier et de comprendre ces réticences, notamment pour construire des contre-argumentaires ciblés et des stratégies d’action collective adaptées.

En matière de pertinence scientifique, il s’agit ici de montrer l’évolution des études sur la question et, en l’occurrence, l’absence de consensus sur les impacts socio-économiques, d’une part de l’instauration même d’un SM, et d’autre part de son ajustement par rapport au salaire horaire moyen (SHM), voie choisie par les pouvoirs publics. Ce qui permet de mieux déconstruire les argumentaires des acteurs du débat sur le SM.

Cette recherche poursuit deux objectifs. Le premier étudie les impacts qualitatifs d’une telle hausse sur les travailleur.se.s dont la rémunération est comprise entre 15 $ et 19 $/h. Le deuxième analyse les interactions entre les organisations syndicales, non syndicales et les groupes d’action communautaire engagés sur ces enjeux. Au-delà de son caractère partenarial et de sa démarche collaborative[6], cette recherche s’appuie sur une méthodologie qualitative et un modèle d’analyse empirico-inductif affranchi de toute hypothèse énoncée a priori. Elle conjugue une recherche documentaire critique et une enquête de terrain qui a privilégié des phases d’observation et des entretiens individuels et de groupe. La démarche d’observation a consisté à suivre de près les activités menées à la fois par ABE, par des organisations syndicales comme la FTQ, la CSN et certains de leurs syndicats affiliés, par des groupes d’action communautaire ciblés et des regroupements engagés dans la revendication d’un SM à 15 $ au Québec. Parallèlement, une première série d’entretiens a ciblé cinq responsables d’organisations – syndicales et non syndicales – représentatives des principaux acteurs engagés dans ces enjeux et de la diversité des positions en présence. Une deuxième série d’entretiens individuels et un focus group ont quant à eux ciblé des personnes – membres ou responsables – représentatives de plusieurs catégories de travailleur.se.s, à partir d’indicateurs reliés à la grille salariale, au genre, au secteur d’activité, au type d’organisation (syndicale, non syndicale et autre) et à la couverture géographique (Montréal et régions).

Les principaux résultats de cette enquête seront exposés dans la troisième section. La première est consacrée à une analyse comparative des mouvements de revendication d’un SM à 15 $ au Canada. La deuxième traite le cas du Québec en mettant en contexte l’évolution sociohistorique et contemporaine de la question du salaire minimum. Une synthèse critique se focalisera sur les principales conclusions de l’enquête, leur portée et leurs limites.

Enjeux normatifs et luttes sociales aux États-Unis et au Canada

Les campagnes pour l’augmentation du SM à 15 $ au Canada ne peuvent être comprises indépendamment des liens historiques étroits[7] tissés depuis le XIXe siècle entre les mouvements ouvriers de part et d’autre de la frontière canado-américaine[8]. Cependant, aux États-Unis plus qu’au Canada, ces campagnes se sont inscrites dans le sillage de luttes sociales précédemment menées autour de la revendication d’un salaire viable[9].

La revue critique qui suit aborde la formation de ce mouvement annonciateur des modes d’action collective pour l’augmentation du SM aux États-Unis d’abord et, dans un second temps, au Canada, avant de faire le point concernant le Québec.

Campagnes « salaire viable » et « 15 $ » aux États-Unis : un modèle précurseur ?

Aux États-Unis, la campagne pour l’augmentation du SM à 15 $ ne s’est pas centrée exclusivement sur cet enjeu, comme au Canada. Elle a été portée par deux mouvements visant l’amélioration des conditions de vie des travailleurs à bas salaires : le mouvement pour un salaire viable[10] et les campagnes des organisations syndicales américaines pour un SM à 15 $ dans les secteurs du commerce de détail et de la restauration rapide.

La notion de salaire viable se précise aux États-Unis durant la décennie 1990 qui marque une prise de conscience de la prolifération des emplois à bas salaires[11]. C’est en 1994 à Baltimore, au Maryland, que les défenseurs du salaire viable obtiennent leur premier gain : un règlement municipal qui requiert que chaque entreprise ayant un contrat avec la ville paye un salaire viable à ses employés, en plus de soumettre la ville elle-même à cette obligation[12]. Ce qui caractérise ce mouvement n’est pas tant ses acquis en matière d’action publique que son mode opératoire et la reconnaissance qu’il a suscitée graduellement dans la société civile. Les campagnes pour un salaire viable poursuivaient trois objectifs, en plus de la lutte contre la pauvreté : construire de nouvelles alliances, dénoncer l’emploi à bas salaire et contribuer à la syndicalisation[13]. Ce mode d’organisation consistait à intégrer dans des coalitions, jusque-là inédites, des organisations syndicales – comme le Syndicat international des employés de service (SEIU) et « Unite Here » – avec des groupes communautaires très divers et bien implantés dans leurs milieux, dans le but d’influencer l’action publique locale, notamment les pouvoirs municipaux. Ce modus operandi, qui a connu un succès important dans l’adoption de plusieurs mesures concernant le salaire viable aux États-Unis, est largement repris ensuite par le SEIU lors de l’élargissement de la campagne de grève dans le milieu de la restauration rapide, d’où le caractère précurseur du mouvement pour le 15 $ aux États-Unis.

C’est pour enrayer la perte d’influence du syndicalisme aux États-Unis que certaines organisations syndicales ont progressivement adapté leurs modes d’action en vue de mobiliser les employés non syndiqués. Trois campagnes en furent particulièrement emblématiques, quoiqu’elles n’aient pas toutes eu le même succès : la plus ancienne – et la plus connue – est la campagne « Justice for Janitors » lancée[14] en 1985 par le SEIU et qui a ciblé particulièrement les travailleurs d’origine migrante[15]. Plus récemment, il y a la campagne « OUR Walmart » lancée en 2011 par la branche américaine du syndicat international des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) et la campagne du SEIU et visant les employés de la restauration rapide. Ces deux campagnes ont dans une certaine mesure inspiré les actions de la CSN au Québec dans sa stratégie de syndicalisation de certains dépanneurs de l’entreprise transnationale[16] Couche-tard.

