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Parmi les enjeux qui intéressent la muséologie actuelle, celui de l’hégémonie des expositions temporaires est certainement l’un des plus débattus des dernières décennies. Depuis que les musées ont pris un « tournant commercial » (Benghozi et Bayart, 1993) à compter des années 1960, conséquence de leur rencontre avec le monde managérial et, partant, de leur entrée dans la logique de rentabilité financière imposée par l’économie de marché, les expositions n’ont cessé de se développer (Mairesse, 2011). Le phénomène coïncide avec l’apparition des fameux blockbusters. Ces grosses expositions à succès, toujours itinérantes, promettent d’attirer de nombreux visiteurs, de générer des recettes et d’apporter une visibilité accrue aux établissements qui les accueillent (Elsen, 1986; Frey et Meier, 2006). Très appréciées du grand public, les expositions blockbusters sont volontiers dénoncées par les tenants de la vocation culturelle et scientifique des musées qui les tiennent pour commerciales et soumises aux principes du marketing, comme les superproductions cinématographiques dont elles reprennent le surnom. Elles continuent néanmoins de prospérer à la faveur d’un modèle de gestion qui a consacré, au sein des musées, une certaine « culture de l’événement » au nom de laquelle les sociétés contemporaines s’emploient à « faire » celui-ci (Goetschel et Granger, 2012).

Les méga expositions, en effet, ont un caractère événementiel évident. On pourrait en dire autant de n’importe quelle exposition formant la programmation culturelle d’un musée : « enclave temporaire » dans une institution définie par des collections dites permanentes, une exposition apparaît en soi comme un événement en tant qu’elle est « une réunion exceptionnelle d’objets nettement circonscrite dans sa durée », écrit Rodolphe Rapetti (Rapetti, 2001, p. 57). Mais une « exposition-événement », comme Rapetti l’appelle à juste titre, a la particularité de réaliser des chiffres d’audience auparavant réservés au monde du spectacle, et ce grâce à sa popularité, à son prestige, à son retentissement médiatique et à son rapport spécifique au temps : plus faibles sont les chances de revoir les pièces exposées dans une manifestation éphémère, plus forte est l’incitation à la visite. Il en résulte souvent que « l’exposition entre d’elle-même dans une spirale où l’événement ne révèle plus que l’événement lui-même : affluence du public, souffrance de l’attente, emphase de la muséographie, bruit des caisses enregistreuses jusque dans les salles, passage obligé par la boutique et les produits dérivés » (ibid., p. 60). Or, dans le présent article, nous voulons explorer l’idée qu’une exposition-événement, loin de ne révéler que sa propre événementialité à travers quelques signes manifestes, donne aussi à voir les conditions qui déterminent son existence et les effets qu’elle produit sur le contexte qui l’a vu naître.

L’analyse portera sur une rétrospective consacrée à l’oeuvre d’Arthur Villeneuve (1910-1990). Cet autodidacte, barbier de son métier, a subitement troqué le blaireau pour le pinceau à l’âge de 47 ans. Il est resté célèbre pour avoir donné libre cours à sa créativité sur les murs intérieurs et les façades extérieures de sa petite maison sise dans un quartier ouvrier de Chicoutimi, dans la région du Saguenay. Organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal, la rétrospective intitulée Les chroniques du Québec d’Arthur Villeneuve a été présentée dans l’établissement de la rue Sherbrooke pendant un mois et demi, de mars à avril 1972, avant de se déplacer au Musée du Québec – l’actuel Musée national des beaux-arts du Québec – et à la Vancouver Art Gallery. Avec 250 oeuvres réparties dans cinq grandes salles, il s’agissait, d’après les journaux, de la plus importante exposition solo jamais tenue dans le musée montréalais, en tout cas pour un artiste canadien vivant. Elle s’accompagnait d’un catalogue bilingue tiré à 3 000 exemplaires (Collectif, 1972) et d’une offensive publicitaire comprenant quatre messages quotidiens à la radio, 50 panneaux-réclames à Montréal – 35 en français, 15 en anglais – et deux de plus à Chicoutimi. Que l’élite culturelle porte ainsi aux nues un « peintre-barbier » sans instruction, sans formation artistique, venu tardivement à la peinture quinze ans plus tôt et produisant des toiles qualifiées de naïves ou de primitives, cela ne manquait pas de piquant. La presse saguenéenne et nationale a massivement couvert l’événement. Le battage médiatique a été tel que le Musée du Québec a jugé bon cette année-là de publier la revue de presse que son centre de documentation avait compilée pendant la durée de l’événement (Musée du Québec, 1972). Selon les décomptes officiels, 39 753 personnes ont visité l’exposition dans la métropole et 43 166 dans la capitale, soit plus de 100 000 personnes en tenant compte du dernier arrêt à Vancouver[1].

Comment expliquer pareil engouement? Réduire l’exposition Villeneuve à une stratégie de gestion des industries culturelles serait lui prêter une finalité qu’elle n’avait peut-être pas. Pour véritablement répondre à la question, il faut avant toute chose s’intéresser au statut des arts visuels dans les années 1960 et 1970, et plus encore à la place qui leur était faite, à Montréal d’une part, et à Chicoutimi d’autre part. Car les dynamiques ayant éloigné ou rapproché la société montréalaise et la société saguenéenne autour de la question des arts ont aussi traversé la carrière de Villeneuve; elles forment le socle sur lequel s’est appuyée la consécration de l’artiste en 1972.

Les chercheurs qui ont observé la production et la diffusion artistiques dans les régions du Québec ont déjà montré que ces sphères d’activité avaient connu de profondes mutations depuis l’époque de la rétrospective. La sociologue Andrée Fortin, par exemple, a mis en évidence le foisonnement d’événements artistiques organisés hors des grands centres à partir des années 1980 (Fortin, 1996; 2000). Ces manifestations ont la particularité de se dérouler à l’extérieur des lieux habituellement dédiés à l’art; elles s’ancrent dans l’espace public et cultivent une atmosphère de fête, instaurant une logique de « non-rupture » entre le monde de l’art et la population d’un territoire. Elles sont représentatives de ce que Fortin a appelé avec Fernand Harvey la « nouvelle culture régionale », à savoir une culture qui innove, s’institutionnalise au travers de nouveaux réseaux et, à ce titre, reconfigure les rapports des espaces régionaux entre eux de même qu’avec les paliers national et international (Fortin et Harvey, 1995).

Le portrait était tout autre dans les décennies antérieures. S’il faut se garder d’opposer terme à terme la grande ville et la région, lieux supposés de l’audace créatrice pour la première et de la tradition pour la seconde[2], il est vrai que les infrastructures culturelles et la critique artistique étaient moins développées dans les régions périphériques ou excentriques, pour reprendre la typologie de Fortin et Harvey, et que les productions culturelles de ces dernières ne s’exportaient guère dans les autres régions de la province, ailleurs au pays ou ailleurs dans le monde sans d’abord passer par les métropoles et capitales à rayonnement national. C’est précisément cet ancien « continuum régional-national-international » (ibid.) qu’illustre l’exposition Les chroniques du Québec d’Arthur Villeneuve. Il sera la clé pour comprendre comment elle a pu devenir une exposition-événement dans le contexte du Québec des années 1960 et 1970, soit deux décennies qui ont ouvert la voie au développement de la muséologie régionale (Fallu, 2008), et dont le caractère fondateur pour les arts visuels comme pour la nation québécoise (Landry et De Koninck, 1999) n’a pas manqué d’infléchir les visées identitaires et politiques des expositions artistiques à cette époque (Couture, 1994).

