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La forte émigration des Canadiens français vers les États-Unis au 19e siècle inquiète les élites, cléricales et autres, qui pressent le gouvernement du Québec d’ouvrir les terres de l’arrière-pays à la colonisation afin de retenir les Canadiens français sur la terre de leurs ancêtres. Entre 1860 et 1913, la mission de Joseph Bureau sera précisément d’explorer ces territoires en Outaouais, dans les Laurentides, au Lac-St-Jean, au Témiscamingue ou dans la Matawinie, et d’y évaluer la qualité des terres, le bois des forêts, d’y tracer des chemins de colonisation, voire de les construire ainsi que des ponts, ou encore de choisir le meilleur tracé pour le passage éventuel du chemin de fer. Bureau a si bien sillonné la province, tracé les cartes indiquant le cours des rivières, leurs chutes– leurs « pouvoirs »– et leur source, les limites des forêts, et les contours des blocs rocheux, qu’il a grandement contribué à la connaissance topographique du Québec, pratiquement inexistante, ou inexacte, à l’époque. C’est le compte rendu de toutes ces explorations que livre le journaliste retraité Robert Fleury.

Quand on parle de colonisation au Québec, deux noms viennent à l’esprit, le curé Labelle et l’auteur Arthur Buies. Plus que l’État, le clergé catholique a été le grand organisateur de la colonisation : le curé Labelle n’était ni le premier ni le dernier à s’y consacrer, mais il a été le plus énergique et le plus ambitieux de ses promoteurs. Il a surtout été le premier à voir l’importance du chemin de fer dans le soutien à l’oeuvre de colonisation. Il a milité si activement auprès des autorités que le Premier ministre Honoré Mercier le nomme sous-commissaire au Département de l’Agriculture et de la colonisation en 1888. Quant à Arthur Buies, il a produit de nombreuses brochures promotionnelles et opuscules pour le compte du Ministère de la Colonisation : des monographies détaillant les attraits régionaux, le climat, les services locaux offerts à la population, le nombre de paroisses, les ressources naturelles, les industries et les commerces prospères, etc.

La colonisation et le développement des infrastructures n’attirent pas que les colons, les entreprises minières et surtout forestières sont évidemment très actives dans ces territoires. Et du point de vue de l’État, « la colonisation coûte trois fois plus qu’elle ne rapporte » (p. 116) alors que les redevances des forestières comptent pour une bonne partie de ses revenus; aussi tous les acteurs du milieu les ménagent, du Commissaire des Terres de la Couronne au curé-missionnaire en passant par les explorateurs comme Bureau, qui a lui-même déjà travaillé pour elles. Ces compagnies pratiquent pourtant la « déprédation » des forêts non surveillées en coupant le meilleur bois de commerce sans payer la redevance, justement.

Chaque chapitre traite d’une région, de sorte que la description des activités de Bureau est, en plusieurs endroits, répétitive et monotone. Mais certains chapitres comprennent aussi quelques paragraphes bienvenus sur l’histoire de la présence autochtone dans la région. Le chapitre 12, le plus long, porte sur l’île d’Anticosti. Son histoire curieuse et tourmentée comprend des personnages plus grands que nature. En 1895, un groupe français mandate Bureau pour faire l’exploration complète de l’île, ce qu’il sera le premier à faire. L’année suivante, Anticosti est achetée par le chocolatier français Henri Menier qui recrute Bureau, cette fois, pour tracer et construire des routes et un appontement à ce qui deviendra Port-Menier.

L’ouvrage de Fleury est utile et bien documenté – l’histoire « officielle » ne semble pas avoir gardé grandes traces de Joseph Bureau –, mais il n’est pas non plus sans défauts. Le fil narratif se brise en effet ici et là, l’auteur passant du coq à l’âne ou énumérant une série de faits ou de noms qui, pour être parfaitement exacts n’en sont pas moins anecdotiques et rendent leur pertinence douteuse (par exemple, la liste des 22 rivières explorées sur la Côte-Nord, p. 175). Ailleurs, c’est la chronologie « malmenée » qui donne l’impression de lire non pas une histoire, mais des notes glanées dans les archives, comme lorsque les dates d’érection des paroisses du Témiscamingue sont données dans les derniers paragraphes du chapitre. Une relecture aurait sans doute suffi à corriger ces défauts.