Le 29 novembre 2012, quelques semaines après la première grève chez Walmart organisée par les TUAC à l’échelle des États-Unis, des employé.e.s de McDonald, Wendy’s, Burger King et Taco Bell/PFK refusent de rentrer au travail et manifestent à New York. Ils revendiquent des améliorations à leurs conditions de travail, allant de la fin du vol de temps sur leurs paies à une meilleure gestion des horaires, mais deux revendications sont mises de l’avant : un SM de 15 $ et la possibilité de se syndiquer. Tout en suivant le même mode opératoire que la campagne « OUR Walmart » – organisation collective de groupes de non-syndiqués à grande échelle et moyens de pression allant jusqu’à des grèves courtes (maximum une journée à la fois) – cette campagne se distingue, en plus de son caractère syndical, en ce qu’elle s’appuie aussi sur une organisation communautaire. C’est, par exemple, le rassemblement communautaire New York Communities for Change qui a travaillé à l’organisation de cette journée[17] avec divers autres groupes et le SEIU.

Le mouvement pour le SM à 15 $ aux États-Unis, après s’être appuyé sur l’action syndicale dans un secteur économique précis, s’est transformé en mouvement social plus large, porteur d’une revendication politique[18]. Il a bénéficié de la particularité du système politique aux États-Unis qui accorde aux municipalités le pouvoir d’instaurer le SM sur leur territoire[19]. Plusieurs villes, dès 2015, adoptent des augmentations graduelles importantes du SM, allant parfois jusqu’à 15 $, en quelques années. En 2016, ce sont les États de New York et de Californie qui emboîtent le pas pour une augmentation progressive à 15 $. Les années 2016 et 2017 marquent un retour du balancier : certains États à majorité républicaine vont jusqu’à forcer leurs villes ayant augmenté le SM à le redescendre à un niveau qu’ils considèrent plus acceptable[20]. Une majorité d’États américains ont aujourd’hui un SM plus élevé que le fédéral, mais dans des proportions très variées[21], allant du simple (7,25 $) au double (15 $) à partir de 2018.

Le salaire minimum au Canada

Au Canada, les compétences législatives en matière de travail relèvent des provinces et territoires. Une faible partie de la main-d’oeuvre relève toutefois de la compétence fédérale[22]. L’abandon, en 1996, d’un SM fédéral ne laisse pas indifférent : le gouvernement décida alors de mettre en application un SM fixé par chaque province dans la rémunération de cette main-d’oeuvre. En juin 2019, le rapport publié par le Comité d’experts sur les normes fédérales modernes recommande à l’unanimité qu’un SM fédéral soit rétabli et ajusté annuellement[23]. Au printemps 2020, les recommandations de ce rapport en faveur d’une politique de SM pour les travailleurs régis par le Code canadien du travail demeurent toujours lettre morte.

À l’heure actuelle, trois provinces ont manifesté leur volonté d’augmenter leur SM à 15 $ : la Colombie-Britannique, l’Alberta et l’Ontario (dans ce dernier cas, l’augmentation prévue à 15 $ a été annulée dès l’arrivée du gouvernement de Doug Ford).

La Colombie-Britannique est la première province où s’est déployée une campagne revendiquant le 15 $. C’est le 26 novembre 2014, quelques jours avant le mouvement de grève panaméricain du 4 décembre, que fut lancée, par la British-Columbia Federation of Labour, la centrale syndicale provinciale, une campagne[24] reprenant le nom de « Fight for $15 ». Son mode d’organisation est toutefois différent de celui des États-Unis : d’abord, dès le premier communiqué, on constate l’absence de la co-revendication de l’accessibilité à la syndicalisation (directement liée aux 15 $ aux États-Unis) ; ensuite, la revendication porte sur l’augmentation du SM à l’échelle provinciale et non pas seulement dans les villes utilisées comme tremplins ; enfin, une campagne d’actions directes comme des grèves ponctuelles n’y est pas envisagée. Le gouvernement de coalition – NPD et Parti vert provincial – formé en mai 2017 adopte le projet d’augmentation du SM à 15 $ à l’horizon 2021. La Colombie-Britannique devient ainsi la troisième province à adopter une politique tendant vers le SM à 15 $, après avoir été la première à voir le débat apparaître sur la place publique au Canada[25].

L’Alberta diffère sensiblement de la Colombie-Britannique, du Québec et de l’Ontario en ce que l’action de la société civile, sur cet enjeu, n’a pas précédé la décision du gouvernement de hausser le SM à 15 $, mais l’a plutôt suivie. En effet, le NPD de l’Alberta adopte, en vue de l’élection du 5 mai 2015, une plateforme[26] qui inclut l’augmentation progressive du SM à 15 $ à l’horizon 2018. La province était alors dirigée depuis 44 ans par le Parti conservateur et le NPD crée la surprise en formant un gouvernement majoritaire. Des groupes lancent une campagne locale « Fight for 15 $-Alberta » en novembre 2015, après l’élection et la promesse d’augmenter le SM. Chez les opposants, c’est l’association patronale « Restaurants Canada » qui organise une campagne[27] intitulée « Now is Not the Time ». En août 2016, le gouvernement albertain officialise malgré tout son plan d’augmentation progressive du SM jusqu’à 15 $ en 2018, en incluant les salarié.e.s à pourboire qui seraient dorénavant payés au même taux horaire de base que les salariés sans pourboire.

Le cas de l’Ontario est remarquable en ce qu’une coalition pour l’augmentation du SM y était déjà en place au moment de la popularisation du 15 $. Dénommée « 14 $ and Fairness », cette campagne visait notamment les préposé.e.s aux bénéficiaires et d’autres emplois comparables et particulièrement mal rémunérés. Ainsi, pour la Fête du travail en 2013, l’Ontario Federation of Labour réclamait l’augmentation du SM à 14 $, dans la continuité de la campagne provinciale en cours[28]. S’inspirant du mouvement Fight for $15 en expansion aux États-Unis, la campagne ontarienne devient la campagne Fight for $15 and Fairness – mise en oeuvre par le Workers Action Center – adaptant son nom et sa revendication principale en ce sens. Après une déclaration d’intention à la fin de l’été 2017, le gouvernement libéral ontarien entérine dans un projet de loi l’augmentation du SM de 11,60 $ à 14 $ au 1er janvier 2018, puis à 15 $ pour le 1er janvier 2019. Cependant, les progressistes-conservateurs de Doug Ford élus en juin 2018 mettent un frein à cette augmentation et gèlent le SM à 14 $, prétextant un impact négatif sur les entreprises.

Salaire minimum au Québec : politique sociale ou enjeu économique ?