Notre démonstration se fera en deux temps. D’abord, nous nous intéresserons aux premières années d’activité de Villeneuve. Le but n’est pas de retracer sa biographie – au demeurant déjà connue, fût-ce sous la forme d’un panégyrique (Boudreault et Marion 2002 – mais de remonter aux origines d’une renommée qui porte depuis le début la marque du clivage entre région et métropole. Nous ferons appel au modèle des cercles de la reconnaissance proposé par l’historien de l’art Alan Bowness (Bowness, 1989). Ce modèle fait dépendre le succès d’un artiste moderne de la reconnaissance qu’il obtient successivement dans quatre cercles concentriques : celui des pairs, qui tendent à déceler en premier le talent de leur contemporain; celui des critiques, qui établissent un consensus sur la valeur de ses oeuvres; celui des collectionneurs et des marchands, qui deviennent ses protecteurs en prisant sa production; et enfin celui du grand public, où le triomphe de l’artiste prend la forme d’expositions monographiques dans les grands musées – ici, la rétrospective au Musée des beaux-arts de Montréal. Après avoir analysé le cheminement de Villeneuve jusqu’au dernier cercle, nous verrons ensuite comment la rétrospective de 1972 a trouvé un écho qui a crédibilisé la croyance en son talent et cristallisé un retournement de l’opinion publique régionale, lequel est indissociable d’une récupération de l’événement par des politiciens et par des acteurs du monde de l’art. Pour suivre cette évolution de la perception de Villeneuve et de son art, nous avons analysé le contenu d’articles de journaux parus au Saguenay-Lac-Saint-Jean et ailleurs au pays, surtout à Montréal et à Québec, pendant la période visée[3]. La lecture de ce corpus de quelque 170 articles s’est enrichie de celle du catalogue et des documents relatifs à l’exposition conservés aux archives du Musée des beaux-arts de Montréal. Allons y voir.

Quand la grande ville rencontre la petite : les prémices de l’événement

Des débuts remarqués

En 1957, Arthur Villeneuve est barbier-coiffeur depuis trente ans. Il est le père de sept enfants, dont quatre sont nés de son union en secondes noces avec Hélène Villeneuve, née Morin. Cette année-là, il commence à recouvrir les murs du domicile familial de fresques où s’entremêlent des paysages naturels et urbains, des scènes préhistoriques, historiques et quotidiennes ainsi que des bandes ondoyantes multicolores recelant figures humaines et animales. Sur le plan formel, l’ensemble est touffu et bigarré, le dessin malhabile et la perspective faussée. Bientôt, les façades avant et arrière de la maison sont ornées de tableaux similaires. L’oeuvre colossale est à peu près achevée en 1958, après dix-huit mois de travail.

De là, Villeneuve atteint rapidement le premier cercle de la reconnaissance, celui formé par les pairs. Il recueille d’abord la faveur du peintre Albert Jean, qui compte parmi une poignée d’artistes plasticiens établis à Chicoutimi après leur passage aux Beaux-Arts de Québec ou de Montréal (Laliberté, 1993, p. 30). Albert Jean fait ensuite connaître la maison-oeuvre et ses occupants à Edmund Alleyn, auquel se joindront d’autres représentants de la modernité artistique québécoise : Stanley Cosgrove et Alfred Pellan sont régulièrement présentés comme des soutiens de la première heure (Lasnier, 1961; Gladu, 1961; Zorro, 1963). En 1959, alors qu’il a délaissé ses murs pour la peinture de chevalet, Villeneuve fait sa première sortie conventionnelle à titre de peintre amateur. Il présente quelques-unes de ses toiles au seizième Salon du printemps d’Arvida. Le concours est jugé par Claude Picher, peintre et agent de liaison pour la Galerie nationale du Canada à Ottawa – aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada. Au terme de l’exposition, Picher récompense principalement des oeuvres naïves ou primitives. Il couronne du deuxième prix une peinture de Villeneuve, décision qui lui vaudra plus tard d’être cité dans la querelle de préséance entourant la question du découvreur de l’artiste (Gagnon, 1971).

Deux ans après, la jeune carrière de Villeneuve franchit un nouveau jalon. Du 28 février au 11 mars 1961, le marchand de tableaux George Waddington présente au public montréalais « the primitive painter of Chicoutimi », comme l’annonce le carton d’invitation de l’exposition. Les oeuvres montrées à la Waddington Gallery ont l’heur de plaire à la critique qui en loue la fraîcheur, l’ingénuité de bon aloi, le style enfantin dénué d’académisme, les sujets tirés de la vie populaire et du folklore canadien-français dont elles s’inspirent – en somme leur primitivisme. Dans l’hebdomadaire montréalais Le Petit journal, Paul Gladu se félicite que le Québec ait trouvé son peintre primitif, comme les États-Unis avec Grandma Moses et la France avec le Douanier Rousseau (Gladu, 1961). Cette dernière comparaison se retrouve également sous la plume enthousiaste du critique d’art de La Presse (Sarrazin, 1961). Avec lui, les critiques du Devoir (Lasnier, 1961) et de TheGazette (Anonyme, 1961a) voient en Villeneuve tantôt un merveilleux peintre naïf, tantôt un authentique primitif, deux qualificatifs qui signent son appartenance à un courant reconnu. Or, dans ce dernier se joue d’une manière particulière le conflit né au 19e siècle entre respect des canons esthétiques et rupture avec la tradition – ou entre maîtrise technique et originalité individuelle –, la seconde étant alors recherchée dans des catégories d’individus étrangers à l’art savant. La région natale du peintre-barbier en ressent rapidement les conséquences.

Au Saguenay, les leçons de l’avant-garde

Les succès de Villeneuve cachent un accueil initial qui s’avère beaucoup plus mitigé lorsqu’on tient compte de l’hétérogénéité des spectateurs et des situations d’évaluation. La nature même de sa démarche est en cause. En faisant de sa maison son principal support de création, Villeneuve, à l’instar des autres artistes « indisciplinés » étudiés par Valérie Rousseau, s’est affiché au-dehors sans aucune réserve; dans un environnement quotidien, il a déployé une oeuvre saturée et tape-à-l’oeil qui interpelle le passant par une multiplication des sollicitations visuelles dans l’espace public (Rousseau, 2007, p. 161). Forts d’un sens indéniable de l’initiative sinon de l’autopromotion, le peintre et son épouse ont accru cette immixtion dans l’espace public en invitant Cette immixtion dans l’espace public a été accrue par le peintre et son épouse qui, forts d’un sens indéniable de l’initiative sinon de l’autopromotion, ont invité les journalistes et les curieux à pénétrer chez eux, dans ce qu’ils ont appelé le Musée de l’artiste, afin de leur montrer l’oeuvre dans son intégralité. Ils vont jusqu’à tenir l’ouverture officielle du « musée » le 9 août 1958 en présence de personnalités civiles et religieuses (Anonyme, 1958a; 1958b). L’art de Villeneuve est donc soumis précocement au regard de tout un chacun. À s’exposer ainsi au jugement du grand public – et à le rechercher ostensiblement –, les époux ont tôt fait de constater le décalage entre les cercles de la reconnaissance. Ce décalage est d’autant plus marqué que la présence des arts visuels est alors encore relativement faible au Saguenay-Lac-Saint-Jean, notamment dans les milieux populaires, et que la maison-musée fait figure d’excentricité dans le voisinage, tant à cause de son esthétique que de la confusion qu’elle introduit entre espace domestique et espace public. Cela attire aux propriétaires critiques et railleries.