Au Québec, la première législation sur le salaire minimum, la Loi sur le salaire minimum des femmes, date de 1919 et fixe des salaires hebdomadaires minimaux dans les établissements industriels[29]. Son objectif sous-jacent est de protéger les femmes et les enfants contre les trop bas salaires et leurs effets socialement néfastes, mais aussi de freiner la pression à la baisse que les faibles salaires des femmes exercent sur les salaires des hommes. C’est en 1937, par l’adoption de la Loi sur les salaires raisonnables[30], qu’une législation sur le salaire minimum s’applique sans égard au sexe. Les « colons », agriculteurs, garçons de ferme et domestiques en sont exclus. De 1940 à 1979, la Loi sur le salaire minimum s’applique à l’ensemble des salariés et fonctionne par un système complexe d’ordonnances selon les secteurs d’activités. Au Québec, en 1979, l’adoption de la Loi sur les normes du travail (LNT) marque la volonté du gouvernement de fixer lui-même les taux du SM. La LNT détermine également un ensemble de conditions minimales de travail qui marquent une rupture avec les régimes précédents en attribuant un rôle interventionniste à l’État québécois dans les relations du travail[31]. Ayant eu jusque-là une fonction purement économique de fixation des barèmes plancher, la politique du salaire minimum se voit dotée de facto d’une fonction de régulation sociale que le Conseil du patronat n’hésite pas à qualifier de « politique sociale qui pourrait causer la ruine du Québec si cette tendance se maintenait[32] ». Aujourd’hui, c’est l’article 40 de la Loi sur les normes du travail qui prévoit qu’un salarié a droit à une rémunération au moins équivalente au SM. Cet article indique que le gouvernement fixe par règlement le salaire minimum, sans obligation de recourir à un changement législatif. Il s’agit ainsi d’une décision politique, bien qu’un mécanisme de fixation soit prévu.

Qu’en est-il aujourd’hui du SM au Québec et des analyses polarisées dont il fait l’objet ? Utilisant les chiffres de l’Enquête sur la population active (EPA) (2017) de Statistique Canada, l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) souligne que la hausse de 0,75 $ du SM survenue le 1er mai 2018 fut la plus haute des 20 dernières années[33]. Le SM passa ainsi de 10,75 $ à 11,25 $ en mai 2017, une hausse de 0,50 $. Il augmenta ensuite à 12 $ en mai 2018 soit une hausse de 0,75 $. Une hausse de 0,50 $ amena le SM à 12,50 $ en mai 2019, puis une hausse de 0,60 $ à 13,10 $ en mai 2020. Notons par ailleurs que, entre 1997 et 2017, la part de personnes rémunérées au SM dans le nombre total d’emplois est restée stable, autour de 6 %, et ce, même si le nombre total d’employés au SM est passé de 170 000 à 230 000. En 20 ans, ces personnes sont toujours majoritairement des femmes (58,2 %) ainsi que des jeunes âgés de 15 à 24 ans. Plus spécifiquement, la part des jeunes 15-24 ans a augmenté, de 52 % à 60 %, tandis que celle des 25-54 a diminué, de 41,4 % à 29 %.

Les travailleurs au SM sont davantage des personnes travaillant à temps partiel (60,9 %). Ce sont toujours en majorité des personnes vivant seules, sans enfants de moins de 18 ans, non syndiquées, travaillant dans les services, en particulier dans le commerce (41,1 %) et dans l’hébergement et la restauration (24,6 %). Elles sont présentes en majorité dans des entreprises de moins de 20 employés (49,5 %).

Dans le contexte du débat sur le SM à 15 $ l’ISQ note[34] qu’environ 830 000 personnes étaient rémunérées à un taux horaire inférieur à 15 $ en 2016. Ce chiffre représente 23 % de l’ensemble des salariés au Québec (3 580 000 personnes). Cette importante catégorie de personnes serait ainsi affectée directement par une hausse du SM à 15 $, sachant que 70 % des travailleurs rémunérés sous les 15 $ gagnent en fait moins de 13 $ de l’heure.

Indicateurs économiques et débat politique : état des lieux

Une attention particulière doit être portée à l’Analyse d’impact réglementaire (AIR) produite annuellement par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec lors de la révision du taux général du SM[35]. Cette mise à jour régulière a ceci d’intéressant qu’elle nous informe à la fois sur les arguments du gouvernement utilisés pour justifier l’amplitude de la hausse du SM proposée et sur les impacts attendus de cette révision sur différents indicateurs socio-économiques. L’AIR de 2019 indique que les hausses successives de 2017, 2018 et 2019 s’inscrivent dans la volonté du gouvernement de faire passer le ratio entre le SM et salaire horaire moyen (SHM) à 50 % à l’horizon 2021. Depuis 2002 et sous l’influence des travaux de P. Fortin, c’est ce ratio (SM/SHM) qui sert d’indicateur principal pour baliser[36] le SM.

Cette AIR montre néanmoins que tous les voyants sont au vert pour une hausse du SM à 50 % du SHM. Rien n’y indique qu’une hausse plus substantielle du SM aurait un effet marginal économiquement néfaste : l’impact sur tous les indicateurs socio-économiques est positif, que ce soit la sortie de la pauvreté, l’emploi des jeunes ou la compétitivité des entreprises. De plus, le ratio SM/SHM dépasse le taux de 47 % auparavant choisi comme seuil limite par le gouvernement et… rien de négatif ne s’est produit. Pourquoi alors limiter la hausse du SM à 50 % du SHM ? Quelle limite supérieure ce ratio doit-il atteindre avant de nuire à l’économie ? Cet indicateur est-il fiable pour évaluer les impacts d’une hausse substantielle du SM ? Qu’en serait-il alors des impacts potentiels d’une hausse du SM à 15 $/h ?

Les principales études d’impacts économiques des hausses du SM au Québec arrivent à des conclusions aussi divergentes que les recommandations qui en sont extraites. Cinq exemples emblématiques de cette divergence en illustrent ici les argumentaires et les indicateurs qu’ils mobilisent, notamment en matière de politiques publiques.

1) Une étude[37] de la FCEI, datant de 2011 (soit avant les campagnes qui ont mis à l’avant-scène le SM à 15 $) attire l’attention. Malgré les débats de 2016, la FCEI utilise toujours les mêmes éléments pour s’opposer[38] aux hausses du SM. Elle soutient ainsi que de « fortes hausses du salaire minimum » conduiraient les PME à des mesures comme la baisse du nombre d’heures de travail et de formation des employés et à des mises à pied. Comme moyen méthodologique, la FCEI applique aux données de l’EPA de Statistique Canada de 2009 une « mesure d’élasticité du salaire minimum », un indicateur issu d’autres études canadiennes, pour soutenir l’hypothèse subordonnant la variation de l’emploi à l’augmentation du SM, selon différentes classes d’âges de travailleurs. En prenant comme exemple une hausse unique de 10 % du SM (la hausse de 0,50 $ de 2019 représentait une hausse de 4,17 %), la FCEI estime que l’effet est négatif sur l’emploi avec une perte de 92 300 à 321 300 emplois pour l’ensemble du Canada.

2) L’IRIS a réalisé en 2016 une première étude[39] des effets potentiels d’une hausse du SM à 15 $ sur les PME, l’inflation et l’emploi, tout en revisitant les impacts des fortes hausses du SM en 2008, 2009 et 2010. Rappelons que dans un précédent rapport[40], l’IRIS avait établi qu’un salaire horaire viable pour le Québec en 2016 correspondrait à 15,10 $. Les chercheurs indiquent que le SM de 2016, situé à 10,75 $, équivaut au SM de 1979 en dollars constants de 2015, soit 10,61 $. L’IRIS soutient alors que le SM a stagné depuis 36 ans, malgré une hausse au Québec de la productivité par heure travaillée de 35 % pendant la même période. L’IRIS analyse ainsi le taux de fermeture d’entreprises de trois tailles de PME entre 2001 et 2014, en accordant une attention particulière aux années 2008 à 2010, années de hausses substantielles du SM. Ses résultats révèlent des taux de fermeture à la baisse pour toutes les catégories de PME depuis le début des années 2000. Les taux de fermeture sont restés stables de 2007 à 2009, et en plein coeur de la dépression économique de 2008. L’IRIS soutient que « […] même des hausses du SM qui sont de deux à trois fois plus importantes que le taux d’inflation annuelle n’engendrent pas forcément plus de fermetures d’entreprises, mais seraient plutôt associées à une baisse du taux de fermeture des très petites entreprises[41] ». Selon l’IRIS, cela s’explique par le fait qu’un plus grand pouvoir d’achat des faibles salariés, à travers une hausse substantielle du SM, engendre plus de consommation dans les petites entreprises locales et une plus grande activité économique générale.

Sur la question de l’hypothétique seuil de 45 % du ratio SM/SHM ainsi que l’impact marginal croissant situé entre 45 % et 50 %, l’IRIS montre que ce seuil de 45 % n’est pas critique et que son impact marginal est au contraire décroissant : l’impact négatif de la hausse est de moins en moins fort à chaque point de pourcentage additionnel, et ce, même après un ratio de 50 %.

3) L’étude commanditée par le Conseil du patronat du Québec (CPQ) à la firme Daméco est, après celle de l’IRIS, la deuxième étude[42] d’importance à évaluer les impacts économiques d’une hausse du SM à 15 $. Sa publication a été accompagnée d’un avis du CPQ qui en interprète les résultats et en dégage ses propres recommandations[43]. Elle évalue que les pertes d’emplois occasionnées par une hausse rapide du SM à 15 $ auraient un effet limité, de 6 000 à 12 900 emplois perdus, la plupart dans le commerce de détail. Une augmentation de 10 % du SM entraînerait une hausse de la masse salariale de 3,1 % pour l’industrie du commerce de détail et de 2 % pour le secteur de l’hébergement et de la restauration. Selon l’étude, ces augmentations pourraient très bien être compensées par une hausse du pouvoir d’achat générant une hausse de la consommation des ménages, une explication convergeant avec celle de l’IRIS citée plus haut. L’avis du CPQ – qui a bénéficié lors de sa publication d’une importante couverture médiatique – adopte en revanche une posture qui ne prend pas en compte tous les éléments de cette étude. Il soutient que l’impact négatif sur l’emploi d’une hausse rapide du SM à 15 $ se situerait plutôt « […] à mi-chemin entre des scénarios plus pessimistes [estimations de P. Fortin] et plus optimistes [Daméco] [44] », soit à environ 28 000 pertes d’emplois, mais sans étayer cette assertion par des références à l’étude même qu’il a commanditée à Daméco. Le CPQ préconise alors un retour au « consensus » sur un ratio SM/SHM entre 44 % et 47 %.

4) L’étude de la Banque du Canada[45] portant sur les impacts potentiels des hausses annoncées du SM à travers le pays estime, à partir d’un modèle de projection, que la hausse générale des salaires induite par les hausses du SM produirait une baisse du nombre d’heures travaillées de 0,3 % et que cela se traduirait par une perte d’environ 60 000 emplois. En usant d’une « mesure d’élasticité de l’effet sur l’emploi » inspirée de… P. Fortin[46], les auteurs indiquent que ces pertes d’emplois seraient de 30 000 à 136 000 entre 2016 et 2019.

5) L’étude de la Chaire en fiscalité et en finances publiques s’est penchée, pour sa part, sur les impacts du SM en lien avec les revenus disponibles et de la sortie de la pauvreté[47]. Sans faire de projections statistiques, les auteurs montrent que les ménages québécois ont, par rapport aux autres provinces, une meilleure couverture du seuil de faible revenu évalué à partir de l’indice de mesure du panier de consommation (MPC), et ce, dans cinq des six types de ménages analysés. Ils soutiennent que « […] même si le Québec n’a pas le meilleur salaire minimum, l’analyse montre qu’il est le seul endroit où chacune des situations analysées procure un revenu couvrant entièrement la MPC[48] ». Le débat sur le SM est ici orienté vers la question de la définition du seuil de sortie de la pauvreté. Pour ces auteurs, comme pour le gouvernement, c’est l’indicateur de la couverture des besoins essentiels de la MPC qui est privilégié.

Une synthèse possible via l’effet de débordement ?