La déconvenue des Villeneuve est palpable quelques semaines après l’ouverture officielle, lorsqu’ils se présentent au conseil municipal pour solliciter la collaboration de la Ville et pour prier tous les conseillers de visiter la maison comme l’ont déjà fait le maire Rosaire Gauthier et certains de ses collègues. Hélène demande alors aux édiles qui se sont rendus sur place de donner leur appréciation de l’oeuvre. L’un d’eux, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un travail de mérite et de longue haleine, affirme qu’« au point de vue artistique, [il] ne [peut] la recommander comme une oeuvre de première valeur. Il n’y a pas de nuance et la ressemblance des sites ou des édifices dessinés est imparfaite », rapporte-t-on le lendemain dans le cahier régional du Soleil (Anonyme, 1958c). Selon le même article, Hélène s’est plainte du peu d’intérêt manifesté par la population de Chicoutimi et a dévoilé en appui à son plaidoyer « des témoignages d’artistes de Montréal qui auraient eu des commentaires flatteurs pour les peintures de M. Villeneuve ».

Le premier temps de la réception critique de l’oeuvre villeneuvien oppose donc l’appréciation d’artistes montréalais à l’appréciation de la population locale, elle-même plus ou moins conformiste d’un milieu à l’autre. Cette opposition se fonde sur un double écart temporel : celui, commun comme nous l’avons dit, entre la reconnaissance auprès des connaisseurs et celle auprès du grand public, et un second écart temporel induit par l’isolement géographique du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Ce dernier accrédite l’idée que la population régionale est éloignée des foyers d’innovation artistique, et donc forcément en retard sur les nouvelles tendances. Il n’y a qu’à lire l’étonnement de certains critiques d’art montréalais qui, une fois franchie la barrière naturelle formée par le parc des Laurentides, « découvrent » la vitalité insoupçonnée d’un noyau de créateurs et de galeristes pour constater à quel point le rapprochement entre régions et régionalisme suranné persiste à cette époque (Jasmin, 1962a; Gladu, 1963). Réciproquement, l’isolement du territoire permet de croire que les spécialistes en provenance des grands centres sont à même d’éclairer la population régionale si toutefois ils se donnent la peine de se rendre jusqu’à elle. C’est ce qui se produit au Salon du printemps d’Arvida de 1959, où Villeneuve reçoit le deuxième prix. Dans son compte rendu de la manifestation, un critique local raconte que la décision du juge invité a été « une cause de surprise générale et de commentaires » (Bert, 1959). « Tous n’approuvent pas le verdict rendu d’une manière sincère, je l’espère », écrit-il sans cacher son scepticisme. En désaccord avec l’émissaire de la Galerie nationale du Canada, le critique n’enlève pourtant rien à la souveraineté de l’opinion du juge. Entrevoyant un « duel entre peinture naïve et savante », il précise à ses lecteurs qu’après tout, la première « a pris une grande place parmi » la seconde; elle est de plus en plus « à la mode », retient l’attention des collectionneurs tant aux États-Unis qu’au Canada et « apporte sa contribution qui suscite, autant que la peinture abstraite, engouements ou répugnances » (ibid.).

Méfiance et complexe d’infériorité

La réputation d’avant-gardisme accolée aux professionnels des grandes villes s’observe également lors de l’exposition à la Waddington Gallery. Quelques jours avant le vernissage, Waddington se rend à Chicoutimi et tient sur place une conférence de presse qui fait grand bruit. Pédagogue, il explique que l’autodidaxie du peintre est un atout et non pas un défaut. À ceux qui reprochent à l’ancien barbier de n’avoir aucune technique, le galeriste oppose l’honnêteté et la spontanéité de son expression : « S’il avait suivi des cours dans une école spécialisée, son primitivisme et sa naïveté ne pourraient refléter autant de sincérité, soutient-il. Il y a plus de dix ans que je n’ai rencontré un peintre primitif vrai » (Lagacé, 1961a).

La lecture des pages locales révèle que, comme en 1959, l’intérêt de Waddington est présenté comme une mode venant de Paris, Londres ou New York, autant dire comme la plus récente lubie, possiblement passagère, d’un cercle de citadins faisant autorité dans le milieu de l’art (Anonyme, 1961d). Mais cet intérêt éveille une méfiance plus grande que jamais en raison de sa dimension marchande : on apprend que Waddington a déjà vendu en quasi-totalité la centaine de tableaux que Villeneuve a peints pour lui et qu’il a signé avec son poulain un contrat exclusif de deux ans en octobre 1960. Villeneuve doit lui remettre toutes les toiles qu’il produit, n’a pas le droit d’en vendre lui-même et ne peut en donner qu’après avoir été autorisé à le faire. De plus, il se voit renvoyer celles qui ne sont pas jugées à la hauteur. Ne serait-il pas en train de se « faire rouler » (Soucy, 1962)? Que le galeriste doive s’en défendre (Lagacé, 1961a; Anonyme, 1961c) est déjà en soi un indice du rapport de force inégal entre les deux hommes.

Plus subtilement affleure l’idée que c’est aussi la ville qui risque d’être lésée dans cette affaire. L’accaparement de la production du Chicoutimien, qui comme on le souligne « doit passer par Montréal avant d’être vendue » (Tremblay, 1961b), a pour effet de délocaliser des oeuvres qui subissent avec succès le test du marché et dont le prix est susceptible de monter avec la cote du peintre. À cette fuite de capitaux fait écho le départ dont les Villeneuve semblent rêver pour eux-mêmes, Hélène clamant sa préférence pour Montréal sur un plateau de télévision de Radio-Canada en marge du vernissage. Le peintre affirmera son attachement à Chicoutimi à leur retour, mais la menace de leur déménagement dans une ville plus propice aux arts sera brandie par les époux à d’autres reprises dans les années suivantes (Anonyme, 1961e; Lagacé, 1961b; Goyette et Cleary, 1963; Anonyme, 1963b; Bernard, 1966). La position d’infériorité de la région apparaît avec évidence, d’autant plus que les médias font remarquer, alors que la réussite de Villeneuve se concrétise, la différence avec le traitement infligé au peintre par une majorité de ses concitoyens. Dans les pages régionales de La Presse en particulier, deux articles d’Albert Tremblay évoquent les débuts difficiles de cet homme qui « ne connut pas au Saguenay la compréhension que semble vouloir lui réserver la Métropole » (Tremblay, 1961b) :

Malmené par toute une population, c’est devant celle de Montréal qu’éclate au grand jour un nouveau talent, celui de M. Arthur Villeneuve que l’on salue maintenant comme l’un de nos grands primitifs. Quel contraste entre le peintre chicoutimien qui, plus souvent qu’à son tour, a été la cible des sarcasmes populaires, et Arthur Villeneuve, artiste-peintre dont les oeuvres sont exposées à la galerie George Waddington, rue Sherbrooke, à Montréal.

Tremblay, 1961a

Toute cette publicité avantageuse pour Villeneuve et désavantageuse pour ses détracteurs est comme un miroir tendu à la population régionale. Elle ébranle les certitudes. À défaut d’avoir la conviction qu’il y a là plus qu’une « fumisterie » et que le prix de vente d’une oeuvre est nécessairement corrélé avec sa qualité, Le Progrès du Saguenay et Le Phare choisissent l’attentisme. Pour l’heure, ils souhaitent bonne chance à Villeneuve et se réjouissent que « l’un des nôtres » s’illustre sur la scène canadienne (Soucy, 1961a; 1961b; Anonyme, 1961b; Bergeron, J., 1961; Bouchard, 1961). Pour sa part, le conseil municipal de Chicoutimi vote le 6 mars l’achat d’une toile représentant le carnaval annuel de la ville (Anonyme, 1961f). Une dépêche souligne l’influence, sur la décision des élus, des réactions exprimées deux jours plus tôt par les critiques d’art montréalais. Celui de La Presse conseillait aux gens qui appellent Villeneuve « le fou de Chicoutimi » de mettre en veilleuse leurs jugements prématurés, en plus de féliciter la Ville pour avoir donné l’exemple quelques années auparavant, quand elle avait acquis un monument du sculpteur Armand Vaillancourt (Sarrazin, 1961).

Le populaire dans le regard de l’élite

Dans les années qui suivent, Villeneuve, cheminant dans le troisième cercle de la reconnaissance, enchaîne les apparitions médiatiques et participe à au moins dix-neuf expositions individuelles ou collectives dans des galeries de Montréal, de Québec, du Saguenay-Lac-Saint-Jean – elles ont lieu pour moitié dans des bâtiments publics, faute de mieux – et même de Toronto à une occasion. Passé la surprise initiale, son potentiel se voit mis à l’épreuve. Deux motifs connotés négativement s’imposent alors dans le discours de presse.

Le premier motif stigmatise l’accent qui est mis sur la personne du peintre et l’intimité de sa famille dans les journaux et à la télévision. Il est vrai que les médias s’intéressent surtout aux éléments qui sont le sel de son histoire, c’est-à-dire le parcours inattendu d’un barbier propulsé dans le milieu de l’art et la vie au quotidien dans sa résidence convertie en tableau habitable et en attraction touristique. Nous avons vu que les Villeneuve se prêtent au jeu en ouvrant régulièrement leur porte. Le bagou d’Hélène, qui a tendance à éclipser son mari plus réservé, contribue pour beaucoup à la spectacularisation du cas Villeneuve (Bernard, 1961; Jasmin, 1962b; Zorro, 1963; Tasso, 1965; Bantey, 1965; Bernard, 1966). Les journalistes aiment à rapporter, entre autres anecdotes pittoresques, que la maîtresse de maison et publicitaire patentée a farouchement défendu la chambre conjugale contre les pulsions de l’artiste, que tantôt elle se sent privilégiée de faire la cuisine dans un musée, tantôt rêve de murs aux couleurs unies. Ils ironisent sur sa décision d’imposer un prix d’entrée aux visiteurs après avoir flairé la bonne affaire, sur son ambition de déménager le Musée de l’artiste à l’Expo 67 pourvu que le tout soit monnayable. Quant à Villeneuve, lorsqu’on le presse d’expliquer ce qui l’a poussé à peindre, il parle vaguement d’une mission, d’une grâce. Les époux archivent soigneusement les publications à leur sujet et s’en servent ensuite comme outil promotionnel, alimentant la chronique en les mettant à la disposition des journalistes suivants.

À cet égard, les reproches émanant de la région prennent une couleur particulière. En effet, si la réussite du peintre-barbier « de chez nous » est valorisante pour la collectivité qui s’est finalement rangée derrière lui après s’être fait « matraquer » (Bouchard, 1962), inversement la curiosité dont il est l’objet peut mettre en jeu l’image de ses concitoyens et blesser leur orgueil. Car la rencontre de Villeneuve avec l’Autre montréalais, et par là avec tout le Québec et le Canada, est placée sous le signe d’une inégalité socioéconomique évidente. Et cet homme peu éduqué et très croyant et son épouse haute en couleurs qui accueille le public entre deux fournées de gâteaux dans leur demeure située en plein quartier ouvrier, on les soupçonne encore d’être soit des opportunistes, soit les dindons de la farce ou les victimes d’exploitation. De quoi les discréditer ou les humilier, eux et toute la région qu’ils représentent hors de ses frontières. En 1963 par exemple, des contributeurs du Progrès du Saguenay sont piqués au vif par une entrevue enregistrée avec le couple pour la télévision de Radio-Canada à l’occasion d’un autre voyage dans la métropole. Il y était moins question de peinture que « de querelles de ménage, de cuisine, de déménagement, etc. » (Anonyme, 1963a). Lors de cette « farce provinciale », de ce « coup monté » contre des gens de peu (Laberge, 1963), les invités se seraient couverts de ridicule, apparemment aidés en cela par l’animateur qui s’employait à « déshabiller le personnage » :

Il y a encore un an, il nous était permis, à l’échelle régionale, d’en rire; plus maintenant. L’étoile du peintre-barbier nous échappe. Nos horizons sont défoncés par le travail averti de quelques financiers de la peinture. Et par un phénomène bien compréhensible, les toiles de Villeneuve étant laides, c’est le peintre lui-même que l’on se doit de « vendre » en premier.

Et c’est là que le tout peut devenir facilement morbide. Pour vendre de la toile, on appâte avec de la triste réalité. [...] Dans notre univers régional, passe encore. Mais à l’échelle nationale, je n’y suis plus.

Bouchard, 1963

Le deuxième motif a toujours à voir avec les rapports de classe, mais il est davantage d’ordre artistique. Il tourne autour de l’effet corrupteur de la grande ville. D’exposition en exposition, les observateurs jugent que Villeneuve devient victime de son succès. Sa peinture perd ce qui faisait son attrait à cette époque où, confiné dans sa région, il était encore soustrait aux influences extérieures tel l’autochtone visité par l’anthropologue ou par le folkloriste en quête d’authenticité. Désormais exposé à la critique, il se plierait indûment à ce qu’il croit être le goût dominant; sommé de conserver son innocence, il se couperait de tout apport nouveau; devenu populaire sur le marché, il produirait à un rythme considérable par appât du gain – selon ses propres décomptes, il avait à son actif 1 300 toiles en 1968, contre 900 quatre ans plus tôt. C’est ainsi qu’il aurait tendance à stagner et à devenir monotone et commercial (Jasmin, 1963; Gladu, 1966; Lamy, 1966; Bilodeau, 1968; Laforge, 1971). Profitant des avancées en matière de professionnalisation du statut de l’artiste, Villeneuve tente bel et bien d’améliorer sa condition par la vente de ses oeuvres et grâce aux bourses de l’État. Il ne s’en cache pas, surtout que ses gains font office de caution aux yeux du couple (L’Heureux, 1964; Anonyme, 1965; Bernard, 1966). Mais cela tendrait à prouver qu’il répond simplement à la demande du moment, qu’il corrompt sa « pureté » – celle-là même qui est prisée dans les classes cultivées – et qu’il méconnaît le principe de motivation intrinsèque du geste créateur au profit de motivations bassement pécuniaires (Menger, 2009, p. 371; p. 506-508).

Arrêtons-nous pour faire le point. Dans les quinze premières années de la carrière artistique de Villeneuve, cet autodidacte s’est affiché publiquement en peignant les murs de sa maison et en ouvrant le Musée de l’artiste. Un petit nombre de découvreurs l’ont révélé et l’ont assimilé à un courant qui a fourni un cadre interprétatif à son travail. Il s’est taillé une place dans les structures instituées du monde de l’art après avoir connu un sort peu enviable en dehors de celui-ci. Derrière l’artiste, l’homme a attiré l’attention autant que son oeuvre, de sorte qu’il a été érigé en un personnage d’ailleurs indissociable de son épouse. Enfin, on s’est interrogé sur la valeur qu’il convenait d’attribuer à l’oeuvre, l’accusation d’imposture n’étant jamais bien loin, sans qu’on sache trop si cette imposture est imputable à l’ancien barbier qui veut vivre de sa peinture, à sa femme qui exerce un contrôle serré sur ses affaires, ou aux professionnels qui les entourent. Ces développements, tous survenus sur fond de malentendu entre centre et périphérie et entre savant et populaire, ont pavé la voie à la rétrospective montréalaise. Ils culmineront à ce moment-là, atteignant des proportions inégalées qui infléchiront les jugements sur Villeneuve et qui, considérant le temps court de l’exposition, feront son événementialité.