Les divergences des analyses et des acteurs à l’oeuvre sont telles que l’une des rares possibilités de convergence qui peut en être dégagée est celle de « l’effet de débordement ». Chacune des études présentées ici cible son propre effet de débordement résumant les impacts appréhendés, car chacune aboutit immanquablement à une série sélective d’impacts potentiels allant dans le sens des thèses préalablement soutenues. Au-delà de ces divergences, cet effet semble constituer un véritable espace épistémologique de discussion, une sorte de plus grand commun dénominateur permettant d’appréhender des impacts attendus aussi divers que ceux sur l’emploi, l’inflation et la consommation, le pouvoir d’achat, le nombre d’heures travaillées, la performance des PME. Un cas illustratif est celui des impacts attendus en matière de seuil de sortie de la pauvreté et de mesure du panier de consommation qui sont considérés comme étant des effets de débordement interdépendants. À cet égard, certains groupes soutiennent que l’indicateur de sortie de la pauvreté devrait être différencié de celui de la couverture des besoins essentiels de la MPC. Un autre cas de « dialogue » par le biais d’un effet de débordement est celui entamé par l’IRIS à l’adresse du gouvernement du Québec : s’agissant des impacts sur le niveau du salaire viable par exemple, une proposition de l’IRIS illustre cette possibilité de convergence des points de vue par l’effet de débordement et en tenant compte d’une politique publique : celle d’un indicateur de salaire et de revenu viables permettant de mesurer un seuil de sortie de la pauvreté telle qu’elle est décrite dans la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale[49]. En plus de la couverture des besoins essentiels, l’indicateur proposé calculerait le minimum nécessaire à une personne pour avoir accès à « […] des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique ou pour favoriser son intégration et sa participation à la société[50] ».

En cherchant à savoir quelles personnes seraient affectées de manière indirecte par la hausse du SM, l’IRIS fait référence[51] à une étude du ministère du Travail[52] qui tente de mesurer l’impact global d’une hausse du SM sur les salaires, à travers l’effet direct sur les salaires qui étaient situés sous le nouveau taux, et l’effet indirect (ou effet d’émulation) de l’augmentation des salaires situés à des taux égaux ou supérieurs au nouveau taux général du SM. Selon cette étude, l’effet indirect s’explique par le fait que les employeurs ajustent parfois à la hausse les salaires des employés gagnant un salaire égal ou supérieur au nouveau SM. Ces employeurs « [...] le font pour des raisons d’équité, d’attraction et de rétention de la main-d’oeuvre, de motivation du personnel, ou encore de respect des clauses d’une convention collective[53] ». J.-F. Boivin estime qu’environ 20 % des salariés seraient donc touchés, directement ou indirectement, par une hausse du SM ; les mesures d’impacts variant grandement selon les sous-populations. Par exemple, 25 % des femmes salariées seraient affectés, 45 % des personnes qui sont aux études tout en travaillant, 55 % des salariés des secteurs de l’hébergement et de la restauration et 70 % des salariés de 15-19 ans. Quant à l’amplitude de l’impact global, il serait ressenti jusqu’à des salaires de 26 % supérieurs au salaire minimum. Pour un SM à 15 $, cela signifierait que l’impact global serait ressenti jusqu’aux personnes gagnant 18,75 $[54].

Ces exemples sont typiques des effets de débordements et de leur diversité dans la revue critique des études présentées plus haut, mais, qu’en est-il concrètement de ces effets dans les milieux du travail[55] ? Comment sont-ils appréhendés par les organisations syndicales, les groupes de défense du SM à 15 $ et par les travailleur.se.s directement concerné.e.s  ? Sur la base de quels éléments les acteurs revendiquant le SM à 15 $ construisent-ils leurs argumentaires et élaborent-ils leurs stratégies d’action collective ?

C’est à ces questions, en lien direct avec les objectifs de recherche et à la lumière des principaux éléments – exposés plus haut – du débat entourant le SM à 15 $, que nous nous proposons de répondre à travers une synthèse critique des résultats de notre enquête de terrain.

Obstacles à l’action collective au Québec : tensions et réticences inattendues

Au Québec, trois campagnes principales portent la revendication d’un SM à 15 $. Elles s’inspirent en partie des campagnes américaines telles que le « Fight for $15 ». La section québécoise de l’organisation « International Workers of the World  » lance en mai 2016 sa campagne « 15-5-7 », suivie en automne par la campagne « 15 et justice » du Centre des travailleuses et travailleurs immigrés (CTI) et « 15 Plus » mise en oeuvre par le groupe Alternative socialiste. Ces deux dernières campagnes rejoignent dès le début le mouvement « 15 Maintenant » tout en conservant leur propre autonomie de nom et de structure.

Les différentes campagnes menées au Québec, relativement récurrentes et non synchronisées, se sont certes regroupées sous trois grandes campagnes collaborant entre elles, mais elles conservent chacune des revendications et objectifs distincts[56] selon les volontés plus ou moins affirmées des organisations et des regroupements qui s’y engagent. Il en est ainsi des positions des centrales syndicales qui cheminent progressivement au cours de ces campagnes. La FTQ, même si elle participe à certaines activités, choisit de conduire sa propre campagne « Minimum 15 » qui se situe au coeur de ses déclarations publiques[57]. En octobre 2016, la CSN, la CSQ et la CSD lancent, avec le Collectif pour un Québec sans pauvreté et le Front de défense des non-syndiquéEs, la campagne « 5-10-15 » qui vise à relier la revendication de plus en plus médiatisée du SM à 15 $ à d’autres revendications visant les travailleurs soumis aux minima de la Loi sur les normes du travail : soit d’avoir son horaire de travail 5 jours à l’avance, 10 jours de congés maladie ou familiaux payés par année et un SM de 15 $. Ces différentes actions contribuent à ancrer la lutte pour le 15 $ dans l’espace public[58].

C’est dans le contexte le plus récent de ces campagnes[59] que notre enquête a été réalisée. Elle s’est déployée sur une période de deux années, sous deux grands volets, formel et informel, couvrant un large éventail des acteurs clés[60] dans la société civile au Québec. Le volet informel a consisté à observer, de près et aussi régulièrement que possible, les activités menées à la fois par ABE et les autres organisations, syndicales (FTQ, CSN et certains de leurs syndicats affiliés) et non syndicales, engagées dans la campagne pour le 15 $. Le volet formel s’est appuyé sur une série d’entretiens individuels, un focus group et une démarche d’observation directe lors de plusieurs rencontres[61] où sont impliquées ces organisations[62].

Réticences chez les travailleurs syndiqués et… les groupes communautaires

Deux grands constats résultent des phases d’observations. Premièrement, l’un des principaux obstacles rencontrés tient à la difficulté de mobiliser les travailleurs directement concernés, les « moins de 15 $ ». Un autre obstacle est que, au-delà de l’adhésion affichée des centrales syndicales à la revendication, de nombreux syndicats affiliés – certains comprenant des membres gagnant moins de 15 $ – demeurent réfractaires et refusent de s’engager dans des campagnes bénéficiant surtout aux travailleurs non syndiqués[63]. Deuxièmement, l’absence de cohésion : concernant le bilan des trois dernières années d’action, des participants ont soulevé avec récurrence les retombées négatives des « trop nombreuses » campagnes sur le mouvement et leurs effets pervers sur sa cohésion[64]. D’autres soutenaient ainsi que les propositions de 2018 concernant la construction d’une « image commune » – dont le recrutement d’un permanent – n’avaient pas été adoptées et que même leur déclaration commune[65] avait failli ne pas passer, entraînant de fait une trop grande perte de temps au regard de son maigre résultat sur la cohésion du mouvement[66].

Les entretiens avec les responsables des deux groupes d’action communautaire et des trois organisations syndicales choisis[67] ont permis de dresser une sorte de bilan critique de la campagne en quatre points : les appréciations qualitatives des acteurs ; les réticences et les résistances observées ; les argumentaires et les stratégies utilisés ; les modes de collaboration – ou des alliances – adoptés par les organisations engagées.

Au niveau des réactions des travailleur.se.s, à partir des trois entretiens tenus, trois profils émergent qui illustrent particulièrement certains types de réticences et les appréciations divergentes envers la campagne et la revendication du 15 $, mais aussi concernant les stratégies d’action collective menées par les groupes communautaires et les organisations syndicales dont ils stigmatisent parfois les insuffisances : des travailleurs syndiqués résolument opposés[68], une travailleuse autonome[69] d’accord sur le principe, mais réticente finalement et une travailleuse – agente syndicale locale[70] – regrettant que dans son secteur, le milieu hospitalier, « l’idée du 15 $ ne passe pas » et qu’en plus « la campagne syndicale ne descend pas de l’exécutif jusqu’à nous » (EC1).

Concernant les initiatives de mobilisation, elles proviennent le plus souvent des groupes communautaires ou des syndicats centraux (centrales ou affiliés), rarement des syndicats locaux[71], et presque pas des non-syndiqués censés être directement concernés par la revendication.

Pour les responsables d’organisation, la principale réticence chez les salariés gagnant déjà un peu plus de 15 $ (15-19 $) concerne la crainte de perdre leur « statut financier » et leur « statut social ». C’est le sentiment de perdre ce qui a été gagné par la lutte, par l’expérience ou l’ancienneté (en particulier chez les travailleurs plus âgés) ou par les études. Les organisatrices et responsables expliquent que cette réticence est une question d’orgueil et de fierté d’être situé en haut du SM : il s’agit de la manière dont ces travailleurs perçoivent la valeur de leur travail par rapport à ce seuil. « Chez nous ça passe pas du tout. J’ai presque honte de dire ça, moi ce qui me disent c’est que “je vais être presque rendu au salaire minimumˮ » (OS2b).

Cette inquiétude est décrite comme difficile à déconstruire, car « elle relève de l’émotif » (OC1). Ce qui expliquerait le refus par une importante partie des bases syndicales – à divers degrés parmi les membres des trois centrales FTQ, CSN et CSD – du financement de la campagne, car certains préféreraient que les cotisations servent en priorité aux syndiqués : « mon argent a pas d’affaire à servir à une campagne qui me touche pas[72] ».

Chez les non-syndiqués, le plus souvent des travailleur.se.s immigrant.e.s, les réticences sont liées à la peur de voir leurs heures de travail réduites, voire de perdre leur emploi. Nombre de ces travailleurs sont « réticents par loyauté » (OC1) parce qu’ils ont des emplois au sein même de leur communauté, dans des petites entreprises dirigées par des membres de leurs propres communautés et dont ils craignent la faillite.

Quant aux groupes communautaires, ils sont globalement pour la revendication, mais plusieurs craignent un impact financier désastreux sur leurs organismes[73] en raison de l’insuffisance chronique de ressources financières qui les frappe et qui explique du même coup l’absence de temps et de ressources humaines investis pour participer à la campagne[74].

Retour sur l’effet de débordement : un effet d’entraînement hypothétique ?

L’argument de l’effet d’entraînement – qui suppose qu’un SM à 15 $ entraînerait à terme l’augmentation de l’ensemble des grilles salariales supérieures sur les salaires des « réticents », notamment des 15-19 $ –, est considéré comme purement « théorique », et donc peu convaincant, par l’ensemble des responsables d’organisation, mais il est diversement apprécié par les travailleurs interviewés. L’indexation salariale censée concrétiser cet effet par l’engagement à inclure dans les conventions collectives des clauses arrimant les grilles salariales à la hausse du SM est considérée comme pouvant susciter l’adhésion des bases syndicales jusque-là réfractaires, à la fois selon les représentants et les travailleurs. Ainsi, l’idée d’ajouter une clause d’indexation à même la négociation des conventions collectives est vu comme intéressante, particulièrement dans des organisations syndicales du secteur de la santé. Ce qui n’est pas un hasard, car c’est dans ce type de secteur que les salaires voisinant la marge immédiatement supérieure au 15 $ sont les plus nombreux. Faut-il noter que cela est vrai surtout en comparaison des autres secteurs, car c’est également dans la Santé que se trouvent aussi les salaires les plus élevés – au-delà du 20 $ comme référence supérieure – parmi les membres syndiqués. Or, c’est là précisément qu’est stigmatisé le « manque de solidarité ». Rappelons que c’est notamment par un responsable syndical de ce secteur (OS2a) qu’est souligné le caractère efficace, voire percutant, de cet argument de l’ajout d’une clause d’indexation des salaires dans les conventions collectives.

Du côté des groupes communautaires, l’impact de l’effet d’entraînement est également perçu comme aléatoire par leurs responsables, car ces dernières considèrent aussi comme hypothétique l’arrimage des échelles de leurs subventions aux hausses du SM (l’équivalent chez les travailleurs syndiqués d’une indexation salariale). De ce point de vue, l’indexation salariale des syndiqué.e.s chez les responsables syndicaux et l’arrimage des niveaux de subventions chez les responsables communautaires peuvent être considérés comme des enjeux stratégiquement comparables et… convergents.