« Arthur Villeneuve fait la pluie et le beau temps dans les musées du Québec » : comment l’exposition fait événement

Les rouages de l’admiration

Les chroniques du Québec d’Arthur Villeneuve est un projet du directeur adjoint du Musée des beaux-arts, Léo Rosshandler, et du professeur d’histoire de l’art François-Marc Gagnon. Le premier est commissaire de l’exposition tandis que le second tente de faire sens de la pratique de Villeneuve à partir d’entrevues avec l’intéressé, d’enregistrements de conversations entre celui-ci et l’un de ses proches, le galeriste de Chicoutimi Jean-Louis Gagnon, ainsi que du cahier de coupures de presse des Villeneuve. La rétrospective prend l’affiche le 3 mars 1972. Elle est devancée par un texte de François-Marc Gagnon dans le magazine Vie des Arts (Gagnon, 1971) et par une quinzaine d’articles de journaux qui font courir le bruit en amont, dès octobre 1971. Dans la foulée du vernissage paraissent quelque 35 critiques, reportages, entrefilets, caricatures et entrevues avec Léo Rosshandler, François-Marc Gagnon ou Jean-Louis Gagnon. De plus, Villeneuve participe à trois émissions radiophoniques. Une dizaine de publications supplémentaires ont été recensées à l’occasion de la venue de l’exposition au Musée du Québec, alors qu’elle a vraisemblablement fait peu parler d’elle au Québec lors de son passage à la Vancouver Art Gallery .

Les interventions du musée et la couverture médiatique qui en découle ont pour effet d’asseoir la notoriété de Villeneuve. Elles ne le font pas simplement en donnant une plus grande visibilité à l’artiste, mais en précipitant et en concentrant un certain nombre de prises de parole et de gestes publics qui font qu’un individu marginal normalement voué à l’oubli peut devenir un personnage connu dont l’excellence suscite un consensus étendu dans l’espace et dans le temps, pour reprendre la thèse défendue par Nathalie Heinich dans son essai d’anthropologie de l’admiration (Heinich, 1991). Autrement appelé « effet Van Gogh », d’après l’idéal-type du génie incompris étudié par la sociologue, ce processus de sanctification d’un artiste moderne éclaire bien la carrière de Villeneuve. Ceux qui ont comparé le peintre-barbier au célèbre Néerlandais à l’oreille coupée ne s’y sont pas trompés (Zorro, 1963; Dumas, 1972; Laforge, 1994). C’est que les deux illustrent de façon exemplaire ce que nous appellerons avec Heinich la mise en énigme d’une oeuvre, la mise en scandale des souffrances vécues par son auteur, la mise en légende de sa vie, la mise en exposition et la mise en vente de ses pièces, et la mise en relique des objets et des lieux témoignant de sa présence. Expliquons ce que cela signifie. Pour qu’un artiste atteigne la renommée, une condition essentielle est que son art recèle une énigme à résoudre : seule l’existence d’une énigme justifie le travail d’interprétation des spécialistes, leur incessante recherche de sens qui ajoutera à la valeur des oeuvres. L’émergence d’une telle énigme repose en partie sur la reconnaissance de ce qui fait la particularité d’un auteur et de ses créations. Cette particularisation est à la fois artistique, quand elle souligne le caractère unique d’une esthétique, et biographique, quand elle rapporte à la vie personnelle de l’artiste les caractéristiques propres à ses oeuvres.

Sur le plan biographique d’abord, la rétrospective de 1972 propage un récit des origines articulé autour de trois déclinaisons du thème de la pauvreté culturelle. Le musée et les journaux répètent à l’envi que Villeneuve vient d’un milieu prolétaire, qu’il est peu scolarisé et qu’il a été un gagne-petit. Fils d’un maçon également briquetier et charpentier, il a quitté l’école après la troisième année et s’est fait barbier après avoir travaillé dans une usine de pâte à papier et dans un chantier de bûcherons. Censé porter en lui les sources d’inspiration du peintre, ce parcours le valorise tout spécialement aux yeux d’une élite adoptant la posture militante au nom de laquelle artistes populaires et autres « patenteux » seront loués pour leur pouvoir de subversion tout au long des années 1970 (Grosbois, Lamothe et Nantel, 1978; Fortin, 2011, p. 57-58). Cette élite trouve un bon porte-parole en la personne du professeur Gagnon, qui affirme que les artistes comme Villeneuve sont étouffés par notre société bourgeoise, qu’ils peuvent renouveler l’art par les racines mais qu’il faudrait par le fait même changer profondément la société, que l’ancien barbier a pu exprimer sa créativité parce que son travail n’était pas une source d’aliénation contrairement à celui des ouvriers, etc. (Gagnon, 1971, p. 40; Collectif, 1972, p. 14; Boutin-Grégoire, 1972b).

Sur le plan artistique cette fois, la réunion de 250 de ses oeuvres fournit l’occasion d’un premier bilan critique. Ses thèmes de prédilection sont décortiqués – nous y reviendrons – et sa démarche fait l’objet d’interprétations plus fines grâce aux propos qu’il tient au bénéfice des experts. Sa parole a l’avantage d’être souvent sibylline, Villeneuve éprouvant de son propre aveu beaucoup de mal à rationaliser ce qu’il fait, embarrassé qu’il est par le langage conventionnel de la profession comme le sont par définition les artistes naïfs d’après la sociologie interactionniste (Becker, 2010, p. 271). Les critiques d’art du Devoir et de TheGazette, par exemple, après avoir discuté avec lui dans les salles du musée, se chargent de commenter respectivement le motif de l’oeil dans ses toiles et la portée symbolique des disproportions et des autres libertés qu’il prend par rapport à la réalité (Allègre, 1972; Nixon, 1972). Deux notions de son cru, devenues depuis lors essentielles pour les exégètes de sa peinture (Galanti-Amiel, 1977, p. 65-85; La Chance, 2007), font leur apparition. Il y a d’abord le « sus-conscient ». Il désigne une sorte d’état de grâce, une vision lui dévoilant, au-delà des limites de sa perception, une existence parallèle qu’il peint sans réellement être en contrôle de son pinceau. Cela explique l’esthétique hallucinée de ses toiles aux couleurs vives et aux bandes sinueuses instaurant une continuité entre les éléments représentés, ce que les auteurs appellent à la suite du peintre la « continuance », sorte de lien fondamental unissant les êtres et les choses.

Ce renouvellement des regards provoque la découverte d’affinités jusqu’alors inédites. L’oeuvre villeneuvien est comparé à l’expressionnisme, au cubisme, au surréalisme, à l’art brut, aux totems amérindiens, aux toiles de Brueghel et de Pellan (Nixon, 1972; James, 1972; Kirkman et Hevitz, 1972; Boutin-Grégoire, 1972b; Bell, 1972; Dumas, 1972). Autre révélateur de l’énigme, ce rattachement de l’artiste à des tendances générales de l’histoire de l’art rehausse celui qui accède alors, « quelle que soit la place qui lui est ainsi assignée, à un statut nettement démarqué par rapport à la masse indifférenciée des faiseurs de tableaux » (Heinich, 1991, p. 41). Du même coup, l’association avec le Douanier Rousseau et avec Grandma Moses cède du terrain à de nouvelles références. Cette fois-ci, elles s’appuient sur des particularités uniquement stylistiques, indépendamment de déterminants sociologiques explicités par un surnom – le douanier, la mamie, le peintre-barbier... Non content de surmonter cette filiation qui avait légitimé Villeneuve dans ses premières années, les auteurs renient de plus en plus sa parenté avec les artistes naïfs ou primitifs; elle aurait été battue en brèche par son intégration professionnelle croissante. De plus, il semble que, utilisés à la fois en histoire de l’art et dans la langue courante, les termes soient frappés d’ambiguïté. Certains clament que Villeneuve est [traduction] « plus qu’un simple ‘’ primitif ‘’ » (Nixon, 1972), ou notent qu’il est « toujours » classé parmi les primitifs en dépit de son succès (Huguet, 1972). D’autres discréditent son rattachement à l’art naïf à cause des préjugés négatifs que le mot véhicule, tels l’absence de réflexion ou une simplicité niaise (Demers, 1972; Anonyme, 1972i). « Villeneuve est-il un peintre naïf? », demande Le Progrès Régional (Boutin-Grégoire, 1972f). « Villeneuve n’est pas un peintre naïf! », semble répondre Le Réveil (Tardif, 1972a). Le débat prend une tournure intellectuelle, notamment grâce à deux tables rondes organisées par le musée. Ni naïf, ni primitif, ni réductible aux diverses avant-gardes, l’artiste est, en somme, d’autant plus original qu’on le croit inclassable.

Prétendre que Villeneuve a été desservi par la catégorisation de son art est une manière de se scandaliser du sort qu’il a subi avant d’être reconnu à sa juste valeur. L’indignation est stimulée de surcroît par le détail des affronts qui lui ont été infligés, comme ses surnoms moqueurs – Pinceau, Maisonneuve – et les attaques contre sa maison – des vitres brisées, une poutre lancée à travers la porte, des pétards jetés dans la cuisine, une tentative d’incendie, des saletés déposées sur le pas de la porte (Anonyme, 1972a). Le musée expose même deux toiles vandalisées en 1957, preuves que sa vie publique a commencé « dans les douleurs » (Collectif, 1972, p. 14). François-Marc Gagnon exhume l’anecdote du conseiller municipal peu impressionné par sa visite au Musée de l’artiste, mais il néglige opportunément de dire que l’échevin a félicité son concitoyen pour sa persévérance (Gagnon, 1971, p. 38; Boutin-Grégoire, 1972d; James, 1972). À ressasser de la sorte des histoires remontant à l’époque où l’artiste était victime de persécution ou simplement d’incompréhension, on rend celui-ci digne d’admiration du fait d’avoir apporté sa contribution au prix de sacrifices personnels. Cette admiration pour une figure héroïsée est culpabilisante, car les préjudices qui ont précédé la reconnaissance impliquent une faute collective, comme le reflète un vocabulaire emprunté au domaine juridique : avec cette rétrospective, écrit-on, les nombreuses années d’effort de Villeneuve sont « couronn[ées] avec justice » (Boutin-Grégoire, 1972a), le musée lui « rend justice » (Anonyme, 1972b) par un hommage qui lui revient « de tout droit » (Anonyme, 1972c). C’est dire que la présente célébration est censée réparer les injustices passées, qui en confirment d’ailleurs le bien-fondé puisque l’infortune est la « rançon des génies », à en croire la une du Progrès Régional (Anonyme, 1972d).

Penchant toujours plus vers l’hagiographie, la biographie de Villeneuve incorpore des thèmes qui tiennent de la légende. Conformément au sens religieux du terme, les récits de sa vie restent pétris d’allusions au sacré et fixent pour de bon son image d’artiste mystique : il accomplit une « mission providentielle » (Boutin-Grégoire, 1972e); il reçoit l’aide d’une « puissance mystérieuse, qu’on peut appeler le Saint-Esprit » (Giroux, 1972); il est un « instrument guidé par la main de Dieu » (Tardif, 1972a); ses peintures sont le fruit de « forces divines » (Bell, 1972), d’une « justice divine » (Nixon, 1972), d’un « pouvoir qui lui est supérieur » (Allègre, 1972), en un mot de la Providence. Par un renversement opéré en partie autour de la notion de sus-conscient, ce qui pouvait laisser croire hier qu’il était un illuminé concourt aujourd’hui à le présenter comme un artiste littéralement inspiré, détenteur d’un don. Bientôt, la légende dira qu’il a découvert sa vocation en entendant une parabole à l’église de son quartier.

De façon circulaire, la visibilité et la valeur marchande de ses oeuvres connaissent un essor proportionnel à celui de sa réputation, laquelle se trouve raffermie en retour par les visiteurs et l’argent qui convergent vers les oeuvres. À Montréal, la galerie Montmorency et les galeries Place Royale annoncent qu’elles exposent leurs Villeneuve en même temps que le Musée des beaux-arts. Un faussaire tente sa chance lui aussi (Anonyme, 1972h). Les prix pratiqués par le peintre-barbier au début de sa carrière, quand il vendait ses toiles au porte-à-porte entre 25 et 50 dollars, sont comparés aux prix actuellement en vigueur pour souligner leur fabuleuse inflation (Tardif, 1972b; Bell, 1972) et instruire la mise en scandale en notant que dans ces années-là, il « devait laisser aller ses tableaux à vil prix » pour assurer la « pitance de sa famille » (Boutin-Grégoire, 1972e). Le prestige des acheteurs étant un indice supplémentaire de l’excellence d’une oeuvre et de son créateur, quantité de journaux relaient l’information diffusée par le musée selon laquelle Jean Drapeau et Pierre Elliott Trudeau ont prêté des Villeneuve provenant de leurs collections personnelles. Enfin, la rumeur court que l’exposition se prolongera fort probablement à Paris et à New York, ou plus vaguement en Europe et aux États-Unis (Bell, 1972; Tremblay, M., 1972; Paradis, 1972; Giroux, 1972). L’anticipation augmente l’attrait de la manifestation, car alors que Montréal est un centre de gravité pour la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, la ville reste à la périphérie de ces grandes puissances mondiales, du moins jusqu’aux transformations de l’espace international de l’art contemporain dans les années 1980 (Couture, 2003). Les luttes d’influence se lisent dans les conjectures à propos de la promotion de Villeneuve à Paris; supposément imminente, elle est invoquée par Rosshandler pour justifier l’opportunité d’accorder la reconnaissance muséale à l’artiste ici, à Montréal (MBAM, 1971a).

Et les sceptiques? Tous ne sont pas confondus. Leurs dénonciations ne visent plus guère les Villeneuve, mais bien les marchands et les universitaires dont l’action combinée aurait fabriqué le phénomène de toutes pièces (Robert, 1973, p. 198). Le peintre, lui, n’est pas à blâmer pour les « débats académiques dont les tenants font valoir en lui l’artiste de génie ou la marionnette inconsciente d’un certain commerce » (Giroux, 1972). Dans les salles, seul Le Soleil est témoin de la polémique, par ailleurs largement évacuée du discours de presse : certains visiteurs rient devant les oeuvres, d’autres les scrutent avec un intérêt passionné; certains soutiennent que Villeneuve est proche de Picasso, d’autres rétorquent que l’exposition est une farce; un collectionneur estime que 80 % des oeuvres sont de première valeur, un autre que la plupart ont été faites à la hâte dans un but commercial; les gardiens du musée sont ébahis par ce qui se passe. « Bref, conclut le journaliste, que l’on glorifie Villeneuve ou que l’on mette en doute ce qu’il fait, cet artiste a réussi ce que personne n’a pu faire à Montréal depuis longtemps, il a créé un impact sans précédent » (Paradis, 1972). Ayant fait la démonstration que cet impact était en germe dès le début de la carrière de Villeneuve et qu’il s’est appuyé sur les mécanismes de construction de l’admiration, il ne reste plus qu’à voir en quoi il a partie liée avec la classe politique.