Au-delà de ces considérations tactiques autour des deux types d’arrimage du SM (indexation salariale chez les salarié.e.s et augmentation de leurs subventions chez les groupes communautaires), il faut bien admettre qu’il existe malgré tout une forme de contradiction entre, d’une part l’argumentaire associant l’effet d’entraînement aux clauses d’indexation salariale et d’autre part l’argumentaire valorisant la solidarité avec les travailleur.se.s à bas salaires, sans égard aux conséquences de ces clauses d’indexation. En effet, la justification de ces dernières vise à conserver non seulement cet écart – ou marge tampon – entre salaire minimum et bas salaires immédiatement supérieurs, mais aussi une distinction hiérarchisée des statuts chez les salarié.e.s.

Ce constat empirique remarquable converge avec certains autres constats théorisés dans la littérature faisant valoir qu’il serait précisément significatif des inégalités de genre[75] puisque les travailleuses sont plus nombreuses au salaire minimum[76] que les travailleurs. Ainsi, l’argumentaire de l’effet d’entraînement est clairement en rupture avec celui de la notion de solidarité – ou plutôt du… « manque de solidarité » relevé à plusieurs reprises dans les entretiens entre salariés syndiqués et non syndiqués – qui s’appuie sur l’idée qu’un gain pour une partie des travailleurs est un acquis pour l’ensemble des travailleurs… Voire.

Action collective et tensions internes : une synthèse critique

Il faut bien conclure que pour les organisations syndicales comme pour les groupes d’action communautaire, l’analyse des réticences montre que ces dernières se manifestent sur deux niveaux endogène et exogène clairement identifiables dans l’enquête.

Au niveau endogène, ce sont les insatisfactions et les résistances qui prennent forme au sein même des bases des organisations syndicales (OS) et parmi les effectifs des groupes d’action communautaire (GC). Les réticences à ce niveau renvoient à quatre facteurs dégagés par l’enquête.

Concernant les OS, ces bases sont aussi diverses que les catégories de travailleurs représentées dans les syndicats locaux, elles sont hétérogènes par définition en raison des intérêts attachés à ces catégories selon les secteurs d’activité. L’enquête en a montré plusieurs illustrations par le biais non seulement des cas de divers sous-secteurs dans la santé, mais aussi des cas de syndicats affiliés à des centrales différentes. Le facteur premier, au coeur de ces réticences, est celui maintes fois souligné : 1) la crainte de perdre son statut social et financier chez une partie non négligeable de travailleurs au salaire immédiatement supérieur au 15 $.

S’agissant des groupes communautaires, deux autres facteurs sont à l’origine de deux sortes de réticences identifiables. Il y a celles qui se manifestent, là également, à travers toute la diversité des composantes de ces groupes, autant au niveau des effectifs qu’au niveau de certains postes de responsabilités, chez les professionnels comme chez les élus des conseils d’administration des GC.

L’un des deux facteurs, au centre de ces réticences, renvoie à 2) la vulnérabilité financière de ces groupes liée à la dépendance de leur masse salariale aux subventions publiques et à leur marge de manoeuvre financièrement réduite. L’autre facteur est celui qui renvoie 3) aux réticences – a priori paradoxales, mais néanmoins observables sur le terrain – qui émanent de travailleurs d’origines ethnoculturelles diverses dont l’enquête a montré les craintes liées à la fois à leur « loyauté » vis-à-vis d’employeurs de même communauté dirigeant des PME ou, le plus souvent, des TPE économiquement et socialement ancrées dans leurs propres milieux ethnoculturels.

Un quatrième facteur de réticence doit être pris en considération : 4) l’intersectionnalité des réticences. Il est indirect, car de nature contextuelle, mais d’une importance majeure : dans les OS comme dans les GC, ces effectifs comprennent, au-delà de leurs diversités intrinsèques respectives, des bases hautement hétérogènes par la multiplicité et les croisements des catégories : femmes, travailleur.se.s d’origines ethnoculturelles diverses, étudiant.e.s du collégial, personnes de plus de 50 ans[77], notamment. Cela, en plus des autres catégories intersectionnelles croisant ou cumulant les appartenances à plusieurs groupes[78]. La plus importante de ces catégories – au regard à la fois de la littérature et des résultats de notre enquête – est clairement celle qui croise – et cumule – les femmes et les personnes d’origines ethnoculturelles diverses[79]. Être femme et immigrante[80] sont manifestement les caractéristiques majeures de ces catégories tout « au bas de l’échelle » et de fait directement concernées par les impacts d’un rehaussement du SM.

Au niveau exogène, les réticences appréhendées portent sur deux types d’obstacles liés aux relations externes développées par les organisations syndicales et les groupes communautaires.

Le premier type porte, d’une part sur les relations intrasyndicales, c’est-à-dire entre les OS elles-mêmes, à leurs trois niveaux de structure en tant que centrales, syndicats affiliés et syndicats locaux, et d’autre part sur les relations entre les différents GC eux-mêmes en tant qu’organisations distinctes représentant différentes catégories – professionnelles et communautaires – de travailleurs (travailleurs non syndiqués, femmes, immigrant.e.s, etc.). Il s’agit ici de plusieurs obstacles – à la cohésion des stratégies d’action collective – identifiés par l’enquête et qui renvoient aux dissensions et manques de communications observées entre les exécutifs et différentes bases syndicales lors de certaines campagnes sur le 15 $. Il en est ainsi de l’absence de relais entre ces structures syndicales en matière de partage d’informations et de prise de décision non seulement sur le plan hiérarchique, comme dans les sous-secteurs de la santé par exemple, mais aussi sur le plan catégoriel, comme dans le cas du relais vers certains syndicats locaux – manufacturiers par exemple ici – où les positions de ces syndicats locaux sont clairement en rupture avec le discours officiel de leur centrale.

Le deuxième type d’obstacles concerne des relations externes affectant, d’abord, l’efficience et la solidité de « l’alliance naturelle » censée légitimer la collaboration entre ces organisations – OS et GC – et renforcer la cohésion entre leurs stratégies d’action collective. À cet égard plusieurs obstacles ont été identifiés, allant de l’initiative de faire « cavalier seul » de certains acteurs – à l’instar de certaines OS (FTQ) et de certains GC – aux dissidences que manifestent régulièrement les uns et les autres lors de certains moments clés de la campagne.

Au-delà de cette « alliance naturelle » parfois malmenée, il y a ensuite les « relations extérieures » problématiques entretenues – ou non, le plus souvent – par les organisations syndicales et les groupes communautaires avec les autres acteurs de la société civile, notamment avec les organisations représentatives des PME et employeurs, chambres de commerce et autres parties prenantes du débat comme l’IEM, certains médias, par exemple, et surtout avec l’État.