Les usages politiques d’une peinture identitaire

En 1961, en réaction au succès montréalais de Villeneuve, les élus de Chicoutimi se sont rattrapés en achetant une de ses toiles. Cette fois-ci, ils se saisissent très tôt de la figure du peintre pour maximiser les retombées économiques de la rétrospective, promouvoir l’image de la ville comme protectrice des arts et souder la collectivité autour d’une gloire dont ils espèrent qu’elle rejaillira sur Chicoutimi et sur eux-mêmes. Dès décembre 1971, le Comité du tourisme et du commerce recommande que le maire et le délégué commercial et touristique représentent la Ville au banquet du vernissage. Par la même occasion, le délégué est autorisé à fournir des photographies de la ville aux organisateurs de l’exposition (Cité de Chicoutimi, 1971). Il envoie par ailleurs 600 brochures officielles à Rosshandler (Cité de Chicoutimi, 1972). Lors du banquet, le maire Henri Girard remet une plaque-souvenir à Villeneuve et prend la parole pour lui témoigner son admiration devant un parterre de Montréalais, mais aussi d’invités venus nombreux du Saguenay-Lac-Saint-Jean malgré une tempête qui en a retenu plusieurs autres. Dans son discours reproduit en partie dans les pages du Progrès Régional, il précise que Villeneuve, le meilleur ambassadeur de la région, est accepté chez lui par tous les artistes et que plusieurs l’ont encouragé dès le début (Boutin-Grégoire, 1972e). Sans que les fins politiques de la chose ne fassent mystère (Boutin-Grégoire, 1972g), Girard répète l’exercice à Chicoutimi quelques semaines plus tard lors d’une seconde réception (Anonyme, 1972f). Il y signe avec le peintre un protocole d’entente pour que la Ville acquière le Musée de l’artiste (Anonyme, 1972g). L’engagement formel du maire survient après que, questionné par des journalistes montréalais sur ce que la municipalité comptait faire pour conserver cette attraction touristique, et informé de la possibilité qu’elle soit transportée hors de Chicoutimi (Genest, 1972), il a publiquement résolu d’en faire un musée ou un monument national (Anonyme, 1972e; Bell, 1972). Ainsi commence à poindre la mise en relique du bâtiment, cette ultime forme de célébration d’un être d’exception qui, par un transfert de valeur depuis la personne vers les endroits marqués par sa présence, métamorphose son ancienne demeure ou sa sépulture en lieu de mémoire où le public viendra lui vouer une sorte de culte séculier.

La ville de Chicoutimi fonde de grands espoirs sur un événement qui promet de stimuler son industrie touristique. Or, les gains économiques et réputationnels qu’elle entend tirer de l’exposition sont liés non seulement au Musée de l’artiste, qui incitera les étrangers à se déplacer dans la région pour une visite, mais aussi aux sujets que Villeneuve affectionne dans ses oeuvres. Cet aspect est capital pour comprendre pourquoi l’exposition se prête à une telle récupération. Comme l’indique le titre choisi par Rosshandler, notre artiste s’apparente à un chroniqueur. Qualifiée de narrative et de documentaire, sa peinture montre majoritairement les petits et grands moments de l’existence dans un Québec en mutation. Les visiteurs, parfois aidés de photographies mises en regard des toiles, peuvent se remémorer ou se représenter la visite du général de Gaulle à Montréal, l’enlèvement de Pierre Laporte, l’arrivée de Jacques Cartier, le barrage Manic-5, le Château Frontenac, la messe du dimanche, la cueillette des bleuets, l’atelier du forgeron... Étant donné que Villeneuve s’inspire fréquemment de ce qu’il observe dans sa région natale, les autorités de Chicoutimi font leur miel de sa peinture dont les sujets commémoratifs et policés font une publicité avantageuse à leur territoire.

Ce qui était déjà vrai pour Chicoutimi le devient aussi pour Montréal. Sur la suggestion du maire Drapeau lui-même (Drapeau, 1971), le directeur des relations publiques du musée organise pour l’avant-veille du vernissage une rencontre avec Villeneuve à l’Hôtel de ville – il propose la date en fonction de l’impact médiatique escompté. À une époque où l’identité de la métropole s’affirme au gré des grands projets publics qui transforment son paysage bâti, comme la Place des Arts, le métro ou Expo 67 (Noppen et Morisset, 2003), le musée suggère à Drapeau que son bureau ou l’office touristique organise une visite de la ville pour Villeneuve. « Qui sait, une telle visite pourrait lui inspirer une série de tableaux dont pourrait éventuellement bénéficier Terre des Hommes [le site prolongeant l’exposition universelle] ou quelque entreprise municipale. À vous de juger du bien-fondé de cette suggestion » (MBAM, 1972a). Nous ignorons si cette visite a lieu, mais le jour de sa rencontre avec Villeneuve, Drapeau reçoit en cadeau de sa part Souvenir d’Expo 67, un petit tableau que le musée a acheté à son prêteur spécialement pour cela (MBAM, 1972c). La photo du maire recevant l’oeuvre des mains de Villeneuve fait le tour des journaux. Quatre mois plus tard, Drapeau envisagera de lui confier la réalisation d’une murale pour une station du métro en prolongement, vaste chantier d’art public qui verra finalement l’abstraction l’emporter sur la figuration comme meilleure expression du modernisme québécois (MBAM, 1972d).

Le gouvernement provincial trouve également son compte dans l’art du Chicoutimien. Pour présider le banquet du vernissage, le directeur du musée, David Giles Carter, s’adresse à la ministre du Tourisme, la libérale Claire Kirkland-Casgrain. « Ce peintre qui chante le Québec avec une ingénuité et une foi bien proches de la réalité quotidienne, nous avons pensé qu’à titre de ministre du Tourisme, il vous serait agréable de l’encourager par votre présence » (MBAM, 1972b). Invitée au motif qu’il y a là un atout touristique pour le Québec, la ministre assiste finalement au vernissage sous un prétexte plus noble, car elle a été nommée entre-temps aux Affaires culturelles et fait ce soir-là sa première sortie publique depuis sa prise de fonction. Selon le projet d’allocution bilingue conservé aux archives, elle voit dans Leschroniques du Québec un outil d’influence capable de renforcer l’unité canadienne mise à mal par le nationalisme québécois. Elle se réjouit que cette exposition itinérante montre la province, sa culture et ses traditions non seulement aux gens de Montréal et de Québec, mais aussi à leurs compatriotes anglophones de Vancouver. « Au moment où le Québec suscite une attention toujours grandissante, dit-elle en anglais, tous les gestes constructifs posés par des institutions du Québec et par des Québécois sont dignes d’éloges, cela contribuant à faire tomber les barrières qui séparent les Canadiens » (MBAM, 1972e). Le directeur Carter, d’origine américaine et plus familier de l’élite anglophone que des francophones (Germain, 2007, p. 128), se refuse d’ailleurs à toute instrumentalisation en sens inverse. C’est en tout cas ce que nous déduisons d’un mémo dans lequel il rabroue son adjoint pour avoir envoyé au directeur associé du Conseil des Arts du Canada, le Québécois Robert Élie, une missive dans laquelle Villeneuve n’est pas désigné comme l’artiste canadien qu’il est, mais comme un artiste « francophone et québécois », termes propres selon Carter à flatter [traduction] « certains instincts chauvins » (MBAM, 1971c).

Considérant ce contexte de tensions culturelles et linguistiques, l’exposition frappe encore plus les esprits. Interloqué par sa démesure, un visiteur suggère que le musée, longtemps un « bastion de la gentry de Westmount », a peut-être voulu prêter allégeance à la « québécoiphonie » afin de se concilier les grâces du ministère des Affaires culturelles (Dumas, 1972). Il faut dire que 1972 est une année charnière pour l’établissement privé; elle verra l’adoption de la loi provinciale qui régularisera son financement public en le transformant en structure de type mixte. Pendant ce temps, Villeneuve semble tout ignorer de l’écheveau d’intérêts économiques, identitaires et politiques dans lequel il est pris, ou du moins est-il trop bien servi par la situation pour vouloir s’en extraire. Sa folle année s’achève en décembre, alors qu’il est reçu membre de l’Ordre du Canada.

« Nul n’est prophète en son pays ». Tout au long de la progression de Villeneuve dans les cercles de la reconnaissance, cet adage a été répété comme un leitmotiv : par le maire de Chicoutimi en 1958, lorsque les Villeneuve ont plaidé leur cause au conseil municipal (Anonyme, 1958c); par le galeriste Waddington en 1961, lorsqu’il s’est inscrit en faux contre l’appréciation négative du public saguenéen (Tremblay, 1961b); par les journalistes, quand les débuts difficiles du peintre-barbier sont devenus, à la lumière de son nouveau statut, un des principaux ressorts dramatiques de son histoire (Rainville-Barette, 1974). Au-delà du lieu commun, le cas Villeneuve montre effectivement que la reconnaissance artistique peut être tributaire de variables géographiques. Aux études sur l’histoire de l’exil d’artistes québécois à l’étranger (Bellavance, 2000), nous avons voulu ajouter un regard sur les va-et-vient d’un artiste, de sa production et de son public entre une région et les grands centres du pays. Certes, l’itinéraire de Villeneuve ne peut pas être abstrait des réseaux internationaux de l’art. Mais ce qu’il met en évidence, c’est avant tout un ensemble d’interactions sur le plan intérieur, montrant leur importance dans l’essor de ce nouveau talent « révélé » par des étrangers à la barbe de son milieu d’origine, puis fortement investi par les élites régionales à mesure que sa carrière prenait des proportions nationales. Ainsi, la reconnaissance artistique du peintre-barbier s’est nourrie de la rencontre entre des représentants de la grande ville et la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean, entre des individus éloignés à la fois sur le plan spatial et sur le plan social. Producteur d’altérité, ce face-à-face entre l’ici et l’ailleurs, entre nous et eux – et le retentissement qu’il a connu grâce à la médiatisation constante du phénomène Villeneuve – ont influencé l’appréciation de l’artiste et de son oeuvre, et avec elle les sentiments que la population régionale entretenait à leur endroit.

La rétrospective montréalaise a été décisive à cet égard. Tandis qu’elle encensait Villeneuve en rappelant avec insistance le souvenir de son martyre, ce que les gens du Saguenay-Lac-Saint-Jean se représentaient au moyen de leurs journaux, c’était d’abord leur propre ouverture d’esprit, revendiquée pour se dissocier du temps révolu où le peintre était honni. « Actuellement, Villeneuve est aimé par presque toute la population. Il n’est plus la risée du village », affirmait l’envoyée spéciale du Progrès Régional (Boutin-Grégoire, 1972c). C’était aussi une victoire de la périphérie sur le centre, car Villeneuve était gratifié d’une rétrospective alors que la politique du musée n’en prévoyait pas pour les peintres canadiens, quitte à froisser les Montréalais qui demandaient ce privilège depuis longtemps, selon la même journaliste (Boutin-Grégoire, 1972a; 1972e). C’était enfin l’impression que cet homme à la simplicité proverbiale était véritablement à sa place à Chicoutimi, dans sa maison devenue le monument emblématique de l’endroit, bien plus que dans ce musée-temple aux colonnes de marbre et à l’imposant escalier où les deux époux, quoique « fort naturels tous les deux », étaient « préoccupés d’élégance et de politesse à l’égard de ces gens de la Métropole qui les recevaient », et où l’exposition des portes de leur salon, démontées et transportées dans les salles, n’était pas sans dénaturer l’expérience d’une vraie visite au Musée de l’artiste (Anonyme, 1972j, p. F2). Bref, et sans croire à un illusoire unanimisme régional autour de Villeneuve et de son art, force est de conclure que là-bas, l’exposition-événement avait de quoi susciter une fierté collective, la fierté succédant à la solidarité comme le scepticisme avait succédé au rejet.

Les discours entourant Les chroniques du Québec d’Arthur Villeneuve donnaient l’image d’une convergence de vues succédant à une divergence initiale entre des espaces distincts. En affichant une telle communauté d’idées, ils minimisaient le poids de la « domination métropolitaine » s’exerçant dans le domaine culturel, qui est le domaine où cette domination relève le plus du plan cognitif dans la mesure où les métropoles façonnent les imaginaires en leur qualité de lieux où l’innovation est réputée se produire et les goûts se définir, comme l’explique Paul DiMaggio (DiMaggio, 1993). Mais la domination métropolitaine s’exerce également sur le plan structurel, note DiMaggio, et cette fois la rétrospective ne l’illustrait que trop bien. Ce journaliste du Progrès-Dimanche le savait, qui s’offusquait que les Chicoutimiens soient forcés de traverser le parc des Laurentides pour voir les toiles de leur concitoyen, leur ville étant fort mal pourvue en musées (Demers, 1972). L’anecdote nous rappelle qu’au Québec, les musées ont seulement commencé à se développer et à se professionnaliser en région dans les années 1960 et 1970. Aussi le Musée de l’artiste a-t-il longtemps été un pilier du fait muséal saguenéen (Boulizon, 1976, p. 128-131). Malgré une tentative pour l’institutionnaliser en 1972, puis à nouveau en 1988, il a fallu attendre la mort de Villeneuve en 1990 et la renaissance du Musée du Saguenay-Lac-Saint-Jean dans les bâtiments de l’ancienne pulperie de Chicoutimi pour que la peinture de Villeneuve commence à faire l’objet localement d’une mise en valeur muséale d’envergure, notamment avec l’achat de la maison et son déménagement en bloc dans les nouveaux locaux du musée en 1994. Ce geste reste à être analysé dans toute sa complexité pour savoir ce qu’il peut nous dire de l’évolution des dynamiques culturelles régionales. Contentons-nous ici de remarquer que la rivalité centre/périphérie a continué de prospérer, principalement à la faveur des négociations houleuses pour le transfert de propriété de la maison. Les héritiers ont alors menacé de découper les murs pour les vendre à Montréal, Ottawa ou Toronto, en plus de clamer leur refus que la maison se retrouve au musée « entre le squelette d’Alexis Le Trotteur et la vieille armoire de la collection Dubuc » (Corriveau, 1993; Bourdon, 1994; De Billy, 1994; Pelletier, 1993). Autrement dit, la famille jouait avec l’idée bien connue que l’oeuvre de Villeneuve s’en sortirait à meilleur compte ailleurs, en l’occurrence là où les musées ne versent pas majoritairement dans l’histoire et l’ethnographie pour promouvoir les identités régionales au bénéfice du tourisme (Bergeron, 2002; Savard, 2012), et où l’art ne prête pas le flanc à l’accusation de régionalisme en étant subordonné à sa valeur documentaire, celle qui avait justement favorisé l’appropriation de l’oeuvre villeneuvien par des politiques saguenéens, montréalais et provinciaux en 1972. Il faut voir là un lointain contrecoup de l’exposition-événement.