Conclusion : un salaire minimum à 15 $... et après ?

Les différentes campagnes pour un salaire minimum à 15 $ au Québec sont depuis un certain temps, et aux yeux de plusieurs acteurs concernés eux-mêmes, dans une phase d’essoufflement qui s’est inscrite dans la durée. Les résultats dégagés par cette enquête montrent dans leur globalité que les stratégies d’action collectives déployées jusque-là ont atteint leurs limites, que le seuil symbolique du 15 $ n’a désormais plus sa force de frappe et que s’impose dès lors… un nouveau souffle. Que faire ? Cette question, qui a été posée systématiquement aux acteurs, a produit des réponses alternatives dont cette étude a donné à voir toute la diversité et l’hétérogénéité, alors même que l’histoire récente de ce mouvement du 15 $ au Québec – comme dans les autres provinces du Canada et dans une certaine mesure aux États-Unis – a fait ressortir l’importance d’une convergence des positions et des stratégies sociopolitiques mises en oeuvre par les acteurs engagés dans les campagnes de ce mouvement.

Les difficultés à coaliser, du moins à coordonner les différentes campagnes et à impliquer les travailleur.se.s directement concerné.e.s – notamment au sens défini dans cette enquête – expliquent en partie cet essoufflement. Les différences en matière d’encadrements institutionnels et d’action publique – dans toute la diversité de ses formes en Amérique du Nord – relatifs aux enjeux socioéconomiques et politiques du salaire minimum, en matière de syndicalisation et en termes de stratégies d’actions collectives employées au Québec, ailleurs au Canada et aux États-Unis permettent aussi, comme cela a été montré dans ce travail, de comprendre pourquoi certaines campagnes états-uniennes ont parfois été plus efficaces dans la mobilisation des travailleur.se.s concerné.e.s. Cependant, les résultats présentés ici sont plus nuancés et mettent en lumière d’autres obstacles qualitatifs rencontrés par les campagnes québécoises pour un salaire minimum à 15 $. Quitte à le répéter, notons qu’il en est ainsi par exemple des difficultés rencontrées par les organisations syndicales dans la mobilisation de leurs membres et de leur crainte manifeste d’une « perte de statut » social et financier et du désenchantement face aux maigres gains salariaux obtenus dans certaines négociations récentes. Quant aux groupes communautaires, bien que globalement en faveur de la revendication, des obstacles apparaissent en particulier au niveau de leur capacité financière à assumer la hausse ou à libérer du temps pour participer aux campagnes.

Pour répondre aux craintes de pertes de statut de certains travailleurs, les pistes de solutions évoquées dans cette enquête impliquent de façon convergente l’ajout de clauses d’indexations en cas de hausse du salaire minimum dans les conventions collectives et le retour à un argumentaire de la solidarité envers les travailleurs pauvres. Cet article a souligné plus haut la contradiction entre ces deux types de solutions alternatives, l’un se basant sur le maintien d’une différence de statut entre travailleurs et l’autre non. De plus, alors que plusieurs études majeures montrent clairement l’absence d’impacts socio-économiques négatifs en cas d’une hausse du SM à 15 $, il existe toujours un besoin, clairement identifié par les représentants des organisations syndicales et des groupes communautaires et par les travailleur.se.s, pour un meilleur partage d’informations vulgarisées et une meilleure explication des revendications des centrales aux syndicats membres dans le but de susciter le débat et l’adhésion des membres à la revendication.

Les campagnes pour le 15 $ sont manifestement à la croisée des chemins. La campagne 5-10-15 a obtenu certains gains dans sa volonté de mettre de l’avant d’autres revendications conjointement à une hausse du salaire minimum, comme obtenir son horaire de travail à l’avance et avoir des congés de maladie payés. Des acteurs joignent aussi à la revendication des demandes pour un refinancement massif dans le communautaire et l’ajustement des barèmes des mesures de protections sociales ou de prêts et bourses. La solution alternative visant une « retour historique » vers une stratégie de syndicalisation directe des travailleurs concernés pour obtenir le 15 $ est avancée par plusieurs et semble clairement prendre de l’importance, notamment au sein de la CSN où est privilégiée l’idée d’une stratégie de syndicalisatrion directe ciblant particulièrement le secteur clé de la restauration, seul moyen d’aller vers un nécessaire « modèle syndical renouvelé (OS2b) ».

Alors que la pandémie de la Covid-19 a montré plus que jamais comment un salaire minimum indécemment bas et les mauvaises conditions de travail qui lui sont inhérentes entraînent immanquablement une pénurie structurelle et une rareté prévisible de main-d’oeuvre et de personnels qualifiés dans des emplois soudainement jugés « essentiels » – préposés aux bénéficiaires et ouvriers agricoles, notamment – il semble hautement probable que la revendication pour un salaire minimum plus élevé reprenne dans le débat public au Québec la place centrale qui lui revient. À de nombreuses reprises lors de l’enquête a été évoquée – tout juste avant l’éclosion de la pandémie Covid-19 et ses effets révélateurs exacerbant ce constat – l’idée que l’objectif du 15 $, désormais caduc, doit être totalement revu et au plus tôt à travers une forte hausse, tant a été érodé le caractère autrefois symbolique du seuil des 15 $. Les récentes discussions à la FTQ sur la possibilité de revendiquer un SM à 17 $ ou 18 $ de l’heure illustrent cette tendance[81]. La remise en question, voire l’obsolescence de la mesure d’ajustement du salaire minimum utilisée par le gouvernement – le fameux rapport SM/SHM et sa nouvelle limite à 50 % – se présente aussi comme une avenue possible, ne serait-ce que parce que la littérature avait montré, avant même la Covid-19, la portée largement surestimée, voire caduque, des effets attribués à ce ratio. Quoi qu’il en soit, les prochaines campagnes pour un salaire minimum « viable » devront prendre toute la mesure des obstacles exogènes et endogènes mis en lumière par cette enquête pour pouvoir redynamiser un mouvement social dont toutes les raisons d’être demeurent on ne peut plus pertinentes, sans compter l’amplitude et la résonance exacerbée que leur confère un contexte radicalement transformé par une pandémie dont il faut au moins lui donner le mérite de remettre durablement à l’ordre du jour la question du salaire minimum.